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Le Grand voyage du pays des Hurons/01/09

La bibliothèque libre.
Librairie Tross (p. 99-104).
De leurs festins et conuiues.

Chapitre IX.


C e grand Philosophe Platon cognoissant le dommage que le vin apporte à l’homme, disoit qu’en partie les dieux l’auoient enuoyé çà-bas pour faire punition des hommes, et prendre vengeance de leurs offences, les faisans (après qu’ils sont yures) tuer et occire l’vn l’autre.

||144 Quand quelqu’vn de nos Hurons veut faire festin à ses amys, il les enuoye inuiter de bonne heure, comme l’on faict icy ; mais personne ne s’excuse entr’eux, et tel sort d’vn festin, qui du mesme pas s’en va à vn autre ; car ils tiendroient à affront d’estre esconduits, s’il n’y auoit excuse vrayement legitime. Le monde estant inuité, on met la chaudiere sur le feu, grande ou petite, selon le nombre des personnes qu’on doit auoir : tout estant cuit et prest à dresser, on va diligemment aduertir ses gens de venir, leur disans à leur mode, Saconcheta, Saconcheta, c’est à dire, venez au festin, venez au festin (qui est vn mot qui ne deriue point pourtant du mot de festin, car Agochin, entr’eux, veut dire festin) lesquels s’y en vont à mesme temps, et y portent grauement chacun deuant soy en leurs deux mains, leur escuelle et la cueillier dedans : que si c’estoient Algoumequins qui fissent le festin, les Hurons y porteroient chacun vn peu de farine dans leurs escuelles, à raison que ces Aquanaques en sont pauures et disetteux. Entrans dans la Cabane, chacun s’assied sur les Nattes de costé et d’autre de la Cabane, les hommes au haut bout, et les femmes et enfans ||145 plus bas tout de suite. Estans tous entrez on dit les mots, apres lesquels il n’est loisible à personne d’y plus entrer, fust-il vn des conuiez ou non, ayans opinion que cela apporteroit mal-heur, ou empescheroit l’effect du festin, lequel est tousiours faict à quelque intention, bonne ou mauuaise.

Les mots du festin sont, Nequarré, la chaudiere est cuite (prononcez hautement et distinctement par le Maistre du festin, ou par vn autre deputé par luy), tout le monde respond, Ho, et frappent du poing contre terre, Gagnenon Youry, il y a vn chien de cuit : si c’est du cerf, ils disent, Sconoton Youry, et ainsi des autres viandes, nommant l’espece ou les choses qui sont dans la chaudiere les vnes apres les autres, et tous respondent Ho à chaque chose, puis frappent et donnent du poing contre terre, comme demonstrans et approuuans la valeur d’vn tel festin : cela estant dict, ceux qui doiuent seruir, vont de rang en rang prendre les escuelles d’vn chacun, et les emplissent du broüet avec leurs grandes cueilliers, et recommencent et continuent tousiours à remplir, tant que la chaudiere soit vuide, il faut ||146 aussi que chacun mange ce qu’on luy donne, et s’il ne le peut, pour estre trop saoul, il faut qu’il se rachete de quelque petit present enuers le Maistre du festin, et auec cela il faut qu’il fasse acheuer de vuider son escuelle par vn autre, tellement qu’il s’y en trouue qui ont le ventre si plein, qu’ils ne peuuent presque respirer.

Apres que tout est faict, chacun se retire sans boire ; car on n’en presente iamais si on n’en demande particulierement, ce qui arriue fort rarement ; aussi ne mangent-ils rien de trop salé ou espicé, qui les peust prouoquer à boire de l’eau, qu’ils ont pour toute boisson, ce qui est vn grand bien, pour euiter les dissolutions, noises et querelles que le vin, ou autre boisson enyvrante leur pourroit causer, comme à beaucoup de nos beuueurs et yurongnes : car ils ont cela par-dessus eux, qu’ils sont plus retenus et graues, auec vn peu de superbe pourtant, vont aux festins d’vn pas modeste, et representans des Magistrats, s’y comportent auec la mesme modestie et silence ; et s’en retournent en leurs maisons et cabanes avec la mesme sagesse : de maniere que vous diriez voir en ces Messieurs-là, les vieillards ||147 de l’ancienne Lacedemone, allans à leur broüet.

