Le Jardinier de la Pompadour/XIV

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Mercure de France (p. 244-261).


XIV


Le départ, deux jours après, fut des plus tristes. Le petit château, dans la lumière d’hiver, parut à Jasmin pâle comme le visage d’un mort. Le parc était en deuil, des corbeaux vinrent du bois de Boulogne battant des ailes vers Grenelle. À côté de Martine, Flipotte s’essuyait les yeux. Valère embrassa dix fois les époux. Les aides jardiniers se montrèrent navrés. Mais personne n’osait trop parler. On ne savait au juste pourquoi les Buguet partaient et nul ne voulait se compromettre. Agathon Piedfin fut le dernier de la maison que Jasmin aperçut. Le marmiton s’écria :

— Je prierai pour vous !

La barque, chargée de mannes, se détacha de la rive et bientôt Bellevue disparut dans le brouillard. Il sembla à Jasmin qu’on lui volait un morceau de lui-même, qu’une part de sa vie s’évanouissait et que plus jamais le soleil ne transpercerait les lourds nuages qui encombraient le ciel.

L’eau clapota à l’avant du bateau. Dans la campagne de Billancourt les labourés bruns s’estompaient derrière les buées. Chaillot montra à gauche ses villas trempées par les pluies, puis ce fut à droite, au fond de l’esplanade, l’hôtel des Invalides, solitaire dans la vaste plaine de Grenelle, avec la majestueuse façade de Mansard et le dôme à lanterne où l’or luttait avec la tristesse embrumée du ciel. Vis-à-vis, sur l’autre rive, autour d’un tapis de gazon, le Cours-la-Reine arrondissait en un cirque des rangées d’arbres où l’humidité noyait les dernières feuilles.

La barque s’arrêta au Pont-Royal. Jasmin et sa femme en descendirent et allèrent rue du Pot-de-Fer, chez un éperonnier avec lequel ils avaient lié des relations d’amitié à Bellevue, où il vendait aux piqueurs et aux gardes. Ils tombèrent au milieu d’une petite fête. La femme de l’éperonnier venait d’accoucher et les voisins accouraient avaler le coup de vin à la santé du poupon. Un potier d’étain était parrain et les parents avaient pris une perruquière pour marraine.

— Ainsi l’on pourra dire qu’il est né coiffé, fit le père.

Les Buguet furent reçus avec joie.

— Vous allez voir le petit ! s’écria l’éperonnier. Il pèse déjà six livres ! Une rôtisseuse de la famille nous offre une dinde qui pèse deux fois son poids pour le dîner de baptême ! Vous la mangerez avec nous. Et nous irons, une fois n’est pas coutume, prendre des huîtres chez l’écaillière !

Jasmin soupira :

— Mon bon ami, nous partageons votre bonheur. Mais vraiment nous serions des trouble-fête ! Nous partons demain avant l’aurore pour Boissise la Bertrand !

— Pour Boissise ! Votre mère est malade ?

— Nous ne sommes plus chez la marquise de Pompadour, dit Buguet.

— Vous n’êtes plus chez la Marquise !

L’artisan leva les bras au ciel.

— Je ne m’explique pas notre départ, raconta Buguet. On a rapporté je ne sais quoi à mon sujet et on m’a congédié sans vouloir m’entendre.

— Vraiment !

La révélation de Jasmin avait chassé le sourire de son hôte. Il bredouilla :

— Vous étiez heureux là. Et il n’y a pas moyen de rentrer ?

— Oh ! non ! sanglota Martine.

— Diable !

L’éperonnier prit une bouteille.

— Mais cela ne nous empêchera point de boire à mon enfant. Il a nom Nicolas-Daniel.

Le Parisien remplit les verres.

— À la santé de Nicolas-Daniel !

On but. Alors l’artisan, qui avait l’air embarrassé depuis l’aveu de Jasmin, déclara :

— C’est vraiment fâcheux que vous soyez arrivés aujourd’hui. La sage-femme loge dans la chambre qui vous était destinée et la maison est pleine.

Buguet fut gêné :

— Oh ! nous ne voudrions pas être importuns.

