Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Octobre 1914

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Andernos, 3 octobre 1914.

Depuis le début de la guerre, je n’avais pas encore repris contact avec le monde civilisé. De mes premières incursions dans Bordeaux, je rentre effarée.

J’ai retrouvé là, comme au Congrès de Versailles, mon public de répétitions générales. J’avais envie de crier : « Eh bien, vous êtes contents ? Vous l’avez, votre prétendant ? Il est parmi vous… » Je ne sais pas s’ils sont contents. Mais ils sont héroïques.

Tous les hommes que j’ai rencontrés sont navrés de ne pas combattre. Dès l’abord, ils légitiment leur présence, ils justifient leur situation au point de vue militaire. Ils révèlent leurs infirmités et leurs malheurs. L’un déplore son âge, l’autre maudit sa goutte, qui les retiennent loin des armées. Un petit sous-préfet soupire devant moi : « Ah ! s’il ne me manquait pas onze phalanges »… Je regarde ses mains : elles sont intactes. C’est aux pieds. On en voit qui ne désespèrent pas encore de s’employer, de se donner. Parbleu ! Certains sont sincères. Ainsi je rencontre un Pierre Loti, dressé sur de hauts talons, pincé dans un uniforme, et ravagé d’impatience parce que la Marine et la Guerre tardent à agréer ses services d’officier. Il parle de s’enrôler comme brancardier. Mais d’autres, d’esprit subtil, voltigent de ministère en ministère et, le masque soucieux et tragique, s’offrent à des missions plus ingénieuses que redoutables.

Ah ! C’est qu’aussi les femmes sont promptes au soupçon. Pour peu qu’un homme tienne debout, qu’il ne soit pas déliquescent de vieillesse, elles s’écrient : « Qu’est-ce qu’il fait ici, celui-ci ? Pourquoi n’est-il pas au feu » ? Elles ne croient même plus à la maladie. Pour leur prouver qu’on est atteint d’un mal grave, il faut en mourir. À ce moment-là, elles s’inclinent, de mauvaise grâce : « Tiens ? C’était donc vrai ? »

Elles veulent qu’on pleure, non pas sur ceux qui partent, mais sur ceux qui sont obligés de rester. Elles jugent indécent le spectacle d’une mère inquiète qui laisse deviner ses alarmes. À les entendre parler des blessés qu’elles visitent ou qu’elles connaissent, tous trépigneraient dans l’impatience de repartir et, pour un peu, refuseraient leur congé de convalescence.

Avides d’héroïsme, elles sont jalouses de leur propre sacrifice et ne tolèrent pas qu’on l’amoindrisse. Comme une sotte, j’essayai de démontrer à une jeune femme, fort attachée à son mari, qu’il ne courait pas grands risques. Je vis bien que je l’offensais, tout en la rassurant. Elle voulait, cette femme, que son mari fût en danger, ou qu’il parût en danger.

Elles semblent toutes porter une cuirasse qui les rend insensibles. Les mots affreux, massacres, charniers, tueries, n’éveillent plus d’épouvante. Ils ont perdu leur force et leur portée. Ils ne pénètrent plus jusqu’au cœur.

Elles rêvent de châtier l’atrocité, qu’elles réprouvent et qu’elles abominent, par l’atrocité. Des lettres de combattants, elles taisent les passages attendris. Elles citent seulement ceux qui exaltent la gloire de tuer, « d’en descendre ».

Et défense de s’émouvoir, de s’apitoyer, d’exprimer des sentiments humains. Ils sont abolis. On ne peut même pas déplorer la guerre en soi, maudire la sauvagerie qu’elle déchaîne. Timidement, j’ai essayé. Au premier mot, on voit se tourner vers soi des visages furieux, de ces visages assassins dont on n’est poursuivi que dans les cauchemars. Les bouches distendues vous hurlent le dogme : « La guerre est belle, la guerre est sacrée, puisqu’elle nous a été imposée ». Et rejetée à mon mutisme, affreusement seule, transie, je me demandais : « Est-ce donc moi qui suis le monstre ? »

Et puis, ici, dans ma retraite, j’ai réfléchi que je n’avais vu qu’une face des êtres. Qui donc ne se dédouble pas ? Tel, qui s’héroïse en paroles, ne tremble-t-il pas en même temps pour un être cher ? Ces propos cornéliens ne cachent-ils pas souvent l’angoisse d’un pauvre cœur maternel, la détresse d’une âme encore humaine ?

Mais cette angoisse, cette détresse, ne peuvent pas s’exprimer. Pourquoi ? Ah ! C’est que la guerre a créé une mentalité de vengeance, de férocité, de haine, soigneusement entretenue par les discours et les journaux. Et cette orthodoxie farouche ne tolère pas de dissidence, ni même de tiédeur. Hors d’elle, tout est défaillance ou félonie. Ne pas la servir, c’est la trahir.

Ainsi, le respect humain, l’orgueil, la crainte de paraître suspect, autant de bâillons sur les propos hérétiques. Chacun se sent justiciable de son voisin. Que de gens doivent se duper deux à deux, dans la crainte de ne pas sembler assez ardents… Par l’effet de ce contrôle mutuel, une censure verbale s’est établie, plus oppressante et plus trompeuse encore que la censure écrite. Obligé de n’avoir qu’un langage, on feint de n’avoir qu’une pensée. On tait les autres. Et ce n’est pas le moindre crime de la guerre, que d’avoir institué l’hypocrisie.

