Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Décembre 1916

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4 décembre 1916.

Dans un discours devant la statue de la Liberté, le Président Wilson a pris nettement parti contre les Allemands. Il me semble que le concours de cette grande force morale est significatif et précieux. Pourtant, autour de moi, nul ne s’en réjouit. Tous l’ignorent. Non, ils n’ont pas lu. C’est leur tactique à l’endroit des choses dont ils ne veulent rien savoir. Leurs préventions contre Wilson sont-elles à ce point aveugles ? Souhaitent-ils obscurément, dans leur ardeur farouche, un effort sans aide et sans fin ?

7 décembre 1916.

Pendant une semaine, la Chambre s’est réunie en Comité secret. On a parlé de Salonique, de la Grèce, de l’armement, des effectifs, du haut commandement. J’en retiens surtout la promesse du gouvernement, approuvé par les deux tiers des députés, de soumettre aux alliés et, s’il y a lieu, à la Chambre, les propositions de paix qu’il pourrait recevoir.

Je guette plus que jamais la moindre lueur d’espoir. Avant la fin du mois, René doit quitter Fontainebleau, partir… N’est-il pas naturel que je rapporte tout à lui ?

8 décembre 1916.

Dans un magasin d’ouvrages de dames, dans mon quartier, j’entendais une cliente souhaiter timidement la fin de la guerre. Maintenant, on surprend parfois de ces propos. Mais la patronne déclara, péremptoire :

— Oh ! Ce n’est pas possible : ils veulent Marseille.

Et, en effet, ce titre était imprimé, en lettres grasses, dans son journal. À y regarder de près, cette « volonté » était exprimée par quelque pangermaniste épileptique, dans une gazette obscure. Mais le poison agit. Chez nous aussi, quelques hommes isolés, dans leurs articles, leurs tracts, leurs ligues, réclament, sous couleur de sécurité, des annexions. Et penser qu’au delà des frontières, on doit en faire état pour exalter la foule, la pousser aussi à la guerre sans fin…

9 décembre 1916.

Il y a une formule du communiqué qui répond bien à la résignation générale et qui me fait toujours bondir : « Canonnade habituelle ». Oui, la canonnade dont nous avons l’habitude, nous autres. Mais ceux qui sont dessous ? On ne s’habitue qu’à la mort des autres.

10 décembre 1916.

Paron a relevé les titres des principaux feuilletons populaires publiés par les journaux depuis deux ans, et dont la foule a dû se nourrir :

La Fille du Boche, l’Espionne de Guillaume, l’Enfant de la Guerre, les Poilus de la 9e, Tête de Boche, Sous la Rafale, la Fiancée de la Frontière, l’Araignée du Kaiser, Sur les routes sanglantes, la Dame de Postdam, le Secret de Guillaume, le Sang de la France, la Route du 75, la Mascotte des Poilus, le Fiancé de l’Alsacienne, la Colonne infernale, Bochemar, Cœurs virils, la Vermine du monde, les Alliées, les Héroïnes, les Marchands de Patrie, Haine éternelle, la Poilue.

11 décembre 1916.

À la Chambre, le député socialiste Brizon a voulu proclamer que la France était victorieuse, et honnir la guerre. Un de ses collègues lui jetant la plus basse injure, il lui lança à la tête le verre d’eau de la tribune. Une mêlée générale s’ensuivit, où l’on voulut le mettre à terre, lui tirant les cheveux et les pieds, et d’où il sortit, col et cravate arrachés, avec des ecchymoses au visage et l’exclusion pour quinze séances. Le même jour, en contraste, on approuva d’unanimes applaudissements les stupéfiantes dépenses de la guerre, qui s’élèvent dès maintenant à 72 milliards. Les chiffres, comme les pertes humaines, n’ont plus de signification.

12 décembre 1916.

Je suis bien lasse, bien émue. Il faut pourtant que je note cette soirée.

Nous avons dîné chez Noli. Il traitait les grands seigneurs du fer. Ce ne sont que ses vassaux, car il les dépasse tous. Il est vraiment le mystérieux Mikado, qui peut tout et dont on ne sait rien. Chez lui, trop de faste et trop de plats : une abondance de fête asiatique. Dans ces sortes de dîners, on ne parle presque plus de la guerre. Les convives prennent seulement soin de faire étalage de leurs proches qui sont aux armées : « Mon frère l’aviateur… Mon mari sous-lieutenant… Mes deux fils dans l’artillerie »… Ces galas inévitables m’attristent toujours. Par une sorte de réflexe, tandis que défilent le Pilaff à la Newburgh, les Ramereaux à l’Italienne et la Bombe à la Montmorency, j’évoque la pauvre pitance qui parvient jusqu’aux tranchées, quand elle y parvient. Mais ce soir, la pensée de René ne me quittait pas. Dans huit jours, il part pour le front.

