Le Haut Commandement des armées

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Le Haut Commandement des armées
Général Zurlinden

Revue des Deux Mondes tome 15, 1903


LE HAUT COMMANDEMENT
DES ARMÉES

Dans la prochaine guerre, les armées seront amenées par les chemins de fer, en quelques jours, face à face à quatre ou cinq journées de marche. Elles ne tarderont pas à se rencontrer. La période grave, presque toujours décisive, des grandes batailles, se déroulera dans les deux ou trois semaines qui suivront la déclaration de la guerre.

Il importe qu’un peuple soit prêt à agir de toute son énergie dans cette période, initiale et capitale, de la guerre. Les élémens qui y joueront le plus grand rôle sont : la rapidité, la régularité de la mobilisation et de la concentration des armées ; le nombre et la valeur des troupes présentes sous les drapeaux au moment de la déclaration de la guerre ; et, par-dessus tout, l’énergie, le sang-froid du haut commandement et du gouvernement, au milieu des événemens qui vont se précipiter, et se succéder presque sans intervalle.

Toute négligence dans l’organisation et la préparation du haut commandement, comme dans les prévisions relatives au rôle du gouvernement, peut avoir des conséquences désastreuses pour le pays. Il importe d’étudier à fond cette question, en se mettant au-dessus des intérêts particuliers, et en se préoccupant exclusivement de la grandeur du pays.

Sans doute, la forme de notre gouvernement actuel crée des difficultés toutes spéciales. Mais il ne faut pas oublier que ces difficultés ont déjà été résolues ; et que, sous notre première République, le gouvernement a su non seulement exciter l’enthousiasme, le patriotisme du pays et de l’armée, mais encore imprimer à nos généraux une impulsion d’une virilité, d’une énergie inoubliables, et sortir victorieux d’une lutte contre l’Europe tout entière.

Mais, à cette époque, nos adversaires opéraient lentement. La guerre n’avait pas encore pris le caractère foudroyant que lui a donné, depuis, Napoléon. Les masses mises en mouvement étaient loin d’atteindre celles de nos armées actuelles ; elles étaient composées de divisions commandées directement par le général en chef : on n’y voyait ni corps d’armée, ni, à plus forte raison, d’armées opérant sons un même chef. Il n’y a pas d’enseignement à tirer de cette période, pour la conduite de plusieurs armées opérant sous un seul commandement.

Il en est de même de l’histoire de Napoléon ; car, pendant presque toute sa carrière, Napoléon a commandé directement ses corps d’armée. Ce n’est qu’en 1812 qu’il a divisé ses troupes en trois grandes masses : à droite, une armée de 140 000 hommes sous le roi de Westphalie, avec mission d’attirer les Russes vers Varsovie ; au centre, 80 000 hommes commandés par le prince Eugène pour appuyer éventuellement la première armée ; à gauche, dans la main de l’Empereur, la grande masse de 300 000 hommes, manœuvrant pour prendre à revers l’armée russe, si le roi de Westphalie réussissait à l’attirer de son côté. Malheureusement, les lieutenans de Napoléon avaient été, jusque-là, habitués à recevoir des ordres d’exécution minutieux. Dans les campagnes précédentes, Napoléon « savait seul ce qu’il voulait faire. » Il n’avait eu ni élèves, ni confidens. Lorsqu’en 1812, ses chefs d’armées improvisés se sont trouvés en présence d’instructions qui ne pouvaient plus renfermer que des indications, des directions générales, ils ont hésité ; ils ont manqué d’initiative, et leurs états-majors aussi. En parlant de celui du roi de Westphalie, Napoléon a écrit lui-même : « L’état-major est organisé de manière qu’on n’y prévoit rien. »

Nous ne pouvons donc encore tirer aucun enseignement de cette organisation hâtive ; sinon que ce serait une faute capitale que de vouloir, dans nos prochaines guerres, improviser le haut commandement des armées et leurs états-majors.

Il faut chercher ailleurs des exemples. Le haut commandement des armées allemandes en 1870, et le grand état-major allemand dirigé par le maréchal de Moltke, vont nous les fournir.


I. ORGANISATION ALLEMANDE. LE MARÉCHAL DE MOLTKE


I

Le maréchal de Moltke a eu, sur la préparation et sur l’exécution des opérations de la guerre de 1870, une influence prépondérante. Pour l’apprécier à sa juste valeur, il paraît utile de jeter un coup d’œil sur l’origine du maréchal, sur sa carrière militaire, sur sa situation vis-à-vis de son souverain.

Le maréchal de Moltke est né, le 26 octobre 1800, dans le grand-duché de Mecklembourg-Schwerin, d’une vieille famille allemande. La branche cadette de cette famille s’était établie en Danemark ; le jeune de Moltke y fut attiré, et servit d’abord dans l’armée danoise. Mais, bientôt, dès l’âge de vingt-deux ans, il entre comme lieutenant d’infanterie dans l’armée prussienne. De vingt-trois à vingt-six ans, il suit les cours de l’Académie de guerre. Puis il est nommé successivement professeur ; employé au bureau topographique ; au grand état-major. Comme capitaine, à trente-cinq ans, il part pour la Turquie, y reste en mission pendant quatre ans, et y participe à la campagne de Syrie contre les Egyptiens. Rentré en Prusse, il est attaché à l’état-major du IVe corps à Magdebourg ; puis agrégé au grand état-major ; aide de camp du prince Henri de Prusse à Rome ; chef de division au grand état-major ; chef d’état-major du IVe corps. En 1855, il est nommé aide de camp du prince Frédéric, depuis l’empereur Frédéric III. C’est le point de départ de sa fortune militaire. Il a cinquante-cinq ans. Jusque-là, depuis l’âge de vingt-trois ans, sa carrière s’est écoulée tout entière dans l’état-major. À ce moment, ses hautes qualités ont dû percer et faire grande impression sur le prince Frédéric ; et surtout sur son père, le prince royal de Prusse, le futur roi et empereur Guillaume Ier ; car, lorsque celui-ci reçut de son frère, le roi Frédéric-Guillaume IV, la mission de diriger les affaires de la monarchie prussienne, le 23 octobre 1857, il nomma, six jours après, le général de Moltke, chef du grand état-major, quoiqu’il n’eût encore qu’un an de grade de général-major.

Le grand état-major joue dans l’organisation de l’armée prussienne un rôle des plus importans. Il a été créé en 1820 par Scharnhorst. Jusqu’au général de Moltke, il n’a eu en vingt-six ans que trois chefs : Müffling, Krauseneck et Reyher. Le chef du grand état-major est, en réalité, le chef d’état-major du souverain, qui est à la fois le chef du gouvernement et le chef suprême de l’armée, le généralissime ; il est chargé de préparer l’emploi des forces de la nation, dont le ministre de la Guerre n’est que l’administrateur.

C’est au chef du grand état-major qu’il appartient de proposer au souverain les plans de la préparation à la guerre, et de la guerre elle-même ; de diriger l’instruction des officiers du service d’état-major, pour qu’il y ait unité de doctrine dans l’armée ; de proposer les perfectionnemens nécessités par les événemens, ou par les inventions pouvant avoir une influence sur la guerre ; de surveiller les armées étrangères, de connaître, au jour le jour, leurs progrès, leurs tendances, leurs projets. Pour cela, il dispose en tout temps du grand état-major, composé des officiers qui, à la guerre, formeront l’état-major du généralissime et les états-majors des armées ; de sorte qu’il peut instruire, préparer à loisir, connaître à fond les officiers, qui seront sous ses ordres directs, à la guerre, pour assurer la haute direction des armées ; ainsi que ceux qui seront employés à diriger chacune de ces armées.

Pendant la guerre, le chef du grand état-major accompagne le souverain et l’aide à diriger l’ensemble des opérations.

A partir de sa nomination à cette haute fonction, le général de Moltke ne cesse, d’année en année, de perfectionner l’état-major et la préparation à la guerre de l’armée prussienne ; et, en même temps, d’étudier des projets d’opérations contre les nations voisines ; contre la France surtout, avec laquelle il prévoit et il espère que les Allemands auront à se mesurer tôt ou tard[1]. Au début, ses projets contre la France sont plutôt défensifs ; cependant, dans son mémoire, daté de Berlin, novembre 1861, sur l’importance stratégique des forteresses allemandes, il insiste sur les avantages d’une concentration sur le Main, tant au point de vue offensif qu’au point de vue défensif. « L’offensive, partant du Main, dit-il, est dirigée contre la partie de la frontière française la plus faiblement fortifiée. Si nous pouvons conquérir l’Alsace et la Lorraine, provinces jadis allemandes, il est bien à penser que nous les garderons[2]… » Et ce mémoire date de 1861 ! Il se termine du reste par un conseil de prudence : « On ne peut méconnaître la solidité extraordinaire de notre théâtre d’opérations du Rhin. Elle ne pourrait être compromise que si nous prenions une offensive prématurée sur la rive gauche, avec des forces insuffisantes… »

Plus tard, les conceptions du maréchal de Moltke deviennent de plus en plus offensives. En 1870, elles le sont exclusivement.

Au point de vue de la mobilisation, les circonstances lui donnent d’excellentes occasions de vérification, de perfectionnement : en 1859, pendant la guerre d’Italie, c’est la préparation complète d’une mobilisation contre nous, qui va être exécutée, mais que la fin inopinée de la campagne vient ajourner. Cette expérience n’en donne pas moins des indications très utiles au grand état-major. En 1863, contre le Danemark, les choses vont déjà mieux. En 1866, contre l’Autriche ; et, hélas ! en 1870, contre la France, mieux encore.

En même temps que le Prince régent de Prusse nomme Moltke chef du grand état-major, il donne au général-major de Roon, du grand état-major, les fonctions de ministre de la Guerre. Plus tard, il charge Bismarck des Affaires étrangères.

Le choix de ces trois hommes, auxquels il ne cesse d’accorder sa confiance, et qui l’aident à grandir la Prusse et à fonder l’Empire allemand, suffirait pour faire du roi, de l’empereur Guillaume 1er un des plus grands souverains de l’histoire. Au point de vue de l’armée, il faut encore joindre à ces titres sa sollicitude constante pour le perfectionnement de ses troupes, les sentimens d’honneur et de devoir, dont il était comme la royale personnification aux yeux de ses officiers et de ses soldats, et qu’il a su leur inculquer à un si haut degré.

L’armée prussienne avait un culte pour son vieux et glorieux souverain ; elle le lui montrait en toutes circonstances, surtout aux grandes manœuvres, qu’il a dirigées lui-même jusque dans les dernières années de sa vie.

