Le Juge de Biala, récit de moeurs de la Gallicie orientale

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Le Juge de Biala, récit de moeurs de la Gallicie orientale
Traduction par Th. Bentzon.
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 18 (p. 61-94).
LE
JUGE DE BIALA
RECIT DE MŒURS GALLICIENNES.

Mort ! Il est mort, lui, mon ami Ivon Megega ! Je l’ai appris au café, il y a une heure, et maintenant me voici tristement plongé dans mon fauteuil, secouant la tête et tout abasourdi ! Non pas que cet événement m’ait beaucoup étonné. Je savais que, d’après les prévisions humaines, mon vieux camarade devait quitter avant moi la vie, qui ne lui offrait que bien peu de jouissances « du moment que ces maudits Polonais avaient de nouveau le haut du pavé, et que ce Moschko[1] du diable mêlait tant d’eau claire au schnaps. » Cela, je le savais, car d’abord il était de quarante années plus âgé que moi-même, et ensuite il souffrait depuis longtemps d’une vilaine maladie, hum ! je veux lui donner son nom latin,… qu’on appelle le delirium tremens. J’étais donc résigné à entendre un jour ou l’autre, en rentrant, une bouche étrangère et impitoyable me dire : — Ton vieil Ivon n’est plus ! — mais jamais, au grand jamais, je n’aurais cru l’apprendre dans un café de Vienne et par les journaux de la ville impériale ! car Ivon ne comptait pas parmi les illustres de ce monde, il ne marchait point dans les hautes sphères de la société, il marchait tout simplement sur le grand chemin pour venir chaque matin de sa jolie métairie à l’auberge du Juif Welfersheim, et s’en retourner de même le soir ; encore ne pouvait-on donner à ce mouvement le nom de marche : c’était plutôt un brandillement, une sorte d’oscillation étrange…

C’est donc vrai ! les journaux annoncent son décès ! Elles sont devant moi, ces lignes noires sur du blanc, et j’ai beau y fixer mes regards, les lettres ne changent pas : « Le conseil municipal de Biala, près Barnow, Gallicie orientale, défend aux paysans, sous peine de châtiment corporel, d’aider les fermiers juifs aux travaux des champs. Quiconque violera cette loi paiera cinq florins ou recevra dix coups de bâton. » Hélas ! le doute ne m’est plus permis. Tu es mort, Ivon Megega, ou tu es dépouillé de ta dignité, ce qui serait pour toi pire que de mourir, car si tu vivais encore et que tu fusses toujours ce que tu as été trente ans de suite : juge du village de Biala, tu n’aurais jamais apposé ta petite croix sous un tel édit… Non, jamais ! Des raisons administratives t’en eussent empêché premièrement : tu n’étais pas homme à taxer si haut un coup de bâton ; cinquante kreutzers, un coup de bâton ! c’est, ma foi, ridicule,… et aussi des raisons de conscience ! car tu ne fus jamais un faux dévot, mon vieil Ivon, et je me rappelle parfaitement ce que tu m’as dit la dernière fois encore : « Pour ce qui est des Juifs, ce Moschko baptise le schnaps, certainement ; mais enfin ce n’est pas là un tour pendable. On leur rend bien autre chose ! Que pensent d’eux les Polonais ? Ils disent : — Tout Juif est un chien ! — Le seigneur Wassilawski me l’a dit à moi-même, oui, le propriétaire de Zuhanke ! — Mais, monsieur le bienfaiteur, lui ai-je répondu, vous devez vous tromper, puisque le bon Dieu leur a donné un corps humain, il leur a aussi, le vieux bon Dieu s’entend, donné la Bible ! — Cependant je pense en moi-même : attends, attends, Polonais que tu es ! je m’en vais t’attraper. J’ajoute donc : — Eh ! vous avez peut-être raison, après tout, de dire que les Juifs sont des chiens ; mais, en votre qualité de chasseur, vous savez ce qu’on peut faire d’un chien. Si on le traite bien, il est fidèle, si on lui donne de la verge, il devient hargneux et il mord,… il mord les mollets,… voilà pourquoi je crie aux Polonais : — Gare à vos mollets, gare, si cela continue ! » Et toujours dans ton langage baroque, Ivon, tu m’as dit encore : « Chaque fois qu’à propos d’élections ou d’autre chose il s’agit de nous mettre contre les Polonais, eux, les Juifs, et nous autres Ruthènes, je pense à ce que m’a conté mon valet Kritzko. Vous avez peut-être connu ce Kritzko ? Non ! C’est dommage. Vous avez connu du moins son beau-frère Fédor ? Non ? C’est étonnant ! Kritzko était, avant d’entrer chez moi, gardien de chevaux dans la Bukovine, sur le mont Lakzine, où paissent l’été les nobles chevaux du haras de Radautz ; à côté paissent aussi les chevaux des Houzoules. Eh bien ! me racontait Kritzko, c’est un fait curieux : d’ordinaire chaque espèce paît séparée, mais que le loup arrive !… bon ! voilà les chevaux qui forment un cercle, leurs sabots de derrière en dehors, et de ruer d’un commun accord. Je me dis donc que Juifs et Ruthènes, nous paissons séparés, nous aussi, mais que l’occasion s’en présente, et nous frapperons ensemble. Je m’entends ! »

C’était ainsi que tu parlais, mon Ivon, et parce que tu n’as jamais été un hypocrite, je lis entre les lignes de cet édit si humain, si loyal, la nouvelle de ta mort ! Et j’éprouve en la lisant un sentiment étrange… Certes j’ai beaucoup de chagrin,… pourtant il me faut sourire ! C’est égal ! tu as trop humecté de schnaps l’aridité de cette terre ; cependant tu étais un homme, Ivon, un homme jusqu’à la moelle. En toi se résumait le type de ton peuple, et quiconque parle de toi parle de ce peuple. Tu étais lent, et lourd, et bourré de préjugés, mais aussi plein d’honneur, reconnaissant, fidèle et dévoué. Tu n’avais point d’esprit : les énigmes de la vie n’ont jamais torturé douloureusement ton cœur, rien d’un Hamlet en toi, Ivon Megega ! mais tu n’en réfléchissais pas moins et tu mesurais tout à ta propre mesure. Il va sans dire qu’aucun oiseau ne plane plus haut que ses ailes ne peuvent le porter. Tu te représentais l’Autriche et le monde entier sur le modèle de ton village ; je soupçonne qu’à tes yeux, après l’empereur dans la maison d’argent qu’il habite à Vienne, le juge de Biala était l’homme le plus important du monde. Seulement il y a une multitude de gens qui croient cela et qui n’accomplissent pas en même temps leur devoir comme tu t’en acquittes, toi, Ivon, d’une façon vraiment rare. On me pardonnera peut-être de m’étendre longuement sur ta simple histoire ; d’ailleurs je n’ai pas le choix : je suis le biographe d’Ivon Megega, non-seulement parce que je le veux, mais parce que je le dois. Je le lui ai promis lors de notre dernière rencontre. C’était l’été passé, au mois d’août ; il faisait une chaleur intolérable. Je suivais avec mon domestique Wassili le chemin qui conduit de Barnow à Biala, et de là plus loin à la frontière ; des impressions contraires se partageaient mon cœur, qui à chaque tournant de route saluait avec plus d’allégresse le retour au pays natal, et mon corps, qui, lui, était rudement secoué ! car la route était polonaise, le véhicule polonais, et Wassili, selon son habitude, tapait furieusement sur les pauvres bidets. Il ne faisait cela que quand il était ivre, mais ivre il l’était toujours. Il buvait l’hiver pour se réchauffer et l’été pour se rafraîchir. Or ce jour-là il s’était terriblement rafraîchi, car, je l’ai dit, Il faisait terriblement chaud. Le soleil enveloppait de son brûlant réseau de lumière toute la vaste plaine : il n’était pas jusqu’à la bruyère sombre qui par son éclat ne fît mal aux yeux ; chaque étang avait l’air d’une nappe d’or fondu, pas un souffle ne passait dans tout cet embrasement, et pourtant les feuilles des arbres tremblaient comme si un mal caché leur eût donné le frisson. Ce n’étaient du reste que des arbres chétifs, les bois ne prospèrent pas dans ce pays bas, richement pourvu d’étangs. Aussi fus-je surpris lorsqu’une forêt de vaste étendue qui, en s’agitant, prenait des contours fantastiques, se dressa tout à coup devant nous. Je la contemplai longtemps avec admiration : — À qui appartient cette forêt ? demandai-je enfin.

— Au diable et à sa grand’mère ! répondit Wassili en crachant avec indignation. Ne regardez pas, seigneur, supplia-t-il d’une voix vibrante d’angoisse, ne lui faites pas ce plaisir, à lui, le maître de l’enfer !

Je ne tenais pas à lui faire plaisir ; il trouve bien assez de satisfactions, ma foi ! incessamment sur la terre, mais je ne me privai pas pour cela de contempler le phénomène. On ne le voit que rarement en Podolie, le plus souvent dans les bruyères entre le Danube et la Theiss ; sa vraie patrie est le Sahara. Nos paysans, qui rendent ce pauvre diable responsable de plus de choses qu’il ne serait justice, par exemple de la création de leurs seigneurs polonais, nos paysans disent que c’est lui qui crée si vite une forêt ou une ville dans la bruyère ensoleillée pour tourmenter ou pour séduire le passant égaré lorsque celui-ci se traîne sous la chaleur de midi. En l’invitant à gagner la forêt, il trompe son dernier effort, et remarquez que, pour comble de malice, il ne fait surgir ses apparitions tentatrices que dans les jours les plus chauds, car c’est un fin matois, on peut le dire, plus habile, — les mots ne veulent pas sortir de ma plume, mais nos paysans l’entendent ainsi, — plus habile que le bon Dieu.

Je restai en contemplation devant la forêt. Un instant, elle grandit et devint plus distincte ; bientôt les arbres commencèrent à se courber et à s’abaisser singulièrement, puis le fantôme disparut, et on ne vit plus rien que le bleu, le gris-bleu pâle de la voûte du ciel.

Le chemin poudreux semblait interminable, bien que deux lieues seulement séparent Barnow de Biala ; mais, dans cette immense et monotone solitude de la terre et du ciel, il n’y a pas d’autre mesure de la distance que notre propre sentiment. Enfin nous dépassâmes une cabane, un cimetière, les cabanes se rapprochèrent ; nous entrions dans le village de Biala. C’est un village considérable par le nombre des habitans ; cependant les maisonnettes sont toutes petites, pauvres, couvertes en chaume ; l’église seule est grande, et plus grande est la seigneurie, plus grande encore l’auberge. Le sombre visage de Wassili rayonna soudain à la vue de cet établissement. Il y conduisit tout de suite la voiture et s’arrêta devant le porche, comme s’il n’eût pu faire autrement. Je n’y trouvai du reste rien à redire. En sortant de ma boîte de torture, je faillis tomber dans les bras de Moschko, qui accourait à ma rencontre. Les éclats de joie du petit Juif quand il me reconnut furent presque effrayans. Quelle part de cette joie provenait de l’homme, quelle autre de l’aubergiste, je ne saurais le dire ; tous les deux je crois étaient en liesse. Moschko sautait autour de moi, et son long caftan sale voltigeait en cercle, ses petites boucles minces et collées frétillaient le long de ses joues comme de petits serpens follets. Il me connaissait, je dois le dire, depuis bien des années. — Soyez le bienvenu, au nom de Dieu ! s’écria-t-il. Qui aurait pensé que vous viendriez ? Personne ! D’où venez-vous ? Est-ce de Barnow que vous venez ? Chez qui descendez-vous, dites ? Parbleu ! vous descendez chez moi ! Quelle bonne mine vous avez ! Peut-on avoir meilleure mine ?.. — Il s’arrêta hors d’haleine, et j’en profitai pour demander des nouvelles d’Ivon. — S’il vit encore ? Et pourquoi s’il vous plaît ne vivrait-il pas ? Où il est ? Où donc serait-il, sinon ici ? Ce qu’il fait ? Que ferait-il si ce n’est boire ? — Et Moschko Welfersheim se précipita dans le cabaret en criant : — Ivon, accourez, un ami est venu, le fils du médecin de Barnow. Il est là.