— En d’autres circonstances, nous vous recevrions comme des frères, affirma l’éperonnier. Mais aujourd’hui ! Vous voyez ce que je suis occupé et ma femme est au lit !

— Nous nous en irons !

— Ah ! pas sans avoir vu Nicolas-Daniel, protesta le jeune père.

Il alla prendre le nouveau-né, l’apporta vagissant, roulé dans une tavayolle :

— Il rit déjà !

Les Buguet regardaient le petit être rougeaud, aux chairs plissées, au nez épaté, qui crispait les poings dans la mousseline.

— Est-il joli ! murmura Martine.

— On a dit qu’il me ressemblait, répliqua l’éperonnier.

Les Buguet allèrent loger dans une petite auberge dont le patron était de leur pays. Là ils n’avouèrent plus qu’ils avaient été chassés de Bellevue. Mais l’hôte, enflammé par quelques «topettes de sacré chien», parla de la favorite :

— Ici on l’appelle la coquine au Roi. Sa mère est morte de la vérole et voici l’épitaphe qu’on fit à cette maquerelle :

Ci-gît qui, sortant d’un fumier
Pour faire une fortune entière,
Vendit son honneur au fermier
Et sa fille au propriétaire.

Jasmin souffrait.

— Des contes, dit-il. Il y a des gens méchants.

Mais l’aubergiste insistait :

— Vous verrez, Buguet, le peuple se révoltera. La Marquise dilapide les fonds du pays à des futilités. Elle fait tournevirer de jolies filles par d’ignobles valets pour les fournir au Roi dans une petite maison bâtie sur l’ancien Parc aux Cerfs de Versailles. Elle compromet de toutes façons le Bien-Aimé, qui n’ose plus venir à Paris et donne ses fêtes à Versailles, à Bellevue, à Crécy, à Fontainebleau ! Eh ! Cela finira mal ! Vous vivez au milieu des grandeurs, vous, mais dans ces affaires-là c’est l’opinion des poissardes, des charbonniers, des blanchisseuses, qui importe ! Ah ! Buguet, vous verrez un jour tout ce qui sortira des halles, des ateliers, des greniers et des caves pour s’en prendre aux rois et à leur sacrée bande ! J’ai senti ça, moi, aux émeutes de mai. Et depuis lors cela bout toujours, dans le fond de la grande marmite !

— Peuh ! vous écoutez trop les gens qui croient à tout et vous vous faites des idées noires !

— Des idées noires ! Avez-vous vu déjà le peuple furieux ? Non ! Ah ! Moi, j’ai frôlé des gaillards qui faisaient rage dans les rues et qui parlaient d’élever des barricades et de porter sur des piques les têtes des nobles !

— Vraiment !

— Ah ! oui ! C’était des crève-de-faim et des va-nus-pieds ! Que voulez-vous, quand l’estomac crie et que les pieds saignent !

— Ils feraient un jour des choses pareilles ?

— Ma foi, j’en ai bien peur !

Jasmin pâlit. Il vit une tête exsangue, terrible, le col rouge, au-dessus d’une canaille noire que dominaient des poings crispés.

— Pourvu que cela n’arrive pas, se dit-il. Malgré tout j’en mourrais aussi.

Le lendemain, au lever du soleil, Jasmin et Martine naviguaient dans le coche d’eau au long de la plaine de Juvisy. L’aube blafarde éclaira le chemin de halage, où pataugeaient les chevaux.

Sept ans auparavant, Jasmin, par une matinée de juin, avait voyagé là, plein d’espoir. Aujourd’hui il remontait la Seine l’âme navrée. Le rêve était brisé, les illusions étaient mortes, l’enchantement s’était évanoui. Il lui restait au cœur une blessure profonde qui lui fit bien mal lorsque le coche, ayant dépassé Champrosay, arriva en vue d’Étioles. Martine se cachait au fond de la cabine, n’osait regarder son mari. Jasmin poussa un grand soupir.

— Plus jamais ! Plus jamais ! dit-il en serrant les poings.