Une des dernières manœuvres auxquelles il a assisté, a eu lieu, en 1884, dans les plaines du Rhin, entre Düsselorf et Cologne. Une mission française assistait à ces manœuvres[3] ; elle avait pour chef le général Hanrion, qui commandait à ce moment la division de Nancy. Le vieil Empereur avait quatre-vingt-sept ans ; il montait encore à cheval. A la grande parade du VIIIe corps, dans les environs de Cologne, on le vit quitter sa place, pendant le défilé des troupes, pour se porter au petit galop au-devant des hussards du Roi, dont il était le colonel honoraire, et défiler, à la tête de ce régiment, devant l’Impératrice, au milieu des hourras enthousiastes de la foule. Après la critique de la dernière manœuvre, il monta à cheval, suivi d’un nombreux état-major, qui formait comme une mer de casques à pointe ; et s’approchant des missions étrangères qu’on avait réunies pour prendre congé de lui, il leur dit, en français, en souriant avec bonhomie et finesse : « J’espère que ces messieurs ont bien vu, et qu’ils pourront rendre compte que tout est en ordre dans mon armée. » Les missions étrangères n’avaient qu’à s’incliner. Les officiers allemands qui l’entouraient paraissaient ravis du compliment indirect que leur adressait leur vieux souverain.

L’Empereur actuel, alors le prince Guillaume, était là, élégant dans sa tenue de major de hussards, brillant cavalier sur un très beau cheval gris, très gracieux pour la mission française, quand on la lui présenta, serrant les mains avec énergie, et disant : « Nous avons un grand respect pour votre armée. »

Le maréchal de Moltke assistait à ces manœuvres, en simple spectateur. Il avait quatre-vingt-quatre ans. Il était grand, sec, anguleux, le visage glabre, la mâchoire forte. Ce qui frappait surtout, c’était la modestie, l’attitude d’effacement voulu de ce grand homme qui a joué un rôle si important dans l’histoire de son pays, et malheureusement dans la nôtre. Son entrée à Düsseldorf fut saisissante.

Les officiers des missions étrangères venaient de terminer leur repas, à l’hôtel Breidenbacher, lorsqu’on entendit, dans la grande rue sur laquelle s’ouvre l’hôtel, des acclamations frénétiques qui se rapprochaient. Les officiers coururent au balcon. Dans la rue notre de monde, et au milieu des hourras, on voit s’avancer un fiacre, dans lequel se tenait un officier de cavalerie en grande tenue ; et, sur le siège, à côté du cocher, un vieux général, coiffé de la casquette prussienne, à large bandeau. C’était le maréchal de Moltke.

Pendant les manœuvres, il montait un simple cheval de troupe ; il n’avait pas de suite et se tenait généralement à l’écart. Dans les réceptions de la Cour, il s’effaçait dans une embrasure, pendant qu’on faisait cercle pour saluer l’Empereur.

La constatation de cette grande modestie permet, peut-être, de deviner qu’elle a dû être la nature des relations de service du maréchal de Moltke avec son souverain. Il est probable que l’empereur Guillaume a su apprécier de bonne heure non seulement la haute valeur de son chef d’état-major, mais son tact, sa retenue. Certain de le voir rentrer dans le rang, s’effacer à temps, et respecter toujours le prestige de la couronne, il a pu lui laisser une initiative sans bornes. Une confiance absolue et réciproque a dû s’établir bientôt entre Guillaume Ier et son chef d’état-major, qui, du reste, devait, plus que tout autre, à son souverain, sa fortune militaire. Cette confiance réciproque ne s’est jamais relâchée.

Comment travaillaient-ils ensemble ? Il est probable que, si, dans toutes les circonstances, Moltke savait présenter à temps à l’Empereur des solutions bien préparées, bien étudiées, de son côté, le souverain qui connaissait si bien les hommes, devait aussi savoir apprécier les événemens à leur juste valeur ; et que la netteté, la sûreté de ses décisions, ont dû jouer un grand rôle sur la marche des événemens.

La correspondance militaire du maréchal de Moltke va nous permettre maintenant de montrer, tout au moins dans leurs grandes lignes, non pas le rôle complet, mais les procédés d’action du grand état-major prussien, pendant la campagne de 1870-1871. Nous nous servirons aussi de renseignemens publiés en Allemagne sur l’intervention du grand état-major pendant cette guerre.

Mais, auparavant, il n’est pas inutile de rappeler, pour réagir contre le découragement, que si les opérations des Allemands ont réussi avec une correction magistrale, cela tient en grande partie, à ce qu’elles n’ont subi aucune entrave sérieuse de la part de leur adversaire.

Au début, lorsque l’armée allemande est en face de nos troupes régulières, si vaillantes cependant, notre gouvernement manque complètement de décision et d’énergie. Notre haut commandement hésite, et subit immédiatement la pression de la volonté de l’adversaire ; lorsqu’il est forcé d’accepter la bataille, c’est pour se défendre passivement ; pour le maréchal Bazaine, l’art de la guerre paraît se résumer à occuper des positions, et à lutter pour les conserver.

C’est presque toujours sur place, en ripostant avec énergie, mais de pied ferme, que nos troupes attendent le choc de l’ennemi. On leur a, pour ainsi dire, interdit d’avoir de l’initiative. Pendant trois ans avant la guerre, on n’a cessé de leur répéter qu’il fallait renoncer à leur tendance à aller de l’avant[4], qui cependant leur avait valu des succès glorieux non seulement en Afrique, mais en Crimée, en Italie ; qu’avec les nouvelles armes, leur habitude d’attaquer, sans ordres, dès qu’elles étaient déployées, présentait les plus grands dangers, et qu’elles devaient attendre les ordres du haut commandement pour prendre l’offensive. Elles ont attendu en 1870, courageuses, étonnées de ne pas marcher sur l’ennemi ; et jamais les ordres d’attaquer ne sont venus.

Plus tard, après Sedan, lorsque la France se soulève et qu’elle met tout son cœur à lutter, il est trop tard. Notre gouvernement ne dispose plus que de troupes insuffisamment préparées. Les Allemands bien disciplinés, bien aguerris, remarquablement dirigés, ont sur nos formations improvisées une supériorité écrasante, qui simplifie leurs opérations, et qui imprime à leurs combinaisons une certitude presque absolue.

Le rôle de leurs armées est donc très intéressant à étudier au point de vue des marches, des manœuvres de grandes masses, et surtout au point de vue de l’état-major. Mais il l’est moins au point de vue de l’art de la guerre, de la lutte de deux volontés disposant à peu près des mêmes moyens, cherchant journellement à se gêner, à se contrecarrer, à se détruire mutuellement, jusqu’à ce que l’une d’elles soit brisée. Au début, la volonté n’existait que d’un côté. A la fin, la volonté de notre gouvernement, tout en étant ardente, trop ardente même peut-être, n’a plus à sa disposition que des moyens insuflfsans. Ce n’est plus que la guerre de troupes régulières, déjà surexcitées par de grandes victoires, contre des milices.

Et néanmoins, dans ces armées improvisées, on peut citer partout des actes d’admirable dévouement. Y a-t-il rien de plus héroïque que la charge d’infanterie, dont la petite église de Loigny rappelle si éloquemment le douloureux, mais glorieux souvenir ? que ces zouaves pontificaux, ces mobiles des Côtes-du-Nord, ces francs-tireurs de Tours et de Blidah, entraînés, dans la soirée du 2 décembre, par le commandant du 17e corps, le général de Sonis ? Il s’agissait d’enlever Loigny et de dégager deux bataillons du 37e de marche qui luttaient, bravement et en désespérés, dans le cimetière du village. Malgré l’artillerie qui balaie la grande plaine, malgré la fusillade, nos vaillantes troupes atteignent Loigny ; mais elles y sont écrasées par des forces supérieures. En quelques minutes, le général de Sonis a la cuisse fracassée, son chef d’état-major est atteint d’un éclat d’obus ; le général de Charette est grièvement blessé et laissé pour mort au milieu des cadavres de ses zouaves, qui perdent plus des deux tiers de leur effectif…

Il n’était pas inutile de faire cette constatation, de rappeler ces souvenirs. Ils ne peuvent que contribuer à nous faire envisager l’avenir avec confiance ; à nous persuader que, le jour où nous aurons à notre tête des chefs d’armée voulant, sachant prendre, dès le début de la guerre, une offensive hardie, vigoureuse, l’armée de la France se retrouvera avec ses admirables qualités d’entrain, d’ardeur, d’initiative, et qu’elle saura effacer les tristes et injustes souvenirs de 1870.


II

La mobilisation et la concentration de l’armée allemande, pour la guerre de 1870, ont été assurées de Berlin même. Le roi de Prusse[5] et le général de Moltke ne se mirent en route que le 31 juillet, pour transporter le grand quartier général des armées à Mayence, où il fut établi le 2 août.

Le 3 et le 4 août, divers ordres sont donnés par le général de Moltke aux commandans en chef des Ire, IIe et IIIe armées pour le commencement des opérations. En même temps, le général de Moltke écrit au général-lieutenant de Blumenthal, chef d’état-major de la IIIe armée, commandée par le prince royal Frédéric, une lettre personnelle datée de Mayence, le 4 août 1870[6] :

« J’ai l’honneur de faire connaître à Votre Excellence, en réponse à la dépêche qu’elle a bien voulu m’adresser hier au soir, que les idées qui y sont développées concordent parfaitement avec les vues et les intentions que l’on a ici.

« Liberté complète est laissée à la IIIe armée dans l’accomplissement de la mission qui lui est confiée. Une coopération directe avec la IIe armée n’est pas possible, en raison même de la constitution des montagnes de la Hardt. L’harmonie dans les opérations ne peut s’obtenir que d’ici même, en tenant compte des mesures prises par l’ennemi.

« Il serait très désirable que Son Altesse Royale abordât le plus tôt possible le corps de Mac-Mahon et éventuellement celui de Failly. C’est à Haguenau au plus tard qu’on verra si ces troupes françaises ont été, elles aussi, dirigées sur la ligue Saint-Avold-Sarreguemines. Dans ce cas, pousser plus au sud serait vouloir donner un coup d’épée dans l’eau, et un changement de direction vers la Sarre supérieure semblerait indiqué… »

La lettre continue par des indications sur le rôle des deux autres armées et même sur la coopération des trois armées : « L’entrée en ligne simultanée des trois armées dans la bataille décisive est le but désiré ; et c’est dans cette intention que l’on cherchera d’ici à en régler les mouvemens. »

Voilà donc, en dehors des ordres donnés par le Roi au prince Frédéric, commandant la IIIe armée, le chef d’état-major de cette armée plus complètement encore et directement renseigné par le chef du grand état-major, non seulement sur les désirs du généralissime en ce qui concerne la IIIe armée, mais sur le but général des opérations des trois armées. Il est ainsi entièrement guidé pour agir, en raison des événemens tels qu’ils vont se présenter, dans le sens de ces désirs et de ce but général. En un mot, — de notre langage militaire, — il est « orienté. » Nous verrons ce procédé se renouveler souvent pendant la campagne. Dans une lettre, datée de Mayence le 5 août[7], le général de Moltke écrit au général de Steinmetz, commandant la Ire armée :

« Je suis parfaitement d’accord avec Votre Excellence au sujet de l’importance qu’il y a pour les commandans d’armée à connaître et à posséder exactement les motifs servant de base aux ordres de Sa Majesté… »

Le soir du même jour, le général de Steinmetz se plaint au Roi de l’insuffisance des instructions du général de Moltke ; il termine son télégramme en disant : « Il me manque toute base pour pouvoir agir à propos. »

Dès le début des opérations, il y avait de l’aigreur dans les relations de Steinmetz et de Moltke. Le général de Steinmetz a soixante-quatorze ans ; il s’était couvert de gloire en 1866, et avait été surnommé « le lion de Nachod. » Il apporte dans ses fonctions de commandant en chef, vis-à-vis du général de Moltke, une susceptibilité dont nous verrons d’autres exemples, et qu’on ne trouve jamais chez les princes commandant les autres armées. Cela tient, sans doute, au caractère irritable du vieux Steinmetz ; mais peut-être aussi à ce que les autres commandans d’armée sont, par leur situation même de princes, tellement au-dessus de ces rivalités mesquines, que ni l’intervention directe dans leurs troupes du grand état-major et de son chef, ni les correspondances latérales de chef d’état-major à chef d’état-major, ne peuvent leur porter ombrage.