— Le fils du médecin ! répéta une voix forte à l’intérieur, d’un ton qui rappelait, — pardonne-le-moi, ombre glorifiée de mon Ivon ! — le grognement d’allégresse d’un sanglier. Puis on entendit tousser, et des pas lourds retentirent de plus en plus, jusqu’à ce que enfin Ivon apparut sous la porte ouverte qu’il remplissait presque en entier. Comme toujours brillait sur son serdak brun la médaille impériale en or. Ce signe d’honneur, il l’avait bien gagné, quoique ce ne fût pas pour un haut fait, mais pour un beau discours, au mois d’octobre 1848, lors de l’insurrection. Voici le discours :

« Maréchal des logis Misko ! Tu n’es qu’un simple maréchal des logis et pourtant tu commandes à cinq cents hussards, ce qui prouve que le règne du diable est venu. Mais il n’est venu que sur la terre ; au ciel Dieu règne encore, et Dieu a dit : Reste fidèle à ton serment, sois soumis à l’autorité. Moi, j’agis ainsi et les trois cents gars qui sont avec moi agissent de même : tant que nous serons ici, vous n’aurez pas la caisse du régiment, ni vous, ni votre colonel, et nous serons ici tant que nous serons vivans. »

Le colosse avait fort peu changé dans ces longues années ; seulement son embonpoint avait augmenté encore, et ses cheveux étaient devenus blanc d’argent ; mais la figure rouge, large et bienveillante était restée la même. S’il est vrai, comme le prétend Schopenhauer, que chaque visage humain soit une pensée de la nature, la nature s’était rendue cette fois coupable de plagiat, et même l’emprunt avait été fait à un produit du pays, car le visage d’Ivon ressemblait tout à fait à ces grosses pommes douces et vermeilles qui ornent les vergers bénis de la Podolie. Il y avait seulement sur cette pomme une petite bosse, le nez, et au-dessus deux trous longuement fendus avec deux points noirs et brillans, les yeux, puis au-dessous une très large ouverture sur laquelle pendait un rideau blanc, la bouche et les moustaches. La pomme pleine et rubiconde me regarda en souriant, le rideau blanc tressaillit d’une façon étrange, et puis-je me sentis étreint par deux poignes de géant et secoué à en perdre l’ouïe et la vue. C’était le premier salut de mon compère Ivon. Alors nous prîmes place tous deux à une énorme table de bois dans la salle commune, bien fraîche, et Moschko apporta une bouteille en sautillant : — Du tokay ! du vrai tokay, ma parole d’honneur ! — Et voilà que nous nous oublions à bavarder sur ce tokay, qui était bien le vin le plus aigre que Dieu eût fait pousser entre le Danube et les Carpathes. C’est en cette circonstance que je fis vœu de devenir son biographe et que je recueillis les matériaux nécessaires.

— Figurez-vous, monsieur le bienfaiteur, m’avait dit Ivon en se lamentant, que je vois partout des souris, rien que des souris… C’est une maladie, et les gens prétendent que c’est le schnaps qui la donne. Je vous en prie, qu’y faire ? Vous venez de Vienne, monsieur le bienfaiteur et vous avez lu dans les livres.

— Mais je ne suis pas médecin. Je gagne ma vie d’une autre manière. J’erre de côtés et d’autres en notant ce que j’entends et ce que je vois.

— C’est singulier ! s’écria Ivon. Que de nouveautés dans ce temps-ci ! On entend parler tous les jours d’une autre invention, d’un autre métier. Tenez, le fils de Schmilko Rosenzweig, de Barnow, eh bien ! il a fait raccourcir son caftan, et maintenant tous les jours, à Vienne, il va passer deux heures dans une grande salle où il n’y a que des juifs ; là il crie et il griffonne quelque chose sur un petit morceau de papier, et ainsi il devient riche. Voilà encore, par exemple, Xavier, le fils du sacristain,… c’est-à-dire,… vous me comprenez,… de qui est-il le fils ?… enfin ! un vaurien fini. Le pasteur, ne sachant plus qu’en faire, le chasse, et puis tout à coup le bruit court que notre Xavier est à Lemberg, qu’il est devenu un seigneur, qu’il porte des gants, un feutre fin sur la tête, qu’il fume toute la journée, non pas une pipe, entendez-vous, mais des cigares, de bons cigares à deux Kreutzers, ni plus ni moine qu’un comte. Et comment gagne-t-il tant d’argent ? À flâner toute la journée ! Seulement le soir il se barbouille la figure de blanc et de rouge, à la façon de Mme notre comtesse, il met des habits de fou et il s’en va dans une maison où il y a beaucoup de monde. Devant tous ces gens-là, il est amoureux ou ivre, c’est-à-dire, hé ! hé ! hé ! il fait semblant, le drôle ! On appelle ça la comédie. Encore un autre métier tout nouveau encore, celui des employés chez le cheval de fer qui galope de Lemberg à Czernowitz ! On parle même à Barnow de charges impériales toutes nouvelles, par exemple celle de ce monsieur au claquet,.. oh ! c’est merveilleux ! merveilleux ! Il s’asseoit à une table, et sur cette table il y a un petit morceau de laiton ; ce monsieur y met le doigt, fait tout doucement : tuk ! tuk ! tuk ! et on l’entend, on le comprend partout. Savez-vous que, s’il n’avait pas l’aigle impériale au-dessus de sa porte et le bonnet de service sur la tête, je croirais que, hum ! que c’est lui qui l’aide, car, même en se tenant tout près de sa chaise, on ne saisit qu’un petit bruit, et pourtant il se fait entendre jusqu’à. Lemberg. Hum !..

— Mais cela se-fait tout simplement au moyen de fils métalliques…

— Allons ! allons ! interrompit Ivon avec une indignation conter nue, allons ! Je ne suis qu’un paysan, mais je ne laisse personne se moquer de moi. Le monsieur au claquet n’a rien à faire du tout avec les fils. Ces fils-là ne sont que pour l’empereur et ses clercs, qui font arrêter par ce moyen les criminels ; mais, le premier venu peut mettre le claquet en branle pourvu qu’il paie. Ainsi à la foire de l’automne dernier, étant gris, j’ai eu l’idée de faire souhaiter le bonsoir à mon frère de Kolomea. Et j’ai vu en cette circonstance qu’il faut une grande honnêteté pour le métier de claqueur, car . en somme, s’il lui avait plu de dire à mon frère : « Va au diable, » je n’aurais toujours entendu que tuk ! tuk ! tuk ! et je n’y aurais rien pu. La plus grande honnêteté est donc nécessaire pour exercer ce métier-là. Mais le vôtre, je le comprends. Oh ! je le comprends très bien ! Vous vous promenez, et puis vous écrivez ce que vous avez vu, et alors tous ces Allemands, les officiers eux-mêmes, viennent, mettent leurs yeux de verre et vous lisent dans le journal : — Celui-ci a dit telle chose et celui-là telle autre, et voilà ce qu’a dit, hé ! hé ! un vieillard d’expérience, Ivon Megega, un juge, un brave homme, oui, voilà ce qu’il a dit, hé ! hé !

Ce fut la première attaque que me fit Ivon, et la finesse était assez grosse pour crever les yeux ; cependant elle passa inaperçue. Notre entretien roula sur d’autres choses, la moisson, l’assemblée des états à Lemberg, la femme du pope, sa jeune fille, le principe constitutionnel, que sais-je ? Ivon racontait avec volubilité, entremêlant ; sans scrupule la vérité et le mensonge, mais il était facile de distinguer l’une de l’autre, car le bonhomme avait une qualité très précieuse : aussitôt qu’il lui échappait une hâblerie, il regardait dans son verre ; disait-il vrai, au contraire, il levait franchement les yeux. J’ai tiré de lui bien des histoires extraordinaires, mais jamais en les débitant son regard n’a rencontré le mien. Détail comique : il aurait juré, la puissance de l’habitude aidant, que ces contes répétés quotidiennement depuis trente ans étaient la vente même, car il avait fini par se le persuader ; oui, il eût prononcé tous les sermens qu’on lui eût demandés, bien qu’il fût foncièrement loyal et religieux, mais à aucun prix il n’eût en même temps levé les yeux.

Ce jour-là, Ivon n’était pas très expansif : il ne cessait de me regarder, il reculait et avançait sa chaise avec inquiétude ; mon brave géant avait sans aucun doute quelque chose sur le cœur. Pour cette raison, je suppose, il abrégea son discours favori, auquel servait toujours de thème la constitution : — « C’est comme pour le recrutement… l’empereur a besoin de soldats, nous lui envoyons des soldats ; il a besoin de conseillers, nous lui envoyons des conseillers. Naturellement il faut obéir. » — Tout à coup il éclata : — Pardon… mais, hé ! hé ! puisque vous avez ce métier-là, ne voudriez-vous pas aussi ? c’est-à-dire… hé ! hé ! voyons !.. Hé ! hé ! hé !… Vous m’avez compris !..

— Non, mon ami.

— Eh bien ! vous diriez par exemple, — la pomme rouge souriait embarrassée, et se penchait d’un air fripon sur l’épaule droite… vous diriez : Ivon Megega a la médaille, c’est un homme considérable, etc. etc. et les histoires que j’ai vues ! en ai-je vu de ces histoires ! Les gens ouvriront des yeux comme ça ! — Et il dessina un grand cercle dans les airs. Et pourquoi de si grands yeux ? Parce qu’ils n’auront jamais rien entendu de pareil. Mes histoires de soldat, mes histoires de juge, comment j’ai terrassé l’ours, comment nous avons réglé nos comptes avec notre seigneur, et nos aventures avec Wassili, le grand haydamak… et puis comment je suis devenu juge de paix, — non, personne ne l’est jamais devenu de cette manière, — un peu avant que l’empereur ait fait la révolution qui rendait libre le paysan, — et comment nous avons pourchassé les hussards quand ils fuyaient vers la Hongrie, et comment j’ai empoigné huit ans plus tard, ici dans notre village, M. Kossuth, et ensuite dans l’assemblée des états… hé ! Ils feront tous des yeux comme ça ! répéta-t-il avec le même mouvement ambitieux de la main, des yeux comme ça, vous dis-je !

Qui aurait pu lui résister ?,

— Volontiers, répliquai-je, c’est convenu, je noterai de grand cœur ces histoires-là. Ainsi déjà comme soldat…

— Certainement ! s’écria-t-il avec feu, déjà comme simple soldat j’ai vidé un verre avec notre empereur et mangé avec lui des pirogui ! Ce n’est pas que je l’aie régalé chez moi, il m’a régalé chez lui à Vienne. Voici de quelle manière les choses se sont passées. Il y a près de quarante ans, je n’étais pas même caporal, mais je me rappelle très bien !.. Je me trouve donc en sentinelle devant la maison blanche de notre empereur et j’ai froid, grand froid, car on gelait ce jour-là, brr !.. il tombait à chaque instant un moineau ou un pigeon par terre. Hélas ! pauvre bête ! Moi, debout, je pensais à mon village et k ma Kasia. Voilà que tout à coup s’ouvre une fenêtre, et notre empereur Ferdinand se penche en dehors. Lui, naturellement il n’avait pas froid, étant bien enveloppé d’une grande robe de chambre tout en or et fourrée d’une bonne toison de brebis toute neuve. Il portait sur la tête une grande koutchma[2] et par-dessus la petite couronne d’or qui lui sert dans la semaine à la maison. Voilà donc qu’il regarde en bas et moi en haut ; puis notre empereur crie dans la chambre : — Hé ! ma femme ! apporte-moi donc ma pipe ! — Et madame l’impératrice la lui apporte. Il est donc à la fenêtre, il fume. La belle pipe ! La tige avait six aunes de long et elle était en bois de griottier ; le fourneau d’écume de mer était bien gros comme une tête d’enfant, et tout cela recouvert d’or ! À un moment, je m’aperçois que l’empereur me regarde, en faisant des petits yeux pour me mieux voir, et il crie de nouveau : — Ma femme ! apporte-moi mes yeux de verre ! — À peine les a-t-il mis, qu’il reprend : — Je l’avais bien pensé tout de suite, c’est lui, c’est Ivon Megega, le fils de Fedko Megega, de Biala, ce simple soldat du régiment de Nassau que je veux faire avancer. Un brave garçon, va ! et son père aussi est un brave ! Je n’ai pas de serviteurs plus fidèles dans tout mon empire. A-t-il froid, pauvre diable ? Qu’en penses-tu, ma femme ? Si nous le faisions monter pour lui donner un verre d’eau-de-vie ?

