Le Japon mort et vif/3

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Baudinière (p. 43-67).

III

LES MOUVEMENTS


Si l’on voulait rechercher les origines du mouvement socialiste au Japon, il faudrait se reporter à l’ouvrage de Shinen Sato : le Suito-hiroku. On verrait que cet auteur a prêché, avant 1850, un évangile qui se rapproche de la doctrine de Karl Marx. Néanmoins, c’est surtout après la première période d’organisation de la Restauration que les novateurs, les amateurs d’expériences sociales, les animateurs du syndicalisme ont commencé à se montrer. Même aux époques les plus guerrières, l’Empire du Soleil Levant a eu ses rêveurs, ses utopistes, ses humanitaires. Il serait absolument contraire à la vérité historique que d’imaginer la société nipponne entièrement vouée à l’idéal de la chevalerie, ou transportée d’un élan unanime par des ardeurs belliqueuses. De tout temps, des sages ont prêché en faveur d’une plus grande justice parmi les hommes et ont entretenu l’espérance d’une amélioration du sort des classes pauvres.

Rappelons seulement l’histoire de Sakura Sogoro, sorte de martyr populaire dont la tombe, à Kozu-Mura, est un lieu de pèlerinage où brulent constamment les baguettes d’encens. En 1644, Sogoro eut le courage de venir protester à Yedo contre les impôts tyranniques levés sur la communauté par son seigneur. Il savait que son geste de défense en faveur des paysans lui vaudrait la mort… Il fut, en effet, condamné au supplice. Ses trois enfants furent décapités sous ses yeux, et sa femme fut livrée au bourreau en même temps que lui. Mais son sacrifice est resté dans la mémoire des hommes qui continuent à le citer en exemple.

Il est bien évident que l’ère de Meiji a introduit les plus profonds changements dans les mœurs et dans les idées et qu’une vive impulsion a été donnée à tous les projets de rénovation sociale grâce à l’apport des théories occidentales.

Les réformes politiques devaient fatalement amener, tôt ou tard, un révision des relations du capital et du travail, éveiller peu à peu la conscience d’une élite ouvrière ou, du moins, préparer ses chefs à une vision plus réaliste de leurs intérêts. Lorsque le comte Itagaki fonda, en 1880, le Parti Libéral — le Jiyuto, — il ouvrit le chemin à des ambitions d’abord très timides, mais qui, par la suite, prirent une forme de plus en plus résolue.

Dans son encyclopédie intitulée Fifty Years of New Japan, le Comte Okuma nous indique que le premier syndicat des imprimeurs — bien éphémère d’ailleurs — fut fondé, en 1884, par Teiichi Sakouma. À quelques années de là, le philosophe Tosouke Nakae groupait autour de lui des disciples en un cercle d’études sociales à tendances travaillistes. Puis, ce fut, en 1889, la formation du premier noyau des ouvriers métallurgistes. Cependant, c’est seulement le 25 juin 1897, que, par les soins de Fusataro Takano et Sen Katayama, fut fondée la Société amicale des Travailleurs, le Shokko Giyukaï, société animée d’un esprit nettement syndicaliste et d’inspiration américaine. En effet, une poignée de Japonais ayant habité la Californie et ayant eu l’occasion de voir fonctionner le trade-unionisme dans le Far-West, avaient jeté les bases de cette association. Parmi ces jeunes théoriciens décidés à perfectionner, dans leur patrie, les conditions du travail, se trouvaient, outre Fusataro Takano et Sen Katayama, des leaders comme Tsunetaro Jô et Hannosuke Sawada, qui avaient également fait leur apprentissage politique dans le Nouveau Monde.

La grève des mécaniciens de chemins de fer de 1898 fut, pour les organisateurs du mouvement ouvrier, l’occasion de prêcher la solidarité et d’inviter tous les employés à s’unir. Alors fut institué un syndicat sur le modèle occidental, le Kyoseikaï (Union des Métallurgistes) qui, bientôt, comprit un millier de membres et réunit 20 000 yens (246 000 francs) de cotisations.

Il était très difficile, au début, de distinguer, dans les aspirations des travailleurs, la part du socialisme et celle du syndicalisme. On peut considérer comme la première tentative pour amemer les Japonais à une conception collectiviste, celle de Tokichi Tarui, qui esquissa une « Ligue socialiste », à Nagasaki, dès 1882. Mais ce n’était là qu’un essai. Pendant une vingtaine d’années, le socialisme ne devait attirer que des intellectuels ayant, certes, une influence sur l’évolution de la pensée nipponne, mais se contentant, dans leurs petites chapelles, d’étudier les thèses de Saint-Simon, de Proudhon, de Fourier et de Karl Marx. En 1901, on vit naître un parti socialiste japonais, qui adhéra à l’Internationale. Il fut presque aussitôt dissous par le ministre de l’Intérieur. Pourtant, au Congrès d’Osaka de 1903, les socialistes reparurent pour protester contre la guerre avec la Russie. De même, on se rappelle qu’au Congrès d’Amsterdam, en 1904, Sen Katayama siégea à côté du délégué russe, Plekhanoff. Sur l’estrade, aux applaudissements de l’assis- tance, ils se donnèrent l’accolade.

