Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Juillet 1915

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4 juillet 1915.

Peu de personnalités sont aussi discutées que celle du général Foch. Ses adversaires lui imputent l’échec de l’Artois. À les entendre, il assurait, la veille de cette offensive, que les soldats s’avanceraient l’arme à la bretelle, tous les obstacles aplanis et pulvérisés devant eux. Ils le peignent mystique, asservi à d’incommodes infirmités, épris de faste, de pompes et de grandeurs, interdisant aux autos l’accès du parc de son château, laissant debout ses visiteurs. Ses partisans célèbrent au contraire sa vigueur alerte, la merveilleuse clarté de son esprit. « C’est du radium », disent-ils.

8 juillet 1915.

La première interpellation depuis le début de la guerre. Le député Albert Favre charge à fond le ministre de la guerre Millerand, dont l’étonnante impassibilité fait la force.

12 juillet 1915.

Chaque soir, à neuf heures, un capitaine de gendarmerie, renforcé de deux sbires, fait la tournée des grands restaurants. Il s’assure de la situation militaire des clients en uniforme et coffre ceux qui n’ont pas le droit d’être dehors à cette heure tardive…

14 juillet 1915.

Cérémonie nationale. Les restes de Rouget de l’Isle, déposés à l’Arc de Triomphe, sont transférés au Panthéon. Le gouvernement, en redingote, suit à pied le char funèbre. Des avions gardent le ciel contre une incursion ennemie, qu’on a pu craindre et qui ne s’est pas produite. Aux Champs-Élysées, dans la foule muette, les quêteuses de je ne sais quelle œuvre sont aussi nombreuses que les passants. Âpre discours de Poincaré, qui veut « dissiper le cauchemar de la mégalomanie allemande. »

15 juillet 1915.

Enfin, des permissions de quatre jours sont accordées aux soldats. Depuis près d’un an, ils en étaient privés. Seuls, les officiers bénéficiaient de « congés de détente », qui les autorisaient à rejoindre leur femme dans une ville désignée de l’arrière-front.

17 juillet 1915.

— Non, non, pas de paix boiteuse, pas de paix qui permette à l’ennemi de se relever, de préparer la revanche à son tour. Une paix d’écrasement.

L’homme qui tenait ce rude langage lança encore, dans un fier hochement de tête :

— J’ai un fils de quatorze ans, moi. Je ne veux pas qu’on me le tue.

Tant de féroce ingénuité m’assied. Ainsi, ce père admet qu’on tue sans fin mille jeunes Français par jour, afin d’éviter à son petit garçon la menace d’une guerre problématique !

Oui, problématique. Car bien fin qui pourrait prévoir les lendemains d’un conflit sans précédent.

18 juillet 1915.

Le Ministre du Travail était en mission au front. Un lieutenant-colonel s’étonna de sa présence et lui demanda, sans politesse et sans ironie, « en quoi le Travail pouvait avoir affaire avec les armées ? »

19 juillet 1915.

Depuis deux mois, le sénateur Humbert réclame dans son journal une intense production de matériel de guerre. La série de ses articles s’intitule : « Des canons ! Des munitions ! » La malice, qui ne perd jamais ses droits, assure qu’un jour on imprima par erreur : « Des canons ! Des commissions ! » On tenta de rattraper les fâcheux exemplaires avant leur expédition. Mais dix mille d’entre eux avaient déjà pris leur essor.

En haut lieu, on craignait que cette campagne ne parût dénoncer une pénurie de matériel et l’on souhaitait qu’elle prît pour titre : « Encore plus de canons ! Encore plus de munitions ! » Mais le sénateur Humbert ne veut rien entendre.

21 juillet 1915.

Jadis, au bon temps de la paix, j’ai visité une des nombreuses usines métallurgiques où règne Pierre. Par un étroit hublot, on nous fit jeter un regard dans l’intérieur éblouissant, le chaos de flammes d’un four à fabriquer l’acier.