Le grand état-major n’intervient ni dans le combat du 2 août à Wissembourg, ni dans les batailles livrées le 6 août à Reichshoffen contre Mac-Mahon et à Spickeren contre Frossard.

Le 7 août, nouvelle lettre personnelle du général de Moltke à Blumenthal, chef d’état-major de la IIIe armée, pour le féliciter au sujet de la victoire du 6 août et pour l’orienter sur la suite des opérations. Sont orientés de même, mais par ordre de Sa Majesté, les commandans des Ire et IIe armées.

Le 8 août, télégramme[8] aux trois commandans d’armée, destiné à augmenter l’autorité et les facilités de service du général de Moltke :

« Sa Majesté a prescrit que toutes les demandes d’ordre militaire, comptes rendus etc., qui lui seraient envoyés par les commandans d’armée, devraient être expédiés à mon adresse. »

Les réclamations du général de Steinmetz continuent. Un projet de lettre de Sa Majesté à ce général, écrit par Moltke probablement le 8 août, se termine ainsi : « Je considère comme sans fondement les réclamations faites par vous à la IIe armée… Celle-ci a été conduite d’une manière absolument conforme à mes intentions. »

Les 8, 9, 10 août, ordres du Roi pour suivre l’armée française qui paraît se retirer vers la Moselle.

Le 14 août, à 10 heures du matin, lettre personnelle[9] du général de Moltke au général de Stiehle, chef d’état-major de la IIe armée, commandée par le prince Frédéric-Charles :

« Merci pour tous vos renseignemens, d’autant plus que nous n’en recevons aucun de la Ire armée (général de Steinmetz). Je ne suis pas seulement en état de vous dire où se dirigent aujourd’hui ses corps d’armée. Les démarches voulues ont été faites pour remédier à cet état de choses.

« La position (des Français) derrière la Nied n’est peut-être bien, malgré tout, qu’une position d’observation, les forces principales restant derrière la Moselle. Je soumets toutefois à votre appréciation s’il n’y aurait pas lieu d’arrêter le IIIe corps pour laisser serrer les autres. »

Le même jour, une instruction[10], datée du quartier général de Saint-Avold à 7 heures du soir, dit aux commandans en chef des Ire et IIe armées : « Il n’est pas invraisemblable qu’une fraction importante des forces ennemies se trouve en avant de Metz sur la rive gauche de la Nied française. Il est par suite nécessaire de concentrer étroitement les Ire et IIe armées. » Suivent les ordres du Roi pour cette concentration, destinée à permettre d’attaquer l’armée française dans sa position de Pont-à-Chaussy sur la Nied. Le haut commandement allemand se croit à la veille d’une grande bataille.

Le même jour, 11 août, vers 10 heures du matin, de son quartier général de Puttelange, le prince Frédéric-Charles, commandant la IIe armée, avait écrit au général de Moltke une lettre[11] bien intéressante, puisqu’elle exposait les idées du prince sur l’emploi des forces allemandes contre les Français. Quoique la rencontre n’ait pas eu lieu, il est intéressant de citer ce plan de bataille qui est très complet, et qui émane du chef d’armée qui a déjà joué un si grand rôle contre l’Autriche, dans la guerre de 1866 :

« Excellence, je vous ai déjà fait connaître de Sarreguemines que l’ennemi semble s’être réuni en grandes masses derrière la Nied française, en deçà de Metz. Je m’empresse, à mon arrivée ici, de vous faire part de mon opinion. Il y a apparence que cette réunion des masses ennemies conduira à une bataille… Vous apprécierez s’il n’y aurait pas lieu… De mettre la Ire armée en mouvement dans des conditions telles que, en liaison avec mon IIIe corps, elle en prolonge, au besoin, en partie le front, et puisse surtout exécuter avec des forces importantes, sur le flanc gauche de l’ennemi, un mouvement tournant à large envergure. Je ne disposerai devant le front de l’adversaire que la quantité de troupes qui paraîtra nécessaire pour le maintenir, comme a fait mon armée à Sadowa, et l’empêcher de couper notre centre. Je dirigerai l’effort principal contre le flanc droit de l’ennemi ; j’y prendrai l’offensive en forces, en faisant suivre au moins un corps en réserve des troupes enveloppantes… Nous pourrons faire de jour le déploiement sur le front de l’ennemi ; les mouvemens préparatoires sur les flancs doivent être faits, autant que possible, de nuit et sur des chemins reconnus à l’avance. Il faudra ne pas allumer de feux et commencer le combat avec le jour, pas après cinq heures. Dieu nous aidera ! »

Le maréchal Bazaine s’étant replié sur Metz, la bataille n’eut pas lieu. Le 12 août, à 4 h. 30 du soir, on expédie du grand quartier général de Saint-Avold aux trois commandans d’armée les ordres[12] pour la suite des opérations :

« Autant que les nouvelles reçues permettent de l’apprécier, les forces principales de l’ennemi se retirent derrière la Moselle par Metz.

« Sa Majesté donne les ordres suivans :

« La Ire armée se portera demain, 13, vers la Nied française, le gros sur la ligne des Étangs, Pange, et couvrira la gare de Courcelles. La cavalerie reconnaîtra vers Metz et franchira la Moselle en aval. La Ire armée couvrira ainsi le flanc droit de la IIe. « Cette dernière se portera sur la ligne Buchy, Château-Salins et poussera ses avant-postes sur la Seille. Elle cherchera, si possible, à s’assurer les passages de Pont-à-Mousson, Dieulouard, Marbache, etc. La cavalerie reconnaîtra au-delà de la Moselle.

« La IIIe armée continuera la marche en avant vers Nancy, Lunéville. Des ordres seront donnés prochainement pour son emploi ultérieur… »

Le 13 août à 9 heures du soir, du grand quartier général de Herny, ces ordres sont complétés[13] ainsi qu’il suit pour les Ire et IIe armées :

« D’après les nouvelles reçues jusqu’ici, des fractions ennemies importantes se trouvaient encore ce matin en deçà de Metz, à Servigny et à Borny.

« Sa Majesté prescrit, par suite, à la Ire armée de rester, demain 14 août, dans sa position sur la Nied française, en poussant des avant-gardes pour observer si l’ennemi se retire ou bien passe à l’offensive.

« En prévision de cette dernière éventualité, la IIe armée portera, demain, le IIIe corps tout d’abord jusqu’à la hauteur de Pagny seulement, et le IXe corps vers Buchy dans la direction de la Moselle. Ils seront ainsi à la distance d’un mille, et à même, en partant à temps, de coopérer à une action sérieuse devant Metz. D’autre part, la Ire armée est en situation d’empêcher par une attaque de flanc tout mouvement de l’ennemi vers le sud… » Les Ire et IIe armées étaient ainsi, par ces deux ordres successifs, complètement orientées pour la journée du 14 août. C’est ce jour-là qu’a lieu la bataille de Borny, la première rencontre sanglante des armées allemandes avec l’armée du maréchal Bazaine. La correspondance militaire du maréchal de Moltke ne donne aucun renseignement sur cette bataille ; mais une publication allemande : « Jours critiques, » par le colonel prussien « Cardinal von Widern, » analysée en 1901 par notre Bévue militaire officielle des armées étrangères, fournit des indications complètes et bien intéressantes sur l’intervention du grand état-major pendant cette journée.

Le grand état-major avait envoyé, le 14 août de bonne heure, un de ses officiers, le lieutenant-colonel von Brandenstein, visiter les avant-postes de la Ire armée[14]. Brandenstein constate que les instructions du grand quartier général ne sont pas complètement suivies : que les avant-gardes ne sont pas poussées en avant pour observer si l’ennemi se retire ou veut prononcer une attaque ; que les corps de la Ire armée ne se tiennent pas prêts à intervenir pour le cas où la IIe armée serait attaquée ; que le général de Steinmetz est à Varize trop loin de ses troupes.

Brandenstein met au courant de la situation le général de Manteuffel, commandant le Ier corps d’armée ; celui-ci ne croit pas pouvoir attaquer : ce serait désobéir aux ordres de son chef ; mais il se rend à ses avant-postes et fait prendre les armes à tout son corps d’armée.

Brandenstein court à Varize ; il trouve le général de Steinmetz intraitable. Il se porte vers le VIIe corps, et entend des coups de canon. C’est le général von der Goltz, commandant l’avant-garde du VIIe corps, qui, voyant de toutes parts les troupes françaises se replier vers la Moselle, vient de prendre l’initiative de les attaquer. Brandenstein le rencontre et apprend sa résolution d’attaquer ; il court aussitôt donner l’alarme aux deux divisions du VIIe corps qui ne tardent pas à intervenir. Le général von Zastrow, commandant le VIIe corps, prend le commandement de ce côté.

En même temps, Brandenstein envoie un officier prévenir le commandant du Ier corps, Manteuffel, qui répond aussitôt : « Je me porte en avant avec tout mon corps d’armée. » Le IXe corps de l’armée du prince Frédéric-Charles fait aussi preuve d’une grande initiative.

Au contraire, le VIIIe corps, qui forme la réserve de la Ire armée, ne bouge pas ; son chef résiste aux demandes des deux autres corps d’armée. Plus tard, à 9 heures du soir, il arrête même une de ses brigades, mise en mouvement sur les ordres directs du général de Steinmetz, en trouvant que c’était fatiguer inutilement ses troupes.

Steinmetz s’était en effet décidé à monter à cheval à 7 heures du soir, et en même temps faisait porter rapidement l’ordre de rompre le combat. Il rencontre le général de Manteuffel à 8 heures trois quarts, à Noisseville, et lui reproche amèrement sa désobéissance. Il le rend responsable des pertes énormes subies par ses troupes, et, finalement, lui donne l’ordre formel de se replier sur ses emplacemens de la matinée.

L’officier qu’il a envoyé vers le VIIe corps pour faire rompre le combat et reprendre les emplacemens du malin, rencontre le général von Zastrow à 9 heures du soir, mangeant sommairement au château de Pange avec quelques officiers, dont le lieutenant-colonel de Brandenstein. Après s’être consulté avec celui-ci, le général von Zastrow fait répondre à Steinmetz qu’il ajournait au lendemain matin l’exécution de son ordre. Voilà, un général en chef bien obéi !

L’attaque avait été menée vigoureusement sur toute la ligne par les Allemands ; mais leurs efforts ne tardèrent pas à être arrêtés par la résistance énergique des Français, qui malheureusement avaient reçu du maréchal Bazaine[15], dès l’engagement du combat, l’ordre formel de ne pas avancer d’une semelle.