La vague nationaliste qui déferla sur l’Empire du Soleil Levant, après le traité de Portsmouth, fut très préjudiciable aux propagateurs des idées socialistes. Ils furent sévèrement bridés en toute occasion et, parfois, même, ils subirent de rudes répressions. Le complot contre l’empereur, suivi du procès de Kôtokou, en juin 1910, et l’exécution de vingt-six des accusés furent un exemple terrible qui refroidit singulièrement le zèle de tous les critiques du régime.

Une fois de plus, les hommes qui professaient des idées avancées se réfugièrent dans les cénacles et les sociétés secrètes où ils continuèrent avec plus ou moins d’audace à prêcher le démocratisme humanitaire, le pacifisme, l’égalitarisme, voire la solidarité chrétienne à la façon des salutistes et des pasteurs de la Y. M. C. A.

La discipline imposée, de 1914 à 1918, ne favorisa guère la marche du socialisme, même d’un socialisme réformiste très édulcoré. La grande masse des Japonais n’était pas touchée par la voix des théoriciens désireux d’expériences nouvelles.

Après la guerre, le terrain devint plus favorable. Comment le cataclysme universel n’aurait-il pas eu des répercussions jusque dans les îles nipponnes ? Bien que très éloigné du théâtre des hostilités et des bouleversements nombreux que provoqua en Europe la chute des Empires centraux, le pays du Mikado devait fatalement ressentir le contre-coup des crises politiques, économiques ou morales qui transformaient la société occidentale et la Russie.

L’industrialisation dont le Japon lui-même avait été l’objet au cours de cette tragique période posait tout un ensemble de problèmes qui portaient à de profondes réflexions les gens de toute condition. La migration d’une forte partie de la population dans les villes, l’apparition d’une classe de nouveaux riches épris de luxe, l’accumulation de fortunes considérables dans un petit nombre de mains, la multiplication des heurts entre le capital et le travail, la vue des scandales financiers et celle de la misère des humbles, — voilà autant de raisons qui allaient susciter des ardeurs spirituelles et sociales chez les Japonais.

Dans cette période troublée, les ouvriers prirent conscience de la nécessité d’un rapprochement. Leurs syndicats se reconstituèrent. Leurs revendications se précisèrent. Contre la vie chère, ils manifestèrent parfois avec violence. Des grèves éclatèrent en 1918. Des émeutes dites « émeutes du riz » — à cause de la hausse de cette denrée indispensable — furent réprimées, mais n’arrêtèrent pas le mouvement.

Un souffle d’idées libérales en et anti-bureaucratiques accompagnait la poussée des travailleurs. L’avènement du Cabinet Hara prouva que la démocratisation commençait. Les luttes entre les nationalistes et les partisans des doctrines chargées de hardiesse se firent plus âpres. Le wilsonisme avait pénétré les âmes. Les écrits des socialistes français, anglais, allemands étaient abondamment répandus. La propagande bolchéviste semait également sa littérature.

Un fils de Samuraï, Sakae, avec une impitoyable fantaisie, multipliait les satires et brossait des tableaux de son temps où perçaient ses sympathies socialistes.

Toutes les idées s’enchevêtraient, se mêlaient, se confondaient. De même qu’en politique, il y avait des poussières de partis, c’était un tourbillon d’écoles. On trouvait de tout, vers 1920, au Japon. C’était une véritable boîte d’échantillons que l’on avait sous les yeux quand on observait la jeunesse : marxistes, communistes, bolchévistes, libertaires, socialistes partisans de l’action parlementaire ou socialistes révolutionnaires hostiles à la Diète, intellectuels internationalistes, syndicalistes manuels opposés à la règle des intellectuels : toutes les nuances, toutes les catégories, toutes les formes de l’action politique et sociale étaient représentées à Tokio et dans les grands centres.