— Comme tu voudras, papa ! répond gentiment l’impératrice. Nous en avons toujours à la maison, et justement notre juif Avrunko en a hier matin apporté un nouveau baril. Il voulait le laisser sans prendre son argent, mais je l’ai payé tout de suite, trois florins vingt kreutzers, car je ne me soucie pas d’avoir des dettes. On voit assez où les dettes ont conduit notre voisin le Turc ! Bientôt il n’y aura plus dans tout son empire un bardeau qui lui appartienne.

— Ma pigeonne, répond l’empereur, je sais quelle bonne ménagère j’ai en toi ; aussi je veux te faire don d’une couronne pour les grands jours de fête et je t’achèterai en outre le foulard rouge que tu as désiré l’autre jour ; mais, vois-tu, laisse les voisins en paix. Est-ce que le Turc te regarde ? Si quelque bavard lui raconte ce que tu as dit de lui, il en peut résulter la guerre… Mais appelons Ivon  ! Hé ! Ivon ! monte, mon garçon. — Moi, je ne bouge pas semelle, quelque envie que j’en aie, car je sais ce que fera le caporal si je manque à ma consigne. Je cligne donc seulement des yeux, comme ça ! Notre bon empereur comprend, parce qu’il est lui-même soldat et il envoie son laquais pour qu’on me relève de ma consigne ; juge si les autres m’envient ! Ce laquais me conduit donc jusqu’à la porte de l’empereur ; j’entre… Non, tant de luxe ne peut pas se décrire ! Tant d’or, tant d’argent partout ; à peine si j’ose respirer. — Approche donc ! s’écrie l’empereur ; et aussitôt voilà sur la table du pain, du sel et, deux verres bien remplis comme cela : se doit dans chaque maison chrétienne. — Prends ! me dit-il, et je ne me le fais pas dire deux fois. — À la santé du seigneur ! — À la santé de l’hôte ! répond mon empereur en buvant, et je me sens tout honteux. — Eh bien ! que fait-on à la maison ? Que devient le vieux Fedko ? — Je remercie, je réponds en détail, et je demande ensuite selon l’usage : — et vous ? comment cela va-t-il ?

— Oh ! des temps difficiles, vois-tu ! Il faut que je fasse tous les jours huit heures de service pour régner, et les appointemens sont insuffisans, car bien des gens ne paient pas les impôts. Mais, dit-il en s’interrompant, ne manderais-tu pas bien quelque chose de chaud ?

— Ma foi ! s’il y avait un plat tout prêt, là, sans cérémonie…

Il appelle Mme l’impératrice. — Très bien, dit-elle ; le feu n’est pas allumé dans la cuisine, mais qu’importe ! dans une minute, tout sera prêt, car j’ai maintenant une bonne cuisinière, J’ai dû renvoyer l’autre à cause des soldats.,

— En ce cas, pigeonnette, commande des pirogui et peut-être un peu de zrazy[3], veux-tu ?

Et puis l’empereur se plaint : — Nous avons de la peine avec nos servantes… à cause des soldats. Il faut pourtant bien une sentinelle pour faire portez arme ! quand je passe.

Mme l’impératrice là-dessus apporte le plat où les pirogui nageaient dans la graisse, dans la meilleure graisse fondue de porc frais ! — Et nous nous jetons dessus, je vous le dis, et nous nous en bourrons : c’était excellent ! excellent ! — Et le goût du petit verre, et celui du cigare que l’empereur m’a donné ; il avait au moins coûté six kreutzers, six vieux kreutzers, oui !

Mais quatre heures sonnent, et mon empereur me dit : — Ivon, me dit-il, je suis de service, malheureusement ! il faut que j’aille régner !

Le laquais lui apporte une grande couronne d’or et son sceptre, et nous descendons côte à côte l’escalier. Il me donne encore une pièce d’or en me quittant et il me dit : — Bois à ma santé, salue ton père de ma part. — J’ai obéi exactement, mon père était-il content ! Mon père…

Jusque-là, mon bon Ivon s’était plongé dans une contemplation attentive de la table. Certes il croyait fermement qu’il avait mangé des pirogui avec l’empereur, mais il ne leva pourtant les yeux qu’à ce point de son récit :

— Mon père était un brave homme. Il était avant moi juge du village ; mais cette dignité ne m’est pas venue par héritage ; je l’ai gagnée en partie à un ours, en partie à un Polonais.

Et, son regard franc désormais fixé sur le mien, il raconta comment il était devenu juge de Biala ; je veux le raconter à mon tour avec ses mots, tout simplement ; car chacun a sa manière. Pour peindre l’âme d’un peuple, celui-ci écrit un essai bien élaboré, celui-là reproduit ce qu’il a entendu dans un cabaret, de la bouche d’un paysan. Je ne sais lequel des deux a raison, et, si je le savais, cela ne me servirait de rien, je reprendrais malgré moi le petit chemin où me conduit ma manière.

— Comment je suis devenu juge ? Ce n’est pas parce que mon père avait occupé cette place. Au contraire, ceci me fut plutôt nuisible, car chez nous l’hérédité n’est point en usage. Jamais dans le temps un fils d’hetman n’est devenu hetman lui-même, et aujourd’hui aucun fils de juge ne devient juge. Nous ne voulons pas d’un roi de village. La commune décide que les hommes se réuniront en assemblée, on m’écoute le premier, mais ensuite tous les autres. L’assemblée est la tête de la commune, moi je ne suis que son bras. Il y avait encore une autre raison contre moi. Mon père ne voulait pas qu’on me nommât. Pourquoi ? À cause de mon petit doigt, — ce doigt-là, voyez-vous, — une sottise, mais qu’il ne m’a jamais tout à fait pardonnée,… mon père était si sévère… Oh ! un honnête homme, s’il en fut ! Aucun autre ne travaillait comme lui, ni ne tapait si fort, ni ne buvait autant ! Fedko Megega a fait honneur à la commune, on peut le dire ! Et quel père de famille ! Quelquefois dans la semaine il cognait dur sur moi, sur mon frère et même sur la mère, mais ce n’était qu’accidentel, tandis que le dimanche soir, jamais cela ne manquait : il y avait grand rapport général, et la chose était juste ; il faut un maître au logis. Mais les plus rudes coups que j’aie reçus, il me les a donnés quand j’avais déjà dix-neuf ans, à propos de ce maudit petit doigt. Et ma Kasia en était cause, car le proverbe a raison qui dit : « Dans chaque jupe, le diable est caché ! » Kasia était donc ma bien-aimée. À seize ans, mes yeux s’ouvrant tout à coup, j’étais tombé amoureux, amoureux fou, triste, triste, mais sans raison. Et Kasia, juste en même temps, était devenue amoureuse. Oh ! quelle joie quand nous nous le sommes dit ! Car nous étions souvent ensemble dans la forêt à travailler, et vous savez la chanson ?

Ivon se mit à chanter. Sa voix n’était pas belle et son haleine n’était pas longue, mais le couplet ne m’en plut pas moins :


« Chaque jour, il va au bois — pour abattre des bûches, pour abattre des bûches, — et elle s’en va au bois — pour ramasser des fraises, pour ramasser des fraises.

« C’est lui qui cherche les fraises — sur ses lèvres, sur ses lèvres, — et elle abat des bûches, — car il est à ses pieds, à ses pieds[4].


— Tout allait bien, tout allait au mieux ; mais voilà que j’atteins mes dix-neuf ans et que la peine commence. Kasia vient me trouver en pleurant et me dit, — Ivon me donna un coup de coude espiègle qui fit craquer mes côtes : — Vous savez bien ce qu’elle me dit !

— Mais il me faut être soldat, ma fille !

— Pas du tout ! il faut que tu m’épouses bien vite !

— Mais que dira la commission ? Je suis un beau gars, très fort ! Et je l’étais, hélas ! dans ce temps-là ! — Elle pleure de plus belle : — Oh ! la sotte commission ! coupe-toi donc le petit doigt de la main gauche, comme a fait Onfroi, et ils ne te prendront pas ! Ce n’est pas difficile !

Et moi, amoureux fou, je lui promets tout ce qu’elle veut, je cours trouver mon père et je lui dis : — Père, je ne serai pas soldat, je me coupe le doigt et j’épouse Kasia. Kasia dit qu’il n’y a pas de temps à perdre.

Là-dessus mon père devient pâle comme la mort, et vlan ! il me donne un soufflet qui me fait voler à l’autre bout de la chambre :

— Qu… uoi ?.. bégaie-t-il d’une voix étouffée. — Et il m’applique un autre soufflet qui me fait regagner ma première place. — Quoi, cœur de chien ? — Et il me fait tournoyer et voltiger encore de ci et de là ; puis tout à coup il devient très tranquille et se met à pleurer. C’était la première fois que je voyais pleurer mon père, ce fut la seule fois : — Oh ! Seigneur Christ ! sanglotait-il. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter que mon fils soit un pareil misérable !

Enfin il me regarda d’un air sérieux, si terriblement sérieux que je me sentis glacé jusqu’à la moelle des os : — Écoute, dit-il, cette amourette est une sottise, mais je te la pardonne, et quoi qu’il arrive, j’aurai soin de l’enfant. Mais as-tu donc oublié, vagabond, que tu es un chrétien, que tu veux te mutiler toi-même ? As-tu oublié que tu es un Ruthène, que tu veux t’accroupir derrière le poêle comme un lâche ? As-tu donc oublié que tu es Autrichien que tu veux trahir ton empereur ? Moi, je n’oublierai jamais ce que tu as fait aujourd’hui, même si tu dois être toute ta vie le meilleur des hommes, le meilleur des fils. Écoute bien : tu seras soldat. Je ne te dis pas que ce soit amusant, mais c’est notre devoir Et si tu ignores, jeune taureau que tu es, ce que nous devons à l’aigle à deux têtes, je te l’apprendrai. Nous lui devons d’être des hommes ! Qu’est-ce que nous étions sous l’aigle à une tête ? Des bêtes et pis que des bêtes, car le seigneur n’a jamais fusillé ses bœufs, tandis qu’il fusillait souvent ses paysans. Mais voilà que l’empereur qui était alors une femme, est venu et a pris ce pays ; depuis il y a toujours eu de l’ordre, un peu d’ordre, rien de bien complet, car l’empereur est bien loin ! Mais enfin nous sommes des hommes du moins ! Et à cause de cela, vaurien, tu seras soldat… ou tu n’es plus mon fils.

Hélas ! j’ai obéi. Voilà mon petit doigt tout entier. Et au conseil de révision l’un des médecins dit : — Un chêne ! — et l’autre — Un taureau, ce gaillard-là ! _ C’était comme ça que j’étais bâti à l’époque dont je vous parle. Kasia naturellement pleurait beaucoup elle était, pauvre fille, au désespoir, tantôt parlant de se jeter à l’eau tantôt d’aller à Vienne demander ma libération à l’empereur[5]. Mais elle a fini par s’apaiser ; lorsque je suis revenu pour la première fois en congé, l’enfant était mort, et Kasia mariée depuis deux ans à mon cousin Jasko. C’était un heureux coupe. Pourquoi pas ? Il était, lui, un brave garçon, et elle était une brave fille ; les histoires qui avaient pu leur arriver avant le mariage, ni l’un ni l’autre ne s’en souciait.

— Hum ! fîs-je en hochant la tête.

— Pourquoi hum ? Il semble que vous ayez vos idées sur l’amour ? Vous comprenez l’amour jusqu’à la mort ! Celui-ci ou nul autre ! Hé ! hé ! hé ! ce ne sont que des idées. Je vous dirai ce qui est en vérité ! — Il toussa légèrement : — Chez nous autres Ruthènes, dans les villages, on pense autrement que ne pensent les Polonais dans leurs seigneuries et dans les villes. Là, avant le mariage, les filles se tiennent convenablement, par crainte, mais après les noces, hop ! on s’amuse, et tout est au compte du mari. C’est-à-dire qu’il n’en est pas toujours ainsi : maint mécréant polonais a pour femme, je le sais, un ange, un vrai ange, mais cela ne m’empêche pas d’avoir raison en général. Eh bien ! chez nous il en est autrement. Nous-ne sommes sévères que pour la femme : si elle est prise, mon Dieu ! nous ne la tuons pas, mais il vaudrait mieux pour elle d’être morte[6]. Maintenant, je vous le demande, monsieur le bienfaiteur, qui agit le plus prudemment du Ruthène ou du Polonais ?