Cela pesait sur sa poitrine comme un poids de fer. En ce moment il crut que sa vie était terminée.

Corbeil apparut sous une averse. Le pont s’allongeait sans personne au dos de ses arches. Bientôt, à un tournant du fleuve, Jasmin aperçut dans le gris les coteaux du Coudray, avec l’endroit appelé la Demi-Lune, où les abbés de Mennecy avaient fait bâtir une sorte de donjon.

— Nous approchons de Boissise, pensa-t-il.

Et il se demanda ce qui l’attendait après une aussi longue absence. Une angoisse le saisit. Il lui sembla que le coche n’avançait plus. Déjà à Corbeil il avait prié un cavalier de sa connaissance qui regagnait Melun par la rive d’annoncer l’arrivée.

Le bateau doubla la tannerie de l’oncle Gillot. Tout était fermé. Puis ce fut Saint-Port, Saint-Assise. Vis-à-vis de Boissise-la-Bertrand, une barque stationnait au milieu du courant.

Un jeune homme s’y trouvait. Jasmin ne le reconnut pas d’abord. Puis, l’ayant dévisagé, il s’écria :

— Éloi Règneauciel !

C’était le premier amoureux d’Étiennette Lampalaire. Il venait aux nouvelles.

— Bonjour, Jasmin ! Bonjour, Martine ! disait-il en recevant les paquets qu’on lui passait du coche.

— Comment ! c’est toi, petit ? dit Martine. Comme ça te va de vieillir, ajouta-t-elle en sautant dans la barque.

— La mère Buguet n’est pas malade ? demanda Jasmin anxieux, en s’installant au milieu des bagages.

— Malade, non. Mais l’âge lui pèse. Vous aurez peine à la reconnaître. J’aime mieux vous prévenir pour que vous n’ayez pas l’air de la trouver changée, ça lui ferait de la peine, et elle en a eu tout son saoul depuis que vous êtes partis.

Jasmin retint un sanglot.

— Passe-moi les rames, ça ira plus vite !

Chaque fois qu’il se penchait, d’un grand bond la barque se rapprochait de la rive.

Comme Martine ignorant le sort de Tiennette ne pouvait répondre aux questions du garçon, tous se taisaient lorsque la pointe de l’embarcation s’enfonça dans les joncs de la berge.

Sans se retourner, Jasmin escalada la rive, suivi de Martine qui avait confié son butin au passeur. Ils allaient sans rien voir que la maison : elle était presque méconnaissable avec ses volets clos, le pignon humide et le marronnier qui avait grandi, mal taillé, et s’emportait à la cime.

La mère Buguet apparut à la porte. D’une main elle s’appuyait sur un bâton, de l’autre elle se tenait au chambranle. De loin on lui voyait le front assombri, les orbites embrumées de tristesse, les joues pâles, d’une pâleur un peu verte, le dos voûté. Jasmin s’élança, franchit le jardinet, enfonçant dans la pourriture des feuilles mortes. La vieille pour lui tendre les bras s’accota au mur. Elle pleurait.

— Ne pleurez pas ! Ne pleurez pas ! supplia Jasmin. C’est pour toujours que nous revenons.

— Laisse, laisse, petit, ça fait du bien.

Une quinte de toux secoua la vieille. Quand elle fut calmée, elle s’assit, s’informa : étaient-ils contents ? Pour elle il ne fallait pas abandonner leur place. Et tous ces beaux jardins que Jasmin avait faits là-bas ? Ce devait être magnifique ! Par contraste le sien allait bien le dégoûter ! Tant qu’elle avait eu la force, elle l’avait entretenu, mais depuis deux ans, oui ! c’était juste au départ de Tiennette que ça l’avait prise, comme une grande fatigue, l’ennui de vivre.

— Dame, ça se comprend, cette petite, elle me parlait de vous, elle ne voyait rien de mieux au monde et là-dessus on s’entendait. À force d’envier un bonheur pareil au vôtre, elle m’y faisait croire. Et maintenant, plus je vous regarde, plus je doute que vous soyez heureux ! Les grands sont ingrats, bien souvent.