L’ordre fut exécuté ; nos troupes, qui pour la plupart voyaient le feu pour la première fois, furent admirables de sang-froid ; on sentait qu’elles brûlaient du désir d’aller de l’avant. Le maréchal Bazaine disposait du 3e corps, de la Garde, du 6e, et même du 4e corps, qui, sur l’initiative de son vaillant chef le général de Ladmirault, revint sur ses pas et prolongea la ligne du 39 corps. Quelle admirable occasion d’écraser quelques corps allemands, de les punir de leur attaque audacieuse ! Mais il était écrit que le maréchal Bazaine ne saurait profiter d’aucune des belles occasions des 14, 16 et même 18 août ; et que les qualités, bien réelles, de sa vaillante armée ne seraient pas utilisées.

Les événemens condamnèrent donc la prudence du vieux Steinmetz ; ils donnèrent raison au représentant du grand état-major, au lieutenant-colonel de Brandenstein. Le Roi aussi lui donna raison : dès le 15 au matin, il était à Pange et, devant le général de Steinmetz, félicitait hautement les généraux allemands de leur initiative.

Steinmetz assista encore aux batailles du 16 et du 18 août ; puis son armée fut fondue dans l’armée d’investissement de Metz, confiée au prince Frédéric-Charles. Il retourna en Allemagne comme gouverneur de Posen et de Silésie.

La correspondance du maréchal de Moltke ne donne aucun détail sur la bataille du 16 août, livrée sur la rive gauche de la Moselle à l’armée de Bazaine, vers Rezonville et Vionville.

Cette bataille est due à l’initiative, très risquée encore, mais remarquable de hardiesse et de persévérance, du général von Alvensleben, commandant le IIIe corps, aidé par deux divisions de cavalerie, par le Xe corps et quelques autres élémens de la IIe et de la Ire armée. Quand le prince Frédéric-Charles, commandant en chef de la IIe armée, apprend la situation périlleuse du IIIe corps, il monte à cheval, fait 21 kilomètres en une heure et demie, atteint le champ de bataille à 4 heures et demie, vers le bois Saint-Arnould, et, sans hésiter, donne l’ordre de continuer l’offensive. Son intervention empêche les Allemands de céder.

Le 17 août, les Ire et IIe armées allemandes sont concentrées sur les emplacemens de la bataille de la veille. Le 18 août, a lieu la grande bataille de Saint-Privat. Les ordres donnés par le Roi pour cette journée comprennent les prescriptions relatives à un mouvement général en avant, qui s’exécute par masses de division, le 18 au matin, mais sans but déterminé ; car on ignore où sont les Français. Puis, à 10 h. 30, de la hauteur au sud de Flavigny, est expédiée l’instruction[16] suivante au commandant de la IIe armée :

« D’après les renseignemens reçus, on peut admettre que l’ennemi veut se maintenir sur le plateau entre le Point-du-Jour et Montigny-la-Grange.

« Quatre bataillons ennemis se sont avancés dans le bois des Génivaux. Sa Majesté estime qu’il y a lieu de mettre le XIIe corps et la Garde en marche dans la direction de Batilly, afin, soit d’atteindre l’ennemi près de Sainte-Marie-aux-Chênes, dans le cas où il se retirerait vers Briey, soit de l’attaquer d’Amanvilliers, dans le cas où il resterait sur la hauteur. L’attaque devrait être donnée simultanément par la Ire armée venant du bois de Vaux et de Grave lotte, par le IXe corps contre le bois des Génivaux et Vernéville, et par l’aile gauche de la IIe armée venant du nord. »

Et c’est à peu près tout. Le reste est dû à l’initiative du prince Frédéric-Charles et de ses commandans de corps d’armée, notamment de la Garde et du XIIe corps saxon. Pendant cette bataille formidable, le maréchal Bazaine n’est pas sorti de son logement ou du plateau de Plappeville.


III

Dès le 19 août, les Ire et IIe armées allemandes sont réorganisées. Sept corps d’armée et demi constituent l’armée d’investissement de Metz, sous le commandement du prince Frédéric-Charles. Une nouvelle subdivision d’armée est formée par trois corps d’armée placés sous les ordres du prince de Saxe. Le général de Steinmetz abandonne son commandement.

Le 21 août, lettre personnelle du général de Moltke[17] au général de Stiehle, chef d’état-major du prince Frédéric-Charles :

«… Je me bornerai à attirer votre attention sur le point suivant : une trouée exécutée éventuellement par l’armée investie dans la direction du nord-est serait pour nous ce qu’il y aurait de moins dangereux, tandis qu’un mouvement analogue vers le sud-est serait très gênant. Il aurait pour résultat d’interrompre la ligne Frouard-Strasbourg, d’une si grande importance en vue de la marche sur Chalons. L’effectif de l’armée d’investissement ayant été porté à sept corps d’armée et demi, il y aura lieu de faire une résistance acharnée sur la rive droite également, tout au moins dans la direction du sud. »

Par ces quelques mots très brefs, le chef d’état-major du prince Frédéric-Charles est entièrement renseigné sur les conditions essentielles, — en ce qui concerne l’ensemble des opérations des armées allemandes, — auxquelles devra satisfaire l’armée d’investissement de Metz.

Le même jour, 21 août, ordre faisant continuer vers l’ouest la marche de la IIIe armée et de l’armée du prince de Saxe, la IIIe armée formant échelon en avant. Les deux armées doivent atteindre la ligne Vitry-le-François-Sainte-Menehould, le 26 août.

Pendant l’exécution de cette marche, le grand état-major allemand reçoit des indications de plus en plus sérieuses au sujet du départ de l’armée de Mac-Mahon, de Châlons sur Reims ; puis, notamment par un article du journal le Temps, sur la manœuvre destinée à faire secourir à la hâte Bazaine par cette armée. Rien n’est encore sûr ; on ne peut pas agir ; mais il importe de se préparer pour éviter toute perte de temps, quand le moment de l’action sera arrivé. La correspondance du maréchal de Moltke fait ressortir, à l’occasion de cette préparation, un travail d’état-major bien intéressant à étudier.

Nous n’en retiendrons, pour ne pas sortir du cadre de notre étude, que l’excellente mesure prise pour assurer la concentration de l’armée du prince de Saxe. Cette concentration ne pouvait être entreprise « que sur des renseignemens qu’a dû recevoir S. A. R. le prince de Saxe et dont on ne saurait attendre ici l’arrivée. (Instruction du 25 août 1870)[18]. » Dans la nuit même, un lieutenant-colonel du grand état-major fut envoyé au quartier général du prince de Saxe, pour exposer la manière de voir et les projets du grand état-major, et pour aider à prendre une décision fondée à la fois sur ces projets, et sur les renseignemens qu’il devait trouver en arrivant, et qui étaient encore inconnus du grand état-major.

La conversion des deux armées et la marche vers le nord s’exécutent. Le 29 août au soir, on s’attend, au grand quartier général allemand, à une bataille générale pour le lendemain contre l’armée de Mac-Mahon. De là l’ordre suivant[19], daté de Grand-pré, à onze heures du soir :

« Toutes les nouvelles reçues aujourd’hui s’accordent à montrer que l’ennemi se trouvera demain matin avec ses forces principales entre Beaumont et le Chesne, et éventuellement au sud de cette ligne.

« Sa Majesté prescrit de l’attaquer.

« La subdivision d’armée de Son Altesse Royale le Prince royal de Saxe franchira à 10 heures la ligne Beauclair-Fossé, en se dirigeant sur Beaumont. Elle disposera des routes à l’est de la grand’route Busancy-Beaumont. La Garde, qui pour le moment passera en réserve, devra avoir évacué cette route pour 8 heures du matin.

« La IIIe armée rompra de bonne heure, et dirigera son aile droite sur Beaumont par Busancy. Elle se tiendra prête à appuyer avec deux corps l’offensive de Son Altesse Royale le Prince royal de Saxe, tandis que les autres corps se dirigeront d’abord plutôt vers le Chesne.

« Sa Majesté partira d’ici pour Busancy à 10 heures du matin. »

Le corps français du général de Failly est seul atteint à la suite de l’exécution de cet ordre. Il est battu et repoussé avec de grandes pertes.

La bataille de Sedan est préparée par l’ordre suivant[20], daté du quartier général de Busancy, à 11 heures du soir, dès le 30 août 1870 :

« Quoiqu’on n’ait pas encore reçu de compte rendu indiquant en quels points les corps d’armée ont terminé le combat, il n’en est pas moins certain que partout l’ennemi s’est replié et a été battu..

« Il faut demain, dès le grand matin, continuer le mouvement en avant, attaquer vigoureusement l’ennemi partout où il se trouve de ce côté de la Meuse, et le refouler dans l’espace le plus étroit possible entre ce fleuve et la frontière belge.

« La subdivision d’armée de Son Altesse Royale le Prince royal de Saxe a en particulier pour mission d’empêcher l’aile gauche de l’ennemi de s’échapper vers l’est. Il y aura lieu de faire passer, si possible, deux corps d’armée sur la rive droite de la Meuse pour attaquer l’ennemi sur ses flancs et sur ses derrières, dans le cas où il prendrait position en face de Mouzon.

« La IIIe armée agira de son côté contre le front et l’aile droite des Français. Etablir sur la rive gauche le plus d’artillerie possible pour troubler les colonnes adverses qui camperaient dans la vallée de la Meuse, et sur l’autre rive en aval de Mouzon.

« Si l’ennemi pénétrait sur le territoire belge sans être immédiatement désarmé, on devrait l’y poursuivre sans hésiter.

« Sa Majesté partira d’ici pour Sommauthe à 8 h. 30 du matin. »

Les autres indications pour la bataille de Sedan ont été données verbalement.

A partir de cette triste époque, les armées régulières françaises ont disparu. Les circonstances deviennent plus faciles encore pour les Allemands. La correspondance du maréchal de Moltke donne de nombreux sujets d’étude, bien intéressans, bien utiles, au sujet de l’investissement de Paris ; des opérations contre Metz, puis contre Orléans, sur la Loire, dans le Nord, dans l’Est. Mais les citations que nous avons déjà faites suffisent largement pour montrer les procédés dont s’est servi le grand état-major allemand.

Nous nous bornerons, pour ne pas allonger notre travail, à montrer encore, par quelques exemples peu nombreux, les soins du général de Moltke pour la direction des petites, comme des grandes opérations, dans les dernières périodes de la guerre.

Du 15 octobre, télégramme[21] daté de Versailles au général de Werder qui opère dans l’Est :

« Sa Majesté ordonne d’attaquer l’ennemi sans autre préoccupation. Ses forces ne peuvent comprendre que des dépôts et des gardes mobiles et en particulier, au maximum, 36 pièces. Une base et des chemins de fer ne sont pas indispensables. »

Le général de Werder avait demandé à modifier sa marche et à s’appuyer à la voie ferrée de Neufchâteau à Chaumont.