— Je haussai les épaules. — Ne vaudrait-il pas mieux que les filles fussent chastes et les femmes fidèles ?

Ivon éclata d’un rire important. — Mieux ! mais est-ce possible ? Il faut que le vin fermente, que le sang s’apaise… à moins qu’on ne donne en mariage, comme font les Juifs, ses filles à quatorze ans !.. Mais qu’ai-je à parler des Juifs ? J’en étais à mes douze années de service. Douze ans, c’est un long terme, et pourtant il ne suffit pas à faire oublier à mon père l’histoire du petit doigt. J’étais un brave soldat ; s’il n’y avait pas de guerre, ce n’était pas ma faute. J’étais devenu caporal, et même, caporal de la première compagnie. Chacun n’arrive pas si haut, tout, le monde n’est point aussi malin que moi, mais personne encore ne s’est mal trouvé d’avoir été soldat. On voit le monde, le grand monde, on apprend quelque chose. Ah ! tout ce que j’ai vu ! Dana le Tyrol, les montagnes montent jusqu’au ciel, et vraiment, sans le rideau des nuages, les saints ne seraient pas chez eux ; mais il y a des rideaux, des rideaux gris, je les ai vus. Et l’immense église, de Milan ! Toutes les pierres sont d’argent massif, et il y fait chaud : si l’on met un œuf une demi-minute au soleil, il est dur ; un quart de minute, il est à la coque. Venise aussi est une belle ville mais, quand j’y passai, un malheur venait d’avoir lieu, une inondation : toutes les rues étaient autant de fleuves, on ne pouvait aller qu’en bateau. Nous avions un sergent-major, un certain Tworski, vous d’avez peut-être connu ? Un Polonais ! Naturellement il pensait : « Un Ruthène croit tout ce qu’on veut. » Ce Polonais-là n’a-t-il pas essayé de me faire accroire que la ville restait toujours ainsi, parce qu’elle était située dans la mer ! Je lui ai ri au nez, naturellement. Pour bâtir leur ville dans la mer, il aurait fallu que les habitans fussent fous. L’homme n’est pas un poisson, parbleu ! Comment vivrait-il dans l’eau ? Prague aussi a son mérite, mais le pays ne m’a pas plu parce qu’il n’y a que des Bohémiens.

Voilà donc mes douze ans de service terminés, j’ai mon congé, le colonel pleure, les officiers pleurent, moi, je pleure aussi ; toutefois je me dis : — Ici, je suis utile, mais à la maison je serai bien plus utile encore. — Je m’en retourne chez nous là-dessus, et je deviens juge du village, vous allez voir comment.

Ivon vida son verre et se mit à l’aise, puis il bourra sa pipe, une vraie pipe gallicienne, de tabac de son cru, et l’alluma soigneusement. Le parfum fut tel que j’ai encore pitié de mon nez. Ensuite il commença :

— J’ai été élu du vivant de mon père, car Dieu a donné à mon père une longue vie. Il y a vingt ans qu’il est mort, âgé de quatre-vingts ans, au sermon…

— Vous dites ?..

— À un sermon du pape. Votre père, monsieur le bienfaiteur, avait défendu le schnaps à mon père. Bon ! il n’en buvait plus ; mais un dimanche, comme nous partions pour l’église, le vieux dit : — Moi, je reste à la maison. — Il n’y reste pas, il va au cabaret. Ce ne serait pas encore là un grand malheur ; mais le pope, au lieu d’un sermon assez court, comme il nous en faisait d’ordinaire, en débite un de deux heures. Le vieux a donc le temps de boire tout son soûl. Quand je sors de l’église et qu’à mon tour je gagne l’auberge, car rien ne donne soif comme un sermon, je vois une foule qui se lamente : mon pauvre père avait été frappé d’apoplexie. Maudit pope ! Il avait justement prêché sur les Pharisiens qui…

— Vous m’avez dit que vous étiez déjà juge du vivant de votre père ?

— Oui, et contre sa volonté. Lorsque je revins avec mon congé, il me dit : — Quand je pense que tu voulais un jour te couper le doigt ! Qui se serait attendu à te voir devenir brave ? Maintenant marie-toi, je t’y engage. Ton frère aura tout l’héritage de l’oncle de Kolomea, et toi toute ma terre. Tu peux dès à présent l’exploiter, mais pas un outil ne t’appartient avant que j’aie fermé les yeux. Si tu veux posséder quelque chose, il faut te le procurer par un bon mariage. — Ces paroles ne m’étonnèrent pas, c’était la vieille coutume. Résolu à me marier, je regarde autour de moi, j’étends les cinq doigts, et à chaque doigt se prennent dix fiancées. Je choisis Anusia ; c’était la plus belle, la plus riche et la plus grasse. Voilà ! J’ai été heureux avec elle, bien qu’il m’ait fallu la battre très fort au commencement, parce qu’elle était si entêtée ! Mais depuis de longues années je ne la bats plus qu’une fois par semaine, le dimanche soir ; c’est plutôt une question d’habitude, parce que mon vieux père faisait de même.

Où en étais-je donc ?.. Ah ! nous entrions en ménage. Un jour d’automne, quelques années plus tard, mon père convoque la commune ici sur la place, devant l’auberge, sous le tilleul : — Frères, dit-il, je suis vieux, je suis las. Frères, un chien édenté ne s’entend plus à garder le troupeau. Choisissez donc un autre juge. — Mais tous de répéter : — Reste, cher père ! — Il refuse. — Alors tous s’écrient : — Conseille-nous qui nous devons choisir.

— Jasko Halezak, dit-il (mon cousin, vous savez, le même qui avait épousé Kasia).

— Mais tu as toi-même un digne fils ! s’écrie la foule.

— Je ne vous conseille pas de prendre mon fils, répond-il. Voilà ce qu’est mon fils. — Et il se met à dire tout ce qu’il y a de mauvais en moi, l’histoire du doigt, bien entendu, mais aussi tout ce qu’il y a de bon ; il raconte tout, et moi, debout auprès de lui, je voudrais disparaître sous terre. Il me semble qu’on me met tout nu devant la commune. Et mon père parle non moins franchement de Jasko, de ses bonnes qualités et de ses défauts.

— Tels ils sont tous les deux, dit-il en terminant ; ni l’un ni l’autre n’est un ange. Tout homme reste un homme : le cheval a quatre pieds ; il bute pourtant quelquefois. Mais Ivon a un tort de plus que son cousin ; il est mon fils. Les fonctions de juge ne doivent pas être héréditaires ; ce serait dangereux pour notre liberté. Braves gens, choisissez donc Jasko !

Mon parti cependant était le plus fort. On délibéra longtemps, et il fut convenu à la fin que mon père resterait juge jusqu’à la Pentecôte, qui serait l’époque de l’élection. — Bien ! dit mon père, et il proclama la résolution qu’on avait prise, en ajoutant : — Soit ! que chacun de vous s’efforce jusque-là d’être le plus digne.

— Alors, continua le narrateur en soupirant, sont venues les plus tristes semaines de ma vie. Je voyais mon espoir s’émietter de jour en jour comme du pain sec, et Jasko gagner de plus en plus d’amis, car il avait autrement que moi le talent d’être aimable pour tout le monde. Kasia d’ailleurs le poussait et agissait pour lui ; le meilleur vinaigre sort d’un bon vin, et la plus forte haine d’un ardent amour.

Trois dimanches plus tard, on criait déjà dans l’auberge : — Vive Jasko ! Voilà notre homme ! — Et, si le respect de leur propre résolution ne les eût retenus, ils l’auraient proclamé tout de suite pour juge.

J’entends cela, je me glisse dans la maison, je me jette sur mon lit, je m’enfonce dans la paillasse. Oh ! que tout était noir devant mes yeux et dans mon cœur ! — Monsieur le bienfaiteur, je suis devenu un fainéant, un coquin à force de tristesse, buvant un jour jusqu’à battre les murs, gémissant le lendemain tout seul à la maison comme un désespéré. Le père grondait, la femme pleurait, les voisins me faisaient des remontrances, mais au lieu de me corriger, je haïssais Jasko toujours davantage et je me disais : — C’est lui qui est cause de mon malheur. S’il n’était plus là… Je m’engageais, comme vous voyez, sur un mauvais chemin, sur un très mauvais chemin ; mais tout à coup voilà que les choses changent et s’arrangent pour le mieux, grâce à Jasko justement. L’histoire est singulière.

Chez nous l’hiver vient toujours de bonne heure, mais jamais il ne vint plus tôt que cette année-là. Déjà, quinze jours avant la fête des Trépassés, il y avait de la neige et de la glace. Cette fête venue, la neige se mit à tomber de nouveau trois semaines de suite sans interruption, du matin au soir et du soir au matin. Toujours le même froid sec, le même calme dans l’air, toujours les mêmes flocons. Trois semaines ! monsieur le bienfaiteur ; qui ne l’a pas vue ne saurait se faire une idée de la plus grande horreur qui puisse fondre sur les hommes ! On est là dans son coin, condamné à l’oisiveté dans le crépuscule de sa chaumière, témoin, pour ainsi dire, de son propre enterrement, car cette neige vous ensevelit lentement, peu à peu. Quiconque auparavant n’avait jamais réfléchi, devient rêveur, quiconque ne s’était jamais plaint devient désespéré, quiconque n’avait que le germe d’un forfait dans son cœur, sent ce germe croître au milieu du terrible silence, jusqu’à en crier d’angoisse. Et la terrible uniformité des jours et des nuits ! Le jour et la nuit se ressemblent, tant l’une est éclairée par la neige et l’autre assombri par les nuages ; un matin, cette demi-clarté lugubre vient elle-même à manquer, la chaumière s’emplit de ténèbres ; elle est ensevelie dans la neige par-dessus les fenêtres. Tout le jour il faut se livrer, pour déblayer cette neige, à un travail pénible dont l’effet, on le sait, sera détruit dans la nuit. Oh ! comme on souhaite de revoir le soleil, sans oser presque espérer qu’il reparaisse jamais, tant les cœurs sont découragés ! Une fois cependant nous sommes réveillés la nuit par une tempête terrible qui remplit les airs d’un fracas pareil à celui du jugement dernier. La chaumière sera-t-elle assez solide pour résister ? Le vent glacial entre par toutes les fentes ; c’est un ouragan du nord. Au matin il s’apaise, et quand nous nous réveillons, il fait merveilleusement clair dans la chambre. Nous nous élançons dehors ; brr ! l’horrible froid ! La neige gelée, durcie, dresse ses remparts hauts comme ceux d’une tour, n’importe ! le ciel est bleu, le soleil brille ! le soleil !..

Mon père nous dit à moi et aux serviteurs : — Creusons un sentier jusqu’au village. — Car notre ferme est située dans un lieu écarté comme toutes les grandes fermes. Nous n’arrivons au village qu’à midi ; ce n’est pas peu de chose de tailler cette glace, mais si nous n’étions pas forcés de nous évertuer, il serait impossible de supporter le froid. Non, jamais je n’avais senti, jamais je ne devais sentir depuis un froid pareil. À midi, nous revoyons donc les voisins dont nous étions séparés depuis des semaines, et puis cent pelles et pioches fraient un large chemin à travers le village ; figurez-vous que, par la neige, les chaumières les plus proches les unes des autres ne peuvent communiquer entre elles que très difficilement. Nous arrivons ainsi à la maison de Jasko, et je respire lourdement en me retrouvant devant lui, car combien de fois dans l’intervalle ai-je pensé à mon rival et avec quelles tentations ! Il m’aborde en riant : — Eh bien ! monsieur le juge, le mauvais temps a son mérite ! Tu n’as pas pu le passer à boire, c’est vrai, mais tu as pu t’étendre tant que tu l’as voulu sur ta peau de fainéant. » Tout devient rouge à mes yeux, et je lève ma houe pour l’abattre, mais aussitôt mon père se dresse entre nous : « N’avez-vous pas honte, vous qui devez servir d’exemple à la commune, vous qui voulez devenir juges, vous vous querellez à l’heure du danger ! Travaillez plutôt ; déblayons la chaumière de Gregori, et puis celle de la veuve Marinia… » Nous nous mettons à fouiller le terrain dans la direction indiquée, mon père, vingt autres hommes et moi, mais Jasko avait disparu. Il ne revint que plus tard son fusil sur l’épaule.

