Le Journal d’une femme du monde/Épilogue

La bibliothèque libre.
P. Ollendorff (p. 313-319).

ÉPILOGUE

Un an et quelques mois se sont écoulés.

Raymonde Grandidier, vêtue de noir, s’achemine dans la petite allée solitaire, tapissée de mousse, du parc de Clovers, cette allée qu’elle-même nous présenta tout au commencement de son journal. Elle tient par la main un joli petit baby, rose fillette aux boucles d’or, qui jase et qui trébuche.

Il fait une belle matinée de printemps. Au travers des branches entrelacées, qui forment comme un berceau de verdure, on aperçoit l’azur du ciel, sans un nuage, sans une tache, sans une ride.

À l’approche, bien que discrète, des deux aimables promeneuses, à droite et à gauche, dans les fourrés ; partent de petits oiseaux effarouchés, des merles et des grives.

La jeune femme marche, pensive. L’enfant se laisse traîner, rieuse ; elle aperçoit des papillons de toutes couleurs, qui voltigent dans un rayon de soleil ; elle les montre du bout de son petit doigt rose, veut courir après, se baisse pour cueillir une fleurette, la porte à sa bouche, et tout à coup elle part d’un éclat de rire, fait un faux pas et tombe.

Madame Grandidier s’est arrêtée.

— Voyons, Raymonde, soyez raisonnable. Quel méchant petit démon vous faites !… Tu vas encore te fatiguer, mon trésor ! D’ailleurs rien ne nous presse, il fait bon, asseyons-nous un peu.

Sur le tapis de mousse, à l’ombre d’un gros chêne, elle s’assied. Le baby, très gravement, en fait autant, à côté d’elle.

Alors, Raymonde Grandidier se souvient que c’est à cette place, à cette même place — il y a longtemps, le lendemain de sa sortie du couvent et de son arrivée à Clovers — qu’elle surprit un écureuil. Le petit animal jouait sur l’herbe, sa queue fauve relevée en panache ; en l’apercevant, il se dressa sur son séant, découvrit son gilet blanc, s’élança sur un sapin, sur ce sapin, là, et disparut, en gloussant, dans la ramure épaisse…

À cette pensée, tout un flot de souvenirs lointains lui revient à la mémoire. Elle se revoit jeune fille. Elle se rappelle ses débuts dans le monde, Jacqueline de Rieux, le vieux curé, les promenades à cheval dans la forêt… Et tout à coup, son front se plisse : deux figures viennent d’apparaître simultanément, celle de Roger de Clarance, et celle de l’autre… Raoul Grandidier. Elle se rappelle le soir du feu d’artifice au château de Gombourg, la scène avec sa famille, le mariage… tout, elle se rappelle tout.

— Maman ! crie la fillette en la tirant par le bras, et en lui montrant un petit rouge-gorge, qui se démène sur une branche d’arbuste.

La vision est brisée. Raymonde sourit :

— Ne lui fais pas peur, surtout, ma mignonne, parce que le rouge-gorge, c’est l’oiseau du bon Dieu.

Et elle lui raconte la jolie légende ; le petit oiseau, alors tout gris, venant se poser au pied de la Croix, sur laquelle le Sauveur expire. Il chante, et sa voix mélodieuse monte aux oreilles du Christ, charme ses derniers moments. L’auguste Victime baisse alors les yeux, cherche quel est ce petit être qui, le dernier, l’assiste et le vient consoler. Il l’aperçoit, perché sur une roche, et lui sourit. Or, de son front meurtri tomba une goutte de sang sur la gorge frémissante de l’oiseau mignon. La goutte de sang fit une tache, une tache qui ne s’effaça jamais, que garda toujours le divin petit chanteur : on le nomma le rouge-gorge.

L’enfant écoute attentivement sa mère, sans la quitter des yeux, et Raymonde conclut :

— Alors, tu comprends, chérie, inquiéter cette petite bête, ce serait faire de la peine au bon Dieu !