Le 16 octobre, télégramme[22] au même général :

«… Ne prenez pas la ville de Vesoul comme point de direction de votre marche ultérieure, mais bien le lieu où se trouve l’ennemi. »

Du 26 octobre, de Versailles, instruction[23] à tous les commandans en chef :

« Dans ces derniers temps, ont paru, à plusieurs reprises, dans plusieurs journaux allemands, des lettres qui émanent indubitablement de correspondans placés à quelques quartiers généraux ; elles indiquent spécialement la position des troupes devant Paris, et font connaître aussi les opérations projetées. Cela doit être absolument défendu… »

Dans une lettre personnelle[24] du général de Moltke au général de Stiehle, chef d’état-major du prince Frédéric-Charles, — datée de Versailles le 14 novembre, — et destinée à l’orienter complètement pour l’intervention de la IIe armée vers Orléans et la Loire, on trouve la remarque suivante :

«… Il faut rendre justice aux puissantes ressources de ce pays et au patriotisme des Français : après avoir vu emmener en captivité toute l’armée française, la France a pu mettre en campagne dans un temps très court, étant données les circonstances, une nouvelle armée qui mérite toute attention… »

Le 7 novembre, des ordres sont donnés pour organiser une subdivision d’armée, sous le commandement du grand-duc de Mecklembourg-Schwerin, à l’effet de s’opposer à la marche éventuelle d’une armée de secours française voulant dégager Paris.

Le 17 novembre, le général de Moltke[25] écrit de Versailles au colonel Krenski, chef d’état-major de cette subdivision d’armée. Il ne s’agit pas, lui dit-il, « d’affecter à la défense de chacune des routes une fraction spéciale ; on compte, au contraire, que vous prendrez l’offensive sur la route par laquelle s’avancerait la plus forte colonne ennemie. Vos succès sur une seule route empêcheront tout mouvement de l’adversaire sur les autres… ; » et plus loin : « Le point délicat de votre mission est de découvrir exactement le centre de gravité contre lequel vous prendrez l’offensive avec toutes vos forces ; alors je me porte garant de vos succès.

« P. -S. — C’est avec joie que je viens d’apprendre que demain vous attaquez Dreux. »

Cette lettre paraît avoir eu pour but de remettre la subdivision d’armée du grand-duc dans la bonne voie. A-t-elle réussi ? On peut en douter ; car, dès le 26 novembre, le grand-duc de Mecklembourg-Schwerin recevait de Versailles le télégramme suivant[26] :

« A son rapport d’aujourd’hui, Sa Majesté le Roi a ordonné qu’en raison de l’importance particulière que vont prendre actuellement les opérations de la subdivision d’armée, placée sous les ordres de Votre Altesse Royale, le lieutenant général de Stosch, à qui Sa Majesté a daigné confier ses intentions, remplirait jusqu’à nouvel ordre les fonctions de chef d’état-major de la subdivision d’armée.

« Je ne crois pas devoir manquer d’ajouter respectueusement qu’un ordre spécial de Sa Majesté sera adressé à Votre Altesse Royale. »

N’était-ce pas dire : Laissez agir votre nouveau chef d’état-major. Sa manière de faire sera celle du Roi lui-même.

Nous arrêterons là nos citations. Elles sont assez probantes pour montrer la clarté, la netteté, la remarquable prévoyance des ordres et instructions du maréchal de Moltke, et pour faire voir comment il s’est servi du grand état-major, en vue d’assurer la direction des opérations des armées allemandes. Après avoir été, pendant près de douze ans, auprès de son souverain, l’organe essentiel, incessant, de la préparation à la guerre et surtout à la guerre contre la France, il est l’âme de la haute direction pendant la guerre elle-même.

Les états-majors des armées, choisis, formés, instruits de longue main par ses soins, sont remarquablement préparés pour éviter toute erreur d’interprétation dans l’exécution de ses instructions ; pour faire tendre toutes les volontés, toutes les énergies vers le but qu’il indique au nom du souverain-généralissime. En outre, les chefs des états-majors des armées sont ses élèves du grand état-major, ses amis ; dans les circonstances difficiles, il correspond directement avec eux pour mieux les orienter sur les intentions du haut commandement. Les officiers qu’il envoie suivre les opérations des armées, sont toujours écoutés, parce que toute l’armée sait que leurs indications seront approuvées par le souverain.

Il y a là une organisation du service d’état-major dont la perfection, la puissance n’ont jamais été surpassées à aucune époque de l’histoire, et qui, en Allemagne, facilite singulièrement la question du haut commandement, et la désignation des chefs des armées. Cette organisation peut être caractérisée en quelques mots : prépondérance de l’état-major, fondée sur la confiance absolue du souverain-généralissime dans son chef d’état-major.


II. — ORGANISATION FRANÇAISE
I

L’organisation du haut commandement et du grand état-major, en Allemagne, n’est possible que parce que le gouvernement et le commandement suprême des armées, en paix comme en guerre, se confondent dans la personne de l’Empereur. Ce système ne pourrait être appliqué à notre République que si l’on confiait à un Dictateur, — comme le faisait la République romaine, — tous les pouvoirs civils et militaires pendant la durée de la guerre. Et même, avec un Dictateur, serait-il possible d’admettre la prépondérance de l’état-major ? Dans tous les cas, vis-à-vis d’un gouvernement, responsable lui-même envers le Parlement et le pays, il faut des commandans en chef, entièrement, nettement responsables. Donner à l’état-major une responsabilité spéciale, immédiate, aux armées, serait organiser la dualité du commandement, et par suite l’indécision, le trouble dans la direction des opérations. Pour nous, l’état-major ne peut-être que l’instrument du commandement ; mais il est son aide le plus essentiel, le plus précieux : il doit être perfectionné sans relâche.

Ce n’est pas là la seule conséquence de notre régime politique. Les démocraties sont inquiètes ; elles ont des tendances à suspecter les hommes que leurs talens et les circonstances mettent en relief ; non pas parce qu’elles ne reconnaissent pas leurs qualités et leurs services, mais parce qu’elles craignent pour la République. On ne vote plus avec des coquilles ; mais le vieil ostracisme d’Athènes existe toujours, quoique à l’état latent. Il faut en tenir compte quand on s’occupe de l’organisation du haut commandement dans une République.

Le problème du haut commandement est donc particulièrement délicat chez nous. Pour le résoudre, il faut coordonner les conditions difficiles, parfois contradictoires, inhérentes à la fois au rôle de tout gouvernement pendant la guerre, à l’action du haut commandement, au fonctionnement des états-majors. Ces difficultés, toutes grandes qu’elles soient, ont déjà été vaincues sous notre première République, mais après une période de tâtonnemens et de fautes, qui a duré jusqu’à la fin de la Terreur, en 1794, et qu’il importe de rappeler afin d’éviter de tomber dans les mêmes erreurs.

Vers le milieu de 1793, la situation de la France était navrante. Sur toutes nos frontières, nos armées étaient refoulées. Dumouriez venait de passer à l’ennemi. À l’intérieur, l’insurrection éclatait de toutes parts, en Vendée, à Lyon, à Marseille. La Convention se raidit contre le péril ; elle renouvelle le Comité de salut public et y fait entrer les représentans du peuple les plus renommés par leur ardeur politique, par leur énergie, par leurs talens. Carnot est spécialement chargé des choses de la guerre avec Prieur de la Côte-d’Or et Robert Lindet, Le gouvernement est déclaré révolutionnaire jusqu’à la paix. Le conseil exécutif composé des ministres, les généraux, les corps constitués sont placés sous la surveillance du Comité de salut public, qui domine ainsi, pendant l’année de la Terreur, la France entière, disposant sans contrôle des personnes, des existences, des fortunes, des armées, des généraux…

Les instrumens qui permettent au Comité de salut public d’exercer ce pouvoir effrayant, illimité, sur toute l’étendue du pays, et d’imprimer, à toutes nos frontières, une impulsion d’une énergie sombre, terrible, sont les représentans du peuple en mission soit dans les départemens, soit aux armées.

Ces représentans agissent par groupes de deux. Quelquefois plusieurs groupes sont réunis. Ils doivent rendre compte de leur mission une fois par semaine à la Convention, tous les deux jours au Comité de salut public. Ils peuvent être relevés tous les mois. Ils doivent se concerter avec les généraux ; veiller à l’approvisionnement des armées ; exercer une surveillance incessante sur les fournisseurs, comme sur la conduite des généraux, des officiers, et des soldats. Leurs pouvoirs sont illimités. Ils peuvent suspendre les autorités civiles et militaires et les remplacer. Leurs arrêtés sont des lois provisoires ; nul pouvoir autre que la Convention ne peut y porter atteinte.

La Convention ayant déclaré que la terreur est la base du gouvernement, les représentans s’appliquent à épouvanter. À toutes les armées, ils suspendent, font arrêter et envoyer des généraux aux tribunaux révolutionnaires. Le remarquable ouvrage de M. H. Wallon, sur les Représentans du peuple en mission, donne à cet égard des renseignemens saisissans. Pour nous, nous nous bornerons à nous occuper ici des événemens qui se passent en Provence et sur la frontière des Alpes, comme étant tout spécialement intéressans au point de vue de notre étude.

Dans cette région, les exécutions de généraux avaient commencé dès la fin de 1792, avant la création du Comité de salut public ; elles avaient été faites par la Convention elle-même, qui, après quelques hésitations, avait décrété d’accusation le général de Montesquiou-Fezensac, dont les opérations heureuses et bien menées avaient, cependant, permis l’annexion de la Savoie. Le général Anselme, qui commandait, lui aussi, très énergiquement dans le comté de Nice, et qui en avait facilité la prise de possession, ne fut pas plus heureux. Deux simples dragons de son armée vinrent l’accuser, à la barre de la Convention, de ne pas savoir maintenir la discipline dans ses troupes ! Il ne tarda pas à être arrêté.

L’armée du Midi est alors coupée en deux : les troupes de Montesquiou, dans les Alpes de la Savoie et du Dauphiné, forment l’armée des Alpes, qui est donnée au général Kellermann, le héros de Valmy. Celles du général Anselme, dans le comté de Nice, forment l’armée d’Italie, sous le commandement du général Biron, appelé de l’armée du Rhin.

Le général Kellermann ne tarde pas à donner de l’ombrage. Dans une lettre à la Convention, du 10 avril 1793, il propose de laisser les Piémontais s’épuiser contre nos places fortes et se ruiner en hommes et en dépenses, pendant que lui-même rassemblera ses troupes dans de bonnes positions pour les dresser et « les instruire aux grands mouvemens de l’armée. » Après quoi, il marchera à l’ennemi, livrera bataille, et reprendra facilement les places perdues. Sa lettre est interceptée à Lyon par ordre des représentans, en mission de ce côté, qui concluent que Kellermann est un traître : les uns, parce que les troupes qu’il veut exercer, n’en ont pas besoin puisqu’elles ont fait la campagne précédente ; les autres, parce que Kellermann veut livrer « une superbe bataille » pour traiter ensuite de la paix avec les Prussiens, dont il a conquis les bonnes grâces à Valmy (Lettres au Comité de salut public des 13 et 14 avril 1793). Kellermann est mandé à Paris ; mais, défendu par d’autres représentans, il réussit à se faire maintenir à son poste.