Je me fais grâce des réflexions que m’inspirait, en un tel moment de ma vie, la réunion de ces hommes dont je sais la secrète influence…

La soirée se traînait entre femmes, quand ils sortirent tous du fumoir, en masse et en tumulte. Un coup de téléphone venait de leur apprendre que l’Allemagne proposait la paix… La note allemande était arrivée dans l’après-midi. On se décidait à publier la nouvelle. Les journalistes seraient convoqués dans la nuit.

Quel flot d’espoir m’inonda… J’aurais voulu prier, ou danser… René sauvé, et tant de pauvres petits…

Mais une femme — je la vois encore — qui portait un collier où des balles d’acier alternaient avec les perles, cria :

— La paix !… Jamais.

Je n’eus pas le temps de m’arrêter à l’absurdité d’un tel propos : « Jamais. » Déjà, les hommes éclataient, en un concert farouche. Et tous, les brutaux, les langoureux, les pédants, les subtils, tous hurlaient les mêmes mots : mensonge… manœuvre… piège grossier… amorce empoisonnée… C’est la paix allemande… On n’accepte pas la paix, on l’impose… la paix actuelle, c’est la Révolution à Paris.

L’un d’eux, les veines du front gonflées à crever, arpentait à grands pas le salon et criait, avec une orgueilleuse humilité : « Nous sommes vaincus, vaincus… »

Seul Noli se taisait, assis dans un fauteuil, les mains aux appuis-bras, son grand visage gris impassible, comme une statue sacrée. Simplement, la première explosion apaisée, il se leva. Et tous, alors, comme à un signal, prirent vivement congé.

Dans l’auto, Pierre se rencogna. À ma première parole, il me rembarra si rudement que je n’insistai pas. Quand la voiture m’eut mise à notre porte, il me laissa descendre, resta et dit au chauffeur :

— Au journal le Bonjour.

13 décembre 1916.

Les journaux, le gouvernement à la Chambre, accueillent la proposition allemande dans les mêmes termes que les convives d’hier. Manœuvre, piège, amorce, paix allemande. Ici, après déjeuner, furieuse effervescence. Villequier, champion du massacre indéfini des autres, s’écria :

— Moi, si on fait la paix, je prends un fusil !

À quoi Paron, blême, le nez pincé :

— Ce serait une occasion.

Villequier voulut lui envoyer ses témoins. Mais un collègue de Foucard, arbitre en matière de duel, apaisa l’incident d’un mot grand comme le monde :

— On ne se bat pas pendant la guerre.

Un grand souffle d’espoir passe, dit-on, dans les casernes et les milieux populaires.
14 décembre 1916.

La presse publie, de source américaine, les grandes lignes des propositions de paix. On y retrouve la restauration de la Belgique et l’évacuation du Nord français. Mais il se produit alors un phénomène absolument extraordinaire. Ce texte, qui s’étale bien à la première page de grands journaux, dix personnes, à la fin de la journée, m’assurent qu’elles ne l’ont pas vu, non, qu’elles ne savent pas… Elles me donnent l’impression que j’ai eu la berlue. Pourtant, je n’ai pas rêvé. C’est donc qu’elles n’ont pas voulu voir. Qui croira cela, plus tard, cette conjuration de l’ignorance ? Et cependant, il en fut ainsi.

15 décembre 1916.

Personne ne parle déjà presque plus de la paix… Déjà d’autres événements requièrent l’attention. Un succès militaire près de Verdun, qu’on veut représenter comme une fière réponse aux offres allemandes ; en réalité, cette offensive, retardée par le mauvais temps, était décidée pour le début de ce mois. Et aussi, la semi-disgrâce de Joffre, nommé conseiller technique des alliés, tandis que le général Nivelle devient commandant en chef. Cette mesure est l’entrée de jeu du nouveau ministère, que Briand a « resserré » et rajeuni.

18 décembre 1916.

Un fait d’une amère dérision, mais qui devrait pourtant dessiller les yeux, émouvoir les consciences : l’offre de paix de l’Allemagne provoque aussi la colère des pangermanistes. On laisse parvenir jusqu’à nous l’écho de leur fureur. Il ne s’agit donc pas d’une intrigue ourdie de leur consentement. Non. L’initiative vient du Kaiser, qui sent la menace sur lui et sa dynastie. Un document, publié par les journaux neutres, atteste qu’il avait longuement mûri sa décision. Dès le 31 octobre dernier, il écrit à son premier ministre, Bettmann-Holweg : « Proposer la paix, c’est accomplir un acte moral, nécessaire pour libérer l’univers du fardeau qui l’accable… Pour un pareil acte, il faut un souverain qui veuille affranchir le monde de ses souffrances, sans souci de la fausse interprétation qu’on donnera volontairement de ces démarches. J’ai ce courage. Je veux oser cet acte. Préparez tout ». Que ces lignes aient été dictées par la crainte du mécontentement et de la lassitude populaires, n’est-ce pas vraisemblable ? Comment ? Depuis deux ans, on nous berce de cette chanson : « Nous épuiserons l’Allemagne par le blocus. Patience. Voici venir la disette, la famine. Elle demandera grâce ». Et le jour où elle propose ouvertement de traiter, nul n’envisage que la pénurie annoncée sévit enfin et que les prédictions se réalisent !… Mais ce serait l’arrêt de la guerre, dont les buts — qu’on refuse d’ailleurs de faire connaître — ne sont pas atteints.