Il eut été paradoxal d’exagérer, en la mesurant, la puissance de rayonnement de chaque groupement où des représentants de chaque idéal, mais on avait un choix complet de tendances. Les internationalistes étaient souvent imprégnés de culture bouddhique. En d’autres cas, ils cachaient mal un traditionalisme encore très vivace. Qu’importe ! Les Japonais avides de formules nouvelles ne reculaient devant aucune des révélations occidentales, devant aucun système politique, devant aucune chimère sociale. Ils les adaptaient tant bien que mal à leur langue, à leur tempérament, à leurs propres rêves. Ils s’efforçaient d’importer tous les évangiles en pensant qu’il en resterait chez eux quelques bons grains. Ils s’adressaient à tous les pays étrangers, à tous les auteurs en renom. Les clubs d’étudiants se passionnaient pour Engels, Kropotkine, Nietzche, Freud, Bergson ou Einstein. On discutait de tout et sur tout.

Dans le monde ouvrier, le malaise se traduisait par des grèves. Les salariés protestaient contre l’égoïsme capitaliste. Les paysans se dressaient contre les grands propriétaires fonciers. Les bonzes attaquaient les uns et les autres pour leur matérialisme grossier. Sans doute, tous ces élans et toutes ces critiques se présentaient dans un beau désordre. Les plans magnifiques de la plupart de ceux qui se posaient en leaders ne produisaient que des frissons sociaux et non pas des évolutions. Il y avait, dans les controverses, un côté académique et théâtral qui se dépassait pas un auditoire restreint ou, même, la rampe. La montagne n’accouchait, trop souvent, que d’une souris. Mais le spectacle n’était-il pas curieux ? Si, de tant d’étincelles, ne jaillissait pas l’incendie, c’est que le gouvernement et la police veillaient, c’est que les vieilles forces de conservation toujours puissantes se coalisaient pour étouffer ces velléités traduisant des aspirations intenses de nouveauté.

En 1921, la Société fraternelle des Ouvriers était devenue la Confédération Générale des Travailleurs : Nihon Rodo Sodo. Des influences bolchévisites s’y étaient glissées. Une tentative d’une certaine ampleur eut lieu pour obliger le patronat à céder sur quelques points. Les électriciens commencèrent le mouvement. Le conflit s’élargit et s’étendit à d’autres syndicats. Toutefois, après une lutte de six semaines, l’échec fut complet…

La nature se mit, un peu plus tard, de la partie et le désastre du 1er septembre 1923 porta des coups supplémentaires et terribles aux organisations ouvrières déjà nées ou naissantes. Durant les dramatiques heures du tremblement de terre, la police pourchassa avec fureur et, même, tua dans l’ombre bien des « radicaux ». Elle profita de l’occasion pour se débarrasser des gens que l’on accusait de rêver au « grand soir » ou de préparer un bouleversement quelconque des institutions. Il y eut, alors, des tragédies : politiques insoupçonnées du public européen et, même, japonais.

Après la déroute sismique, tout fut à reconstruire. Il n’y eut pas que des villes à rebâtir, des ruines à relever : les travailleurs avaient été si éprouvés qu’ils devaient être ralliés par leurs chefs, réadaptés à des disciplines conformes au malheur des temps, mieux préparés pour les luttes futures.

C’est l’œuvre qui se dessina au lendemain même du cataclysme et qui fut poursuivie avec opiniâtreté. À la fin de 1924, le nombre des syndicats de toutes catégories s’élevait à 450, et le nombre des syndiqués à 230 000. Ces chiffres sont faibles, évidemment, et l’on peut dire que le développement du syndicalisme japonais est loin d’avoir suivi le développement de l’industrialisation. Les statistiques du Bureau des affaires sociales, contenues dans le Rodo Jiho, indiquent que la population industrielle comprend 4 millions 245 619 personnes, dont 2 millions 882 983 hommes et 1 million 362 636 femmes. La proportion des syndiqués ne serait donc que de 5 %. Mais, bien que lentement, elle augmente sans cesse.

Il importe, au surplus, de noter que le gouvernement japonais encourage, en un sens, l’esprit corporatif, mais à la condition de le canaliser et d’avoir sur lui un contrôle direct. C’est le cas dans les milieux maritimes. Les dirigeants de Tokio ont là leurs hommes, leurs observateurs qui les renseignent, leurs délégués même. Leur tactique consiste à faire du despotisme libéral, à dominer l’évolution ouvrière. Le dogme de l’omnipotence de l’État doit, à leurs yeux, rester le plus fort. Ils ont, jusqu’ici, maintenu cette règle avec énergie.

Ajoutons que les travailleurs n’ont pas encore obtenu leur statut légal. La loi sur les associations et les syndicats est toujours sur le chantier. La session parlementaire qui s’est close le 28 mars 1927 n’en avait pas encore abordé la discussion. On vit, par conséquent, dans le provisoire.

