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Le Joueur (Diderot)/Acte IV

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Le Joueur (Diderot)
Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierVII (p. 482-500).


ACTE IV


Le théâtre représente la maison de Beverley.



Scène PREMIÈRE.

MADAME BEVERLEY, CHARLOTTE, LEUSON.
CHARLOTTE.

L’hypocrite ! le doucereux, le détestable hypocrite !

LEUSON.

Il est enfin démasqué ; il n’échappera point à son châtiment. Madame, soyez tranquille ; l’infâme ne vous aura point insultée impunément.

MADAME BEVERLEY.

Monsieur Leuson, point de violence ; songez-y, vous m’en avez donné votre parole, et je n’ai parlé qu’à cette condition.

LEUSON.

Madame, comptez sur moi ; je serai prudent. Je sais être de sang-froid quand il le faut.

MADAME BEVERLEY.

Si vous remettiez votre visite à demain.

LEUSON.

Eh non, madame, il faut le voir à l’instant. Soyez sûre que ce Stukely est un lâche, et que le ver qui rampe à vos pieds a plus d’énergie que lui… Je me ressouviendrai de vos ordres et de ma parole ; je le traiterai comme il vous plaît, doucement. Je me contiendrai… Mais il faut que je lui regarde entre les deux yeux… Je verrai dans sa contenance et dans ses regards autant que dans ses réponses… De là je vais chez Bates… C’est celui-là que je veux sonder à fond. Si ces deux coquins sont impénétrables, la troupe est nombreuse ; il est impossible qu’il ne s’y trouve pas un traître. Bonsoir, mesdames ; je n’ai pas un instant à perdre.

MADAME BEVERLEY.

Ces hommes me désespèrent avec leur emportement ; ils n’entendent rien ; la voix de la raison et de la douceur s’éteint à l’entrée de leurs oreilles ; je tremble des suites. Mais, Charlotte, la nuit s’avance ; allons reprendre les occupations ordinaires de nos soirées.

CHARLOTTE.

J’ai gagné votre teneur. Cependant je me flatte, sans trop savoir pourquoi, que d’ici à demain les choses prendront un aspect moins effrayant.


Scène II.

MADAME BEVERLEY, CHARLOTTE, JARVIS.
CHARLOTTE.

Eh bien ! mon bon monsieur Jarvis, qu’est-ce qu’il y a ?

JARVIS.

Beaucoup de mal, madame, beaucoup.

MADAME BEVERLEY.

Et quel mal, mon ami ? dites vite.

JARVIS.

Madame, les hommes, les hommes ; ils ne sont pas ce qu’ils paraissent ; et j’ai bien peur que votre monsieur Stukely ne soit qu’un méchant.

CHARLOTTE.

Nous savons à quoi nous en tenir là-dessus ; mais vos nouvelles…

JARVIS.

Eh bien ! mademoiselle, c’est qu’il y a une action intentée contre mon maître, au nom de son bon ami.

MADAME BEVERLEY.

L’infâme ! le vilain ! Voilà le sens et l’effet de sa menace ! Mon ami, allez, courez chez Wilson, descendez encore dans cette caverne de voleurs ; vous y trouverez votre maître. Parlez-lui. Persuadez-le ; amenez-le ici. Mon ami, dites-lui que j’ai une affaire de la dernière conséquence à lui communiquer ; mais surtout qu’il ne vous échappe pas un mot de Stukely… vous pourriez l’offenser, le fâcher, et le porter à quelque action violente… Courez vite, courez, hâtez-vous, mon bon monsieur Jarvis ; ne perdez pas un instant.

CHARLOTTE.

Monstre infernal ! ministre de Satan ! Si ces mains avaient autant de force que j’ai là de courage, tu ne tarderais pas à être mis en pièces.

MADAME BEVERLEY.

Mon amie, je suis lasse du monde et de la vie. Cependant le ciel est juste ; le temps de sa vengeance viendra, et tous ces scélérats seront écrasés.


Scène III.

La scène change ; on voit l’appartement de Stukely.
STUKELY, BATES. Ils se rencontrent en entrant.
BATES.

Qu’avez-vous fait ? Qu’êtes-vous devenu depuis que nous nous sommes quittés ?

STUKELY.