— À quoi bon cela ? demande de père.

— On ne sait pas, répond-il, on peut être attaqué à l’improviste par quelque bête sauvage.

— Quelle sottise ! les loups n’oseraient attaquer tant de monde en plein jour, et jamais les ours ne se hasardent, si loin dans la plaine dénudée ni autour des villages. Moi, cependant, je me mords les lèvres à les faire saigner, car j’ai compris ce que Jasko a voulu dire. Nous atteignons ainsi la chaumière de Gregori ; elle était tout ensevelie dans la neige. Quand nous ouvrîmes la porte, monsieur, c’était horrible ! Gregori étendu de tout son long dans le corridor, hurlant et nous regardant avec des yeux hagards !.. Monsieur, il était devenu fou de faim et de douleur, car sa femme était morte en couches, et il avait passé huit jours auprès de son corps et de celui de l’enfant, dans l’obscurité ! Mon père donne des ordres ; lui et les anciens se chargent de porter les cadavres dans la chambre des morts ; Gregori sera conduit chez nous pour y être soigné : — Jeunes gens, reprend mon père en s’adressant à moi et aux autres, pour l’amour de Dieu, creusez, un chemin vers la maison de la veuve… pauvre vieille ! qui sait ce qu’elle est devenue ! Mais hâtez-vous, la nuit approche !

En effet, le soleil semblait déjà collé au bord du champ de neige comme un petit rond rouge et la plaine était empourprée comme si un fleuve de sang se fût répandu sur la neige.

Nous nous remettons à la besogne avec fureur, comme des désespérés, Jasko et moi les premiers, épaule contre épaule, pioches en main ; les autres derrière avaient moins de mal avec leurs pelles. Le dernier, Ladimir, n’était qu’un gamin, et très faible. Sans que personne s’en aperçût, il se détacha du groupe des travailleurs pour se reposer assis sur la neige ; si nous nous en étions doutés, nous le lui aurions défendu, car rien n’est plus dangereux par le froid ; mais le pauvre gars était destiné à un autre genre de mort. Tout à coup, — la nuit commençait à tomber, — nous entendons un cri perçant et puis, non moins distinctement dans l’air pur et sonore, des plaintes, et ensuite un bruit étrange, un mugissement sourd et terrible. Nous retournons au plus vite sur nos pas ; à peine en avons-nous fait mille que nous restons comme pétrifiés : le pauvre garçon gisait là, déchiré par lambeaux, et sur lui une bête énorme, un ours que la faim avait poussé hors de la montagne ;. Pour Ladimir, il était perdu : la fumée de son sang montait, comme un nuage. N’importe ! Jasko saisit son fusil, se glisse un peu plus près de l’ours qui se dresse en hurlant, et paf ! une détonation ! Jasko l’a touché au cou, il culbute et roule, comme mort dans la neige. Hourrab ! Jasko se précipite, nous le suivons,… mais attention ! l’ours s’est relevé ! Le sang coule par torrens de sa blessure, sur son poil sombre, mais il n’en tient pas moins Jasko. Déjà il l’a jeté à terre, il est sur lui. Moi, je suis debout hors d’haleine, ma main crispée autour de la houe, ma seule arme ; mon sang, bout, je crois entendre une voix qui me crie à l’oreille : — Ne bouge pas ; le temps de respirer, il est mort,… et toi… tu es juge ! — Je vais me détourner comme un lâche, mais alors je sens la main de Dieu qui s’abat sur moi, et un éclair traverse mon cœur : — Père qui es au ciel ! pitié ! aie pitié de moi !.. — Et je m’élance sur la bête, je lui assène un bon coup de pioche sur le crâne, puis je sens dans les côtes une douleur inouïe, je sens que je tombe et qu’un fardeau colossal pèse sur moi.

Une semaine après, j’avais repris connaissance, j’étais attaché à mon lit, tant on avait été épouvanté de mon délire… voyez-vous, je sortais de la fièvre cérébrale… Eh bien ! vers le nouvel an, je me suis retrouvé sur pied, et vers la Chandeleur Jasko était debout, lui aussi, bien que de son côté il eût failli mourir. Voilà comment je lui ai sauvé la vie, monsieur, avec la même arme qui devait le tuer. Car le diable est malin, monsieur, mais le bon Dieu lui arrache pourtant quelquefois en une seconde le rôti qu’il a mis des mois entiers à préparer.

Telle fut l’histoire d’ours promise par Ivon, et, que je n’oublie pas de le dire, le bonhomme me la raconta les yeux dans les yeux. Je savais du reste depuis mon enfance que cette curieuse aventure de chasse s’était passée ainsi. Des témoins oculaires m’en avaient parlé. Le récit suivant est aussi la vérité même… par malheur !

— Depuis ce temps, reprit Ivon, nous fûmes amis, Jasko et moi. Voilà de quoi nous étions convenus : aucun de nous deux ne parlerait pour soi-même ni contre l’autre, et chacun se soumettrait sans murmure à la volonté de la commune ; mais le hasard voulut que j’eusse une nouvelle occasion de témoigner mon courage, autant de courage pour le moins qu’il m’en avait fallu contre l’ours, car la bête fauve la plus cruelle était un agneau en comparaison du comte Agénor, le père de notre seigneur actuel. Lui aussi, je l’ai abattu, et cela d’un mot, mais ce mot, je jure Dieu qu’il m’en a coûté davantage pour le prononcer que pour brandir une hache. Et, chose curieuse ! ce fut encore le pauvre Jasko qui eut à payer les frais, des frais terribles… Je frémis quand j’y pense. Que Dieu garde chaque chrétien d’une telle épreuve ! Donc,… mais mieux vaut que je commence par vous parler du sauvage Wassili, oui, le « sauvage, » tel était son surnom jusqu’à ce qu’il en eût mérité un autre : « le grand haydamak. » Sous ce nom, — vous le savez sans doute, — il est connu de tous les enfans de la Podolie, et je crois que sa mémoire ne s’effacera pas tant qu’il y aura des hommes dans le monde.

Je l’avais connu dès mon enfance, et je dois avouer que de bonne heure on pouvait deviner qu’il se préparait là quelque chose d’extraordinaire, un ange, un diable… qui l’eût pu pressentir ? Peu de gens savent le vrai nom de cet homme terrible. Il s’appelait Wassili Konewka ; il était de notre village, et très pauvre, — le second fils d’un petit paysan ; mais s’il n’avait pas le moindre héritage, il était beau comme aucun autre, svelte comme un jeune sapin, fort comme, un ours, vaillant comme un faucon. Sa misère le forçait à servir, et c’était le plus honnête des serviteurs ; il travaillait pour trois ; il ne pouvait réussir cependant à rester longtemps dans le même lieu, car d’abord il ne manquait jamais de poursuivre les femmes, et autant il y avait de jupes dans la maison, autant il faisait des victimes ; d’autre part il était fier et emporté, se souciant de rosser le fils de la maison ou le maître lui-même, si l’occasion s’en présentait. Ces deux défauts-là sont déplaisans chez un valet, et ils furent cause qu’à la fin personne ne voulait plus de lui. Il avait donc toujours recours à son frère aîné Woitech ; mais, bien que celui-ci chérît tendrement son cadet, il avait grand’peine à le nourrir, étant gueux lui-même.

Bref, Wassili trouva enfin un service qui lui convenait. Il entra en qualité de chasseur chez le jeune comte Xavier. C’était un frère de notre comtesse, qui, devenue veuve, s’est retirée au couvent, un beau-frère par conséquent du comte Agénor, et le seul homme que ce dernier, sombre et méchant qu’il était, eût jamais aimé. Pour cette raison, il l’avait accueilli dans son château comme un fils après que l’étourdi eut dissipé son bel héritage, — il ne lui avait fallu, ma foi ! que trois années pour cela. — Ce jeune comte était tout à fait le maître qui convenait à Wassili, car, comme lui, il était gai et beau et hardi, et chaque femme qu’il n’avait pas encore possédée le tentait. Ces deux enragés réunis devinrent un vrai fléau pour les seigneurs et pour les citadins, pour les Juifs et pour les paysans, un fléau pour tous, car aucun minois n’était en sûreté avec eux, et il n’y avait pas moyen d’échapper à leur charme maudit. Pas une ne résistait sinon au comte, du moins au chasseur, ou sinon au chasseur, du moins au comte. L’un renonçait de bonne grâce à celle qui plaisait à l’autre ; c’étaient entre eux de singuliers rapports, comme entre camarades, et quand il s’agissait de braver les dangers ou de supporter les suites de leurs entreprises, ils s’entr’aidaient honnêtement. Il y avait aussi un troisième associé à ces sortes d’aventures, un nommé Maciek, qui servait aux deux autres d’espion, le valet de chambre du comte, le plus vilain des bossus, un Mazoure, et plus lâche encore que ne le sont d’ordinaire les gens de son pays[7].

Les tours que le comte et son chasseur parvinrent à exécuter avec l’aide de ce chien-là ne se raconteraient pas en trois mois. Toutefois on ne pouvait les prendre. Ils ne faisaient aucune violence ; hélas ! ce n’était pas nécessaire ! Le seul espoir des maris et des fiancés était dans la brouille des deux complices, qui, séparés, n’eussent pas été aussi nuisibles ; mais ils ne se brouillaient que poux se raccommoder. Par exemple, une jeune veuve, une dame de la noblesse, demeurait à Mielnick, et cette dame avait aussi une jolie femme de chambre. Maciek épie l’occasion. et quand il l’a trouvée, le comte et son inséparable vont à la-, chasse,. Naturellement le seigneur fait sa cour à la dame, et le valet à la servante ; ni l’un ni l’autre par extraordinaire ne réussit. Après-quelques semaines de vains efforts, ils regardent l’affaire comme perdue et y renoncent, mais voilà qu’un jour en rentrant Xavier dit à Wassili :

— C’est dommage que la camériste n’ait pas voulu de toi. Elle est charmante, cette petite.

— Mon seigneur a pu en juger ?

— Oui ! — Et Xavier se mit à rire.

Huit jours plus tard, le comte étant parti à la brune pour Mielnicky entend le galop d’un cheval derrière le sien. C’est son Wassili : — Pardon, seigneur, mais pourquoi irions-nous à Mielnick par des chemins différens comme hier, quand nous sommes attendus dans la même maison ?

— Que veux-tu dire ?

— Que monsieur le comte s’arrête à l’office tandis que moi je monte au salon.

— Drôle ! s’écria le comte après une minute de stupeur. Tu as un bonheur insolent.

— Dieu merci ! répondit modestement mon Wassilli.

Ceci se passait à la fin de l’automne, juste avant cette grande neige ; mais au printemps suivant, l’espérance de leurs ennemis se réalisa : les deux jeunes gens cessèrent l’un par l’autre d’être nuisibles et pour l’éternité. C’est une triste histoire :

La fille aînée de Jasko avait quinze ans à cette époque ; elle s’appelait Kasia comme sa mère, mais elle était plus belle que ma Kasia ne l’avait jamais été, elle était très belle et en même temps tressage. Toute la commune l’aimait, cette enfant ! Il arriva un jour que le sauvage Wassili, étant entré dans la cour de Jasko pour le féliciter de sa guérison, regarda Kasia qui lui plut naturellement. Et vous allez croire que l’histoire ordinaire s’en est suivie, qu’il l’a séduite par de belles paroles ? Point du tout ! Il sentit tout à coup que pour cette fille-là il avait le grand, amour tandis qu’il n’avait eu pour toutes les autres, que le petit. Cela fait une grande différence, monsieur le bienfaiteur. Le petit amour est effronté, bavard, entreprenant, il rit de tout ; mais le grand, lui, est timide, il a peur d’une enfant, il se tait ou balbutie en sa présence. Je vous dis que dans les bras même de Wassili, Kasia eût été en sûreté comme dans une église. Et puis on peut avoir le petit amour dix fois, cent fois, mais le grand, il ne nous prend qu’une fois dans la vie.