Parfois, je suis tentée d’en discuter avec Pierre. Mais, tout de suite, le péril et l’inanité d’un tel débat m’apparaissent. Pourrait-il m’avouer les mobiles qui les poussent, lui et ses pareils ? Pourrais-je lui crier que je les discerne, au risque de découvrir Paron, qui m’a pénétrée de ses idées ? Et que gagnerais-je à le convaincre, par impossible ? Il n’est pas seul. D’ailleurs, la discussion n’irait pas si loin. Il s’en tirerait par un lourd éclat de rire, une grossièreté, une pirouette.

19 décembre 1916.

Tout espoir n’est-il pas perdu ? Lloyd George a prononcé un discours, où il demande des « réparations et des garanties », mais qui semble une réponse aux propositions allemandes.

À Paris, on s’efforce de les piétiner, de les enfouir définitivement. Un dessin, dans un grand journal, représente un soldat français qui met le pied au derrière d’un soldat allemand, porteur d’une pancarte : « Paix ». Je rapproche cette caricature d’une lettre du fils Mitry, que sa mère me communique : « Si tous ceux qui veulent continuer la guerre connaissaient les souffrances que l’on endure, leurs idées seraient changées… Il faut faire comme on nous commande. Rien à dire. Plus tard, si on a le bonheur de s’en tirer, ce ne sera pas le moment qu’on vienne nous raconter des choses… »

Mais si. Hélas ! On leur en racontera, des choses

20 décembre 1916.

Allons, la paix sera décidément repoussée du pied. Il faut que je gravisse mon calvaire. René part demain.

J’ai compté les mères qui ont perdu leur fils, autour de moi. Que de jeunes morts, de tous grades, de toutes armes. Comme elles sont déjà nombreuses, ces martyres… La plupart de celles que je connais se sont ensevelies dans leur deuil. Elles sont descendues vivantes dans la tombe. On ne les entend plus. Il faut pourtant avoir le courage de le dire : elles sont magnanimes, elles ne crient pas vengeance. Oh ! Je me rappellerai toujours cette femme d’Andernos, si simple, qui avait perdu son fils, sergent, en novembre 1914. Elle mettait ses portraits partout. Elle voulait absolument sa dépouille. Elle craignait de devenir folle. On était obligée de la piquer d’un sérum. Elle ne dormait pas. Et — bien qu’elle ignorât tout de mes sentiments, je le jure — elle me disait qu’elle n’en voulait pas aux soldats allemands, qu’elle savait bien que ce n’était pas de leur faute, qu’elle les soignerait dans les hôpitaux, s’il le fallait.

Ah ! Je les plains tellement, ces mères. J’ai tellement leur cœur. Leur peine est unique. Et elle est indicible. Il y a des mots pour désigner l’enfant qui a perdu ses parents, la femme qui a perdu son mari. On dit orphelin, on dit veuve. Il n’y a pas de mot pour désigner la mère qui a perdu son enfant.

21 décembre 1916.

Départ de René. On l’envoie vers Reims. Il a été si simple, si bon, si affectueux. Pendant nos dernières minutes ensemble, je me reprochais de n’avoir pas été toujours assez tendre, assez confiante, assez expansive avec lui. Le meilleur de soi, on le garde en soi. Et puis, je ne sais pourquoi, je me suis rappelé ce jour, quand il était tout petit, où je l’ai grondé à tort. Et ce souvenir me poursuivait, m’étouffait. J’aurais voulu lui demander pardon.

Sur le pas de la porte, il m’a enveloppée, à grands bras : « Surtout, maman, ne t’en fais pas »… Ç’a été son dernier mot.

Son père l’a accompagné à la gare de l’Est. Je devais rester. Mais, leur voiture partie, je n’ai pas résisté. J’ai sauté dans un taxi. Je voulais simplement le revoir, de loin, sans me montrer. Cachée dans la foule, je l’ai guetté. Oh ! Cette attente… Des permissionnaires repartaient, s’éloignaient sur les quais. Et des femmes, séparées d’eux par une barrière, hissaient au bout de leurs bras dressés leur petit enfant, au-dessus des têtes, pour permettre à ces hommes de le voir encore, le plus longtemps possible. Sur un banc, un sergent et sa compagne, mains liées, absents du monde. Puis, un tout jeune officier et son père. René ? Non. Oh ! La vision de ces deux hommes qui ne parvenaient pas à se séparer, qui s’embrassaient, qui se quittaient, qui s’étreignaient encore… Toutes ces brisures, ces arrachements, ces tendresses qu’on coupe, qu’on déchire, qu’on opère… Tant d’amours ne peuvent donc pas triompher de la haine ?

Je n’ai pas vu passer René.

FIN