Je ne sais… J’ai perdu mon temps à faire le sot autour d’une femme… Cette femme est… Mais le lieu et le nom n’y font rien… L’ami Stukely s’est un peu mécompté… Il espérait, et il a été reçu comme un chien… Mais où est Beverley ?… où est-il ?… Et sa dernière catastrophe, comment l’a-t-il soutenue ?

BATES.

Dauson m’a dit, comme un homme abasourdi. Lorsqu’il eut tout perdu, ses yeux s’attachèrent à la terre. Il demeura quelque temps ainsi, les bras croisés sur la poitrine, immobile, stupide. Puis tirant son épée, qui était accrochée à une des boutonnières de sa veste, il se coucha par terre ; et les regards distraits, égarés, il se mit à tracer des figures avec la pointe ; puis il se leva, s’arrêta, roulant autour de lui des yeux sombres et hagards. Il parut alors frissonner. Puis comme une femme surprise d’un accès de vapeurs, il se mit à éclater de rire, et cependant des larmes de douleur coulaient de ses yeux. Tel il était lorsqu’il sortit.

STUKELY.

La tête lui a tourné. Il est devenu fou.

BATES.

Oui, fou de désespoir.

STUKELY.

Il faut travailler à l’enfermer. Un cachot est la vraie demeure qui lui convient… Mais j’entends frapper… Si c’était lui… Sors par ce côté… (Bates sort.) Qui est là ?


Scène IV.

STUKELY, LEUSON.
LEUSON.

Un ennemi, un ennemi déclaré !

STUKELY.

Il est bien singulier qu’on prenne ainsi la liberté d’entrer et de m’importuner. Je suis chez moi, et il me semble que j’y devrais être à l’abri de l’insulte.

LEUSON.

D’asiles sacrés pour la scélératesse, il n’y en a point ; la vertu l’attaque partout où il lui plaît. Y aurait-il quelque sécurité pour le lion et le tigre, si le chasseur pouvait pénétrer dans la demeure de l’animal perfide et malfaisant !

STUKELY.

Monsieur, qu’est-ce qu’il y a ? que voulez-vous ?

LEUSON.

Te dire que je te connais… Qu’as-tu ? tu pâlis ! tu te troubles !… Tu as dans le regard et dans le visage la terreur du crime… Beverley est-il enfin sorti de son assoupissement ? Sa femme rêve-t-elle ?… Parle… Celui qui ose ce que tu as osé ne doit point être un lâche ; il faut qu’il ait le courage de justifier ses faits, et de se montrer devant ses accusateurs. La Lâcheté et le remords ne lui vont point.

STUKELY, haut, troublé, du côté de la porte,
comme s’il entendait venir quelqu’un.

Qui est-ce qui est là ?

LEUSON.

C’est fait du téméraire qui met ici le pied tandis que j’y suis, et qui nous interrompt. Il est mort. (Il va fermer la porte.) Il fallait se tâter d’abord et se connaître. La nature te fit un infâme ; mais elle avait marqué ta place dans l’ordre subalterne de la canaille. Avec un peu de prudence, tu t’y serais tenu. Tu aurais pressenti le péril que tu courais à t’élever plus haut, sans avoir l’aile assez forte.

STUKELY.

Vous me parlez là comme si je vous craignais.

LEUSON.

Et tu me crains aussi. (En le tirant par la manche.) L’ami Stukely, vous souvient-il que nous devions nous voir en particulier ; que la présence d’une femme aimable vous donnait des distractions ? Nous sommes seuls. Eh bien, l’ami Stukely, vous plairait-il ? (En le poussant violemment.) Le coquin ! le vil coquin ! L’insecte s’irrite, si on le foule du pied. Il ne reste pas même à cet homme ce mince ressentiment. Cela un homme ! ce n’en est plus un ! c’est de la boue. Cela s’est tant avili, a tant et tant fait de bassesses… Enfin nous vous avons atteint ; nous avons reconnu tous les détours de votre labyrinthe. Nous vous tenons. Vous ne nous échapperez qu’à bonnes enseignes. Il faut parler ou périr ; il faut périr ou tout avouer. Point de quartier, sans une confession générale.

STUKELY.

Il paraît que vous me prenez pour… Mais voyons d’abord sur quoi fondé… Expliquez-vous ; sans quoi vous menacez en vain… Si vous m’avez insulté mal à propos, il est possible que je sois vengé.

LEUSON.

