Le Journal d’une femme/I/VI

La bibliothèque libre.


Calmann Lévy (p. 58-70).
◄  V
VII  ►


VI


Même jour. — Minuit.


Cette soirée a été moins bruyante et moins banale que les soirées précédentes. « La présence du commandant d’Éblis a jeté un froid, » dit Cécile. Je pense qu’elle a simplement élevé un peu le diapason habituel de notre petit cercle. — J’ai remarqué souvent dans le monde cette influence étrange qu’exerce par sa seule présence un homme vraiment distingué. Il donne, sans le vouloir et sans le savoir, une âme nouvelle aux choses. Qu’il parle ou qu’il se taise, peu importe ; il est là, et cela suffit. Chacun se hausse plus ou moins jusqu’à lui, et se sent vivre davantage. Il s’établit un courant plus actif et un niveau supérieur. Les moindres incidents prennent de l’intérêt, les plaisirs ont plus de retenue et plus de saveur. On est inquiet et bien aise qu’il soit là. On est quelquefois comme soulagé quand il s’en va ; mais on le regrette, et l’on se sent diminué par son absence ; on s’aperçoit qu’on n’attache plus d’importance à ce qu’on dit, parce qu’il ne l’entend plus, ni à ce qu’on fait, parce qu’il n’en sait rien.

Cette après-midi, M. de Louvercy s’était rendu à la gare avec son panier pour y attendre le commandant d’Éblis ; je me trouvais, un peu par hasard et un peu par curiosité, dans mon cabinet de toilette, quand ils sont entrés tous deux dans la petite cour des écuries ; au bruit des roues, j’ai soulevé mon rideau : M. d’Éblis venait de sauter à bas du panier, et tendait les bras en riant à M. de Louvercy, qui, en riant aussi, s’est laissé glisser jusqu’à terre sur la poitrine de son ami. Il y avait, à ce qu’il m’a semblé, dans cette petite cérémonie affectueuse, comme un rappel touchant de la scène terrible de Coulmiers, et j’ai aimé à me représenter les émotions violentes de la bataille et la fièvre de l’héroïsme sur ces deux visages en ce moment souriants et tranquilles.

M. d’Éblis est venu dîner avec nous. C’est un homme d’une taille moyenne et d’une apparence un peu raide, avec cette élégance sombre et correcte qui caractérise les officiers en tenue civile. Il faut avouer qu’au premier aspect il y a en effet quelque chose d’extrêmement sévère et même de dur dans sa physionomie : de beaux traits froids, un teint bistré, d’épaisses moustaches en herse, des yeux très-noirs et très-calmes, voilà ce qu’on voit d’abord, et cela n’est pas très-rassurant. Mais le plus léger sourire qui apparaît sur tout cela y répand un air de bonté qui rend la confiance. On prend tout à fait courage dès qu’il dit quelques mots, car sa voix est singulièrement douce et musicale. C’est une surprise et un charme que d’entendre cette musique sortir de ces effrayantes moustaches.

J’ai eu plusieurs fois ce plaisir pendant le dîner, ayant été placée à table près de M. d’Éblis. Nous avons commencé par nous taire tous deux ; j’étais intimidée, et peut-être au fond n’était-il pas beaucoup plus brave que moi ; car, enfin, s’il a sa mine sévère, j’ai aussi la mienne, et j’ai remarqué souvent que je produisais d’abord un effet de terreur. — Puis, tout à coup, brisant la glace :

— Mademoiselle, m’a-t-il dit, j’ai beaucoup entendu parler de vous aujourd’hui.

— Comment cela, monsieur ?

— Je sais déjà que vous êtes compatissante pour les malheureux.

— Monsieur !…

— Vous avez été bonne ce matin pour mon ami Roger… Je sais cela.

— Mon Dieu ! tout le monde, je crois, à ma place aurait agi comme moi.

— Sans doute… tout le monde fait l’aumône… mais il y a la manière.

Je lui ai dit que j’étais flattée de son compliment, parce qu’il devait se connaître en bonnes œuvres, attendu qu’il avait été certainement pour M. Roger plus secourable que je ne l’avais été moi-même, et que je n’aurais jamais l’occasion de l’être.

Il s’est incliné, et il a repris d’un accent doux et triste :

— Je ne sais pas si je lui ai rendu un grand service… en le tirant de là !

Nous étions partis. Il n’y avait plus de raison pour nous arrêter. Nous avons donc continué de nous dire des choses aimables, tout en nous informant mutuellement et adroitement de nos goûts et de nos dégoûts sur toutes choses, en particulier sur la musique de Wagner, qu’il aime et que je n’aime pas.