Voilà le sauvage Wassili transformé. Il ne boit plus, il ne se querelle plus, il devient chaste comme un moine de quatre-vingts ans. Tout le monde s’étonne, et personne ne se doute de la cause du changement. Une seule la connaît, une seule, Kasia, bien qu’il ne lui ait jamais rien dit ; mais le grand amour est merveilleux comme tout ce qui vient du ciel et non de l’enfer, il sait et devine les choses aussi bien que Dieu lui-même. Wassili finit cependant par se déclarer à l’époque des semailles. Kasia, toute seule dans les champs, sème du lin. Wassili passe à cheval, il salue et continue sa route, mais soudain il revient sur ses pas et descend de cheval. Il est très rouge et débute nécessairement par une sotte question : peut-elle lui donner du feu pour allumer sa pipe ? — Kasia naturellement n’a pas de feu et le regrette. Tous deux se taisent l’espace de cinq minutes ; puis Wassili reprend : — Un fumeur devrait toujours avoir sur lui de quoi allumer sa pipe. — C’est vrai, dit-elle, — et l’entretien roulant de cet intéressant sujet sur le lin et les semailles, sur Jasko et sur l’ours, ils se trouvent tout à coup embrassés, cœur à cœur, visage contre visage, sans savoir même comment cela s’est fait. Le cheval profite d’une heure de récréation pour brouter un demi-arpent de jeune blé. Pois Wassili dit à la jeune fille :

— Je t’épouserai, toi, et aucune autre. Je ne suis encore aujourd’hui qu’un pauvre diable ; il faut que j’amasse quelque bien et que je me fasse une meilleure réputation avant de demander ta main, car ton père est riche et peut-être même deviendra-t-il juge. Cela prendra bien quatre ou cinq années, mais. Dieu soit loué ! tu es si jeune ! Tu peux attendre. Veux-tu attendre ?

— Oui, dit-elle. — Et tu me resteras fidèle ? — Oui. — S’il lui avait demandé : « Veux-tu venir me voir dans la lune ? » elle aurait répondu de-même, sans s’informer seulement du chemin de la lune. Mais non, ils ne convinrent d’aucun rendez-vous, ni dans la lune ni sur la terre ; ils se contentaient de se saluer de loin des yeux et se trouvaient heureux ainsi. Ce bonheur-là chagrinait le diable ou son suppôt Maciek. Il devina la liaison secrète de ces deux fiancés. Rien n’échappait à son œil louche. Maciek haïssait le chasseur parce qu’il le traitait de haut, comme un maître traite son esclave ou plutôt son chien, tantôt lui jetant un os, tantôt lui allongeant un coup de pied, selon les circonstances. Pourquoi aussi faisait-il un métier de chien ?

Depuis longtemps le Mazoure cuvait son venin, et l’occasion était belle pour le lancer. Il commença par entretenir le comte de la beauté de Kasia jusqu’à ce que ce jeune homme eût jeté les yeux sur elle et pris feu aussitôt, selon son habitude. — Maciek, il me faut cette fille ? Amène-la-moi ! — L’autre le promet, à la condition toutefois que Wassili n’en saura rien. — Autrement, ajoute-t-il, le coquin nous enlèverait ce friand morceau.

En vain l’entremetteur se mit-il en frais. Kasia le renvoya toujours avec dédain. Elle n’en dit rien à son père, mais conta tout à Wassili, qui était son confesseur, son Dieu. Jugez de la rage du pauvre garçon. Il courut chez le comte : — Séduisez, si bon vous semble, toutes les filles du monde, mais épargnez, je vous en prie, la fille de Jasko. Défendez à Maciek d’exercer son métier sur celle-là.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’elle sera ma femme. — En prononçant ces mots, les larmes lui vinrent aux yeux.

Xavier le regarda surpris ; enfin il répondit gravement : — C’est autre chose ; je te donne ma parole que je ne penserai plus à elle.

Hélas ! il promettait plus qu’il ne pouvait tenir. Il continua de penser à la jeune fille, et Maciek eut soin, au moyen de mille ruses, qu’il ne l’oubliât pas. Le serpent lui sifflait aux oreilles : — Wassili vous a trompé, il veut séduire la petite, voilà tout ! Renvoyez Wassili ; trois jours après, elle vous appartiendra !

Le comte était bon, mais faible et esclave de ses sens. Il hésita deux jours ; le troisième, il envoya son chasseur à Tarnopol acheter des fusils. Le pauvre Wassili partit tout tranquillement, armé de la parole de son maître. Maciek guettait cependant. Il vit que Kasia travaillait toute seule dans un champ isolé, près des « Trois-Hêtres, » et s’en alla conter au seigneur qu’elle consentait à tout et qu’elle l’attendait là. En conduisant son maître, il eut soin d’ajouter : — Si elle se défend du reste, nous sommes deux. — Le comte hésita de nouveau, mais seulement une minute ; on ne lui avait jamais appris à se maîtriser.

Eh bien ! que vous dirai-je ?.. ils étaient deux en effet, et Kasia n’était qu’une faible fille. Le forfait fut accompli.

Pâle comme la mort, tremblante et glacée, la pauvre enfant rentre enfin.

— Qu’est-il arrivé ? demandent les parens, les voisins ; mais elle couvre son visage de ses mains et reste muette : — Il n’y en a qu’un à qui je dois tout dire, murmure-t-elle enfin. — C’est sans doute le pope, supposent ces bonnes gens ; il faut le faire demander. Mais au pope non plus elle ne dit rien, et on finit par se rassurer en admettant qu’elle ait été effrayée dans le crépuscule du soir par un spectre quelconque, un vampire, un errant, un de ces êtres enfin qui ne sont ni vivans ni morts et qui planent sur la terre quand le soleil, cet œil de Dieu, a disparu. Nous ne sommes pas, malheureusement, exempts de ces visions funestes, parce que Notre-Seigneur un instant sur la croix a douté de son père céleste.

Enfin arriva de Tarnopol celui qui seul devait tout savoir. Wassili, en l’écoutant, devient pâle comme un suaire et reste muet. Il regarde seulement tout droit devant lui, puis il lève les yeux vers le ciel et aussi trois doigts, comme pour jurer.

— Que fais-tu ? demande la jeune fille.

— Je fais un vœu, et avant que la lune soit en son plein, il sera certainement accompli. — Et il tient parole, lui !

Il va droit au château, fait son paquet et dit au comte : — Je ne peux plus être votre serviteur. — Puis il se retire chez son frère Woitech et lui confie ses projets : — Il mourra ! — tel est son dernier mot. — Qu’il meure ! répond Woitech, mais que ce soit de ma main. Toi, tu es trop beau pour la potence. — Wassili secoue la tête : — Non, c’est moi qui porterai le coup ; seulement, si je le manque, tu frapperas à ton tour.

Une semaine se passe. Le dimanche suivant, Maciek entre joyeux chez le comte : — Je viens vous parler de Kasia. La pauvrette se consume d’ennui. Elle veut vous voir aujourd’hui à la nuit tombante, près des Trois-Hêtres. Et elle m’a chargé d’une prière pour vous : tout ce qu’elle souhaite, c’est un long collier de corail rouge.

Le jeune comte rit, secoue la tête et part à cheval sans aucun pressentiment fâcheux. Seulement, par habitude, il emporte avec lui un pistolet chargé. — Ce sera sa dernière promenade.

Sous les hêtres est assise Kasia ; il veut l’aborder. Voilà Wassili entre eux deux.

— Ici, dit-il, ici s’est commis le crime contre cette fille, ici tu dois mourir sous ses yeux.

Prompt comme l’éclair, le comte a saisi son pistolet ; mais Wassili, plus agile encore, tire, et le comte est touché. Il a encore la force, bien que sa blessure soit mortelle, de décharger son pistolet ; mais Woitech s’est élancé en avant pour couvrir de son corps son frère adoré. La balle du comte le frappe à la nuque, il tourne une fois sur lui-même et tombe mort.

Au village, personne ne se doute de ce qui s’est passé sous les Trois-Hêtres. Nous sommes à l’auberge, nous buvons, nous dansons, nous rentrons nous coucher. Une alarme nous arrache à notre premier sommeil. C’est Jasko tout éperdu. Il crie : — Est-ce que ma Kasia n’est pas chez vous ? — Non. — Nous nous rendormons. Vers deux heures du matin, la lune étant brillante au ciel, on frappe de nouveau, cette fois très fort. Nous nous éveillons tous deux ensemble, mon père et moi. — Ouvrez ! c’est moi, Kasia ! — Mais ce n’est pas sa voix, c’est une voix étrangère, rauque, tremblante. J’ouvre. C’est pourtant Kasia. Elle entre en chancelant, et quand j’allume la chandelle… Jésus ! quelle figure ! Un cadavre vivant ! Nous faisons le signe de la croix. Les paroles s’étranglent dans son gosier, mais elle dit à mon père : — Oncle Fedko, puisque tu es juge, près des Trois-Hêtres est couché mort Woilech, tué par une balle du comte Xavier, et le comte Xavier est tombé à quatre heures sous une balle de Wassili. Et Wassili s’est enfui dans la montagne sur le cheval du comte pour devenir un haydamak[8]. Je ne le dis qu’à présent, parce que le vieux comte aurait fait arrêter Wassili ou serait venu au secours de Xavier, et cela ne devait pas être. Voilà tout. — Elle presse ses mains contre ses tempes et se tait. Nous restons interdits, puis nous nous levons ; nous remettons la pauvre fille entre les mains de nos femmes, et, suivis de nos valets, nous nous rendons en toute hâte aux Trois-Hêtres.

La lune brille encore assez claire. Là gît le pauvre Woitech déjà raidi, mais chez le jeune comte subsiste une étincelle de vie. Quand je soulève sa tête pour la poser sur mes genoux, il entr’ouvre les yeux : — Sauvez-moi, dit-il tout bas, il faut… il faut… que je vive ! — Un profond soupir… il est mort. Nous emportons les cadavres jusqu’ici, sous le tilleul, et mon père convoque toute la commune. Il s’agit d’avenir le vieux comte. Mais voilà de la lumière, des flambeaux dans la nuit ; c’est le seigneur avec sa suite. Le bruit du meurtre est arrivé au château ! Agénor avait toujours été un homme d’aspect imposant et sévère, son visage sombre ne riait jamais ; en ce moment, il était terrible. Il s’approcha du mort, les yeux fixes, ses cheveux blancs dressés d’horreur ; jamais je n’ai rien vu de pareil que chez un criminel au pied de l’échafaud. Puis d’une voix brève :

— Qui est le meurtrier ? demanda-t-il.

Tout le monde se tut, tout le monde, sauf Kasia, qui au moment même se débattait parmi les femmes empressées à la retenir. — Non pas le meurtrier, mais le vengeur ! s’écria-t-elle. — Et elle raconta tout, entendez-vous bien ? tout ! Et le vieux seigneur secouait la tête pendant ce temps comme une machine ; on eût dit qu’il ratifiait chaque mot. À la fin, il se leva brusquement :

— Ne perdons pas une minute, dit-il à ses valets. Sellez vite les chevaux, poursuivons Wassilli. Qui me l’apportera mort recevra dix florins, et qui me l’amènera vivant, afin que je le puisse pendre, deviendra riche, j’en jure Dieu, très riche. Et vous, paysans, n’aiderez-vous pas à la chasse ?

Personne ne bougea ; seuls, quelques valets sautèrent en selle.

— Coquins ! s’écria le vieux comte grinçant des dents, vous tous en repentirez un jour. — De nouveau il recommença : — Paysans, qui veut prêter main-forte ? — Même silence. Nous n’étions tous que de petits paysans et nous avions tous peur, et il y avait plus d’un mauvais, gars parmi nous, mais aucun n’était assez vil pour livrer à la potence un Ruthène qui en somme avait traité le Polonais selon son mérite. Agénor ne dit plus rien. Il commanda seulement à ses valets de lier la fille et de l’emmener au château. Lorsqu’on voulut toucher à Kasia, mon cousin Jasko se jeta aux pieds du comte. — Grâce, seigneur ! Cria-t-il en sanglotant ; ne m’écrasez pas davantage encore. La misère pèse déjà sur moi comme une montagne. Votre mort ne revivra plus, mais de son côté ma fille ne sera plus jamais pure ni heureuse. Que cela vous suffise, seigneur !

Le comte le repoussa du pied. — Liez-la !