Je te prends pour… eh oui, l’ami, pour un lâche. Si tu ne l’es pas, montre-le. (Leuson met ici l’épée à la main, et Stukely se retire.) Il me fait pitié… C’est cela pourtant ; c’est ce misérable qui s’empare d’un Beverley, d’un brave homme, qui le subjugue ci qui en fait sa proie. J’en suis confondu… Je lui couperais le nez et les oreilles, qu’il me laisserait faire… Le péril et le désespoir, qui révoltent les êtres les plus faibles de la nature, ne peuvent rien sur cette fange… Monsieur Stukely, quand on embrasse la profession d’un coquin du premier ordre, il y a des qualités qu’il faut avoir ; par exemple, du courage et une épée. Ce n’est pas assez que de duper, il faut encore savoir effaroucher sa dupe, et relever sa scélératesse d’un peu de bravoure.

STUKELY.

Ma scélératesse ! Monsieur Leuson, vous feriez prudemment de mettre quelque terme à la liberté de vos propos… Il y a des lois contre l’outrage. On n’attaque point la réputation…

LEUSON.

Des lois ! Oserais-tu bien t’adresser aux lois ? Ont-elles été faites pour servir d’abri à tes semblables, dont la vie en est une infraction continuelle ?… Cela parle de réputation, je crois, après avoir trahi le saint nom d’ami, trahi, pillé, volé, ruiné !…

STUKELY.

Courage, monsieur Leuson. Tombez à présent sur les joueurs. Le sujet est riche, et prête merveilleusement à votre talent pour la déclamation. Allons, prenez une chaire dans la cité, prêchez : il n’y a guère de tavernes qui ne vous fournissent des auditeurs. Si vous faites là peu de fruit, allez chez les grands… Que sait-on ? il vous est peut-être réservé de les réformer. En attendant, permettez que nous pensions de cet amusement comme tous les honnêtes gens de la nation.

LEUSON.

L’exemple, quelque général qu’il soit, ne justifiera jamais un vice à mes yeux. Non, misérable, non. Que les grands, que la ville si ardente à prendre les travers des grands, que le souverain même s’asseye à une table de jeu ; qu’on y perde la fortune, la bonne foi, le temps et la vie, en dépit des lois ; rien ne peut excuser des mœurs aussi détestables ; rien ne peut faire de la profession de joueur un état honorable. Elle resterait au-dessous des fonctions les plus méprisables de la société, quand il plairait à la bizarrerie d’un monarque d’y attacher un titre, un cordon, des croix, une pension.

STUKELY.

Fort bien, monsieur Leuson ; vous êtes en trop beau chemin pour enrayer sitôt. Voyez ce que c’est que la commisération pour un ami réduit à l’aumône. C’est pourtant par un beau zèle pour le pauvre Beverley qu’on me traite ainsi ; du moins monsieur Leuson ne serait pas fâché qu’on le crût. Cependant il y a quelque apparence que le mari et la femme n’en auraient pas moins gémi dans le fond d’une prison, quand la fortune de la sœur eût échappé du naufrage, et récompensé l’amour désintéressé de l’honnête et généreux monsieur Leuson.

LEUSON.

Voilà des pensées dignes de toi. Il n’en vient que de pareilles à ceux qui ont perdu comme ce bas coquin tout sentiment d’honneur et de bonté. Écoute, et si tu peux être encore tourmenté par le récit d’une action vertueuse, sache qu’en ruinant de fond en comble Beverley, tu m’as rendu le service le plus important que je pusse attendre d’un ami.

STUKELY.

Ce n’était pas tout à fait mon dessein. Vous êtes dispensé de la reconnaissance.

LEUSON.

Grâce à toi, ma Charlotte m’a connu ; j’ai à ses yeux un mérite qui me manquait : elle sait à présent si c’était sa fortune ou sa personne que j’ambitionnais.

STUKELY.

Ayez-la et me soyez obligé, si vous le voulez.

LEUSON.

Quant au malheureux Beverley son frère, je suis venu pour t’ avertir que je poursuivrai les brigands qui l’ont dépouillé, jusqu’à ce qu’ils aient restitué leur proie, et obtenu le salaire qu’ils ont mérité.

STUKELY.

Beverley ! sache qu’il est en ma puissance, et connais ton imprudence. Si l’on s’acharne à me déchirer et à travestir indignement mon amitié pour lui, je retire ma main ; je l’abandonne à son sort. Qu’il tombe, qu’il soit brisé, et que ceux qui auront occasionné ce dernier mal heur par leur indiscrétion, s’en félicitent.