Parmi les syndicats, le plus important, — celui des Ouvriers de la Marine — dépasse 45 000 membres, tandis que les plus faibles ne groupent parfois qu’une centaine de travailleurs. Les organisations ne sont fortes que dans les grands centres industriels où la vie ouvrière est intense et où les leaders sont en mesure de montrer l’efficacité de leur action quand survient un conflit. Plus de cinquante pour cent des syndiqués sont installés dans les quatre ou cinq cités capitales du Japon ; le reste est dispersé dans des localités industrielles secondaires où l’influence des dirigeants de Tokio et d’Osaka rayonne faiblement. L’ignorance dans laquelle un nombre considérable d’ouvriers sont de leurs droits, certains restes de lois anciennes et de traditions féodales expliquent aussi la lenteur des progrès réalisés.

Il est possible, grosso modo, de distinguer trois sortes de syndicats : les unions de travailleurs appartenant à un même métier ; les unions qui rassemblent les ouvriers au service de l’État ; les unions où se rencontrent des salariés de catégories professionnelles diverses, mais qui pratiquent une politique de solidarité dans la lutte pour l’existence. Les premiers syndicats englobent 50 % des forces ouvrières organisées ; les seconds, 30 % ; les derniers, 20 %.

Si l’on examine les 150 syndicats, vraiment dignes de ce nom, qui se détachent de l’ensemble tant en raison de leur nombre que de leur valeur corporative, on en distingue 51 pour les industries métallurgiques (avec 85 000 membres), 18 pour les industries des transports — y compris les gens de mer — (avec 70 000 membres), 8 pour les industries du coton (avec 10 000 membres). Les autres syndiqués se répartissent dans les industries chimiques, les mines, les travaux publics, les usines de gaz et l’électricité, les imprimeries, les fabriques de produits alimentaires, etc… Bien qu’ils ne soient que 2 000 environ, les ouvriers du livre sont parmi les plus actifs, les plus combatifs même et les plus disciplinés dans le monde des travailleurs nippons.

Il est encore à remarquer — alors que les femmes forment le tiers de la main-d’œuvre — combien faibles sont les effectifs des syndiquées : à peine 10 000 ! Dans tous les pays, il est vrai, le syndicalisme est moins attirant pour les ouvrières que pour les ouvriers. Cela tient aussi aux conditions spéciales imposées aux travailleuses du Japon. Sur 25 600 usines, 10 570 sont installées de telle sorte que les ouvrières se nourrissent et logent à l’intérieur même des établissements industriels. Une étroite surveillance est exercée sur elles. En cas de grève, elles demeurent sans communication avec l’extérieur.

Outre les syndicats qui viennent d’être énumérés, il existait, en 1924, — d’après le Year Book — 1530 syndicats de petits fermiers et d’ouvriers agricoles totalisant 163 931 membres. Le plus en vue de ces syndicats est l’Union des Fermiers (Nihon Nomin Kumiai) qui affiche 52 000 membres. Naguère, les différends entre les propriétaires du sol et les fermiers étaient tranchés par les « anciens » du village. Mais, depuis 1922, — année qui vit éclore le premier syndicat paysan — les méthodes d’arbitrage se sont bien modernisées. L’Union des Fermiers réunit dans son sein les petits possédants et les ouvriers agricoles désireux, dit le programme, « d’étudier les meilleurs méthodes d’aménagement du sol, de cultiver la personnalité (sic), d’améliorer les conditions de la communauté rurale ». Un organe mensuel, Terre et Liberté, publié par le syndicat, préconise la socialisation des terres cultivables, le salaire minimum pour les journaliers, la protection légale des fermiers, l’établissement de coopératives, de banques et de sociétés de crédit agricole, des mesures d’hygiène pour les habitants de la campagne.

Il était naturel que les syndicats urbains ou agricoles fussent sollicités d’entrer dans la lutte politique, surtout à partir du moment où l’on pensait que le suffrage universel allait être institué. Aussi bien, depuis deux ans, on s’est demandé si, du syndicalisme et des divers mouvements sociaux qui font vibrer le Japon, ne sortirait pas un nouveau parti politique prolétarien. Les organisations qui s’occupent de la destinée des travailleurs ont cherché, — plutôt que de laisser leurs membres adhérer aux anciens mense fédération. Elles ont commencé par estimer qu’il serait utile d’envoyer dans la future Diète des députés, défenseurs attitrés du prolétariat, et réunis en un groupe distinct, comme les représentants du Labour Party à la Chambre des Communes.

