Le Grand Malaise des sociétés modernes et son unique remède/6

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Les parias de la propriété

S’il existe pour l’homme une véritable propriété, c’est sa pensée. Celle-là, du moins, paraît hors d’atteinte ; elle est personnelle et indépendante, elle est antérieure à toutes les transactions. L’arbre qui naît dans un champ n’appartient pas aussi incontestablement au maître de ce champ que l’idée qui vient dans l’esprit d’un homme n’appartient à son auteur. L’invention est la propriété positive ; toutes les autres ne sont que des conventions.
Chevalier de Boufflers.

Tandis que nos législations attribuaient la perpétuité à la propriété foncière, elles se montraient beaucoup moins généreuses vis-à-vis de la propriété scientifique, artistique, littéraire ou industrielle. En réalité, en dotant ces diverses propriétés d’un privilège temporaire, elles se montraient simplement plus justes. Car si dans la propriété foncière on avait tout à fait négligé son caractère social pour n’envisager que le caractère individuel, on ne devait plus commettre le même oubli ; pour la propriété industrielle notamment, les inventeurs se plaignent qu’en limitant à quinze années la durée de protection des brevets on ait trop sacrifié l’individuel au social.

Comme dans la propriété foncière le caractère social de la propriété scientifique ou littéraire est évident. « Le plus grand génie, a dit Gœthe, ne fait rien de bon s’il ne vit que sur son propre fonds. Chacun de mes écrits m’a été suggéré par des milliers de personnes, des milliers d’objets différents : le savant, l’ignorant, le sage et le fou, l’enfant et le vieillard ont collaboré à mon œuvre. Mon travail ne fait que combiner des éléments multiples qui tous sont tirés de la réalité : c’est cet ensemble qui porte le nom de Gœthe. »

Ce fut en considération de cette collaboration de la collectivité à toute œuvre intellectuelle que le législateur limita le privilège de l’écrivain à une jouissance viagère, à laquelle s’ajoutent, au profit des héritiers, légataires ou acquéreurs, les cinquante années qui suivent sa mort. Après ce délai, la propriété littéraire tombe dans le domaine public. Pour l’invention, la propriété devient caduque après quinze années seulement, sans doute en considération que le moindre obstacle mis au développement d’une découverte utile à tous serait une perte pour l’humanité, mais aussi parce que, plus encore que pour l’œuvre littéraire, l’invention scientifique est une création collective, un perfectionnement que seuls les progrès de la science ont rendu possible. La simultanéité des découvertes est un fait constant dans l’histoire scientifique : l’oxygène a été découvert à la fois par Lavoisier, le Suédois Scheele et l’Anglais Priestley ; l’hélium a été isolé en même temps par sir William Ramsay en Angleterre, et Paul Cleve en Suède ; la dynamo a été inventée au même moment par Gramme en France, et Paccinotti en Italie ; la galvanoplastie par Jacobi à Pétersbourg, et Spencer à Liverpool ; la télégraphie en France par Bréguet, en Allemagne par Gauss, et en Amérique par Morse ; le phonographe par Charles Cros et Edison. Pour le téléphone, les inventeurs sont nombreux, mais les deux principaux, Graham Bell et Elisha Gray ont déposé leur brevet le même jour, à une heure d’intervalle. La liste de ces concomitances est très longue et s’explique par les publications nombreuses qui suivent pas à pas l’avancement des sciences et révèlent à tout moment l’état des recherches savantes dans le monde entier.

