Le Grand Malaise des sociétés modernes et son unique remède/8

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8.

La propriété temporaire

Pour les législateurs, le point capital paraît être l’organisation de la propriété, source unique, à leur avis, des révolutions.
Aristote, Politique.

Les philosophes et les économistes ne se sont pas contentés de dénoncer un état funeste à la civilisation ; ils se sont efforcés d’y trouver remède. Le professeur Wagner, de Berlin, a proposé le rachat de la propriété urbaine par les municipalités et par l’État. Paul Leroy-Beaulieu a limité ce rachat aux terrains non bâtis, sous la forme de l’expropriation publique. Reprenant et rectifiant ce projet, Alfred Fouillée suggère qu’après avoir acquis les terrains vagues, l’État et les villes ne les revendent pas par parcelles aux enchères, comme le demandait Leroy-Beaulieu, mais en conservent la propriété en les affermant simplement pour soixante ou cent vingt ans.

Nous ne nous arrêterons pas à examiner ces projets, qui ont le rachat à leur base, parce que, dangereux avant la guerre, ils sont aujourd’hui irréalisables. Plus sage est la suggestion, approuvée par Leroy-Beaulieu lui-même, de réserver à l’État et aux municipalités le profit de la plus-value dans le présent et dans l’avenir. Toutefois est-il indispensable de tomber d’un excès dans l’autre et, sous prétexte que pendant longtemps le côté social du droit de propriété a été sacrifié, de lui immoler brusquement le côté individuel ? Puisqu’il est prouvé que cette méconnaissance du caractère social du droit de propriété fut une erreur énorme et dangereuse, ne méconnaissons pas à notre tour le caractère individuel de ce droit.

Mais voici que parle la sagesse même avec cette proposition de Laveleye, qui intéresse les pays neufs et les colonies, de ne plus aliéner des territoires immenses pour des sommes dérisoires ; mais de les concéder pour des périodes de soixante ou cent ans, comme le font les lords anglais. Hélas, ce projet dont l’adoption eût été féconde il y a cinquante ans, à l’époque où Laveleye le formulait pour la première fois, présente moins d’intérêt aujourd’hui que le sol de nos colonies, en sa plus grande surface, a été presque entièrement distribué, pour le plus grand préjudice de la nation.

Quel est donc l’aveuglement des législateurs et leur asservissement au droit romain qu’ils n’aient pas compris jadis ce que la suggestion de Laveleye contenait d’admirables possibilités d’avenir pour la France coloniale et quelles richesses elle lui apportait ? Que n’a-t-on imité, dès ce moment, les législateurs du second empire qui, en concédant le réseau de nos chemins de fer pour un temps limité, ont assuré leur retour entre les mains de l’État et préparé ainsi à nos descendants une succession magnifique. Les défenseurs des grandes concessions coloniales ne nous objecteront pas que la construction d’une ligne de chemin de fer, avec ses travaux d’art, ses gares, son matériel, ses expropriations, représente une dépense moins forte que le défrichement des terres coloniales, et que l’amortissement possible pour l’un en soixante-dix ou quatre-vingts ans, ne l’eût pas été pour l’autre. On n’a pas eu besoin d’être assuré de la possession perpétuelle pour entreprendre des travaux comme les canaux de Suez et de Panama qui ont coûté des centaines de millions et ne reposent que sur des concessions de quatre-vingt-dix-neuf ans.

Nous touchons ici au point capital, à ce droit de perpétuité concédé à la propriété par l’égarement romain. Eh quoi, notre bien le plus précieux, la vie, voit sa durée limitée. Rien, sauf la propriété, n’est éternel ici-bas ! « Quelle est donc la chose autre que la terre qui n’échappe pas à l’homme tôt ou tard ? Combien d’objets frappés du droit incontestable de propriété dont il ne peut faire usage qu’une fois ! C’est la condition essentielle de toute chose mobilière ; la langue répond à cette vérité en faisant du mot user le synonyme de détruire. Je suis assurément propriétaire de mon pain, de mon vin ; et pourtant je ne puis en faire usage sans les anéantir ; de mon cheval, ou de mon bœuf, ou de mes brebis, et cependant ils sont mortels ; de ma carrière, et je ne puis en user qu’un temps : une fois épuisée, elle l’est à jamais. » (Championnière.)