LEUSON.

Comment ! je crois qu’il ressent ! qu’il ose ! qu’il veut avoir un caractère, être un infâme distingué ! Je te suivrai, te dis-je. Sauve-toi où tu voudras, je t’atteindrai. J’arracherai Beverley d’entre tes mains impures ; et l’honneur de sa femme ne sera point sa rançon. (Il sort.)

STUKELY.

Ô lâche en effet que je suis ! je voudrais être un scélérat décidé, et je ne saurais ; l’idée du péril me fait frémir. Je crains, je vois la perte s’approcher, m’entourer, me presser, et je reste comme un stupide. Mais si le courage nous manque, ayons au moins de la prudence, et que cette vertu nous défende. Voyons ; quel moyen d’ensevelir mes forfaits dans le silence des ténèbres ? Un seul, c’est d’en oser un plus grand… Officieux Leuson, prends garde… ce projet n’est pas sans danger… mais n’importe… Ah ! Hâtes ! c’est toi ?


Scène V.

STUKELY, BATES.
BATES.

Qu’est-ce qu’il y a ? C’est avec Leuson et non avec Beverley que je vous ai laissé. Il a fait du bruit, ce me semble, et je vous trouve l’air effrayé.

STUKELY.

Un peu, et avec quelque raison. Nous sommes découverts.

BATES.

J’en avais le pressentiment. Je vous en ai prévenu ; mais vous ne doutez de rien.

STUKELY.

Tiens, Bates, tu as précisément toute l’allure des sots. Ils reviennent sur le passé auquel on ne peut rien, et tremblent sur l’avenir, au lieu de penser aux moyens d’en écarter le péril. Il faut réfléchir et marcher. Beverley n’en est encore qu’aux soupçons ; mais dans un instant il peut être éclairé par Leuson. Celui-ci me hait et a sur moi un ascendant auquel je ne saurais me soustraire que d’une manière.

BATES.

Et quelle ?

STUKELY.

S’en défaire… Tu t’effrayes… L’ami, aux grands maux de grands remèdes… Si tu veux vivre, il faut qu’il meure.

BATES.

Vous ne pensez pas sérieusement ce que vous me proposez.

STUKELY.

Tu te trompes.

BATES.

C’est votre dessein ?

STUKELY.

Ce l’est,

BATES.

Adieu donc ; bonsoir.

STUKELY.

Arrête ; il faut auparavant m’entendre et me répondre. Je t’ai mal présenté la chose. Nous sommes naturellement pusillanimes, et l’idée d’un meurtre nécessaire nous révolte. Mais écoute-moi ; je n’ai pas résolu celui-ci sans y avoir songé de sang-froid ; d’abord j’ai senti comme toi, j’ai frissonné, j’ai détourné mes regards ; la conscience a voulu parler ; mais sa voix a été interrompue par le cri de la nature. La nature me criait : Perds qui te veut perdre. La brute discerne d’instinct son ennemi, et le détruit sans balancer quand elle en a la force, et l’homme n’en pourra faire autant ! Un Leuson poursuivra notre perte ; nous pourrons l’écraser, et nous resterons oisifs ! Et nous nous laisserons percer par le chasseur, lorsqu’il dépendait de nous de le déchirer ! C’est une sottise. Est-ce que tu ne conçois pas cela ?

BATES.

Voilà qui est fort bien ; mais je lui ai des obligations ; et jamais je n’attenterai à la vie d’un bienfaiteur.

STUKELY.

Eh bien, vis donc pour l’ignominie, la misère et le supplice. Tu veux le forfait, mais tu t’y refuses. Stupide, s’il n’était question que de le ruiner, lu serais prêt à me seconder ; et qu’est-ce que la vie sans la fortune ? Rien. Enlever à un homme sa fortune, c’est le condamner à languir dans la peine et ajouter la cruauté à un long assassinat ; et tu crains de séparer ces forfaits. Adieu ; sortez, scélérat manqué ! Qu’on ne me parle plus de ces demi-coquins : on se perd avec eux tôt ou tard. Bates, ce que vous avez gagné est à vous, gardez-le, et allez vous cacher dans un trou avec votre petit butin. Tirez. Si j’ai des bontés à l’avenir, ce sera pour d’autres qui les mériteront.