— Mais non, la Marquise a toujours été bonne. Malgré cela on ne peut être toute sa vie chez les autres, et puis nous en avions assez d’être loin de vous, dit affectueusement Martine.

— Oh ! ma fille ! C’est toi qui as eu la bonne idée de revenir ! Et moi qui t’accusais de me l’avoir pris pour toujours. Dieu est juste ! Il me semblait que j’avais mérité de vous revoir ! Enfin ! Enfin ! Je suis bien heureuse !

Elle haletait ; ses enfants furent effrayés. Sur leur conseil elle se mit au lit. À ce moment la tante Laïde Monneau entra sans frapper :

— Eh bien ! Eh bien ! En voilà une histoire ! C’est comme ça qu’on revient sans prévenir le monde ! Quand le garçon à Cancri m’a avertie, j’ai tressauté si fort sur ma chaise que ma chaufferette a culbuté. Au bout de sept ans ! Revenir comme ça sans crier gare ! Au risque de donner le coup de mort à cette pauvre Buguet ! Enfin, puisque vous voilà, laissez-moi vous embrasser et vous regarder à mon aise !

La bavarde reprit :

— J’espère que ce n’est pas les mains vides que vous revenez ? Vous devez pourtant avoir eu du tourment… Ça se voit à votre mine… Enfin ! Si votre affaire est faite !

— Tante Laïde, interrompit doucement Martine, nous sommes assez de deux pour compter notre fortune. Là-dessus, laissons dormir la mère.

Elle sortit en affectant de marcher sur la pointe des pieds. Jasmin et Laïde la suivirent.

Dehors une rumeur attira leur attention. Des villageois arrivaient aux nouvelles. Cancri le cordonnier portait sur sa tête frisée et grisonnante un des paquets de Jasmin. Euphémin Gourbillon suivait, le dos courbé sous une manne assez légère : il se déchargea de son fardeau, mais son échine ne se redressa point. Le joyeux dévot avait un nez rouge, les yeux éraillés, les joues bourgeonnées. Il souhaita le bon retour aux Buguet d’un air triste. Nicole Sansonnet vint. À un de ses bras devenus trop courts, elle tenait un panier rond où bâillaient des poissons sortant du vivier. Elle les apportait pour se faire une entrée.

— À Paris on n’en mange pas d’aussi frais, dit-elle. Mais à Bellevue ça doit être un plaisir ! On les engraisse bien sûr ! Aussi vous devez être difficiles ! Mais si vous nous restez il faudra vous réhabituer aux petits poissons et aux petites gens !

— Ce n’est pas pour toi que tu parles, riposta Martine. Tes rotondités font honneur à ta marchandise !

Nicole minauda en serrant les lèvres. Un sale propos de Gourbillon la fit pouffer d’un large rire édenté, qui ouvrit un trou noir dans son visage.

Martine et Jasmin observaient avec tristesse les décrépitudes de leurs anciens voisins.

— Comme on devient !

Pourtant, en ce moment, la curiosité animait le visage de tous ces rustres et faisait luire leurs regards.

Ils étaient venus pleins d’envie. Ils repartirent heureux. Les femmes trouvaient que Martine « en avait rabattu », qu’elle n’était plus aussi fière, que d’ailleurs « il n’y avait pas de quoi », car elle faisait moins envie que pitié avec ses yeux caves et son front soucieux.

— Ils vous ont des airs de chiens fouettés !

— On voit qu’ils en ont gros sur le cœur !

— M’est avis qu’ils sont revenus avec un chétif butin !

— Tout de même, ils sont bien discrets sur la cause de leur départ, affirma une Règneauciel.

— C’était le meilleur moyen de vous clore le bec, tas de pies ! répliqua Cancri. À vous entendre jacasser sans rien savoir, on se demande ce que ce serait si vous étiez renseignées !

— Bien dit, savetier ! affirma Gourbillon. Là-dessus allons boire à la santé des revenants !

— Tu nous invites, Euphémin ? demanda la Sansonnet.

— Après tous vos bavardages, un seau d’eau vaudra mieux pour vous rincer la langue !