A l’armée d’Italie, Biron déploie, pendant les trois premiers mois de 1793, et malgré l’hiver, une grande activité ; puis il est, à son grand regret, enlevé à son commandement et envoyé en Vendée, où, écœuré par le désordre, par l’indiscipline des volontaires, il ne tarde pas à donner sa démission.

Le général Brunet le remplace à l’armée d’Italie et fait preuve d’énergie, ainsi que ses lieutenans Sérurier et Masséna. La position formidable de l’Aution est attaquée à fond, avec une vigueur remarquable, à trois reprises différentes. Elle reste à l’ennemi ; mais le Mangiabo, Breil et Brouïs sont à nous ; et de plus, la droite de l’armée des Alpes a pu profiter de ces efforts, pour s’emparer de la Haute-Tinée. Maigre ces preuves de valeur très réelle, Brunet est destitué. Dénoncé à la Convention par les représentans du peuple, pour n’avoir pas voulu leur envoyer des renforts à l’effet de réprimer l’insurrection de Marseille, et s’être ainsi refusé « aux grandes mesures de salut public, » il est condamné à mort et exécuté le 14 novembre 1793.

Vers la même époque, et malgré des succès contre les Piémontais, Kellermann est jeté en prison et y reste pendant un an.

Cependant, à Marseille, l’insurrection est réprimée. Lyon est repris. Le siège de Toulon est poussé énergiquement. Les représentai du peuple interviennent dans les opérations militaires, non seulement pour les activer, mais pour les diriger ; pour mettre en relief un jeune officier d’artillerie dont ils font probablement adopter le plan d’attaque par la pointe de l’Eguilette. Voici l’appréciation du général du Teil, commandant, l’artillerie du siège, sur cet officier, dans son rapport au ministre de la Guerre : « Je manque d’expression pour dépeindre le mérite de Buonaparte ; beaucoup de science, autant d’intelligence et trop de bravoure, voilà une faible expression des mérites de ce brave officier. C’est à toi, Ministre, à les consacrer à la gloire de la République. »

A l’armée des Alpes, après l’arrestation de Kellermann, on voit se succéder, en quatre mois, quatre commandans en chef : Doppet, Carteaux, Pellapra, enfin Alexandre Dumas, — le père et l’aïeul de nos deux grands écrivains, — qui entre en fonctions le 21 janvier 1794. Sur les ordres réitérés du Comité de salut public, le général Alexandre Dumas essaie une première fois d’enlever le Mont-Cenis et le Petit Saint-Bernard. La neige le fait échouer. Il recommence à la fin d’avril, et réussit. De ce côté, la grande crête des Alpes est à nous.

A l’armée d’Italie, Dumerbion, qui succède à Brunet, voit ses troupes diminuées de 3 000 hommes, qu’on envoie devant Toulon. Les Autrichiens reprennent l’offensive. Nos soldats, conduits par Dugommier et Masséna, font des prodiges de résistance aux fatigues et de vaillance.

Après la prise de Toulon, les représentans du peuple font nommer Bonaparte général de brigade, commandant l’artillerie de l’armée d’Italie ; et bientôt, sous leur impulsion, on renonce à attaquer uniquement de front la position de l’Aution-Saorge ; on essaie de la tourner par un fort détachement s’enfonçant en Italie par le littoral, pour se rabattre ensuite sur les derrières des Autrichiens. L’opération est confiée à Masséna ; elle réussit. La grande crête des Alpes nous appartient alors du Mont-Blanc à la mer. En même temps, Robespierre le jeune et Ricord font étudier, probablement par Bonaparte, et soumettent au Comité de salut public des plans d’opérations pour la coopération des armées d’Italie et des Alpes. Sur ce théâtre d’opérations, comme sur le Rhin, comme à toutes les armées, les représentans du peuple interviennent dans la direction et l’exécution même des opérations, soit en leur propre nom, soit au nom du Comité de salut public.

Immédiatement après la révolution de Thermidor et la chute de Robespierre, les représentans à l’armée des Alpes, Salicetti, Albitte et Laporte, écrivent, le 6 août 1794, à la Convention, pour dénoncer leur collègue Ricord et le général Bonaparte :

« La tête du tyran (Robespierre) est tombée et le voile se déchire… Il faut que vous sachiez que Buonaparte et Ricord lui-même ont avoué à Salicetti qu’on ne ferait que semblant d’attaquer Cony, mais qu’il n’en fallait rien dire aux représentans… On voulait préparer des revers à l’armée des Alpes.

« Tel est, citoyens, le plan bien connu aujourd’hui de Robespierre (le jeune) et de Ricord : il cadre parfaitement avec tous les mouvemens de l’ennemi. Buonaparte était leur homme, leur faiseur de plans auxquels il nous fallait obéir. Buonaparte s’est rendu à Gênes, autorisé par Ricord. Pourquoi ?…

« Il importe d’abord d’écarter Ricord et Buonaparte ; nous allons prendre sur nous de nous assurer de leurs personnes et de leurs papiers, et de vous les envoyer à Paris. »

Bonaparte est en effet arrêté ; mais bientôt la correction de sa conduite est démontrée, par les papiers saisis chez lui. Il est relâché.

Quelques mois auparavant, en mars 1794, le général Hoche avait été enlevé à l’armée de la Moselle sur la plainte des représentans du peuple. On n’avait pas osé l’arrêter au milieu des troupes qu’il venait de conduire à la victoire, et on l’avait expédié en Provence, sous le prétexte de lui donner le commandement de l’armée d’Italie. Dès son arrivée, on l’avait arrêté et envoyé à la Conciergerie. Il ne fut sauvé que par la révolution de Thermidor.

Pendant que les représentans du peuple font cette besogne au nom du Comité de salut public, les ministres ont eux aussi leurs agens sur les lieux. Au commencement d’octobre 1793, le ministre de la Guerre prévient le Comité de salut public que ses agens à l’armée des Alpes sont les citoyens Chevrillon et Prière. Ce dernier, Prière, écrit au ministre, dès le 3 octobre, dans une lettre datée de Digne, et avec une orthographe de cuisinière, pour lui parler un peu de tout, même des cloches des églises, « qu’il fait dessendre d’après le décret… et qui descendes. » Mécontent de ne pas recevoir de renseignemens plus utiles, le ministre, Bouchotte, écrit en marge de cette lettre[27] : « Une des choses les plus importantes de la mission des agens du conseil est de prendre des renseignemens, et surtout près des soldats, sur les officiers qui ne méritent pas la confiance publique et sur ceux qui ont du patriotisme et de la loyauté. — Écrives une circulaire là-dessus aux agens. » (Dépôt de la Guerre, armée des Alpes.)

Le 23 octobre[28], deux autres agens, Bruslé et Verzade, qui opèrent à Nice, écrivent au ministre de la Guerre :

« Nous venons de recevoir la lettre par laquelle vous nous demandés de nous informer auprès des soldats de tous les officiers à destituer et à avancer. Nous nous concerterons avec les patriotes du club, qui est en grande partie composé de soldats, pour satisfaire promptement à votre demande !… »

La Terreur prend fin avec Thermidor. Pendant cette sombre période, la politique du Comité de salut public s’est inspirée de Machiavel ; elle a tout sacrifié, personnes, liberté, justice, à l’intérêt de l’État, au salut de la Patrie. Tout a plié sous ses ordres. Aux armées, les généraux se sont vus placés dans une cruelle alternative ; certains d’être guillotinés s’ils n’exécutaient pas à la lettre les ordres qu’on leur donnait au nom du Comité de salut public, ou s’ils ne réussissaient pas en les exécutant, ils se sont résignés à obéir, et ils l’ont fait avec une énergie, une vaillance sans pareilles.

La direction des opérations leur a échappé. Elle a appartenu exclusivement, pendant la Terreur, au Comité de salut public et à ses représentans. Le grand principe de l’unité de direction, qui seul permet de réussir à la guerre, n’a donc pas été violé. Mais que seraient devenues nos armées, si, au lieu de la guerre lente de l’époque, de la défensive, les adversaires de la France avaient appliqué les principes énergiques d’offensive hardie, violente, qui ont été mis en relief deux ans plus tard, dans l’immortelle campagne de 1796, par le jeune officier d’artillerie inventé, au siège de Toulon, par les représentans du peuple ? Devant des situations qui, au lieu de rester les mêmes pendant des mois, se seraient transformées, modifiées profondément de jour en jour, d’heure en heure, par l’initiative de l’ennemi, quel résultat auraient pu donner l’intervention à distance du Comité de salut public et ses ordres datant de plusieurs journées ? Dans de pareilles conditions, tendues à l’excès, où les événemens se seraient précipités, où toute hésitation, toute fausse indication aurait pu amener un désastre, les représentans du peuple auraient-ils osé prendre la responsabilité des ordres ; substituer leur volonté à celle des chefs de l’armée ; ou les troubler, les contrecarrer au moment où ils auraient eu besoin de leur sang-froid, de leur intelligence, de leur expérience, de toute leur force de caractère, pour peser les derniers renseignemens et prendre définitivement les résolutions décidant du sort de leurs troupes et de la Patrie ?

Avec le système de guerre actuel, de pareilles interventions amèneraient fatalement la défaite. Et du reste, dans les glorieuses années qui suivent la Terreur, Carnot renonce à avoir des représentans auprès des commandans en chef. Il reconnaît combien il est indispensable de laisser à ceux-ci la pleine initiative pour les moyens d’exécution, et se contente de leur indiquer, parfois avec trop de détails, le but général.

D’un autre côté, qu’a pu être la discipline des troupes au milieu des encouragemens à la délation, dont nous avons donné quelques exemples ; au milieu des arrestations incessantes de généraux distingués comme Montes qui ou, Anselme, Brunet, Kellermann, Hoche, Bonaparte lui-même ? Si le pays a été sauve, c’est parce que le dévouement ardent des troupes et des populations s’est substitué à la discipline ; parce que nous avons été, à ce moment-là, la nation armée, enthousiaste de patriotisme et de liberté, en face des armées lentes, routinières, de la vieille Europe. Mais, n’oublions pas que dorénavant nous aurons à lutter contre des nations armées comme nous, ne négligeant rien de leurs forces vives ; et que tout relâchement dans la discipline, toute défaillance au point de vue de la cohésion, de la solidarité, de l’esprit de camaraderie entre les officiers, de la confiance réciproque qui doit exister entre les chefs et les soldats, nous conduirait fatalement aux plus grands désastres.

Est-ce à dire qu’il n’y a rien à retenir de l’action du Comité de salut public, même pendant l’année de la Terreur ? Si : il faut y voir une nouvelle preuve de l’influence de l’énergie du gouvernement sur la marche des opérations des armées. Sur ce théâtre du Sud-Est, dont nous venons de parler, les attaques succèdent aux attaques. Rien n’arrête nos généraux, ni les fatigues de la montagne, ni les rigueurs du temps, ni les revers. Tous successivement font preuve d’une vigueur très grande. L’impulsion du gouvernement les pousse à agir sans relâche, à affronter toutes les difficultés, tous les périls.