BATES.

Mais quelle sera ma récompense ?

STUKELY.

Partage égal de tout ; je le jure.

BATES.

Les moyens ?

STUKELY.

Un poignard et du courage… Il est allé chercher Beverley. Il faut l’attendre dans la rue… La nuit est obscure.

BATES.

Mais après cela, on ne dort plus.

STUKELY.

Pèse le prix. Cela fait, j’ai d’autres propositions à te faire. Envoie-moi Dauson.

BATES.

Je rêve… C’est fait… J’y suis résolu… Adieu. (Il sort.)

STUKELY.

Plus de Leuson, plus d’ennemi, plus de frayeurs. Encore une nuit, et tout sera bien. Allons attendre l’issue là dedans.


Scène VI.

La scène change ; il est nuit sur le théâtre qui représente la rue.
BEVERLEY.

Où suis-je ? où vais-je ?… J’erre comme un proscrit… je porte la malédiction… j’en sens le poids… Je sens à chaque pas les approches du désespoir… je porte la terreur… L’assassin, qui rôde dans les ténèbres, approche sa lampe de mon visage ; il me voit ; il voit mes yeux égarés ; il s’effraye, il se retire. Où vais-je ?… C’est ici, je crois, ma maison… Tout ce qui me fut cher y est renfermé. Comment les portes m’en sont-elles devenues aussi odieuses que celles de l’enfer ?… Je n’y rentrerai plus !… je n’y rentrerai plus !… Qui est-ce qui passe ?… C’est Leuson, je crois… L’heure est fatale… Si je m’en souviens, c’est lui qui a dit… Oui, j’ai de la peine à me rappeler… Je ne sais plus… Cependant il y a quelque chose.


Scène VII.

BEVERLEY, LEUSON.
LEUSON.

C’est Beverley. Je vous rencontre à propos. Vos affaires m’ont donné bien de l’inquiétude.

BEVERLEY.

On me l’a dit ; et voici le moment de vous en remercier comme je le dois.

LEUSON.

Remettez à demain ; peut-être aurai-je fait davantage. Il est tard. Je vais chez Bates. Le chef de ces infâmes se démasque et tremble des découvertes qui se font.

BEVERLEY.

Et vous, ne craignez-vous point d’être démasqué ?… Ne trembleriez-vous pas un peu de quelques découvertes déjà faites ? Vous ne me dites rien. Qu’est devenue votre fierté ? Où est cette grande résolution de me demander compte de ma conduite ? Vous avez donc dit que j’en usais mal avec ma sœur. Il ne s’agit pas à présent de s’en dédire, mais de soutenir son discours en galant homme, et de se montrer aussi prêt à se défendre que je le suis à me venger. (Il tire son épée.)

LEUSON.

Qu’est-ce que cela signifie ? Je ne vous entends pas.

BEVERLEY.

Propos ordinaires aux lâches. Ils ne balancent point à calomnier ; mais à l’approche du châtiment, ils disent tous : Que voulez-vous dire ? qu’est-ce que cela signifie ? je ne vous entends pas.

LEUSON.

Je suis un lâche, un calomniateur ! moi ! moi ! Comment ai-je pu m’attirer ces injures ? Vous me faites pitié. Adieu ; je vous pardonne.

BEVERLEY.

Ce n’est pas moi, c’est ma réputation qu’il fallait ménager. Mais vous m’avez indignement déchiré. On dit partout que j’ai ruiné ma sœur, et c’est vous qui avez répandu ce mauvais conte.

LEUSON.

Cela n’est pas. Produisez le téméraire qui m’en accuse.

BEVERLEY.

Je vous croyais de la bravoure, et l’âme fort au-dessus d’une basse petite méchanceté… mais je vous connais, et je veux être satisfait. Leuson, ce n’est pas ici le moment de discuter.

LEUSON.

Ni celui de se porter à une action violente. Malheureux, qui pour venger une injure chimérique, voulez percer le cœur d’un homme qui vous aime ! Mais cet homme ne se démentira pas ; il continuera d’écouter la voix de l’amitié ; il ne se laissera point émouvoir ; il méprisera l’ingratitude et son injure ; et il servira celui qui se montre altéré de son sang.

BEVERLEY.

Je vous entends. C’est ainsi qu’il vous convient de réparer vos torts. Vous me faites une offense cruelle, et vous prétendez la réparer par des services. Votre zèle m’est fâcheux.