Le soir même l’état de la mère Buguet empira.

Martine, qui toute la journée avait nettoyé le logis, sommeillait, la tête entre ses bras étendus sur la table. Au chevet de la malade Jasmin veillait.

Atterré, le jardinier voyait la fièvre empourprer le visage aux pommettes saillantes de la Buguet, brûler ses pauvres mains dont les veines se gonflaient de sang noir. Ses mains, à lui, étaient froides, un peu tremblantes : doucement, il les posa sur le front de sa mère. Elle sourit vaguement sous cette fraîche caresse. Jasmin la renouvela souvent et chaque fois il fut payé d’un regard tendre, en même temps que la vieille murmurait, comme sortant d’un cauchemar :

— Ah ! c’est toi ! Que je suis heureuse ! Je vais dormir encore un peu, tu ne vas pas me quitter ?

La nuit se passa ainsi. Martine, avec des simples ramassées en leur saison, fabriquait des tisanes qu’elle sucrait de miel, pour apaiser les quintes de toux devenues plus fréquentes.

À l’aube Jasmin courut à Melun chercher un médecin. Il faisait grand jour lorsque la berline du vieux praticien traversa le village. Elle s’arrêta devant la maison Buguet. Ce fut Laïde Monneau qui ouvrit la porte.

— Hélas ! Hélas ! s’écria-t-elle en levant les bras, le curé lui serait peut-être plus utile, soit dit sans vous offenser ! La pauvre femme ne peut plus rien avaler !

Le médecin alla droit au lit, d’où s’élevait un râle. Il regarda tristement la malade :

— Laissez-la en repos, le temps achève son œuvre.

D’un geste lent de vieux philosophe, il remit son gant de laine qu’il avait ôté en entrant.

— Il n’y a rien à faire, mon pauvre ami, avoua-t-il à Jasmin.

— Rien ?

— Rien.

Le médecin partit. Alors des voisins firent irruption dans la maison. Ils s’informèrent de ce qu’il avait ordonné et tous protestèrent.

— Ce n’est pas la peine de l’appeler pour qu’il ne donne pas une recette !

Chacun proposa un remède.

— Une bonne saignée, ça fait revenir de loin, dit la tante Gillot. La sage-femme de Corbeil s’y entend. Elle a la main légère. Son coup de lancette fait moins mal qu’une piqûre d’aiguille. Grâce à elle mon homme n’est que paralysé au lieu d’être mort.

— Quand j’étais grosse de mon petit dernier, surenchérit la femme d’Eustache Chatouillard, qui se trouvait à Boissise chez des parents, elle m’a guérie d’une mauvaise toux qui me tenaillait le ventre jusqu’au tréfond, rien qu’en me bouchonnant avec une poignée d’orties ! Ah, dame, il m’en a cuit longtemps, mais je suis arrivée à terme. Sans ce remède, j’avortais, bien sûr !

Laïde Monneau interrompit :

— Bien sûr ! Bien sûr ! Rien n’est sûr en ce monde, la Chatouillard ! En tous cas, c’est pas votre sage-femme qui tirera la Buguet de là. Et si le diable la guette, il est grand temps d’aller chercher le curé, car elle pourrait passer, la pauvre femme !

— J’y cours, dit la Sansonnet.

— On la dirait morte, reprit Laïde.

Martine, toute éplorée, traversa la chambre.

Devant son chagrin le silence se fit. Très vite elle monta l’escalier de sa chambre ; là elle déficela un grand panier, le fouilla et y prit un coffret. Elle en retira une chose précieuse, enveloppée d’un mouchoir, puis redescendit l’escalier en courant.

— Du courage, ma bonne, lui dit la femme d’Eustache. Si tu as besoin d’un coup de main pour la remuer, je suis là.

— Merci, répondit Martine, nous sommes déjà trop autour d’elle. Ça mange l’air.

La tante Gillot, penchée sur le lit, observait la mourante :

— Mon Dieu ! Vlà son nez qui se pince, on ne l’entend plus respirer ! Et le curé qui ne vient pas !

