Aller au contenu

Le Gueux de Mer (Moke)/10

La bibliothèque libre.
J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 96-104).
◄  IX
XI  ►


CHAPITRE X


L’artifice redoutable vomit d’abord une fumée noire et suffocante ; bientôt des étincelles brillent, la flamme éclate et, augmentant d’activité à mesure qu’on la couvre d’eau, elle menace de consumer la poupe entière. À la vue du danger l’audace des Espagnols se réveille, et, avec le courage du désespoir, ils bravent à la fois le feu et les ondes. Les uns ébranlent et arrachent la pique fatale, à laquelle est suspendue la chemise de soufre, les autres s’efforcent d’éteindre l’incendie en l’étouffant sous des voiles mouillées. On coupe, on précipite dans les flots les porte-haubans embrasés, et dans un moment le pont est débarrassé des affûts, des tonneaux, de tout ce qui pourrait offrir une proie facile à l’élément destructeur.

Mais une flamme bleuâtre a glissé le long d’un câble ; elle parvient à la hune du dernier mât, s’y attache, l’enveloppe, la dévore ; puis courant de cordages en cordages, de vergues en vergues et de mâts en mâts, elle vole de l’une à l’autre extrémité du navire. Alors on voit tomber sur le tillac les lambeaux flamboyants des voiles et des pavillons ; la résine, dont toutes les parties du gréement étaient enduites, se fond et se précipite en pluie de feu ; les mâts embrasés se fendent et se brisent à grand bruit, et l’incendie victorieux ne laisse aux matelots d’autre voie de salut que la fuite.

Il restait à bord du vaisseau une misérable barquette, que le soleil et les vers avaient mise depuis longtemps hors de service. On la dégage, on étouffe le feu qui commençait à l’atteindre, et don Juan de la Cerda, suivi de douze de ses principaux officiers, s’estime heureux d’entrer dans cette frêle machine ; ils descendent du pont, ils se placent dans le canot, et, versant des larmes de rage, s’éloignent à la hâte du bâtiment embrasé.

Alors les matelots se jettent à la nage pour atteindre la terre ou gagner les autres navires espagnols. Mais les soldats qui se trouvaient sur le vaisseau, abandonnés de leurs compatriotes et enveloppés par la mort, se livrent au plus affreux désespoir. Ils parcourent le tillac en poussant d’horribles imprécations, ils saisissent leurs armes, font feu sur leurs chefs qui les ont délaissés, et jettent de grands cris de joie en voyant tomber trois des seigneurs castillans qui accompagnaient le duc. Mais lorsque la petite barquette est hors de la portée de leurs mousquets, c’est à euxmêmes que leur fureur devient fatale : ils se jettent les uns sur les autres, se déchirent, s’égorgent, et cette horrible boucherie ne cesse qu’au moment où le dernier d’entre eux a rendu le dernier soupir.

Forcé de prendre le large pour éviter le feu de ses propres soldats, le duc de Médina-Cœli vint passer presque sous les batteries du flibot zélandais. Rien ne paraissait plus facile que d’anéantir son esquif ; mais Guillaume de Nassau défendit de tirer sur son ennemi vaincu, et celui que les Espagnols accusaient d’avoir foulé aux pieds les lois de l’honneur et de la nature leur donna l’exemple du respect dû au malheur.

Cependant le brave sire de Winchestre, qu’une balle avait frappé à l’épaule et renversé dans la mer, n’était point devenu le jouet des flots : rappelant son courage, il luttait, malgré sa blessure, contre le courant qui l’entraînait, et, chaque fois qu’il sentait ses forces prêtes à l’abandonner, il élevait la tête à la surface de l’eau, et fixait ses regards sur le navire ennemi : sa vigueur se ranimait alors, à la vue des flammes qui dévoraient l’immense vaisseau ; il oubliait son danger en contemplant son triomphe, et un noble orgueil se peignait sur sa figure.