LEUSON.

Que m’importe, s’il vous est utile.

BEVERLEY.

Je le rejette.

LEUSON.

Vous l’agréerez, s’il vous plaît. Vous ne me connaissez pas encore.

BEVERLEY.

Je ne vous connais que trop bien. C’est vous qui m’avez diffamé ; qui colorez les accusations les plus atroces du voile de l’amitié ; qui me traduisez comme la honte de ma famille, et qui suggérez a tout le monde que j’ai bassement trahi la confiance qu’on avait en moi.

LEUSON.

Voilà donc ce que j’ai fait ! Et de qui tenez-vous cela ?

BEVERLEY.

Ces discours me reviennent de tous côtés. On dit qu’il vous a plu d’ajouter la menace à la calomnie ; que vous vous proposiez de me demander compte de ma conduite. Me voilà ; demandez, je suis prêt à vous répondre, et je ne dédaignerai point de vous avoir pour arbitre.

LEUSON.

Remettez votre épée, et commencez à me connaître mieux. Vous m’accusez ; mais mon cœur ne me reproche rien. Je ne suis coupable d’aucune faute envers vous. Mais je démêle dans tout ceci les basses insinuations de Stukely et je pénètre ses vues.

BEVERLEY.

Il est vrai. C’est Stukely qui vous accuse… Mais quelles peuvent être ses vues ?

LEUSON.

De se défaire d’un ennemi ; peut-être de deux, de moi par votre main, ou de vous par la mienne. J’ai suivi ses menées. J’en ai découvert assez pour le perdre ; il le sait. Et il a pensé qu’une calomnie qui nous irriterait occasionnerait un meurtre, le vengerait, et ferait sa sécurité.

BEVERLEY.

C’est ce qu’il faudrait prouver.

LEUSON.

Je vous demande jusqu’à demain.

BEVERLEY.

J’attendrai.

LEUSON.

Je cours vous servir et me justifier. En attendant j’oublierai ce qui s’est passé. Faites de même ; rentrez chez vous, et rendez le bonheur et la paix ; votre famille. Demain, j’ai quelque espoir que la joie s’y rétablira pour jamais, et que nous serons tous heureux. (Il sort.)

BEVERLEY, après une pause.

Que l’homme est insensé ! Qu’il est petit ! qu’il est absurde ! Qu’est-ce que cet honneur dont il fait tant de bruit, sinon un orgueil impertinent sous un autre nom ; orgueil plus sensible au blâme des autres qu’au reproche de la conscience ? Mais voilà nos préjugés, nos mœurs ; voilà l’hypocrisie et la fausseté de notre âge ; et ces deux vices décorés des titres de la vertu, oui tous les jours leurs martyrs. Je n’aurais jamais imaginé que je fusse d’une nature aussi perverse. (Il continue de rêver.)


Scène VIII.

BEVERLEY, BATES, JARVIS.
JARVIS.

C’est de ce côté que j’ai entendu du bruit. Il m’a semblé reconnaître la voix de mon pauvre maître.

BATES.

Il s’est pris de paroles avec Leuson. Ils se sont querellés, j’en suis sur ; mais je ne sais pourquoi.

JARVIS.

11 est vrai qu’ils se sont querellés, le désespoir poursuit celui-ci.

BATES.

Que n’allez-vous à lui ? que ne le ramenez-vous dans sa maison ?… Mais il s’avance de ce côté ; je ne veux pas qu’il me voie. (Bates sort.)

BEVERLEY, surpris.

Qui est cet homme ? à qui en veut-il ? (Apercevant jarvis.) L’ami, es-tu un assassin ? Viens ; marche le premier. J’ai une main aussi fatale que la tienne ; un cœur aussi féroce… Jarvis, c’est toi ?… Bonhomme, que fais-tu ici ? Retire-toi ; va te coucher. Le serein suflit pour t’ôter la vie.

JARVIS.

Mais vous, à cette’heure, errant dans les rues, qu’y faites-vous ?… Votre épée tirée, je crois ?… Pour Dieu, monsieur, remettez-la… Cette vue me trouble.

BEVERLEY, l’esprit égaré.

Qui est-ce qui me parle ? Qu’ai-je entendu ?

JARVIS.

C’est moi, monsieur. Oserai-je vous prier de me confier votre épée ?