La Fédération Générale du Travail (Rodo Sodomei) qui domine et qui coordonne les efforts des syndicats ouvriers (ou, du moins, qui prétend jouer ce rôle malgré les divisions et les schismes), l’Union des Fermiers et les autres syndicats ruraux, l’Association pour l’Étude des Sciences Politiques et Sociales — qui est une sorte de Fabian Society nipponne — la Société de l’Égalité (Suihei Sha), qui renferme 800 000 des anciens éta, toutes ces sociétés ont examiné les moyens de cimenter une alliance en vue de l’action politique. En janvier 1925, les pourparlers ont été amorcés sur l’initiative de M. Suzuki Bunji, président de la Confédération générale du Travail, encouragé par la jeunesse intellectuelle et par les hommes les plus évolués du pays.

À la vérité, les intellectuels paraissaient même plus zélés pour la formation de ce nouveau parti prolétarien que les travailleurs manuels. La raison en est simple. Il y a, parmi les intellectuels, un nombre de chômeurs plus élevé que dans toute autre catégorie d’individus au Japon. L’éducation générale a été poussée avec un tel zèle qu’on ne découvre pas plus de 3 % d’illettrés. Les diplômés abondent. Les porteurs de parchemins, sans emploi, sont légion. Si l’on s’en rapportait à l’étude que publiait, en avril 1925, dans le Taiyo, M. H. Moriya, 25 % des élèves sortis des grandes écoles ou des universités chaque année ne trouveraient point à se caser. Pour certaines professions, la proportion des « laissés-pour-compte » atteindrait 41 % ! Si l’on considère, en outre, la tendance du gouvernement à réduire le nombre des emplois officiels (il a supprimé, depuis deux ans, environ 45 000 postes de fonctionnaires sur toute l’échelle administrative) l’on comprendra pourquoi la vie est dure pour les « intellectuels ». Ils ont à subir une concurrence qui devient de plus en plus rude du fait de l’intrusion des femmes dans beaucoup de carrières. À quoi pourraient bien s’occuper les « intellectuels » ainsi abandonnés à eux-mêmes, sinon à comploter, à réclamer une société plus clémente à leurs talents ignorés, à protester contre l’ingratitude du ciel et des hommes ? Voilà pourquoi le parti prolétarien fut, à l’origine, salué par eux avec tant d’enthousiasme.

C’est en raison même de la violence des propos de tous ces jeunes gens aigris, des infiltrations de la propagande communiste, des menaces contenues dans les projets des leaders les plus acharnés de ce « mouvement prolétarien » que le ministère de la justice fit voter, en 1925, une loi véritablement draconienne contre les sociétés secrètes et les fauteurs de ce qu’on appelle là-bas les « menées radicales ». De multiples années de prison et de travaux forcés sont promises à tous les propagandistes témoignant du désir de bouleverser la Constitution ou de favoriser une entreprise quelconque contre l’ordre public. Il suffit même, d’après cette loi, de répandre des bruits alarmistes, d’être tenu pour suspect, et c’est une peine minima de dix ans de réclusion. La police de Tokio avait préventivement dressé une liste comprenant un millier de gens à surveiller — dont une cinquantaine de femmes — afin de mater rapidement les plus dangereux des auteurs de « menées radicales ».

La Fédération Générale du Travail, vraisemblablement pour éviter des difficultés très graves avec le gouvernement, estima prudent, dans ces conjonctures, de se débarrasser des éléments communistes qui auraient pu l’entraîner trop loin. Lors de la réunion qui se tint à Osaka, au printemps de 1925, la C.G.T. expulsa de ses rangs six des principaux disciples bolchévistes. La majorité affirma alors son intention de n’appliquer que les méthodes réformistes et parlementaires pour atteindre ses buts. Mais, comme il fallait s’y attendre, les partisans d’une action révolutionnaire se retirèrent pour fonder un groupement à part. Dans l’ensemble, ils ne provoquèrent qu’un nombre restreint de défections, et ils ne furent suivis que par des troupes assez clairsemées.

À la date du 1er mai de cette année 1925, on craignait des manifestations et des chocs entre les travailleurs appartenant aux deux fractions. Les réformistes l’emportèrent sans conteste au cours d’un meeting en l’honneur de la fête auquel affluèrent 15 000 manitants. Ce meeting eut lieu à Arimagahara — réplique nipponne de notre Pré-Saint-Gervais. Les orateurs qui se succédèrent à la tribune ne traitèrent que de questions professionnelles, insistant sur la nécessité d’une fusion plus intime des salariés de toutes catégories en vue d’une coopération plus profitable sur le terrain des revendications légales.