A une autre époque de notre histoire, où le gouvernement fit sentir, avec fermeté, son action sur la haute direction de la guerre, sous le cardinal de Richelieu, en 1640, Arras était assiégé par trois armées françaises, commandées par les maréchaux de Chaulnes, de Châtillon, de la Meilleraye. Les Espagnols marchèrent au secours de la place. Les maréchaux tinrent conseil à l’effet d’examiner s’ils devaient sortir des lignes pour livrer bataille. Ils ne purent s’entendre, et, — d’après les Mémoires de Puységur[29], — ils dépêchèrent au cardinal, à Doulans, pour lui demander des ordres, M. De Fabert, le futur maréchal de France. Le cardinal de Richelieu leur répondit : «… Lorsque le Roi vous a confié le commandement de ses armées, il vous en a crus capables. Il lui importe peu que vous sortiez ou que vous ne sortiez pas de vos lignes ; mais vous répondez de vos têtes, si vous ne prenez pas la ville. »

Arras fut pris. - La boutade du cardinal, — toute rude, toute cruelle qu’elle soit, — montre en quelques mots les devoirs essentiels de tout gouvernement pour la guerre :

Désigner les chefs d’armée ;

Leur indiquer le but à atteindre ;

Se garder d’intervenir dans les moyens d’exécution, qui doivent rester entièrement à la disposition des chefs militaires ;

Rendre ceux-ci responsables de la conduite de leurs opérations. — Cette idée de responsabilité des chefs militaires ne date pas de Richelieu. Dans ses Mémoires, Xénophon fait dire à Socrate : « Puisque la fortune de la République repose souvent sur les généraux, il faut punir sévèrement ceux qui, tout en ayant brigué cet emploi, ont négligé de se rendre capables de l’exercer. »


II

Le devoir le plus impérieux du gouvernement, celui qui engagera le plus directement, envers le Parlement et le pays, la responsabilité du cabinet qui sera au pouvoir au moment de la guerre, est la désignation définitive des chefs des armées. C’est vis-à-vis de ce cabinet que les chefs militaires vont, à leur tour, être responsables de la conduite de leurs opérations. C’est à lui qu’il doit appartenir d’arrêter leur nomination en dernier ressort. Le choix des cabinets précédens peut et doit lui servir d’indication ; mais il ne peut ni le lier, ni le couvrir[30].

Pendant les guerres de notre première République, rien n’avait limité le choix du gouvernement ; rien ne l’avait empêché de désigner, pour commander les armées, les généraux de division les plus capables, les plus énergiques, quelle que fût leur ancienneté. Le gouvernement avait conservé dans la main ce puissant stimulant de la liberté entière de son choix, bien fait pour exciter les généraux à se maintenir bien entraînés physiquement et intellectuellement pendant la paix, et à se distinguer, à se surpasser pendant la guerre. La lettre de service avait suffi largement pour donner de l’autorité à des chefs improvisés, comme Jourdan, Hoche, Masséna, Bonaparte, qui avaient su se faire obéir par des généraux plus âgés, plus anciens qu’eux, et les mener à la victoire.

Mais, à cette époque, — il importe de ne pas l’oublier, — la guerre se faisait lentement ; les troupes avaient le temps de se discipliner, de s’aguerrir pendant les campagnes mêmes ; les chefs improvisés avaient le temps de réfléchir, de s’asseoir dans leur commandement ; le Comité de salut public avait pu tâtonner et même faire des fautes au début de sa mission. Aujourd’hui, il n’en sera plus ainsi ; les événemens se précipiteront aussitôt après la déclaration de la guerre. C’est une question de vie ou de mort que de tenir entièrement prêts à agir, dès la première heure des hostilités, non seulement les troupes, mais les états-majors et les chefs des armées.

Ces chefs doivent avoir été prévenus, à l’avance, de la haute mission qui leur est réservée. Il est indispensable de leur donner le temps et les moyens de réfléchir, de se préparer à leur grand rôle. Toutefois, pour sauvegarder les intérêts de la France, qui sont si gravement engagés par ces désignations ; pour ménager les susceptibilités de notre régime républicain ; pour conserver le stimulant de la liberté entière du choix du gouvernement, il paraît indiqué de ne donner, pendant la paix, qu’un caractère provisoire aux désignations des chefs d’armée, et de laisser au gouvernement la faculté de les examiner, et de les remanier, s’il le juge nécessaire, au début de chaque année.

La désignation la plus grave est celle du commandant en chef des armées du Nord-Est, responsable de la conduite des opérations sur le théâtre principal, décisif de la guerre ; de celui qui est appelé « le généralissime, » peut-être avec raison, puisqu’il est sans contredit le premier de nos généraux, puisque le sort du pays dépendra de sa valeur et de son énergie.

Rien ne saurait être négligé pour entourer cette désignation de toutes les garanties possibles, et pour grandir, dès le temps de paix, tout en ne lui donnant qu’un caractère provisoire, la situation et l’autorité du chef appelé à jouer un pareil rôle.

Il doit être consulté nécessairement sur le choix de son major-général, et sur celui de ses lieutenans, les commandans d’armée. Pour ceux-ci, — l’histoire de nos guerres le montre surabondamment, — l’activité physique, jointe, bien entendu, aux autres qualités nécessaires, doit être une condition indispensable. Ils en ont besoin, plus encore que les commandans de corps d’armée eux-mêmes, en raison de l’étendue de leur champ d’action.

Comme eux, le généralissime aura besoin d’activité physique ; mais il devra surtout se distinguer par ses hautes qualités de jugement, de bon sens, d’intelligence, et par-dessus tout de caractère, de force d’âme, de volonté. Le jour où nous aurions trouvé l’officier général présentant ces garanties à un très haut degré, et inspirant une entière confiance, il serait déplorable de le voir enlever à ses fonctions par la limite d’âge. Le gouvernement doit avoir le droit de le conserver, tant qu’il le juge utile pour le pays.

Il importe aussi de remarquer que le sort de la nation ne peut pas être laissé à la merci de maladies et d’accidens ; et que par suite le généralissime, comme les commandans d’armées, doivent être doublés, dès le temps de paix, de remplaçans éventuels.

Ce n’est pas seulement avant la guerre, par la désignation des chefs des armées, par l’indication du but à atteindre sur les différens théâtres d’opérations, que l’action du gouvernement doit se faire sentir ferme, énergique, prévoyante ; c’est aussi pendant le cours des opérations. Avec les masses considérables mises en mouvement, l’orientation de la guerre ne tardera pas à être modifiée par les événemens, par les batailles. Il importe que le gouvernement puisse, sûrement et sans perdre de temps, prescrire les mesures exigées par ces modifications sur les différens théâtres d’opérations. Pour lui permettre de satisfaire à ce rôle, analogue à celui qui a été si brillamment rempli par le grand Carnot dans les guerres de la première République, il est indispensable que le gouvernement dispose, dès la déclaration de la guerre, d’un organe ayant de l’expérience, de la compétence, de l’autorité ; entièrement prêt à l’aider dans cette grande mission.

Cet organe ne peut être que l’état-major général de l’armée, réduit sans aucun doute par les départs pour les armées, mais conservant à sa tête au ministère de la Guerre, en guerre comme en paix, le chef d’état-major de l’armée. Après avoir préparé la guerre dans ses grandes lignes comme dans ses menus détails, le chef d’état-major de l’armée sera, pendant la guerre même, un aide précieux, indispensable pour le gouvernement. Parmi ses importantes attributions, celle qui demandera le plus de tact et de fermeté sera celle de rappeler, — parfois au milieu des inquiétudes, et de la surexcitation, de l’opinion publique, — combien il est indispensable d’éviter tout ce qui pourrait, pendant l’action, contrecarrer l’initiative, ou troubler le sang-froid des commandans en chef ; et de persister à leur témoigner l’entière confiance du gouvernement, jusqu’au jour où, après des signes bien nets de défaillance ou de négligence, l’intérêt de la patrie exigerait leur remplacement.

Pendant la paix, le chef d’état-major de l’armée est l’aide du ministre de la Guerre pour préparer en tout temps l’emploi des forces de la nation pour la guerre. Il est spécialement chargé de la direction du service d’état-major, de la répartition et de l’instruction des officiers de ce service. A cet égard, un de ses devoirs les plus importans doit être la préparation à la guerre des états-majors des armées et groupes d’armées.

Il ne suffit pas, en effet, que les chefs des armées soient désignés à l’avance et mis à même de se préparer ; il faut aussi que, dès le début des opérations, ils trouvent dans leurs états-majors des officiers entièrement prêts à faire connaître leur volonté et à en surveiller l’exécution ; rompus à tous les détails qu’entraîne le commandement des armées modernes ; connaissant à fond leurs théâtres probables d’opérations ; bien préparés à donner, sans perte de temps et en toute connaissance de cause, les renseignemens dont un chef, quelles que soient sa propre préparation et ses capacités, aura toujours besoin pour faire marcher, vivre, combattre ses troupes.

Les officiers qui composent les états-majors d’armée doivent avoir l’habitude de travailler ensemble, de comprendre vite et bien les ordres de leurs chefs ; ils doivent être connus d’eux, afin de pouvoir être employés dans des missions exceptionnelles, chacun suivant ses facultés. Le service des états-majors d’armée doit être assez préparé pour que, dès les premiers jours de la guerre, les chefs d’état-major ne soient pas absorbés par des préoccupations de détail ; qu’ils aient l’esprit libre ; que leurs facultés puissent se tendre vers l’avant ; et qu’ils soient, dès le début de la guerre comme toujours, les aides, les confidens de leurs généraux pour les opérations destinées à joindre et à battre l’ennemi.

Le rôle du chef d’état-major de l’armée n’est pas sans avoir, on le voit, une importance capitale pour les destinées du pays. Ce rôle veut de l’expérience, du jugement, de l’intelligence, du caractère, une grande puissance de travail. Là encore, le jour où nous aurions trouvé l’homme répondant bien à ces fonctions, il faudrait pouvoir le conserver précieusement sans limite d’âge.


III

Nous avons essayé de montrer ce que devraient être, sous notre régime actuel, le rôle du gouvernement et la préparation du haut commandement et des états-majors des armées ; mais quelles mesures a-t-on prises jusqu’à présent ? Nous allons l’examiner rapidement, et enfin conclure, en faisant des propositions fermes pour perfectionner ce qui existe aujourd’hui.

Jusqu’à l’année dernière, au moment de la guerre, l’état-major de l’armée se vidait ; le chef d’état-major de l’armée quittait ses fonctions auprès du ministre de la Guerre pour devenir le major-général du groupe des armées du Nord-Est. Le gouvernement ne disposait plus, pour assurer la haute direction de la guerre, que d’un personnel dont la compétence et l’autorité étaient considérablement diminuées. Aujourd’hui, le chef d’état-major de l’armée conserve ses fonctions en guerre comme en paix. C’est un grand progrès qu’il importe de maintenir.

Les états-majors des armées sont désignés d’avance, mais ils n’existent pas dans la loi. Il faut les y mettre, et prendre les mesures nécessaires pour qu’on puisse les réunir facilement et souvent, afin de les préparer entièrement à leur grand rôle, et de les rompre à leur service de guerre, à leurs opérations probables, non seulement autour de la base de concentration, mais au-delà de nos frontières.