Ils font quelquesfois des festins où l’on ne prend rien que du petun, auec leur pipe ou calumet, qu’ils appellent Anondahoin : et en d’autres où l’on ne mange rien que du pain ou foùasse pour tout mets, et pour l’ordinaire ce sont festins de songeries, ou qui ont esté ordonnez par le Medecin ; les songes resueries et ordonnances duquel sont tellement bien obseruées, qu’ils n’en obmettroient pas vn seul iota, qu’ils n’y fassent toutes les façons, pour l’opinion et croyance qu’ils y ont. Aucunesfois il faut que tous ceux qui sont au festin soient à plusieurs pas l’vn de l’autre, sans s’entre-toucher. Autresfois quand les festinez sortent, l’adieu et remerciement qu’ils doiuent faire, est vne laide grimace au Maistre du festin, ou au malade, à l’intention duquel le festin aura esté faict. À d’autres il ne leur est permis de lascher du vent 24. heures, dans lequel temps s’ils faisoient au contraire, ils se persuaderoient qu’ils mourroient, tant ils sont ridicules et superstitieux à leurs songes, quoy qu’ils mangent de l’Andataroni, c’est à dire fouasse ou galette, qui sont choses fort venteu-148||ses. Quelquefois il faut qu’apres qu’ils sont bien saouls, et ont le ventre bien plein, qu’ils rendent gorge, et reuomissent aupres d’eux tout ce qu’ils ont mangé, ce qu’ils font facilement. Ils en font de tant d’autres sortes, et de si impertinents, que cela seroit ennuyeux à lire, et trop long à escrire ; c’est pourquoy ie m’en deporte, et me contente de ce que i’en ay escrit, pour contenter aucunement les plus curieux des ceremonies estrangeres.

De quelque animal que se fasse le festin, la teste entiere est tousiours donnée et presentée au principal Capitaine, ou à vn autre des plus vaillans de la trouppe, à la volonté du Maistre du festin, pour tesmoigner que la vaillance et la vertu sont en estime ; comme nous remarquons chez Homere aux festins des Heros, qu’on leur enuoyait quelque piece de bœuf pour honorer leur vertu, ce qui semble estre un temoignage tiré de la Nature, puisque ce que nous trouuons auoir esté pratiqué és festins solennels des Grecs, peuples polis, se rencontre en ces Sauuages, par l’inclination de la Nature, sans cette politesse.

Pour les autres conuiez, qui sont de ||149 moindre consideration, si la beste est grosse, comme d’vn Ours, d’vn Eslan, d’vn Esturgeon, ou bien de quelque homme de leurs ennemis, chacun a vn morceau du corps, et le reste est demincé dans le broüet pour le rendre meilleur. C’est aussi la coustume que celuy qui faict le festin ne mange point pendant iceluy ; ains petune, chante, ou entretient la compagnie de quelques discours : l’y en ay veu quelques-vns manger, contre leur coustume, mais peu souuent.

Et pour dresser la ieunesse à l’exercice des armes, et à les rendre recommandables par le courage et la prouesse qu’ils estiment grandement, ils ont accoustumé de faire des festins de guerre, et de resiouyssance, ausquels les vieillards mesmes, et les ieunes hommes à leur exemple, les vns apres les autres, ayans une hache en main, ou quelqu’autre instrument de guerre, font des merueilles de s’escrimer et combattre d’un bout à l’autre de la place où se faict le festin, comme si en effect ils estoient aux prises auec l’ennemy : et pour s’exciter et esmouuoir encore dauantage à cet exercice, et faire voir que dans l’occasion ils ne manqueraient pas de courage ; ||150 ils chantent d’vn ton menaçant et furieux, des iniures, imprecations et menaces contre leurs ennemis, et se promettent vne entiere victoire sur eux. Si c’est vn festin de victoire et de resiouyssance, ils chantent d’vn ton plus doux et agreable, les louanges de leurs braues Capitaines qui ont bien tué de leurs ennemis, puis se rassoient, et vn autre prend la place, iusqu’à la fin du festin.