Une dizaine de dissidents bolchévisants essayèrent de remuer les passions de la foule et l’un d’eux annonça l’imminence d’une guerre avec les États-Unis. Il fut immédiatement appréhendé. À part ces quelques incidents sans importance, la manifestation se déroula dans le calme le plus complet. La police se borna à de rares interventions. Cette fête montra que les prolétaires modérés savaient fort bien se conduire et discuter leurs affaires sans éclats inutiles[1].

Commentant ces premiers essais pour la formation d’un parti prolétarien, le professeur Ikuo Oyama — de l’Université de Waseda —, un spécialiste des questions sociales, disait alors :

« Cette tendance irrésistible de tous les salariés de la vie contemporaine japonaise n’a pas échappé à l’observation des leaders des grands partis politiques existants qui sont, en fait, les représentants et les agents des capitalistes. Ils se rendent compte que, même au Japon, l’ère du capitalisme et de l’impérialisme touche à sa fin. Le Ministre des Finances, M. Hamaguchi, a été forcé d’en convenir lorsqu’il avouait que la vie économique et financière du Japon était à un point mort. Le recul de l’impérialisme est également attesté par la désaffection de la nation à l’égard des choses militaires, par la réduction des cadres de 4 divisions.

« Un autre signe symptomatique de ce recul de l’idée impérialiste, c’est de voir le général baron Tanaka descendre du sommet des plus hautes fonctions militaires pour prendre la direction d’un parti politique, le Seiyu-kwai. (Mais cette mesure a des raisons d’un autre ordre, dont la principale est, précisément, de présider, pour la diriger, à l’évolution démocratique de la nation.)

« Ce sont là — et il y en a d’autres — des preuves récentes et frappantes que le capitalisme et l’impérialisme sont domptés. Aussi, les partis politiques actuels sont-ils aux abois pour trouver un moyen de faire échec au grand mouvement qui se prépare. La création d’un parti indépendant des classes non possédantes est leur souci de tous les jours.

« La création de ce parti rallie les sympathies de la grande majorité de la jeunesse des Universités et des Écoles, et elle sera un fait accompli avant les prochaines élections générales. »

En terminant, le professeur Oyama n’hésitait pas à avouer que le capitalisme et l’impérialisme japonais avaient été matés rapidement parce qu’ils s’étaient heurtés au capitalisme et à l’impérialisme autrement puissants des Anglo-Saxons.

D’après lui, le Japon, considéré en lui-même, à a épuisé presque toutes ses possibilités, — il est au bout de son rouleau. Il doit trouver un champ nouveau à son activité en Chine, mais il n’y pourra pas grand’chose, étant en compétition avec l’action conjuguée des Anglais et des Américains. Dans ces conditions, il n’y a guère qu’une ou deux issues capables d’améliorer la situation japonaise : l’une est la réforme générale des conditions intérieures, sociales et politiques, par la création d’un grand parti du prolétariat ; l’autre pourrait être la conclusion d’une alliance sino-russo-japonaise.

Peut-être, le professeur Oyama s’est-il montré, ce jour-là, trop optimiste en annonçant un accord aussi rapide des forces prolétariennes, mais son avis n’en contenait pas moins une part d’exactitude. Le parti prolétarien, sans doute, tentait de s’unifier, mais sans réussir à concilier tous les intérêts en jeu, notamment ceux de la masse rurale et ceux des travailleurs urbains, ceux des intellectuels et ceux des ouvriers manuels. Il se retranchait dans des déclarations vagues, et parfois simplistes, pour ne pas accuser ses divergences. Tout en témoignant de son attachement au nouvel idéal démocratique, il n’osait point attaquer le fond des problèmes et proposer des solutions pratiques. Il avait pour lui le nombre. Il groupait des espérances. Il ne traduisait pas, par une organisation solide, l’obscure volonté des militants qui adoptaient ses revendications abstraites. Il a connu, dès la première heure, des divisions et des scissions, — il en connaîtra d’autres. Si l’avenir doit le consacrer, il faudra encore du temps pour qu’il arrive à une puissante discipline et qu’il entre dans la voie des réalisations importantes.

Le phénomène le plus notable, malgré ces dissentions, c’est que la querelle entre extrêmistes et modérés a prouvé que l’influence de ces derniers s’affirmait, pour le moment, avec prépondérance. Après le Congrès d’Osaka d’août 1925, la Confédération générale du Travail est restée maîtresse de la situation. De même, les délégués de 35 fédérations ou unions, assemblés à Tokio le 30 novembre 1925, ont adhéré en grande majorité à la politique réformiste. Cette fois, cependant, des troubles éclatèrent. Les dissidents dont les thèses étaient teintées de communisme se rebellèrent. La police intervint. Il fut ensuite annoncé aux promoteurs de cette conférence qu’il leur était interdit de poursuivre l’organisation d’un parti politique du prolétariat comme contraire à la « Loi sur le maintien de la Paix sociale », votée en 1925, dont il a été question plus haut.