Le haut commandement est mieux préparé. Les chefs des armées sont désignés dès le temps de paix. Ils résident à Paris comme membres du Conseil supérieur de la guerre. Le commandant en chef éventuel du groupe des armées du Nord-Est est vice-président de ce Conseil. Tous trouvent à l’état-major de l’armée les facilités nécessaires pour se préparer à leur grand rôle. Leurs inspections d’armées les mettent. à même de connaître leurs commandans de corps d’armée, leurs officiers généraux, leurs chefs de corps ; de surveiller, de diriger des manœuvres, et de conserver ainsi le contact de la troupe.

Il y a quatre ans, on a voulu les éloigner de Paris et les replacer à la tête de corps d’armée, pendant la paix ; sauf à leur faire abandonner ces commandemens à la déclaration de la guerre. L’avantage, qu’on leur donnait ainsi de conserver en permanence le contact de la troupe, ne laissait pas que de présenter des inconvéniens sérieux à la mobilisation. De plus, on diminuait leurs facilités à se préparer à leur grande mission ; car leur temps était absorbé par les mille détails, inhérens au commandement d’un corps d’armée, et sans influence utile pour la préparation à la guerre d’un chef d’armée.

Outre les généraux désignés pour commander les armées, le Conseil supérieur de la guerre comprend, aujourd’hui, un certain nombre de membres qui n’auraient pas d’emploi immédiat à la guerre et qui sont simplement à la disposition du ministre. Il y a là une exagération qui ne paraît pas justifiée. Le Conseil supérieur n’en fonctionnera que mieux s’il ne comprend, sous la présidence du ministre de la Guerre, que les généraux désignés pour commander les armées, le chef d’état-major général de l’armée, et le major-général des armées du Nord-Est. Il y aura tout avantage à utiliser l’activité des officiers généraux désignés pour remplacer, au besoin, les commandans d’armée, en les laissant à la tête de corps d’armée, tout en leur imposant le devoir de se préparer à leur rôle éventuel de chef d’armée.

Notre organisation actuelle ne s’éloigne donc que peu de la vérité ; mais elle présente un vice capital. Elle n’est régie que par des décrets ; il y en a eu déjà plus de dix ; le dernier date de quelques semaines ; et par suite elle est soumise à toutes les fluctuations de la politique, aux idées préconçues des ministres qui passent et repassent à la tête du département de la Guerre.

Cette question est d’une gravité exceptionnelle. Le salut du pays en dépend. Elle a été mûrie par de nombreux essais, par une expérience suffisamment prolongée. Il est temps que la loi intervienne ; et elle le peut maintenant en toute sûreté.

Voici, à titre de renseignement, et comme conclusion de notre étude, quelques indications sur les projets de loi qui nous paraîtraient répondre aux besoins de la France :

A. Proposition de loi sur l’état-major de l’armée.

I. — Pour préparer en tout temps l’emploi des forces de la nation à la guerre ; pour aider le gouvernement à surveiller et à diriger l’ensemble des opérations pendant la guerre même, le ministre de la Guerre dispose de l’état-major de l’armée.

II. — Les attributions de cet état-major sont les suivantes :

1° En temps de paix (énoncer les attributions déterminées actuellement par nos règlemens, en y ajoutant :

La concentration, en cas de guerre, des armées et groupe d’armées sur les différens théâtres d’opérations ; la désignation des premiers objectifs de la guerre ;… la préparation et la coordination des travaux du Conseil supérieur de la guerre ; la réunion des documens nécessaires aux officiers généraux désignés pour commander éventuellement les armées ; les études relatives à la préparation à la guerre des états-majors de ces armées et groupe d’armées.)

2° En temps de guerre :

La préparation des mesures destinées à imprimer, sans relâche, à la guerre une impulsion ferme, énergique, prévoyante, tout en assurant la pleine initiative dont doivent jouir les commandans en chef pour, les moyens d’exécution ; la coordination des efforts à faire sur les différens théâtres d’opérations ; les mesures à prendre pour éviter les indiscrétions nuisibles à l’action des armées ; la nouvelle orientation à donner aux opérations en raison des événemens de la guerre ; l’indication des nouveaux objectifs ; la création des nouvelles armées.

III. — Le général de division placé à la tête de l’état-major de l’armée prend le titre de chef d’état-major de l’armée. Il est nommé, et il peut être maintenu dans sa haute fonction sans limite d’âge, par décret rendu en Conseil des ministres sur la proposition du ministre de la Guerre.

IV. — Le chef d’état-major de l’armée est chargé, sous l’autorité du ministre, de la direction du service d’état-major ; du choix, du classement et de l’instruction des officiers de ce service. Il veille à ce que, tant dans les divers états-majors qu’à l’Ecole supérieure de la guerre, il y ait unité de vues et de doctrines.

V. — Chaque année, le chef d’état-major de l’armée réunit, pendant trois mois, les états-majors d’armée et de groupe d’armées, pour leur faire exécuter des travaux ayant trait à leurs théâtres probables d’opérations, et destinés à les rompre au service qu’ils auront à exécuter pendant la guerre.

Pendant un quatrième mois, ces états-majors sont mis à la disposition des inspecteurs d’armée…..

B. Proposition de loi sur le haut commandement et le Conseil supérieur de la guerre :

I. — Au début de chaque année, le ministre de la Guerre soumet au gouvernement la liste des généraux de division qui lui paraissent susceptibles de commander les armées ou groupes d’armées, prévus par le plan de mobilisation, ainsi que la liste de leurs remplaçans éventuels.

Les officiers généraux qui figurent sur ces listes sont prévenus confidentiellement. Ils ont le devoir de se préparer à ces hautes fonctions. Le chef d’état-major de l’armée met à leur disposition les renseignemens convenables.

II. — Les lettres de service nommant définitivement les commandans d’armée ou groupe d’armées, et leurs remplaçans éventuels, ne sont délivrées qu’au moment de la guerre et pour la durée des hostilités.

III. — En temps de paix, l’inspection des armées est assurée, au point de vue de la préparation à la guerre, et conformément aux ordres du ministre, par les officiers généraux désignés, en première ligne, pour commander ces armées. Ces officiers généraux prennent le titre d’inspecteurs d’armée.

IV. — L’officier général, désigné pour commander le groupe des armées du Nord-Est, prend le titre d’inspecteur en chef d’armées. Il a rang, et préséance sur les inspecteurs d’armée ; et ceux-ci sur les commandans de corps d’armée.

V. — La réunion des inspecteurs d’armée constitue, sous la présidence du ministre de la Guerre, le Conseil supérieur de a guerre.

L’inspecteur en chef d’armées est vice-président de ce Conseil.

Sont également membres de ce Conseil : le chef d’état-major de l’armée, remplissant les fonctions de rapporteur ; et l’officier général désigné pour être major-général du groupe des armées du Nord-Est, etc.


GENERAL ZURLINDEN.


  1. Sa grande préoccupation est toujours la France. Dans un mémoire du 3 juin 1862, « Offensive contre l’Autriche, la Bavière et la France » (5e volume de sa Correspondance, p. 24), on trouve cette phrase : « Le résultat à atteindre, c’est d’unir de force toute l’Allemagne contre la France. »
  2. Correspondance militaire du maréchal de Moltke. Édition Henri Charles-Lavauzelle, 1er vol., p. 47.
  3. Je faisais partie de cette mission comme colonel du 25e régiment d’artillerie, stationné à Châlons-sur-Marne.
  4. Voir les Observations sur l’instruction sommaire pour le combat (Ministère de la Guerre, 1867). A partir de la publication de ces Observations jusqu’en 1870, de nombreuses conférences ont été faites, partout dans l’armée, pour développer, inculquer, — exagérer — les nouveaux principes. Il s’agissait surtout de réagir contre l’initiative trop grande de l’infanterie. Appliqués par un chef actif, entreprenant, ayant de la volonté, comme le maréchal Pélissier ou le maréchal Niel, ces principes auraient pu être utiles. Ils se sont retournés contre nous, et nous ont nui, avec la tactique passive du maréchal Bazaine.
  5. Ce n’est qu’à la fin de la guerre que le roi Guillaume Ier a été couronné Empereur, et le général de Moltke, fait maréchal.
  6. Correspondance militaire du maréchal de Moltke. Ier vol., p. 243. Henri Charles-Lavauzelle, éditeur.
  7. Correspondance militaire du maréchal de Moltke, Ier vol., p. 247.
  8. Ibid., Ier vol., p. 261.
  9. Correspondance militaire du maréchal de Moltke, Ier vol., p. 271.
  10. Ibid., Ier vol., p. 272.
  11. Ibid., 1er vol., p. 274.
  12. Correspondance militaire du maréchal de Moltke, Ier vol., p. 278.
  13. Correspondance militaire du maréchal de Moltke, 1er vol., p. 281.
  14. La Ire armée, commandée par le général de Steinmetz, comprenant les 1er, 7e et 8e corps prussiens.
  15. J’ai entendu moi-même, au début de la bataille, auprès d’un bataillon de chasseurs qui venait d’ouvrir le feu, le maréchal Bazaine s’écrier sur un ton de grande colère : « J’avais donné l’ordre qu’on n’acceptât pas le combat… Je défends formellement qu’on avance d’une semelle. »
  16. Correspondance militaire du maréchal de Moltke, 1er vol., p. 297.
  17. Correspondance militaire, 1er vol., p. 302.
  18. Correspondance militaire du maréchal de Moltke, 1er vol., p. 318.
  19. Ibid., Ier vol., p. 333.
  20. Correspondance militaire du maréchal de Moltke, Ire vol., p. 334.
  21. Correspondance militaire du maréchal de Moltke, IIe vol., p. 419.
  22. Ibid., p. 420.
  23. Ibid., p. 444.
  24. Ibid., p. 480.
  25. Correspondance militaire du maréchal de Moltke, IIe vol., p. 491,
  26. Ibid, IIe vol., p. 507.
  27. Ces lettres, comme toutes celles que nous citons sur cette époque, sont extraites de l’ouvrage de M. Wallon : les Représentans du peuple en mission en l’an II. Les documens sur lesquels s’appuie M. Wallon, existent soit aux Archives nationales, soit au Dépôt de la Guerre, soit au Moniteur. M. Wallon en indique le classement exact.
  28. Ces lettres, comme toutes celles que nous citons sur cette époque, sont extraites de l’ouvrage de M. Wallon : les Représentans du peuple en mission en l’an II. Les documens sur lesquels s’appuie M. Wallon, existent soit aux Archives nationales, soit au Dépôt de la Guerre, soit au Moniteur. M. Wallon en indique le classement exact.
  29. Mémoires de Puységur, Ier vol., Siège d’Arras. Le marquis de Puységur faisait partie de l’armée du siège. Il était capitaine. Il fut nommé maréchal, de camp le 6 janvier 1651, et ne dépassa pas ce grade.
  30. L’opinion publique peut être prise en considération par le gouvernement ; mais elle ne doit pas non plus, le couvrir. La désignation de Bazaine, en 1870, est due à une manifestation de l’opinion publique. La responsabilité du gouvernement doit rester entière.