De son côté, Charles Gide constate que si la terre n’est pas le seul objet de propriété subissant la plus-value, on doit reconnaître que cette plus-value de la terre est tout à fait particulière. « La terre, écrit-il, est la seule richesse qui soit perpétuelle et nous n’entendons pas seulement parler de la perpétuité de la terre, en tant que matière, mais de sa perpétuité en tant qu’utilité. » Toutes les richesses ne durent qu’un temps ; leur matière se ruine ou leur utilité s’évanouit. Les maisons s’écroulent, mais auparavant leurs appartements sont démodés, inutilisables. La mode, pas plus que le temps, n’a de prise sur la terre. Sans doute la propriété foncière n’est pas entièrement à l’abri du risque. On a vu dans le Midi, à la suite du phylloxera, le prix des terres baisser de moitié. La crise passa et la valeur des terres reprit sa marche ascendante : ces mêmes terres ont connu depuis des prix qu’elles n’avaient jamais atteint. « C’est une question de temps et de patience, conclut Charles Gide. Même les terres où furent Carthage et Babylone, et qui depuis des siècles sont restées en friche, rentreront un jour, demain peut-être, dans le domaine de la spéculation et de la production… Il n’est aucune richesse dont on puisse dire autant. »

C’est cette perpétuité de la valeur utile de la terre qui fait de l’éternité de sa possession un privilège injustifiable, une monstrueuse iniquité. Toutes les révolutions du passé, nous l’avons vu, et Aristote nous l’avait prédit, toutes les menaces de l’avenir n’ont pas d’autre cause. C’est pourquoi l’intérêt de tous, et des propriétaires eux-mêmes, premières victimes des révolutions, est que soit créé sans tarder un nouveau droit de propriété qui répare la grande erreur de la loi romaine.

Pour cela, il n’est qu’un moyen, mais souverain, c’est de limiter le droit de propriété. Une longue teneur sauvegardera à la fois le côté individuel et le côté social par le retour de la terre à la nation, à l’expiration de la concession.

« Pour l’homme dont la vie est si courte, écrit Laveleye, une teneur de quatre-vingt-dix ans équivaut à la possession perpétuelle ; pour la nation, rentrer en possession du sol, c’est le salut de l’avenir. »

Le mode de réalisation est fort simple : il suffit d’assimiler la propriété foncière à la propriété littéraire. La propriété perpétuelle serait remplacée par une concession viagère, à laquelle s’ajouterait, en faveur des héritiers, une jouissance de cinquante ans après la mort. Puisqu’une concession variant de soixante-dix à quatre-vingt-dix-neuf ans permet d’amortir les centaines de millions engagés dans les grandes entreprises de chemins de fer, de canaux, de grands ports, etc., tout propriétaire foncier pourrait amortir le prix de sa propriété dans une durée moyenne de soixante à soixante-dix ans. D’autres le font bien et depuis longtemps. À Lyon une grande partie de la ville est bâtie sur des terrains appartenant aux hospices, comme Londres sur un sol appartenant à quelques lords ; pas plus ici que là la concession temporaire n’a empêché la construction de grands immeubles de rapport. Une maison de 1850 est, soixante-dix ans après, en 1920, une vieille maison qui ne répond plus, ni par la division des appartements, ni par les dégagements, l’escalier ou l’entrée principale, aux désirs d’une nouvelle époque. Et les raisons hygiéniques, sentimentales et économiques s’accordent ici, pour ne pas prolonger au delà de ce délai la vie des vieilles maisons[1].