Martine s’approcha de Jasmin. Elle lui remit l’objet qu’elle tenait. C’était un coquet miroir encadré d’écaille que la marquise de Pompadour avait abandonné à la soubrette parce qu’il était fêlé. Le jardinier jeta un regard triste sur la glace brisée, puis, se penchant vers sa mère, qu’il baisa au front, il le lui mit au-dessus des lèvres.

— Vois, Martine, elle respire. Le miroir est terni !

À ce moment le curé entra. Martine et Jasmin soulevèrent la malade sur l’oreiller. Elle soupira :

— À boire !

Une lueur passa dans les yeux de Jasmin. Avec une cuiller, Martine fit prendre à la Buguet deux gorgées d’eau à la fleur d’oranger. La vieille rouvrit les yeux, regarda son fils :

— Ah ! J’ai trop dormi ! J’ai trop dormi ! Donne tes mains !

Mais elle ne tendit pas les siennes. Comme deux chauves-souris abattues qui cherchent l’ombre, elles couraient incertaines sur le drap de grosse toile ; elles le saisissaient, le tiraient dans un vague désir d’ensevelissement, qui n’aboutissait pas et renaissait toujours avec la même ardeur impuissante.

— Laissez-nous seuls, dit le curé.

— Non ! Qu’ils restent ! Ah ! J’ai trop dormi, soupira la mourante.

Comme ses paupières étaient closes, Martine et Jasmin s’éloignèrent sur un geste du prêtre.

Quand ils rentrèrent tout le monde les imita.

La Monneau, de son œil sec de vieille poule, suivait toute la cérémonie. À la communion elle dit :

— Pourra-t-elle garder le bon Dieu ?

Elle découvrit les pieds pour qu’on y mît les saintes huiles.

La tante Gillot était affolée, ses soupirs gonflaient son épaisse poitrine, ses joues luisaient sous les larmes. Mais elle pleurait plutôt sur elle-même, car elle répétait avec douleur :

— À qui sera-ce le tour maintenant ?

La femme d’Eustache, l’air hébété, tenait dans ses bras son dernier-né, qui frappait de ses petits pieds le ventre de sa mère, resté gros. Pendant la prière des agonisants, Laïde, qui en épiait l’effet sur les traits de la moribonde, s’écria tout à coup :

— Elle a passé !

D’une main fébrile, Jasmin présenta le miroir aux lèvres de sa mère : il ne ternit pas. Le jardinier chancela. Le miroir roula sur le sol.

— Heureusement que j’arrive, dit Nicole Sansonnet, qui retint Jasmin dans ses bras. Jetez-lui de l’eau à la figure !

Martine était déjà près de son mari. Elle baisait son visage douloureux, frappait le creux de ses mains ; elle tira de sa poche un vieux flacon de sels trouvé dans les rebuts de la Marquise et le lui fit respirer. Jasmin se ranima. Alors Rose Sansonnet lui remit le miroir qu’elle avait ramassé : une nouvelle fente traversant la première faisait une croix dans sa clarté.

— Lequel de vous deux va fermer les yeux à la défunte ? demanda Laïde Monneau.

Martine repoussa doucement son mari, voulant lui éviter ce cruel devoir. Elle se pencha sur la Buguet, posa une bouche brûlante sur le front immobile, puis murmura en baissant les paupières de la morte :

— Vous ne verrez plus les méchants !

Elle ajouta :

— Dis-lui adieu, Jasmin, et laissons-la dormir.

Le fils embrassa la mère et, docile, suivit sa femme, qui l’entraîna hors de la chambre funèbre.

— Ce que c’est que de nous ! soupira la tante Gillot.

Le curé avait rejoint Jasmin. Il consolait le jardinier :

— Vous reverrez votre mère à la Résurrection. Elle sera comme elle fut au temps de sa pleine jeunesse. Saint Thomas a annoncé que le miracle aurait lieu au crépuscule, au moment où le soleil et la lune seront à l’endroit même où ils furent créés. L’archange saint Michel sonnera de la trompe avec tant de force que les morts l’entendront et les anges gardiens reconstruiront le corps de leurs anciens pupilles.