Andernos, 18 octobre 1914.

Ce matin, en sortant d’un hôpital de Bordeaux, je m’étais égarée. Je pris une rue calme, silencieuse, bordée de petites façades proprettes, aux nuances vives et fleuries. J’étais intriguée. Mais des rideaux se soulevèrent. Derrière chaque vitre, un visage de femme apparut, plus enluminé que sa maison. J’avais compris. J’allongeais l’allure quand, à deux pas, je vis sortir d’un de ces logis d’amour la haute, mince et stricte silhouette de mon vieil ami Paron.

J’ai toujours plaisir à retrouver Paron. C’est un témoin de ma prime jeunesse. Je crois bien que la grande différence d’âge entre nous, sa défiance de soi, son état jadis modeste, l’ont détourné de me demander en mariage. Depuis, un héritage tardif lui rendit l’indépendance, l’affranchit de la politique et du journalisme, où sa susceptibilité d’écorché vif souffrait et le desservait. Sa fidèle et secrète tendresse m’est très chère. Mais si je m’attendais à rencontrer là ce puritain, ce délicat, qui touche d’ailleurs à la soixantaine…

Pauvre Paron… Il semblait à la fois ému et penaud. Et quand nous eûmes déblayé les propos d’accueil :

— Vous vous demandez ce que je fais là, dit-il. Eh bien, voici. Hier soir, je débarque à la gare avec un train de réfugiés du Nord, que j’accompagnais depuis Paris. Des femmes et surtout des enfants. Nous devions les installer dans une cantine municipale. Nous arrivons : elle était occupée. Que faire ? Disséminer nos gens dans le quartier ? Évidemment. Mais les gîtes étaient rares, difficiles à trouver. L’heure avançait. Nous avions à peine casé la moitié de la bande, quand un agent de police eut pitié de nous. Et, ma foi, il logea le reste dans ces maisons-ci. Elles s’ouvrirent d’ailleurs à sa première réquisition, car on y professe un grand respect de la police. Ce matin, j’ai voulu faire la tournée de mes mioches. Et savez-vous les plus heureux, les plus cajolés ? Ceux qu’on a logés dans cette rue ! Je les ai trouvés attablés pour le petit déjeuner, la serviette au menton, devant des jattes de café au lait, des tartines grandes comme des semelles…

Je m’expliquais son air penaud : il était vexé d’être pris en flagrant délit de bonne action. C’était bien de lui. Je l’aurais embrassé, mon vieux Paron.

Il me reconduisit. J’appréhendais l’inévitable conversation sur la guerre, les propos prudents et convenus qu’on échange au premier contact. Mais il m’avoua tout de suite, son long visage soudain vieilli : « Cette guerre m’inspire une horreur sans nom ». Ah ! Comme je me suis sentie allégée, délivrée… Enfin, j’ai parlé, j’ai entendu parler comme je pense. À son tour, il s’animait. Il me confia qu’il était hanté, lui aussi, par le besoin de délier les causes du conflit, de découvrir le jeu des ressorts secrets qui avaient préparé, provoqué l’explosion. Et sa consolation serait de vivre assez pour étaler au jour le plan, le mécanisme de l’ignoble engin, pour crier « casse-cou ! » à ceux qui nous suivront sur la terre.

Actuellement, Paron est sans cesse en route. Mais nous nous sommes promis de nous revoir souvent à Paris. Il m’aidera. Ses vues s’ajouteront aux miennes. Désormais, je ne serai plus seule.

Andernos, 20 octobre 1914.

On a décidé de rappeler dans les usines des ouvriers métallurgistes mobilisés aux armées. « Question de munitions », m’a dit mon mari. Elles manquent. Il est enchanté. Il se frotte les mains : « Ces gaillards-là, qu’on va tirer de l’enfer, vont travailler comme des anges, dans la crainte d’y retourner. Je vais connaître enfin l’effort maximum qu’un homme peut fournir. »

Dominant les gens, bousculant les obstacles, Pierre se donne à cette mobilisation nouvelle, avec la rude ténacité qu’il apporte à toutes ses entreprises.

À Bordeaux, il a pris à l’hôtel un appartement de prince en voyage. C’est son goût. Avant la guerre, il possédait, à l’année, des installations analogues à Londres, à Hambourg, je ne sais où encore.

Il traite des personnages, en des dîners sérieux, des dîners d’hommes, dont il mûrit longuement le menu magistral. On y boit le champagne en carafe. Il paraît que le champagne en bouteille « n’est pas guerre » tandis que le champagne en carafe « est guerre ».

Mais ses affaires n’absorbent pas toute sa vie. Parfois j’ai rencontré le petit père Butat, le directeur du tout-puissant Bonjour, qui se coulait, humble et poussiéreux, le long des murs. Comme beaucoup de ses confrères, il a cru devoir transporter à Bordeaux son journal. Il habite avec sa fille Colette dont le mari, René Foucard, est mobilisé. Ils ont déniché, près du Jardin Public, un charmant petit logis où descendent, à leurs passages, tous les membres de la tribu Foucard. Pierre, qui est l’amant de Colette depuis un an environ — il est bien difficile d’avoir des précisions sur ces dates-là — est très assidu dans la maison. L’absence du mari a resserré sa liaison. Il est plus qu’un familier. Il est de la famille.