L’oiseau battit des ailes et partit.

La fillette poussa un : oh !… plein de regret, car elle l’aimait déjà, elle l’aimait de tout son cœur.

Cependant Raymonde a tiré de son corsage une lettre bordée de noir, une lettre qu’elle vient de recevoir et, pour la vingtième fois, elle la relit :

Venise.

 « Ma chère Raymonde,

« Depuis notre brusque séparation, j’ai voyagé, comme vous le savez. J’ai parcouru tous les pays du monde, sans jamais parvenir à vous oublier. Le souvenir de nos amours me poursuit partout.

« J’ai voulu revoir Venise, ce pays où je connus de si beaux jours, de si douces ivresses, où nous nous aimâmes. Vous en souvenez-vous, Raymonde ? Oh ! la belle nuit, en gondole, sur l’Adriatique ! Vous rappelez-vous ce que vous me disiez alors !… Vous rappelez-vous vos serments d’amour… et nos rêves ! Hélas ! que ne suis-je mort en cette nuit de bonheur !

« Toutes les promenades que nous avons faites ensemble, je les ai refaites, seul, triste, pieusement, comme des pèlerinages. C’est alors que, ne résistant plus à la tentation, je prends la plume et vous écris cette lettre. Pardonnez-moi cette liberté : il ne dépend que de vous que je n’aie pas à la regretter.

« Raymonde, ma Raymonde adorée, que j’aime aujourd’hui plus ardemment, avec plus de force que jamais, est-il vrai que tout soit bien fini entre nous ! Oh ! non, n’est-ce pas ? Vous avez dû réfléchir depuis, Raymonde ! On ne foule pas impunément aux pieds le bonheur quand il se propose ! Moi aussi, j’ai réfléchi : j’ai été brutal, cruel, inhumain, en exigeant de vous une chose qu’une mère, à moins d’être infâme, ne saurait accorder. Votre conduite, en me chassant, fut celle d’une honnête femme et d’une bonne mère !… Pardonnez-moi la mienne. La passion, la jalousie m’avaient aveuglé. C’est à trois que nous devons vivre et non pas à deux. Votre fille sera ma fille, je l’aimerai par amour pour vous. Vous verrez comme nous serons heureux ! Pensez-y donc, Raymonde ! Nous pourrons nous aimer à la face du monde, en toute liberté, sans honte ni scrupule !

« Dites un mot, un mot seulement, mon cher amour, et je suis à vos genoux… et vous êtes ma femme !

« Celui dont la vie est la vôtre,

 « Roger de Clarance. »

Raymonde plie la lettre soigneusement, délicatement. Elle pousse un soupir et répète ces mots : « Je l’aimerai par amour… par amour pour vous !… » Doucement, incrédule, elle secoue la tête, sa jolie tête dont les chagrins n’ont pu ternir la radieuse beauté ; une larme perle au coin de sa paupière, reste un instant suspendue à ses longs cils noirs, et tombe. Puis, elle remet la missive dans son corsage, précieusement, ainsi qu’une relique, regarde l’enfant qui, en ce moment, tout plein d’insouciance, ignorant encore les drames de la vie, auxquels il doit le jour, s’amuse avec une fleurette, elle le prend dans ses bras, l’embrasse passionnément et dit :

— J’ai perdu un bonheur ; j’en ai trouvé un autre.

Et comme le baby bégaye, enlaçant de ses petits bras potelés le cou de la jeune femme :

— Maman !… Maman !…

Elle murmure :

— Oh ! ma chère adorée !… N’est-ce pas celui que tu viens de me donner, le plus doux nom que puisse entendre une femme !… Non, non, Sois sans crainte, je veux être ta mère, rien que ta mère, ne plus connaître au monde d’autre amour que le tien !… Tu seras désormais, toute ma vie, mon seul et mon unique bonheur, petit ange doré, qui fus l’obstacle !…

FIN.

Novembre 1901.