Ainsi serait réparée l’injustice séculaire, puisque le droit de propriété satisferait enfin aux deux éléments essentiels qui sont en lui. L’élément individuel serait protégé par une jouissance durant toute la vie de l’individu, à laquelle s’ajouterait, au profit des héritiers, une jouissance supplémentaire de cinquante années. Quand l’élément individuel aurait épuisé, dans l’individu et sa descendance immédiate, toutes les satisfactions que peut comporter un juste droit de propriété, l’élément social recevrait alors sa part, puisque toutes les propriétés lui feraient retour : sol des villes et des campagnes, bâtiments des fermes et des usines, maisons des villes et des champs.

Ce futur retour des propriétés à la nation apporterait aux peuples européens, épuisés par la guerre le moyen de résoudre toutes les difficultés actuelles, d’écarter à jamais les lourdes menaces de l’avenir, puisque dès à présent l’État pourrait satisfaire à toutes ses charges et que la seule cause des révolutions aurait disparu.

Ce ne serait pas la première fois que, pour conjurer un grand péril, des privilégiés cèderaient une partie des bénéfices dont la possession devient dangereuse : à la fin de la féodalité, beaucoup de seigneurs renonçaient d’eux-mêmes à des droits de propriété séculaires. Championnière écrit : « Les idées de liberté se faisaient jour et gagnaient les croyances ; les oppresseurs les partageaient ou ne pouvaient s’en défendre. Les plus prévoyants et les plus sages reconnurent qu’un pouvoir dont ils avaient tant abusé devait leur échapper ; ils se hâtèrent d’en tirer le dernier parti qui restait à leur disposition. De même que déjà leurs prédécesseurs avaient vendu la liberté civile aux communes, de même ils affranchirent la propriété des droits de banalité. Les cartulaires de cette époque sont remplis de chartes de retraite ou suppression de « deffens » moyennant des redevances auxquelles s’assujettissent les vassaux ou tenanciers. »

Il nous reste à réfuter la principale objection qui vient immédiatement à l’esprit, celle de la propriété paysanne, et à montrer que loin d’être en antagonisme avec elle, la propriété temporaire doit tourner à son avantage.

Nous ne dissimulerons pas toutefois qu’il sera moins aisé de détruire un préjugé d’école. Bien que la limitation du droit de propriété foncière comporte une large part de possession individuelle, la propriété absolue ou le domaine éminent n’en appartient pas moins à l’État. Comment les économistes de l’école dite distinguée admettraient-ils cette hérésie qu’après avoir évolué jusqu’à la possession individuelle la propriété revienne à la possession collective, qui est une des formes primitives de la propriété ? Préoccupés avant tout de justifier tous les droits acquis, de quelque façon qu’ils l’aient été, ces doux pontifes tentent de nous persuader que tout changement qui nous ramène à la forme primitive d’une institution marque une régression de l’humanité. Qu’en savent-ils et pourquoi, au contraire, la loi sociale n’évoluerait-elle pas selon la loi naturelle ? Or en paléontologie la loi de spécialisation nous révèle que, dans une famille, ce sont les espèces que l’évolution a le plus éloignés du type primitif qui s’éteignent les premières.

  1. Rien n’empêcherait d’ailleurs que, pour la première fois, le délai d’après la mort dépassât cinquante ans. Dans le cas d’enfants mineurs à la mort du père, la jouissance des héritiers pourrait commencer à la majorité du dernier enfant. Ceci bien entendu pour la première période, celle qui va amener toute la propriété entre les mains de l’État. Dans le même ordre d’idées, on pourrait aussi diminuer le délai de jouissance post mortem lorsque le propriétaire est mort sans enfants et, imitant en cela les lois successorales, le graduer selon le degré de parenté des héritiers avec le défunt. Pour les sociétés anonymes et les collectivités la durée de possession foncière ou immobilière pourrait être limitée uniformément à 75 ans.