Aujourd’hui, un colonel disait devant moi que, quand un régiment du front, harassé par des marches et des contre-marches — fussent-elles dues à de fausses manœuvres — refuse d’avancer plus, on doit le décimer d’abord, quitte à enquêter ensuite sur ses chefs.

Cette mentalité professionnelle échappe à mon jugement.

Mais de tels propos me rappellent toujours l’étroit regard que j’ai jeté sur l’espace en feu. Il me semble que je viens d’entrevoir, par une mince fente, un coin de l’immense enfer.

22 juillet 1915.

On dirait que Paron m’évite. Il décline des invitations. Il raréfie ses visites. Quand, lui avouant ma propre indécision, je lui demande s’il est arrivé à se forger une opinion sur la genèse de la guerre, il se dérobe, sans parvenir à cacher son malaise. Pourquoi ?

Enfin, j’avais obtenu qu’il vînt aujourd’hui, car nous partons demain pour Ganville. Je ne l’avais pas revu depuis que j’avais précisé pour moi-même mes alarmes de l’attitude de René. Elles grandissaient encore, depuis que la guerre semble se prolonger indéfiniment, que les journaux préparent les esprits à une deuxième campagne d’hiver. Je les lui avouai. Il me répondit d’un ton d’amertume irritée que je ne lui connaissais pas.

— Vous vous étonnez que votre fils aime la guerre ? Il a dix-sept ans. Voilà dix ans qu’il comprend, qu’il voit, qu’il écoute. Qu’a-t-il appris ? Tout de suite, le prestige et la vénération des emblèmes militaires, la noblesse et l’éclat sans égal du métier des armes. Dans ses manuels d’histoire, les grands événements sont les guerres, et les grands héros sont les conquérants. Dans la ville, partout des noms de rues célèbrent des victoires, partout des dômes, des colonnes, des arcs de triomphe sont dressés à la gloire des massacres. Dans les premiers livres dont il s’est recréé, figure toujours un anglais ridicule ou un traître allemand, selon que l’ennemi héréditaire est à l’ouest ou à l’est. Car il change. Dans leurs discours officiels, dans leurs enseignements, dans leurs moindres propos, tous ceux qui l’ont instruit et guidé lui ont appris, non pas à aimer son pays pour lui-même, mais à l’aimer contre les autres, d’un amour orgueilleux et jaloux, avide de suprématie totale, plein de raillerie, de dédain ou d’hostilité à l’endroit des voisins. Même le sport qu’il pratique, si salutaire, si salubre en soi, a été dévié de son but, est devenu pour lui une école de violence et de chauvinisme : les premiers avions, survolant les frontières, lui ont été représentés, non pas comme les messagers de la paix, mais comme les engins possibles d’une victoire. Et les premiers journaux qu’il ait lus, les premières pièces qu’il ait vues, exploitant les mêmes instincts, perpétuant les mêmes malentendus, les mêmes erreurs, n’ont fait qu’exalter en lui ce fanatisme furieux. Tout le vouait au culte de la Force et de la Haine.

« Et en regard, dans un esprit impartial, lui a-t-on inspiré l’amour et le respect des grandes vertus d’humanité ? Après l’avoir prosterné devant le passé, l’a-t-on tourné vers l’avenir ? A-t-on fait luire à ses yeux l’espoir de temps meilleurs, a-t-on éveillé dans son esprit le désir sincère de les préparer ? Lui a-t-on montré que les hommes pourraient guérir de la guerre, que des arbitrages suprêmes, appuyés par une police internationale, pourraient prévenir les conflits nouveaux et vider les vieilles querelles, que les siècles pourraient unir les nations comme ils ont soudé entre elles des provinces jadis ennemies ? Allons donc ! On l’a détourné de ces hautes espérances, on lui en a montré le péril et la vanité, on lui a hurlé qu’elles étaient dérisoires, chimériques ou criminelles… Et vous vous étonnez que votre fils aime la guerre ! »