Le Japon (Gautier)/Tokio

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A. et C. Black (p. 19-24).

tokio

Avant 1600, un rude château fort du XIVe siècle s’élevait près de la baie ; et, à ses pieds, quelques rares villages de pêcheurs étaient disséminés à travers la plaine inculte. Ce fut l’ancien ministre de Taïko, Hiéyas, qui, sur le conseil de son maître, éleva sur cet emplacement abandonné une ville dont il fit sa capitale, après avoir usurpé le pouvoir royal. Sa dynastie ne fut détrônée que par le Mikado lui-même, lorsqu’en cette année mémorable de 1868, il voulut bien sortir de l’extase où les Fils du Ciel étaient plongés depuis des siècles.

Cet empereur glorieux, qui prit en ses mains viriles le sceptre si longtemps au pouvoir des Shogouns, se nomme Mitsou-Hito, l’Homme conciliant, et c’est lui qui appela sa résidence Tokio.

C’est une grande ville, située au fond d’une baie charmante, et qui, sans aucune fortification, s’étale sur une plaine ondulée de collines. Les petites maisons entourées de jardinets en prennent à leur aise. Point d’alignement au cordeau pour former des rues droites et ennuyeuses. Un charmant caprice semble avoir présidé à la solution de ce grand problème : abriter dans une même cité plus d’un million d’habitants. Des rizières, arrosées de canaux et de rivières enjambées par des ponts nombreux, des châteaux princiers émergeant de vastes parcs, les forêts sacrées qui entourent les temples, donnent à l’habitant de la ville l’illusion de la campagne. Et, dominant fièrement le tout, l’enceinte fortifiée de l’immense palais impérial dresse ses bastions infranchissables.

Un chemin de fer relie Tokio à Yokohama, marquant ce sol aux paysages radieux de l’empreinte de la civilisation occidentale dans ce qu’elle a de plus laid.


le temple.

À l’endroit où le train s’arrête, la ville nippone n’a, hélas ! aucun caractère individuel : on se croirait dans une ville banale des États-Unis. Mais, heureusement, cette impression décevante dure peu. Le temps de traverser un ou deux boulevards et l’on est dans de petites rues formées par une suite de petites maisons en bois, dont le toit se projette au-dessus des fenêtres, à vitres de papier, qu’il protège ; toutes ces maisons se ressemblent assez par la forme et la couleur un peu diluée par les intempéries.

D’autres rues sont larges et barrées de temps en temps par des portiques couverts d’un toit ; c’étaient autrefois des séparations qui indiquaient la limite des quartiers, et qu’on fermait régulièrement chaque soir. Mais cet usage est tombé en désuétude. Les rues sont toutes très animées par un peuple affairé. Il y a des voitures aussi, mais pas au point de former des encombrements comme sur les grands boulevards de Paris. À Tokio, la plupart des attelages sont traînés par des hommes, bien qu’il existe une misérable voiture à un seul cheval qui porte le nom peu glorieux de Kosika-bha-cha, c’est-à-dire, voiture de mendiant. Mais le mode de locomotion le plus gracieux et le plus confortable, est sans contredit le Norimono, jolie boite de laque doublée de délicates soies brodées, terminée à sa partie supérieure par de longs brancards qui dépassent des deux côtés et se posent sur les épaules des serviteurs nombreux. Elle rappelle, en son principe sinon par sa forme, la coquette chaise à porteurs du XVIIe siècle.

Une grande rivière, le Soumida-Gava, traverse la ville. En suivant son cours, nous arrivons à la baie où sont amarrées force barques de pêcheurs. Tous les jours, ces barques remontent le canal, portant au marché des poissons aussi bizarres que variés : nos truites, dorades, saumons et maquereaux s’y trouvent un peu différents d’aspect et de grandeur ; on voit aussi d’énormes pieuvres, des crustacés et des coquillages de toutes sortes, et jusqu’à des algues comestibles. Les marchands excellent à faire de toutes ces denrées des étalages attrayants, aux couleurs vives, allant du rubis sombre à l’émeraude pâle.