Mais pour si grande que soit la part de la collectivité dans la création littéraire ou scientifique, l’apport individuel de l’écrivain ou du savant n’y est pas moindre que la contribution personnelle du propriétaire foncier à la valorisation de sa terre. En d’autres mots, la propriété d’un auteur sur son œuvre, de Voltaire sur Candide ou de Flaubert sur Madame Bovary, paraît aussi indiscutable que celle de M. Dupont sur sa maison de ville ou son domaine des champs. Car tout de même, Voltaire ou Flaubert, est-il insensé de supposer que, s’ils ne fussent pas nés, leur œuvre n’eût pas été écrite ? Et dès lors, si l’on admet que, sans eux, leur œuvre n’eût pas vu le jour, il faut bien en conclure qu’elle a un caractère individuel plus marqué que les terrains de M. Dupont, qui étaient là avant sa naissance et qui n’ont changé qu’en ceci que sa maison de ville vaut beaucoup plus qu’au temps où il y vint au monde et que son domaine des champs a vu sa valeur croître sans cesse depuis le jour où le chemin de fer s’arrêta non loin de son portail.

Par suite de quelle aberration la propriété dans laquelle la part de la collectivité est la plus importante est-elle précisément celle qui confère la possession perpétuelle, alors que celle où la contribution de l’individu est la plus forte et la plus certaine ne lui assure qu’une jouissance temporaire ?

Pourquoi ces limites et pourquoi cette éternité ? Comprenez-vous maintenant la légende de misère de l’inventeur et qu’elle n’est qu’une inéluctable réalité ? Évoquez l’histoire de toutes ces découvertes qui n’assurent à leurs auteurs qu’une propriété dérisoire et dont ils peuvent jouir d’autant moins que leur invention réalise un progrès plus grand. M. Maunoury, rapporteur du projet de loi relatif à la modification de la loi sur les brevets d’invention, écrivait en 1913 : « Pour justifier la prolongation du délai de protection, on invoque à la fois l’intérêt de l’inventeur et celui de la collectivité. En ce qui concerne l’inventeur, le bénéfice qu’il en retirerait s’aperçoit immédiatement. Les premières années d’exploitation sont, en effet, trop souvent employées à installer la fabrication et à faire connaître l’invention. C’est la plupart du temps, au moment où le succès se dessine, où la production devient rémunératrice, que la découverte tombe dans le domaine public. En ce qui concerne la collectivité on signale deux avantages : la prolongation des brevets encouragerait les inventeurs, aujourd’hui désespérés par la brièveté du monopole, à étudier de nouvelles découvertes ; elle exciterait leur génie inventif, au grand profit du domaine public qui doit, en fin de compte, prendre possession de tous les brevets. »

Si le droit de propriété foncière a négligé de faire sa part à l’élément social, le droit de propriété industrielle la lui a faite trop belle, si belle que cette limitation excessive, en sauvegardant les intérêts de la collectivité au mépris de tout équilibre et de toute justice, a découragé les inventeurs et manqué ainsi le but qu’elle voulait atteindre. C’est que nos législations en sont encore dans tous les pays à un état assez barbare et que la véritable protection intellectuelle ne commencera qu’avec un état social supérieur au nôtre.

Est-il étonnant que, faussé à sa conception, notre inique droit foncier, à son tour, fausse tout ? Voici une propriété qu’on acquiert avec du génie ou du talent et elle est limitée dans sa durée ; mais celle-là est éternelle qu’on acquiert avec l’argent.

Ce n’est pas ici seulement que l’argent prime toute autre valeur ; mais parce qu’elle possède seule le pouvoir de conférer la perpétuité, la propriété foncière contribue à assurer à l’argent cette persistance de l’idée de suprématie. Vos lois, vos mœurs, vos préjugés, rien n’est fait pour aider l’homme d’un talent ou d’une supériorité quelconques, tout pour protéger l’homme riche. Or, de l’artiste au savant, de l’ouvrier au commerçant, une société ne grandit et ne prospère que par ses as, c’est-à-dire par une élite de maîtrise. C’est à l’heure où elles ne comptaient plus que des riches que toutes les sociétés du passé se sont écroulées. L’histoire nous montre que tous les privilèges ont, en fin de compte, coûté très cher à ceux qui en étaient les bénéficiaires. Or, de toutes les propriétés, une seule, la foncière, assure la possession perpétuelle. C’est un privilège, et monstrueux. Parmi toutes les raisons d’une révolution, il n’en est pas, dans le passé comme dans l’avenir, de plus sûre, de plus fatale.