Après avoir nagé pendant près d’un quart d’heure (car la plaie qu’il avait reçue ne lui permettait pas de fendre rapidement les ondes) il parvint enfin près de son flibot. Le capitaine ! s’écrièrent tous les marins en l’apercevant ; voici le capitaine ! Aussitôt une chaloupe est mise en mer, dix hommes s’y précipitent et recueillent le jeune officier, ils l’entourent, le félicitent, le serrent dans leurs bras ; ils ne voient plus en lui leur chef, mais leur ami, leur compagnon d’armes, le vengeur de l’amiral et de la patrie.

— Tout va bien à bord ? demanda l’intrépide jeune homme.

— Tout va bien, capitaine : nous avons réparé le désordre que les décharges de l’ennemi avaient causé dans nos manœuvres, et nous sommes prêts à tout entreprendre…

— Eh bien ! mes amis, l’arrière-garde espagnole nous menace encore, préparons-nous à un second combat.

— À une seconde victoire…, reprit un matelot.

On arriva au flibot : deux marins prirent la sire de Winchestre dans leurs bras, car il était trop fatigué pour qu’on le laissât monter seul sur le pont. Parvenu sur le tillac, il voulut mettre un genou en terre devant le prince d’Orange qui accourait pour le féliciter ; mais Guillaume ne lui en donna pas le temps, et, le pressant sur sa poitrine : Brave jeune homme, dit-il, tu as mérité aujourd’hui l’estime et l’admiration de tous tes compatriotes ; mon amitié est la seule récompense que je puisse t’offrir.

— C’est la plus douce et la plus glorieuse ! s’écria l’officier ; c’est la seule que j’ambitionne.

Le jeune guerrier était heureux : tout à coup une pensée sinistre vint frapper son esprit, et il s’arrache des bras du prince ; il court, il vole à la cabine où sont enfermées les deux dames, qui éprouvent sans doute toutes les angoisses de l’incertitude, de la crainte, du désespoir.

Depuis le moment où les premiers coups de s’étaient fait entendre, la baronne et sa s’étaient jetées à genoux et avaient imploré l’assistance du Ciel. Fidèle au parti qu’elle avait embrassé, la vieille dame demandait à Dieu et à ses saints le triomphe des Espagnols. Elle promettait des cierges à Notre-Dame et des neuvaines à son ange gardien ; faisait vœu de fonder une chapelle, s’il n’échappait aucun de ces infâmes gueux de mer. Marguerite, au contraire, éclairée par les scènes odieuses dont elle avait été le témoin et presque la victime, ne pouvait faire des vœux pour ces féroces étrangers qui opprimaient son pays. Quelque affreuse idée qu’on lui eût autrefois donnée de la cruauté des gueux et de leur impiété sacrilège, elle ne voyait plus en eux que les défenseurs de la Belgique, les compagnons d’armes de son libérateur, et du héros qu’elle avait appris à mieux connaître en le voyant : aussi désirait-elle leur triomphe aussi ardemment que la vieille dame souhaitait leur défaite. Toutes deux priaient à voix basse, les yeux baissés et les lèvres tremblantes.

Mais quand les nombreuses décharges de l’amiral espagnol eurent ébranlé l’air et la mer, la baronne releva fièrement la tête, et, regardant la jeune fille éperdue : Écoute, chère enfant, lui dit-elle, écoute ce tonnerre vengeur ; la foudre tombe maintenant sur la tête des coupables.

— Hélas ! que deviendrons-nous ? s’écria Marguerite : notre bâtiment va s’engloutir.

— Qu’importe ? répondit la douairière, dont l’enthousiasme était parvenu au plus haut degré ; que la bonne cause triomphe, dussions-nous en être martyrs !