BEVERLEY.

Oui, tu peux la prendre. Prends-la vite… Que sais-je !… Maudit que je suis !… Mais peut-être ne suis-je pas assez abandonné du ciel pour cela… Peut-être que le ciel t’envoie pour arrêter mes mains et me sauver.

JARVIS.

Que je serais heureux !

BEVERLEY.

Jarvis, sois toujours heureux, et laisse-moi… Mon mal est contagieux ; prends garde… La malédiction s’échappe de moi, et se répand sur tout ce qui m’approche… Vois, vois… Prends garde.

JARVIS.

Je venais vous chercher.

BEVERLEY.

À présent que tu m’as trouvé, laisse-moi… Je suis dans un état singulier… Il me semble que je rêve… Il y a dans mes idées un désordre, une confusion dans mes pensées… Je ne veux pas qu’on trouble mon rêve.

JARVIS.

Cet état est funeste. Il faut en sortir.

BEVERLEY.

Je crains le réveil… Je ne veux pas me réveiller… Je ne le veux pas… Qui est-ce qui t’a envoyé ?

JARVIS.

Ma maîtresse, qui est désolée.

BEVERLEY.

Est-ce qu’on prétendrait me subjuguer, me mener comme un enfant, me gronder, me marquer une heure ?… Je veux m’absenter tant qu’il me plaira. Va lui dire que je ne reviendrai plus.

JARVIS.

Il ne faudrait que ce mot pour la faire mourir.

BEVERLEY.

La faire mourir ! Ce mot ! il serait fâcheux… Elle vivra. Oui, pour me maudire… Je l’ai mérité, bien mérité… Jarvis, elle me hait, n’est-il pas vrai ?… Dis-moi qu’elle me hait.

JARVIS.

Monsieur, permettez qu’on vous console. Oubliez votre peine et venez… Les rues ne sont pas sûres.

BEVERLEY.

Sois prudent, et me laisse… La nuit et ses ténèbres sont faites pour moi… Je vais dormir entre ces pierres. Ce sera mon lit… (Il se couche.) C’est là que je ruminerai mes douleurs, jusqu’à ce que le jour vienne frapper mes yeux, m’inspirer l’effroi et me chasser avec tous les esprits infernaux et tous les méchants tels que moi.

JARVIS.

Mon cher maître, par pitié. Je vous le demande à deux genoux ; quittez cette place ; écartez ces pensées ; laissez la résignation et le courage succéder à l’abattement et au désespoir… Levez-vous, je vous en supplie. Il n’y a pas un des moments que nous passons ici qui ne coûte une larme, un soupir à ma pauvre maîtresse.

BEVERLEY.

Ta pauvre maîtresse, je l’ai perdue… Jarvis, et tu crois qu’elle pense encore à moi ; sa bonté ne serait pas épuisée !… C’est trop… (Il se lève.) je n’y saurais résister… ma tête s’en va… Ô Jarvis, quelle situation que celle d’un malheureux qui n’attend du soulagement que de la mort, ou qui n’en reçoit que du délire !

JARVIS.

Ô Dieu, calme son esprit ; résigne-le à son sort… Monsieur, si ceux qui sont dans l’autre monde ont quelque connaissance de ce qui se passe dans celui-ci, quelle douleur, même dans le ciel, pour ceux d’entre vos parents que Dieu a bénis !… Souffrez que je vous les rappelle et vous conjure… Par le doux res-pect souvenir de vos bontés, par l’innocence de votre pauvre petit abandonné, sans appui, par les peines de ma chère maîtresse, revenez à vous ; luttez une fois contre vos angoisses, et montrez-vous homme.

BEVERLEY.

Bonhomme, homme de bien, vertueux vieillard, ta prière et tes larmes ont passé jusqu’à mon cœur, à travers les ténèbres de la misère qui l’enveloppent… Elles ont franchi l’obstacle… Ah ! que n’ai-je suivi tes sages conseils !… De la multitude infinie de bénédictions que le ciel a départies aux hommes, quelle est celle qu’il m’avait refusée !… J’étais si heureux, qu’il ne me restait pas un souhait raisonnable à faire… Mais je me suis révolté ; je me suis retiré moi-même de dessous la main qui me bénissait ; et j’ai été condamné au supplice de l’enfer, que je mérite et que j’éprouve.

JARVIS.

Acceptez votre destinée, et vous reverrez encore le bonheur.