Sous quelle forme les travailleurs reprendront-ils leur idée de ce vaste parti unifié ? Ils y reviendront certainement, et ils ne s’en tiendront pas à un échec qui n’est que momentané. Un jour ou l’autre, sous un nom nouveau, nous les verrons encore étudier un système de coopération politique pour mieux profiter des lois électorales et traduire leur puissance à travers le suffrage universel qui va être mis à l’épreuve en 1928.

En attendant, les groupes prolétariens iront à la bataille chacun pour son propre compte, tandis que le gouvernement manœuvre pour les maintenir en état de division et que les partis politiques plus ou moins inféodés aux clans s’évertuent, de leur côté, à les morceler à leur profit.

Voici, en résumé, à l’heure où Hiro-Hito monte sur le trône, comment ces groupes prolétariens se présentent :

1° Le Rodo Nominto (parti des ouvriers et des paysans) dont les chefs sont M. Motojiro Sugi-Yama et Ikuo Oyama, — le professeur de l’Université de Waseda dont nous avons cité les paroles. C’est le plus rouge, si l’on peut dire, car il emprunte certains de ses articles au socialisme russe. Il est pour un partage égalitaire de la terre et il irait jusqu’à la lutte des classes pour atteindre ses buts ;

2° Le Nippon Ronoto (parti des ouvriers et des paysans japonais) constituerait le centre de l’armée prolétarienne. Son président est M. Hisahi Asoo, — ex-secrétaire de la C.G.T. Il se déclare en faveur de l’union de tous les intérêts prolétariens, mais non pour la lutte des classes. Il n’est pas très fixé sur l’action qu’il entreprendra : action réformiste ou dictature du prolétariat. Le Secrétaire général du Nippon Ronoto, M. Muso Miwa, l’avoue avec quelque ingénuité : « Nous n’avons encore pris, dit-il, aucune décision à ce sujet pour la raison que notre parti est encore trop jeune et que les masses que nous voulons libérer sont incapables d’avoir une opinion politique quelconque… » ;

3° Le Shakaï Minshuto (parti social-démocrate) avec, pour leaders, M. Abe (de l’Université de Waseda) et Suzuki, le président actuel de la C.G.T… Ce sont les membres de la Confédération Générale du Travail qui dominent dans ce parti. Il apparaît résolument réformiste. Il souhaite avec intensité que les salariés deviennent la force politique principale du Japon. Un document officiel nous renseigne sur sa tactique :

« À maintes reprises, le parti social-démocrate a fait connaître son attitude à l’égard de toutes les classes privilégiées, nobles, clans féodaux, propriétaires terriens, magnats de la finance et de l’industrie qui ont monopolisé la politique à leur profit durant 50 ans. Après avoir déclaré la guerre à tous ces privilégiés, notre parti, qui représente les intérêts des ouvriers, des travailleurs ruraux, des salariés, des employés et des professions libérales cherchera à remplacer les lois et les institutions actuelles qui sont la cause de la misère sociale par des lois nouvelles basées sur l’équité. Mais notre parti entend opérer ce changement par la voie législative et non par l’action directe. Il est l’ennemi des mesures de violence qui ne mènent à rien, sinon à plus de misère…

« Nous sommes, en réalité, apparentés à l’esprit et aux méthodes du Labour Party anglais et de la Social-démocratie allemande. En Occident, le triomphe du socialisme et la défaite du communisme sont déjà un fait accompli. Au Japon, le mélange de ces deux éléments disparates nuit encore à la cause du prolétariat, mais leur scission commence à s’opérer. Encore est-il difficile de dire quelle est la tendance qui triomphera de l’autre et qui présidera à l’émancipation du prolétariat ! La faillite du communisme russe nous laisse espérer que cette tâche reviendra à notre parti ».

4° Le Nippon Nominto (parti des agriculteurs japonais) dirigé par M. Kitazawa (encore un professeur de l’Université de Waseda). Il a surtout pour adhérents les métayers, les fermiers, les petits propriétaires. Il est relativement le plus modéré, le plus opportuniste des groupements prolétariens. Il est possible de résumer son programme en trois points :

a) Émancipation politique, économique et sociale du prolétariat par des mesures en accord avec la situation actuelle du Japon ;

b) Révision du régime actuel de la propriété foncière, de la production et de la distribution et des récoltes, par des mesures appropriées ;

c) Lutte contre l’organisation des partis politiques actuels, qui sont tous bourgeois, et rénovation du Parlement.

