Le Journal d’une femme/I/X

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Calmann Lévy (p. 105-112).
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X


22 juillet.


Ne me suis-je pas trop hâtée de désespérer ? Il me semble qu’après cette bourrasque mystérieuse tout rentre à peu près dans l’ordre accoutumé. M. d’Éblis avait certainement ressenti quelque contrariété très-vive, qui a d’abord dominé chez lui tout autre sentiment, et dont il a eu peine à secouer l’obsession. Mais enfin il a chassé peu à peu ce nuage et paraît avoir repris toute sa liberté d’esprit. Il a repris en même temps avec moi ses habitudes de causerie aimable et confiante, bien que je lui trouve toujours, quand il est près de moi, je ne sais quoi de triste et de contraint. — Il a pourtant sous son grave extérieur un grand fonds de gaieté que Cécile a le don d’émouvoir tout particulièrement. Ce caractère fantasque et charmant, honnête et fou, l’intéresse et le divertit ; il blâme et il aime ces caprices, ces espiègleries mêlées de grâces et de burlesque auxquelles elle se complaît.

Hier matin, par exemple, elle avait résolu d’essayer son fusil et son adresse dans le bois qui fait suite au parc. Nous l’avions tous accompagnée : M. d’Éblis, en sa qualité de militaire, avait été requis pour présider à cette dangereuse expédition. — Les lapins couraient dans le bois comme des souris dans un grenier. Il est à peine utile de dire que Cécile n’en tua pas un seul, mais qu’elle faillit par compensation estropier MM. de Valnesse, qui s’empressaient de grimper aux arbres dès qu’elle mettait son fusil en joue.

Comme nous revenions gaiement de cette infructueuse campagne en suivant un chemin creux qui longe le bois, Cécile aperçut tout à coup, au beau milieu de ce chemin et devant la barrière d’un herbage, une de ces cruches de grès brun dans lesquelles on trait les vaches.

— Tiens ! dit-elle, — une cruche qui se promène toute seule là-bas !

Dépitée de son insuccès sur les lapins, elle eut aussitôt la triomphante idée de prendre sa revanche sur cette malheureuse cruche : elle épaula vivement son petit fusil, et tira.

— Touché ! s’écria-t-elle.

Et la cruche, en effet, s’éparpillait en éclats pendant qu’un ruisseau de lait se répandait sur le sol. Au même instant, la laitière, que nous n’avions pas vue d’abord parce qu’elle était occupée de refermer la barrière, apparut brusquement dans le chemin. C’était une petite paysanne d’une dizaine d’années dont les cheveux d’un blond pâle étaient couverts d’une espèce de béguin. — En apercevant le désastre de sa cruche, la pauvre fillette leva et baissa les bras par un mouvement de profonde consternation ; puis, après une pause de stupeur muette, elle fondit en larmes, en murmurant que sa mère allait la battre.

— Non ! non ! sois donc tranquille ! lui cria Cécile, — je vais te le payer, ton lait !

Tout en parlant, elle s’était avancée d’un pas rapide, et, remarquant alors que le fond de la cruche brisée renfermait encore une assez grande quantité de lait :

— Comme cela se trouve ! dit-elle. J’ai une soif de loup !

Elle se pencha, enleva avec précaution ce fond de cruche, l’approcha de ses lèvres, et but le lait avidement ; — puis elle s’arrêta un peu pour reprendre haleine, et, voyant l’air d’admiration avec lequel nous la regardions tous, — car elle était tout à fait charmante avec son fragment de cruche à la main, — elle sourit de toutes ses fossettes :

— Un Greuze ! — dit-elle.

Après quoi, elle se remit à boire. — Quand sa soif fut apaisée, il restait encore du lait dans le tesson.

— Qui est-ce qui en veut ? — demanda-t-elle.

M. de Valnesse le brun saisit le tesson avec enthousiasme et y mouilla ses lèvres.

— C’est vingt francs ! — dit Cécile.

Le jeune homme tira sa bourse en riant, et lui donna un louis. M. de Valnesse le blond but à son tour.

— Vingt francs ! — répéta Cécile. — À vous, commandant ! dit-elle ensuite à M. d’Éblis, qui n’en revenait pas.

— Moi, mademoiselle, dit-il, je n’aime pas le lait… mais voici mes vingt francs.

Cécile mit alors les trois louis dans la main de la petite laitière blonde :

— Tiens ! lui dit-elle, ne pleure plus, mon amour !

Et elle l’embrassa avec bruit sur les deux joues.

Nous continuâmes notre marche. Cécile était un peu soucieuse ; au bout de quelques pas :

— Monsieur, dit-elle au commandant d’Éblis, pourquoi n’avez-vous pas voulu boire après moi ?

— Mais, mademoiselle, j’ai eu l’honneur de vous le dire : — parce que je n’aime pas le lait.

— Ne mentez pas !… c’était encore une leçon ! quand nous serons à dix, nous ferons une croix, n’est-ce pas ? — Au surplus, je ne vous en veux pas ! non, sérieusement, je sens que je gagne beaucoup en votre compagnie, commandant… Encore quelque temps de ce régime disciplinaire, — et je serai une petite perfection !

Il y avait dans cette plaisanterie plus de vérité qu’elle ne le pensait sans doute. Elle a un respect particulier pour M. d’Éblis, et elle s’observe beaucoup devant lui. Elle le consulte de l’œil, comme malgré elle, sur ses faits et gestes, et s’arrête souvent en pleine étourderie quand elle découvre sur son visage le plus léger signe de désapprobation ; tout en rongeant un peu le frein, elle reconnaît son maître et lui obéit. Bref, elle subit, à un assez haut degré, comme tout le monde du reste, l’autorité de ce caractère ferme et doux, de cet esprit élevé et un peu dédaigneux. La société de M. d’Éblis, si elle pouvait en profiter avec suite, lui serait certainement très-salutaire. Je ne connais que lui et moi en ce monde qui ayons cet empire sur elle. Ah ! si jamais, — si jamais le rêve dont je me suis bercée venait à se réaliser, — la chère créature, entourée sans cesse de nos deux amitiés, de nos deux influences, deviendrait véritablement, comme elle le dit, une perfection, — et la plus aimable des perfections !