Elles virent entrer un homme couvert de sang et d’écume…

La situation des deux dames devenait à chaque moment plus horrible. La fumée qu’avaient produite les batteries du flibot remplissait les entreponts et pénétrait dans la cabine par les nombreuses et larges fentes de la cloison. Cette vapeur épaisse et suffocante aveuglait les deux prisonnières et menaçait de les étouffer. Pour comble de malheur un boulet ennemi vint frapper le flanc du navire et fracassa une partie du bordage ; alors une large voie d’eau se déclara, et dans un moment la petite chambre fut entièrement inondée. Marguerite et sa tante appelèrent au secours ; mais le bruit de l’artillerie ne permettait pas d’entendre leur faible voix. Elles essayèrent enfin d’enfoncer la porte de leur cabine ; mais leurs forces réunies ne parvinrent pas même à l’ébranler.

— C’en est fait, dit la vieille dame : préparons-nous à mourir.

Elles s’agenouillèrent au milieu de l’eau qui s’élevait sans cesse, et attendirent quelques moments avec résignation le terme de leur existence. Déjà leurs forces diminuaient d’une manière effrayante, et elles sentaient un froid mortel se glisser dans leurs veines, quand tout à coup leur porte s’ouvrit. Elles virent entrer un homme couvert de sang et d’écume ; l’eau de la mer découlait encore de ses habits et de ses longs cheveux ; sa figure était pâle, ses mains brûlées par la poudre ; mais à son regard toutes deux reconnurent leur libérateur.

— Sortez ! s’écria-t-il, hâtez-vous de sortir ! Je ne vous laisserai pas plus longtemps en danger.

Les dames ne répondaient pas, elles ne firent aucun mouvement ; il fallut qu’on les portât sur le pont.

Le spectacle qui s’offrit alors à leurs yeux était bien différent de celui qu’elles avaient tant admiré. Les gros navires de guerre espagnols, engagés entre des bas-fonds d’où il leur était impossible de se tirer, puisque l’amiral était échoué en travers du passage, avaient tous subi le même sort ; la marée qui baissait les avait laissés à sec, enfoncés dans le sable et incapables de rendre désormais aucun service à leurs maîtres. Le vaisseau amiral ne brûlait plus : mais il s’était renversé sur lui-même, et sa quille s’élevait seule au-dessus des vagues. Pour les bâtiments de transports, presque tous avaient amené leurs pavillons, et la petite flotte de Flessingue, victorieuse sans avoir couru de danger, se rangeait déjà en ordre de bataille pour attaquer les caravelles de l’arrière-garde ennemie[1].

Il n’y a dans aucune langue humaine d’expressions assez fortes pour peindre la profonde douleur que cette vue fit éprouver à la douairière. Tout est perdu ! s’écria-t-elle ; les mécréants l’emportent et le monde va périr. Ô mon Dieu ! pourquoi faut-il que j’aie vécu jusqu’à ce jour ?

Pour Marguerite, elle n’entendait pas les exclamations de sa tante ; elle ne voyait pas le désastre de la flotte, ses yeux étaient fixés sur la blessure du jeune officier, d’où le sang coulait en abondance, et cette vue absorbait toutes les facultés de son âme. Elle se laissa mettre dans une chaloupe, à côté de la baronne, sans prononcer une parole, sans faire un mouvement. Mais quand le petit esquif l’emporta loin du flibot, elle tressaillit, cacha son visage de ses deux mains et se mit à pleurer.

Dès que Louis de Winchestre eut mis les deux dames en liberté, il se sentit trop faible pour conserver le commandement du navire. Chargeant de cet honneur le plus âgé de ses compagnons, il s’assit ou plutôt il tomba sur le banc de poupe, et fit appeler le chirurgien pour visiter et panser sa plaie.



  1. Rien de plus contradictoire que les récits des historiens sur la bataille qui eut lieu lors de l’arrivée du duc de Médina-Cœli. Van Meteren compte à peine cinq navires pris. Selon Le Clerc, les Espagnols perdirent vingt-trois vaisseaux de guerre. Selon Van der Vynkt, le duc de Médina-Cœli parvint à terre, lui treizième, dans une petite chaloupe. On s’est efforcé de concilier autant que possible les témoignages les plus authentiques, sans rien omettre de ce qui était glorieux pour les marins belges.