Nous avons été malheureusement interrompus par une étrange folie de Cécile. — Cécile, toujours préoccupée de faire rire son curé pendant qu’il boit, s’est avisée tout à coup de saisir deux cerises accouplées par la queue et de les planter à cheval sur son nez, en levant son joli minois pour les maintenir en équilibre. On a ri, et MM. de Valnesse ont applaudi avec enthousiasme. Alors Cécile a appelé un domestique, a séparé les deux cerises, et les a mises chacune sur une assiette, en disant au domestique :

— Portez cette assiette à M. Henri de Valnesse. — Portez cette autre assiette à M. René.

Pendant que ces messieurs passaient fièrement les cerises dans la boutonnière de leur habit, le commandant d’Éblis regardait la scène avec des yeux démesurément ouverts. Cécile s’en est aperçue et lui a dit avec son audacieuse naïveté :

— Vous semblez étonné, commandant ?

— Pas du tout, mademoiselle.

— Pardon… vous avez l’air très-étonné… Voyons, soyez franc… ma plaisanterie vous paraît du dernier mauvais goût, n’est-ce pas ?

— Mademoiselle, tout ce que vous faites me paraît charmant.

— Non… vous avez raison… c’était de très-mauvais goût… mais je vais vous expliquer mon caractère, commandant… Il est très-compliqué, il est mixte en quelque sorte, et vous allez comprendre pourquoi… c’est qu’il y a en moi un ange et un diable !

— Mon Dieu ! mademoiselle, a dit M. d’Éblis, vous avez à cet égard bien des camarades… Nous avons tous en nous un ange que nous tâchons plus ou moins d’écouter, — et un diable que nous tâchons plus ou moins de faire taire… Au reste, le diable qui vous a suggéré de vous mettre des cerises sur le nez ne doit pas être un bien méchant diable !

— Je vous remercie, commandant, a repris Cécile ; la leçon y est… mais elle est douce. Comme je le disais ce matin à votre belle voisine, vous êtes un père pour moi !

M. d’Éblis a salué en souriant, et nous avons poursuivi le cours de notre conversation en tête-à-tête. Si j’en crois certains indices, ce vaillant soldat serait, comme disent les épitaphes, aussi bon fils que bon ami. Il a une façon grave et tendre de dire : — « ma mère » — qui me paraît être toute une révélation. Ce mot revient avec insistance sur ses lèvres : — « C’est à cause de ma mère… Ma mère le désirait… Cela plaît à ma mère. » — Il a même dans une minute de distraction laissé échapper le mot : — « maman ! » — Il a rougi faiblement sous son hâle, et s’est repris ; mais cette appellation enfantine prononcée par cette voix douce et ce mâle visage n’était pas sans charme.

Après le dîner, Cécile est venue avec sa grâce sans égale tendre la main au commandant, afin de signer sa paix avec lui. Ils ont causé ensemble dans un coin assez longtemps en me regardant par intervalles, de sorte que j’ai compris qu’ils parlaient de moi. Puis Cécile, en passant, m’a dit à demi-voix :

— Ma chère, tu fais des ravages dans l’état-major !

Je ne voudrais pas faire de ravages ; mais, si cela signifie que ma personne lui est sympathique, j’avoue tout bonnement que j’en suis bien aise.

Un instant après, on m’a demandé de chanter quelque chose. J’ai une voix de mezzo-soprano assez forte et assez cultivée, mais je n’aime guère à la produire en public ; on le sait, et on me laisse en général tranquille. Cependant je me suis mise au piano, et j’ai commencé l’air de Norma, — Casta diva. Ma surprise a été vive, et ma mortification ne l’a pas été moins, quand j’ai vu, au bout de quelques mesures, le commandant d’Éblis ouvrir discrètement la porte du salon et disparaître. J’ai trouvé le procédé médiocre. Je n’en ai pas moins continué de perler mes sons avec le soin consciencieux que j’apporte à ce que je fais. Je venais de terminer au milieu d’un murmure flatteur, lorsque M. d’Éblis est rentré ; il est venu à moi :

— Mademoiselle, m’a-t-il dit en me montrant une fenêtre qu’on avait entr’ouverte à cause de la chaleur de la soirée, Roger est là sur le banc, dans la cour. Il vous serait infiniment reconnaissant si vous aviez la bonté de redire cet air de Norma.

— Bien volontiers !

Et j’ai repris l’air de tout mon cœur.

J’ai été bien récompensée de ma peine. Madame de Louvercy, qui s’était tenue toute radieuse auprès de la fenêtre pendant que je chantais, s’est penchée au dehors, à l’instant où je quittais le piano, et a échangé quelques paroles avec son fils. Puis elle s’est avancée, m’a pris les mains et m’a embrassée en me disant d’une voix émue :

— Merci pour lui et pour moi ! c’est la première fois depuis bien longtemps que je vois un peu de bonheur dans ses yeux.

C’est vraiment un succès que d’avoir fait sortir ce sauvage de son antre ; j’en suis toute fière, et je vais dormir là-dessus comme une bienheureuse.