BEVERLEY.

Jarvis, ne cesse pas d’être honnête et vrai… Je suis un misérable qu’il ne faut pas tromper… Pourquoi me flatter ?

JARVIS.

Je ne flatte pas… Mais j’entends des voix… On vient de ce côté… venez de celui-ci… regagnons la maison… nous pouvons y rentrer sans être aperçus.

BEVERLEY.

Soit. Conduis-moi… Sans être aperçus, dis-tu ? Et quels autres regards ai-je à redouter que les regards de ceux qui sont là, et qui pleurent sur le malheur que je leur ai fait ? (Ils sortent.)


Scène IX.

La scène change ; le théâtre représente l’appartement de Stukely.
STUKELY, DAUSON.
STUKELY.

Approche, Dauson… je suis à la torture… mon âme se retire et frissonne… Ce supplice durera toute la nuit, jusqu’à ce que le crime qu’elle porte soit consommé… Tu as vu Bates… dis-moi, qu’en penses-tu ?… A-t-il pris son parti ?… balançait-il encore ?… ou était-il enfin résolu ?…

DAUSON.

D’abord, non. Il souhaitait que votre choix fût tombé sur moi. Il maudissait son cœur lâche et sa main tremblante.

STUKELY.

Étaient-ce là ses dispositions quand il t’a quitté ?

DAUSON.

Non. Nous avons marché dans les ténèbres. À la faveur de l’obscurité profonde, nous nous sommes approchés de Beverley et de Leuson. Ils paraissaient en colère, et se quereller ; mais cela n’a pas duré. Nous les avons quittés. J’ai laissé Bates, et je suis revenu ; mais alors l’assassinat de Leuson était décidé.

STUKELY.

Ce que tu dis me rassure, me rappelle à la vie. Cette querelle… est une circonstance heureuse dont il faut profiter… Ou je suis le dernier des maladroits… ou elle entraînera la mort de Beverley… Oui… cela sera.

DAUSON.

Mais vous ne m’avez pas compris ; ils se sont séparés amis.

STUKELY.

Cette tête, féconde en méchancetés, saura bien les brouiller derechef. Si Leuson meurt, et sa mort, dis-tu, est arrêtée, ce sera de la main de Beverley. Leur querelle, déposée à temps chez un commissaire… Plus de questions, sot. Qu’on exécute seulement mes Ordres. (Il tire un portefeuille de sa poche.) Voilà des billets que je garde depuis quelques jours. J’attendais le moment d’en tirer parti. Il est venu. Prends-les, et les remets à un huissier, et qu’il se hâte d’agir…

DAUSON.

Contre Beverley ?

STUKELY.

Sans doute. Ils sont signés de lui. Ce sont les reconnaissances des sommes que je lui ai prêtées.

DAUSON.

J’entends, et il faut qu’il soit incessamment arrêté et emprisonné.

STUKELY.

Qu’ai-je dit ? De la promptitude et point de répliques. Qu’il soit au fond d’un cachot avant la fin du jour. Il n’y a pas d’apparence qu’il soit rentré. Attends à cette porte, et ne reparais devant moi que pour m’apprendre que tout est fait.

DAUSON.

Mais le moyen qu’il vous paye ? il est à l’aumône.

STUKELY.

Stupide ! Si Leuson est assassiné, ce sera par quelqu’un apparemment. Par qui donc ? Sur qui le soupçon tombera-t-il ? Qui est-ce qui a pris querelle avec lui ? J’aurai différé ma déposition ; il aura été arrêté un peu tard ; mais on ne verra là dedans que le conseil de l’amitié qui parlait au fond de mon cœur ; on me louera de cette négligence. À présent, Dauson conçoit-il ?

DAUSON.

À merveille ; et je vais vous seconder de mon côté.

STUKELY.

Hâte-toi. Sois témoin du succès, et viens m’en instruire.

DAUSON.

J’obéis. Adieu. (Il sort.)

STUKELY.

Après cela, femme scrupuleuse et sotte, recommence ta plainte tant qu’il te plaira. Leuson, je tombe à tes pieds, et je te reconnais pour mon maître, s’il t’arrive de m’insulter davantage. Ce n’est plus l’intérêt, c’est le ressentiment qui m’entraîne. Je suis, dans un moment, heureux sans bornes, ou malheureux sans ressource. Voyons.