Mais voilà mon père qui s’avance, respectueusement découvert. — Puissant, seigneur, je suis le juge et je sais mon devoir. Que voulez-vous faire de la fille ?

Et le comte de s’emporter, de rugir furieux. — Vieux chien ! tu oses aboyer après moi ! Ce que je veux faire ?.. qu’ai-je besoin de vous le dire ! Je ne daignerai pas vous le cacher cependant. Je ferai pendre la drôlesse. Elle a brisé cette jeune existence si noble et si précieuse ; que sa misérable vie serve au moins d’expiation !

— Seigneur, répond mon père, vous ne devez pas faire cela, c’est contre la loi.

— La loi ! lâches, lâches bêtes que vous êtes ! Ah ! la loi maintenant vous sert de repaire, vous vous abritez derrière elle ! Est-ce que le meurtrier s’est soucié de la loi, dites ?.. Non ! tel le forfait, telles les représailles. — Et il se détourne pour partir. Je m’approche à mon tour et je réplique : — Seigneur, la fille n’ira pas au château, et vous ne la ferez pas pendre.

Toute la commune derrière moi reprit en chœur : — Non, nous ne le souffrirons pas !..

Le comte me regarde, il me faut soutenir ce regard. Je préfèrerais me voir en face d’un ours. Prenant courage cependant, je continue : — Nous ne le souffrirons pas, plutôt verser tout notre sang ! Et ce n’est pas à cause de la loi. Vous avez raison, seigneur, la loi n’a rien à faire là-dedans, et nous ne l’y mêlerons pas, ni aujourd’hui, ni plus tard. On doit achever de manger sa soupe avec la même cuiller. Jusqu’ici, le droit seul a prévalu, le droit sanglant et c’est ce même droit qui prévaudra dans l’avenir.

Il se saisit toujours en regardant autour de lui d’un air farouche. Tout à coup, il s’approche de son chasseur et lui arrache le pistolet de la ceinture.

— Vous ne tirerez pas, seigneur, dis-je, car pour ma vie on prendrait la vôtre. Regardez ces gens-là, seigneur, ne tirez pas ! La vengeance et le droit sanglant régleront seuls toute l’affaire jusqu’au bout, seigneur, jusqu’au bout. Le comte Xavier a écrasé cette fille comme j’écrase la fleur que voici. Regardez, je retire mon pied, la fleur reste souillée, brisée, elle ne se redressera plus. Pour cela, cette fille l’a condamné à mort. Ils sont quittes. Xavier a broyé le cœur de Wassili, et Wassili a tiré au cœur de Xavier. Peut-être ce compte-là est-il juste aussi. Réfléchissez d’ailleurs que le corps de Woitech gît glacé devant vous et que Wassili devra vivre désormais comme une bête sauvage. Réfléchissez, je le répète, peut-être ce compte encore est-il juste, mais je ne me mêle pas de rien prononcer là-dessus. Poursuivez Wassili, nous ne nous y opposons pas, tuez-le si vous pouvez ; quant à la fille, elle est assez punie, et personne ne mettra plus la main sur elle. Que Dieu ait pitié de nous tous !

Et Dieu eut pitié de moi et du comte, car, lorsqu’il voulut faire feu, le coup refusa de partir. Il n’était qu’à cinq pas de moi ; sans ce caprice du pistolet, j’aurais vu ma dernière heure. Le chasseur prit son maître par le bras. — Seigneur, dit-il, cet homme n’échappera pas à votre vengeance, tandis que le meurtrier gagne du terrain.

Ces mots rappelèrent à lui le comte Agénor. Il s’élança sur son cheval et s’en alla au galop avec ses valets à la poursuite de Wassili vers la montagne, du côté de l’orient ; mais nous n’en avions pas fini ensemble, il s’en fallait de beaucoup. Les démêlés furent longs, très longs avec notre comte. Agénor n’était pas homme à lâcher sa vengeance.

Dans les jours suivans, il n’arriva rien qui fût de nature à nous inquiéter ; l’ennemi battait au hasard le pays jusqu’aux montagnes bleues à la recherche de notre Wassili ; mais de notre Wassili il ne trouva nulle trace, personne ne l’avait vu. Les gens qui approuvaient le moins ce qu’il avait fait ne voulaient pas pourtant devenir ses bourreaux. Et puis chercher un homme dans la forêt des Carpathes, c’est comme si on cherchait un fétu dans une meule de foin. Nous avions profité de cette courte période de répit pour mettre en sûreté notre pauvre Kasia. Les gens du village me disaient : — Tu l’as sauvée une première fois, Ivon, fais-la fuir maintenant. Emmène-la bien loin et cache-la chez de braves gens. — Je n’avais pas besoin de leurs encouragemens, je l’aurais fait sans cela. Je ne sais pas moi-même pourquoi tout mon cœur était à la pauvre enfant. Non, ce n’était pas seulement de la justice et de la pitié, c’était peut-être parce qu’elle ressemblait à sa mère, et que j’avais eu autrefois pour cette mère le grand amour…

Ivon s’arrêta, un sourire étrange passa sur cette figure rouge et pleine du gros vieux paysan. Devant ce sourire, je pensai en moi-même que les poètes ont raison lorsqu’ils disent de l’amour de notre jeunesse que c’est la plus grande merveille de ce monde.

— Je l’ai donc prise sur mon chariot et je l’ai conduite par-delà la frontière, en Russie. Elle était étendue sur la paille, si blanche, si muette ! Une seule fois elle dit tout haut :

— Je suis curieuse de savoir ce qu’il me répondra.

— Qui donc ? demandai-je.

— Le bon Dieu.

— Tu veux chercher querelle au bon Dieu ? Pauvre fille ! Il t’a bien assez frappée !

— C’est justement pour cette raison, dit-elle ; maintenant je n’ai peur de rien. Pour qui a été frappée comme je l’ai été, l’enfer lui-même n’est plus qu’une plaisanterie. Je demanderai à Dieu pourquoi il a permis cela, et je crois qu’il ne trouvera rien à répondre.

Quinze jours après, elle pouvait poser sa question au bon Dieu ; elle était devant lui. Nous l’avions bien soignée, mais à quoi bon ? Elle devait succomber sous la honte et le désespoir. Ainsi l’orage renverse un jeune arbre. Sa mort ne fut pas pleurée. Qu’aurait-elle pu faire désormais sur la terre ?

En attendant, le comte Agénor était revenu de ses poursuites vaines. Lorsqu’il traversa, taciturne et menaçant, notre village, il avait vieilli de vingt années. Il s’informa de Kasia, et apprenant que nous l’avions mise à l’abri, il entra dans une de ses colères. J’étais résolu à ne pas cacher que je m’étais chargé d’elle, et toute la commune était résolue à me défendre s’il voulait user de violence contre moi ; mais ce que nous prévoyions n’arriva pas, soit qu’il craignit les suites de sa méchanceté, soit plutôt qu’il attendît une occasion pour se venger sûrement et en silence.

Tout resta donc parfaitement calme. Aux fêtes de la Pentecôte, l’élection du juge eut lieu ici, sous les tilleuls de l’auberge, et, comme on pouvait s’y attendre, je fus nommé. Mon cousin parla pour moi lui-même, il raconta l’histoire de l’ours et celle du Polonais.

Je veux vous expliquer encore comment le compte s’est réglé entre le vieux seigneur et moi.

Quand aujourd’hui un seigneur polonais a de la haine contre un paysan, les choses ne se passent plus comme elles se passaient avant « la grande année. » Aujourd’hui nous avons la constitution et point de robot, et Dieu sait combien de belles lois nouvelles dont un homme ne peut retenir les noms, peut-être parce qu’il n’en ressent pas toujours beaucoup les effets ; mais, avant « la grande année, » un paysan, fùt-il juge et honnête homme, ne pouvait bouger sans être aussitôt comme un moineau entre les serres de l’aigle ; le mieux. s’il voulait vivre, était de rester immobile. Moi cependant, Ivon Megega, tout en sentant peser sur moi la lourde main du comte Agénor, je n’en bougeais pas moins, étant un moineau assez impertinent. La serre de l’aigle n’allait point jusqu’à m’étouffer ; Agénor n’employa jamais contre moi la force ouverte, mais il usait impitoyablement de son pouvoir.

Cela dura six ans, six tristes années : sans cesse une nouvelle difficulté, un nouveau souci. Aujourd’hui il découvrait que je lui devais deux journées de robot de plus qu’auparavant ; demain il devait me déclarer que mon pré lui appartenait ; après-demain que mon toit de paille était dangereux en cas d’incendie : il fallait le démolir, et ainsi de suite. Je me défendais toujours, mais toujours aussi je finissais par succomber. En même temps la commune était attaquée ; chaque semaine, c’était contre elle une nouvelle plainte, et soutenir un procès devant le tribunal eût été aussi onéreux que de céder. Le comte, voyant que tout n’allait pas à son gré, en dépit de ses efforts, devenait chaque jour plus terrible. Il voulait surtout deux choses : me réduire à la mendicité et m’enlever ma place de juge. Mais, je l’ai dit, il n’y réussissait pas. Je perdais de l’argent, c’est vrai, et sans le secours des voisins je serais arrivé à de fâcheuses extrémités, mais ce secours ne me manquait pas. Et quant à leur bonne volonté, elle ne me manquait pas non plus ; le comte avait beau leur dire : — Renvoyez cet Ivon au diable et vous trouverez en moi un seigneur bienveillant, — personne ne se levait contre moi. Nous souffrions tranquillement, nous ne nous laissions entraîner à aucune violence, car c’est notre manière : souffrir jusqu’au dernier point, et puis quand les bornes sont dépassées, frapper jusqu’au dernier point aussi. Nous n’en étions alors qu’à la souffrance.

Mais un autre se leva contre le comte Agénor et nous vengea d’une manière épouvantable. Avec celui-là, nous n’avions rien de commun, il est vrai, nous ne lui prêtâmes pas de secours. Du reste il n’en avait pas besoin, car à lui seul il eût été, sans la bande intrépide qui lui obéissait aveuglément, aussi redoutable que cinquante hommes. C’était Wassili Konewka, le sauvage Wassili, qui avait bien gagné son surnom : « le grand haydamak. » Quiconque l’a connu ne s’étonne pas qu’aujourd’hui, trente ans après sa mort, les chansons parlent de lui, et que les mères fassent peur à leurs enfans en feignant de l’appeler. J’ai dit ce qu’il était auparavant, j’aurais peine à décrire ce qu’il était devenu. Sanguinaire et sauvage, il ne manquait pas de générosité. Il y avait avant lui bien des brigands dans les Carpathes, et aujourd’hui encore on en compte entre la Gallicie et la Hongrie, mais un tel homme n’a plus jamais surgi. Comparée à lui, l’autre grand haydamak, Fedko de Wolawa, n’était qu’un innocent. Il régnait sur les montagnes comme un vrai roi, et je vous déclare que le gouverneur impérial du cercle de Kolomea n’avait que le titre de son emploi ! Quand l’idée lui en venait, — et elle lui venait souvent, — Wassili rassemblait sa bande, et ils fondaient sur la plaine, volant, pillant jusqu’à la frontière russe ; malheur à qui lui faisait de l’opposition ! Du reste il épargnait lia vie humaine autant qu’il le pouvait ; mais il ne plaisantait pas avec la résistance. Une fois une escouade d’infanterie fut envoyée de Putilla sous les ordres d’un lieutenant pour prendre le haydamak ou le refouler dans la forêt, mais il tint bon avec ses hommes, et tous les soldats que ne tua pas : la fusillade furent culbutés dans le Czeremos ou écrasés sous des quartiers de roc. Les bandits ne firent que quelques prisonniers, le lieutenant entre autres ; ceux-ci furent déshabillés tout nus, et sur cette partie du corps qui ne porte pas ordinairement d’inscriptions, chacun d’eux reçut l’effigie d’une potence, tracée à la poix,[9]. Puis on les renvoya dans la plaine.