Pour terminer cette énumération, il n’est pas hors de propos de dire un mot des Eta, ces parias dont l’origine est assez obscure, et qui atteignent, encore aujourd’hui, le chiffre de deux millions dans leurs communautés des environs de Tokio, d’Osaka, de Kyoto, de Nara et du Kyushû.

Sont-ils les descendants des Coréens réduits en esclavage par l’Impératrice Jingo ? D’où viennent-ils exactement ? Les savants sont en controverse là-dessus. Dans ce monde des « hommes pollués » se rencontrent les fils de tous ceux qui, pour une infamie quelconque, furent retranchés du corps social, non seulement les esclaves coréens, mais les keraï qui refusèrent de faire hara-kiri sur la tombe de leur seigneur, les déclassés de toutes catégories… Le professeur Basil Hall Chamberlain pense, en tout cas, que les Eta furent constitués en classe distincte au viie siècle ou au viiie siècle, lorsque le bouddhisme atteignit son plein rayonnement au Japon. Les Eta furent chargés de tuer les animaux vivants et de préparer les peaux. Cette fonction paraissait répugnante à tous les sectateurs bouddhistes : ceux qui la remplissaient devinrent des eta, c’est-à-dire « pleins de souillures ». On les appelle encore d’un mot plus méprisant : yotsu (quatre pattes).

Mis en marge de la société, parqués dans des quartiers séparés, traités comme des bêtes impures, les éta se marièrent entre eux, se multiplièrent, et quelques-uns prospérèrent. On en connaît de très riches. Mais ils ont conservé la tare originelle. Le préjugé est toujours sans pitié à leur égard qui les indique comme une race souillée.

Depuis l’ère de Meiji, ils ont été, en principe, lavés de cette tache. Les anciennes classes : shi, , , shô (samuraï, agriculteurs, artisans, commerçants), ont été abolies pour former un seul peuple comprenant des sujets égaux en droits. Pourtant, dans les actes d’état civil, les samouraïs sont mentionnés avec le titre de shizoku (hommes d’armes). Les personnes des trois autres classes sont qualifiées de heimin (peuple ordinaire) et, enfin, l’on a réservé pour les éta l’appellation de shinheimin (nouveau peuple ordinaire). En réalité, l’ostracisme continue, et la Société Suiheisha (la Société du Nivellement) travaille avec tous les partis avancés à faire réellement des éta, des Japonais comme les autres. Chaque incident, — et il en survient souvent — est exploité par les membres du Suiheisha pour dénoncer la triste situation qui est encore faite aux éta. Maintenant qu’ils ont le droit de vote, ils comptent bien trouver des défenseurs non seulement en dehors du Parlement, mais à la Diète même en agissant d’accord avec les partis prolétariens.

Encore une fois, quand on parle de ces partis nouveaux ne laissons pas notre imagination établir des parallèles trop précis avec les partis occidentaux. La phraséologie est la même dans les discours et les programmes ; la psychologie diffère très sensiblement. Les partis japonais sont menés par des théoriciens — la plupart professeurs — dont l’idéalisme est indéniable, mais qui ne sont préparés ni à la stratégie électorale ni, même, à la stratégie sociale du maniement des foules.

Lorsqu’il y aura une consultation nationale on percevra que les autorités officielles, les associations locales, les associations d’anciens militaires, très importantes au Japon sous le nom de Zaïgo-gunjin, les chefs d’industrie, disposent d’une influence considérable. De même, le socialisme japonais se pare des couleurs internationalistes, mais les autres pays ne font rien qui permette aux masses ouvrières orientales de croire qu’elles rencontreraient, dans les ouvriers d’Occident, des frères alliés. Il suffit d’évoquer les lois australiennes et l’attitude des Américains lors du vote du bill sur l’immigration.

Par conséquent, regardons les choses avec prudence et sous leur étiquette ou leur vernis occidental sachons découvrir le vrai Japon, celui qui garde encore une personnalité si accusée et un traditionalisme si vivace.

  1. Le 1er mai 1927 a été célébré, à Tokio, sans aucun incident. Plus de 20 000 travailleurs et aussi des délégations d’ouvrières en costume de travail ont participé à cette manifestation. L’itinéraire avait été fixé par les autorités japonaises et les cortèges étaient solidement encadrés par la police. Chaque groupement syndicaliste avait son drapeau et ses emblèmes. Ce fut un peu une parade à l’américaine plutôt qu’une démonstration d’un caractère agressif. Les manifestants étaient surtout des travailleurs manuels : ouvriers des chantiers navals, des usines métallurgiques, des filatures, des compagnies d’électricité, employés des transports.