Ceci naturellement irritait les tribunaux, et les soldats qui s’évertuaient à l’attraper ; mais la chose n’était pas aussi facile à exécuter que ces beaux messieurs de la ville l’avaient calculé à table. Là où on le cherchait il n’était pas, et là où on ne pouvait soupçonner sa présence pétillaient soudain ses pistolets d’embuscade, de sorte qu’il fallut s’en tenir à protéger la plaine contre lui. Grâce aux hussards agiles, on obtint alors de meilleurs résultats, mais rien encore de bien fameux. Au coup de minuit, il apparaissait comme l’éclair ; d’où venait-il ? c’était une énigme. Il faisait son métier, et lorsque accouraient les hussards de la ville la plus proche, où était le haydamak ? Peut-être dans cette même petite ville d’où sortaient les hussards et que ceux-ci avaient mission de protéger les clercs impériaux, voyant qu’on ne pouvait rien obtenir par la force, essayèrent de l’argent, promettant mille florins à quiconque livrerait le bandit, ou du moins ; sa tête. Si un de ses complices faisait cela, il devait avoir la vie sauve ; mais les brigands étaient attachés à leur chef comme à un dieu : s’il leur eût ordonné de s’ouvrir le ventre, ils eussent, je crois, obéi. Et chez nous autres paysans, personne ne se souciait du rôle de traître : nous ne faisions rien pour lui, mais rien contre lui. C’était un malfaiteur, sa cause n’avait donc rien de commun avec la nôtre ; mais c’était un Ruthène, et il nous vengeait des Polonais, comment aurions-nous pu être contre lui ? Sa haine ne s’adressait qu’aux Polonais et aux Polonais sa cruauté,… du moins au commencement, et dans la suite même il n’a jamais pillé la demeure d’un Ruthène riche ou pauvre et jamais celle d’un pauvre Juif. Quant aux Juifs riches et aux clercs impériaux, il ne les ménagea pas quand la chasse qu’on lui donnait devint trop forte. Sa dureté augmentait à mesure, mais c’était de notre seigneur surtout qu’il était l’ennemi mortel. Je n’en finirais pas à vous conter tout le dommage qu’il lui a fait, tous les tours féroces qu’il lui a joués. Plusieurs fois la vie d’Agénor fut dans sa main cependant, et il l’épargna. Pourquoi ? Nous l’avons su plus tard ; mais il détruisait tous ses biens, et avec quels raffinemens de malice ! Par exemple, le comte avait fait venir d’Angleterre une machine à battre le blé. Peu après l’arrivée de cette machine, le grand haydamak rendit visite à la métairie où elle était logée ; mais il enleva seulement quelques bœufs et ne toucha pas à la machine. Quelques semaines après commencèrent les récoltes, et la machine à battre rendit de grands services. Le comte, qui était fort économe, loua nos bras et notre travail de corvée à un voisin ; sa machine lui suffisait ; mais au bout de trois jours elle devint la proie du feu, et le lendemain matin le comte reçut de Wassili une lettre fort polie, — il y avait dans la bande un ancien étudiant du gymnase de Czernowitz, et cet étudiant perverti était le secrétaire du grand haydamak. — La lettre donc était ainsi conçue : « Nous avons voulu attendre que le seigneur se fût convaincu de l’excellence de sa machine. » Et Agénor eut encore de la perte, car une demi-récolte vint à pourrir parce qu’il avait loué au dehors ses forces de travail. Voilà un tour sur cent. Mauvais temps que ceux-là ! Le comte contre nous, Wassili contre le comte. Chaque soir, on avait à la bouche cette prière : « Mon Dieu, je te remercie de ce que je vis encore et de ce que j’ai du pain pour demain. » Personne n’eût osé penser au jour suivant.

Ces mauvais temps devaient finir d’une manière aussi imprévue qu’extraordinaire.

Six ans s’étaient écoulés depuis que j’étais juge, et en 1846 voilà qu’un bruit parcourt le monde. Ce bruit commença au nouvel an et grossit tous les jours. On disait que les Polonais voulaient faire une grande révolution ; cela paraissait incroyable, parce qu’il y avait des soldats dans le pays, et que les seigneurs polonais devaient savoir quels fidèles sujets nous étions de l’empereur.

Mais ces gens-là sont légers comme des enfans ! S’ils étaient bons comme des enfans encore ! Eh bien ! la chose était vraie, on l’apprit de Cracovie et de Lemberg, et bientôt on put s’en assurer de ses propres yeux : les seigneurs polonais échangeaient de continuelles visites ; c’était un va-et-vient incessant, à cheval, en voiture, et des conciliabules qui n’en finissaient plus. Bientôt nous vîmes survenir beaucoup de figures nouvelles, des jeunes messieurs de la ville qui se trouvaient avoir tout à coup des affaires pressantes au village. Mon père me dit alors : — Ivon, tu es juge et tu as servi l’empereur. Prends garde que nous fassions notre devoir ! — Car maintenant que j’étais juge, mon père ne me commandait plus, il m’obéissait comme tous les autres de la commune. Je convoque donc l’assemblée ici, sous le tilleul, et je dis : — Aiguisez vos faux, on ne peut savoir ce qui arrivera. Faisons le guet dans les rues et demandons à chacun pourquoi il voyage et s’il a un passeport. J’ordonne ceci de moi-même et j’irai demain à la ville consulter les clercs de l’empereur. — Je fis le lendemain ce que j’avais dit, mais c’était un fier poltron, ce clerc impérial de Barnow ! Il larmoyait et se tordait les mains : — Une révolution !.. moi qui suis dans la force de l’âge… Quel malheur si je venais à périr ! Fuyons plutôt ; d’ailleurs il s’agit de sauver la caisse… Et si les Polonais se présentent, rendez-vous !.. pas de carnage, pour l’amour de Dieu ! — Tout en parlant, il frétillait comme une anguille dans les marais de l’Ukraine. En retournant chez moi, je pense : — Parce que tu es un lâche, ce n’est pas une raison pour que tout le monde te ressemble ; moi, je suis un homme, je reste fidèle à mon empereur.

Je ne raconte donc rien de cet entretien à mes paysans, et nous continuons de bien garder les routes. Le dimanche suivant se produit quelque chose d’étrange. Une troupe de cavaliers arrive du château, le comte Agénor en tête, tous armés ! — Nous nous approchons et levons nos faux. Quiconque a un pistolet le charge, mais les choses devaient se passer autrement que nous ne nous y attendions. Le comte Agénor nous aborde avec un sourire cordial : — Paysans ! il est temps que vous connaissiez vos amis véritables. Un autre gouvernement va venir dans ce pays. Son premier soin sera de vous délivrer ; pour cela unissons-nous et crions : Vive la république !

Là-dessus je m’avance et je dis : — Nous n’avons aucune envie de crier cela. Plutôt que de le crier, nous serions d’humeur à vous casser la tête, à vous et à tous les traîtres. Si vous ne vous retirez pas à l’instant, vous verrez des merveilles. Je ne vous dis que cela.

Ma foi, ils se retirèrent avec force malédictions, et nous eûmes quelques jours de tranquillité ; puis un nouveau bruit courut dans le pays : la révolution avait éclaté à Cracovie, les paysans se levaient partout pour l’empereur, égorgeant leurs seigneurs, même plus qu’il n’eût été nécessaire. Et on disait que nous devions marcher sur Lemberg, plus loin encore, pour arrêter le massacre ; mais cela ne nous convenait guère de protéger les Polonais. Je retourne donc chez le clerc de Barnow, je lui demande ce qu’il y a de vrai dans toutes ces nouvelles. — Maintenant il fait la roue comme un paon ; c’est un héros : — Nous avons vaincu les Polonais, dit-il. Je vous remercie de m’avoir prêté main-forte comme je vous en ai prié. Ce qui a surtout imposé aux rebelles, c’est que je suis resté à ma place, envisageant la mort sans broncher. Alors il m’apprend que la levée en masse n’aura pas lieu, car, bien que la vie des Polonais ne vaille pas grand’chose, le mieux est d’en tuer le moins possible.

Moi, je réponds : — Naturellement ! Nous ne sommes pas des assassins, et tant que notre comte se tiendra tranquille, on ne touchera pas un cheveu de sa tête. Vous avez ma parole d’honneur.

Lorsque je donnai cette parole, je ne me doutais pas que j’aurais à la tenir le jour même. À mon retour, j’aperçois sous le tilleul quelque chose d’inouï : le comte et deux seigneurs, ses hôtes, garrottés et liés aux arbres, déjà, — les misérables ! — à demi morts d’angoisse, et devant eux le grand haydamak avec sa bande ; puis, groupés à l’écart, nos paysans.

— Il est bon que tu arrives, dit le sauvage Wassili. Je t’ai attendu pour juger avec toi ces monstres. Voilà le jour venu où nous pouvons rentre aux Polonais ce qu’ils nous ont fait.

Mais je m’avance et je dis : — Je ne jugerai pas avec toi. Je suis un honnête homme qui ne combat que pour son droit ; toi. tu es un brigand. Retire-toi, Wassili, — il y a du sang sur tes mains, — et délivre d’abord ces gens-là, je te le conseille avec douceur. Si tu ne le liais pas, il faudra que la commune lutte contre toi, ce qui serait, une triste extrémité ; ma conviction pourtant est qu’il faudra, le faire, aussi vrai que je crois à l’aide de Dieu.

Wassili reste debout, immobile, pétrifié, puis il devient pâle comme la mort, palpe son fusil pour tirer sur moi, je. suppose, puis laisse tomber sa main, l’appuie sur son cœur et rit d’un rire terrible. Enfin il fait signe à ses hommes, tous s’éloignent avec lui. Je donne l’ordre de délier le comte, et lorsqu’il me remercie, je lui réponds : — Laissez cela, seigneur, je ne l’ai pas fit pour vous, j’en aurais honte, mais je l’ai fait pour l’amour de Dieu et de la justice.

Dans la même nuit, le grand haydamak se tua, et avant de mourir il ft prendre par son clerc, la note suivante : « Je suis devenu pour mon peuple un malfaiteur, mon peuple m’a repoussé ; à cause de cela, je ne veux plus vivre. »

J’ai eu grande pitié de cet homme, et la pensée que ma parole lui avait donné lui mort a pesé sur toute ma vie, mais je ne pouvais agir différemment.

Voilà, monsieur le bienfaiteur, toute l’histoire, comment a fini le sauvage Wassili, et comment j’ai réglé mes comptes avec le seigneur Agénor.

Ainsi se termina le récit de mon ami Ivon Megega.


K. E. FRANZOS.


(Traduit par M. Th. Bentzon.)

  1. Moïse, — Juif.
  2. Bonnet fourré des paysans de Podolie.
  3. Les pirogui et le zrazy sont des mets nationaux.
  4. Chant populaire des Ruthènes.
  5. Ce projet romanesque de la fiancé est consigné dans une chanson populaire que l’auteur entendit une fois de la bouche d’une jeune paysanne :

     « À Vienne je m’en irai — devant la maison blanche de l’empereur, — et je pleurerai et je prierai — pour qu’il me rende mon Kritzko.
    « Mais non, jamais il ne m’entends, — ma peine est inutile. — Je vais donc dans la chambre d’or — et madame l’impératrice.
    « Elle ne se laisse pas déranger, — elle ne me permet pas d’entrer. — Sa fille du moins m’entendra — et m’aidera dans mon chagrin.
    « Elle a sûrement aussi un amant, — et de deviendrait-elle, hélas ! — s’il devait tout à coup la quitter — pour s’en aller au loin soldat ? »

    L’auteur ayant demandé à la paysanne qui avait fait cette chanson, elle se mit à rire : — Bon ! ces chansons-là, personne ne les fait et tout le monde les sait.

  6. Le châtiment varie selon les localités. Voici une chanson des Houzoules (Ruthènes des montagnes) à ce sujet :

    Le seigneur a séduit la femme du Houzoule,
    Weh ! weh. !..
    Le Houzoule se tait et ne menace pas »,
    Hurrah !
    Il aiguise seulement sa bonne hache,
    Weh ! weh !
    Le Czeremosz est solitaire et profond,
    Hurrah !
    Qu’il soit ensuite conduit à la ville,
    Weh ! weh !
    Du moins, libre et hardi, il s’est vengé.
    Hurrah !

  7. Il y a entre les paysans de la Gallicie orientale et ceux de la Gallicie occidentale une aversion profonde qui vient des différences de caractère, de race, de langue et de croyance.
  8. Ce mot n’est pas traduisible. Il a souvent changé de caractère ; aujourd’hui il signifie un bandit de la plaine qui se réfugie dans les montagnes et vit comme il peut.
  9. Historique. Dans ce récit, rien n’est inventé, pas même le moindre détail.