Le Jugement d’un Anglais sur la France politique

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Le Jugement d’un Anglais sur la France politique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 147 (p. 673-684).
LE JUGEMENT D’UN ANGLAIS
SUR LA FRANCE POLITIQUE

M. John Edward Courtenay Bodley arrivait chez nous au mois de mai 1890, et, sept années durant, sans relâche, sans interruption, du nord au midi, de l’est à l’ouest, il a parcouru notre pays dans tous les sens. Il vient de publier un ouvrage en deux volumes, fort remarquable et fort remarqué, dans lequel il a consigné les réflexions et les conclusions que lui avaient suggérées ses voyages d’étude[1]. Magistrats et professeurs, grands et petits propriétaires, ecclésiastiques, négocians, soldats, artistes, penseurs et paysans, il a lié commerce avec des Français de toute classe et de toute profession. Il s’était avisé dès l’abord que ce n’est pas à Paris qu’il faut nous étudier, que l’étranger qui vit dans cette ville délicieuse ne peut se soustraire à l’influence troublante de coteries rivales, dont les perpétuelles agitations sont souvent factices, que qui ne connaît pas la province ne connaît pas la France. Le devoir qu’il s’était imposé ne lui a point paru dur à remplir ; il lui a semblé que parcourir nos villes et nos campagnes était une occupation pleine de charme et de variété. « Aujourd’hui que je connais les provinces françaises comme peu d’étrangers les connaissent, nous dit-il, les scènes familières de la vie quotidienne, qu’on y rencontre chemin faisant, me procurent d’agréables sensations, aussi vives que lorsque je n’étais qu’un étranger qui passait. Un évêque bénissant de petits enfans dans les bas-côtés de sa cathédrale, un groupe de paysannes aux coiffes blanches sur la place où se tient un marché, un régiment défilant à travers un village au son du clairon n’ont plus pour moi l’intérêt purement sentimental ou pittoresque des premiers jours. Je sais, à la vérité, que la vie de beaucoup de ces braves gens n’a rien d’idéal ni d’idyllique ; mais je reconnais dans ces provinciaux, avec tous leurs défauts, le vrai nerf de la France, la force vive qui la maintient au premier rang des nations, en dépit de toutes les folies gouvernementales ou autres qui se commettent dans sa belle capitale. »

En tout ce qui concerne nos vertus privées et nos mœurs domestiques, cet observateur sagace et bienveillant nous rend un témoignage dont nous ne pouvons être que touchés, et nous serions bien difficiles, si nous n’étions pas contens de lui. Il nous considère comme une nation remarquable par son honnêteté, qui mérite d’être proposée en exemple pour la façon dont elle entend la vie de famille et le gouvernement d’une maison, pour son industrie, ses habitudes laborieuses, son esprit d’ordre, son épargne qui fait des miracles. Il estime que la France est le pays du monde où la civilisation a le plus pénétré dans les couches inférieures de la société.

Il a visité des régions où les paysans sont encore grossiers ; mais le plus souvent, nous dit-il, leur air rustique est une fausse enseigne, et ils étonnent l’étranger par leur urbanité et le charme de leurs manières. Il les a étudiés et dans leurs travaux et dans leur intérieur : « Leurs provisions de linge, leur cuisine, leur tenue sont des signes visibles de la force d’un peuple dont l’heureux naturel résiste aux leçons de désordre que lui donnent ses gouvernans. Le voyageur qui, à la tombée de la nuit, traverse tel village écarté, aperçoit par la porte ouverte d’une chaumière une table proprement servie, qui témoigne d’un amour du confort inconnu dans les maisons bourgeoises d’autres pays civilisés. » Ce n’est pas à la Révolution que M. Bodley attribue les avantages que nous pouvons avoir sur tels de nos voisins ; c’est à notre passé, à nos origines, à l’hérédité, à de vieilles traditions et à la finesse de la race. Garderons-nous à jamais les qualités aimables qui font de nous un peuple très policé, et les qualités fortes dont nous avons fait preuve au lendemain d’effroyables catastrophes ? Nous ne nous défions pas assez de certains ennemis très dangereux, qui travaillent à nous corrompre et nous empoisonnent l’esprit. Heureusement, trois grandes corporations exercent sur nous une influence bienfaisante, et leurs vertus contre-balancent « le mal que nous font des gens en vue dont les discours et les actions remplissent les journaux. » Ces trois corporations, fort dissemblables au demeurant, mais dans (lesquelles règnent le sentiment du devoir, l’esprit de sacrifice, l’amour du travail tranquille et discret, sont, toute exception faite, l’armée, l’université et le clergé.

Plein d’égards pour nos vertus, indulgent pour nos défauts, M. Bodley traite avec une implacable sévérité notre gouvernement et nos gouvernans, et s’il y a une France qu’il respecte et qu’il aime, ce n’est pas la France politique. Il lui a suffi de regarder autour de lui pour s’assurer que la morale professée et pratiquée par l’immense majorité de la nation est infiniment supérieure à celle de nos politiciens, que, dans le pays des pères de famille industrieux et économes et des impeccables ménagères, le ménage de l’État est en proie au désordre et à la confusion.

On nous a accusés d’avoir, dans les temps troublés, un tempérament bouillant, de redoutables effervescences, des accès de brutalité, de férocité, des instincts violens et destructeurs. Mais dans l’habitude de la vie, dit M. Bodley, il n’est pas de créatures humaines aussi bien ordonnées, aussi méthodiques que les Français : « Leur économie, le soin qu’ils apportent à tenir leurs comptes, leur habileté à organiser des plaisirs simples qui leur font oublier leurs fatigues, la toilette de leurs femmes, les formes observées par les humbles eux-mêmes dans leurs repas, tout atteste que ce peuple prévoyant et systématique s’accommode mal des improvisations hâtives. Il en va de même de leur façon de penser. Ils sont accoutumés à classer et à formuler leurs idées, et leur éducation nationale à tous ses degrés favorise cette tendance. Un prêtre anglais, attaché jadis au diocèse de Paris, me disait un jour combien il avait été frappé du contraste qu’offraient dans les deux pays les confessions qu’il avait reçues de jeunes filles, à l’âge où ce sacrement n’est pas encore une révélation psychologique ou une pratique dont on s’acquitte par routine. La jeune pénitente anglaise lui débitait une histoire fort embrouillée, qui n’avait ni commencement, ni milieu, ni fin. La jeune Française développait un thème tranquillement préparé, modèle d’ordonnance lumineuse, où tous les détails étaient rangés en bon ordre et catégoriquement classés. »

Ce même caractère, cet esprit d’ordre et de méthode, poussé jusqu’à la minutie, se retrouve dans toutes les hiérarchies officielles, administratives, ecclésiastiques, militaires, judiciaires où s’incarne le génie de la nation, et qui fonctionnent le mieux qu’elles peuvent, « côte à côte avec une république parlementaire, dont tous les présidens ont abdiqué, sauf celui qui a été assassiné, et dans laquelle un ministre qui conserve un an son portefeuille est une curiosité. » Ces hiérarchies, où le génie national a mis son empreinte, portent aussi la marque de l’homme extraordinaire qui a créé la France moderne, du grand et admirable liquidateur de la Révolution, qui sut concilier les idées nouvelles avec les penchans héréditaires et verser le vieux vin dans de nouveaux vaisseaux : « Napoléon, dit M. Bodley, était le plus grand maître de détails que le monde ait jamais vu. » Les institutions qu’il a données à la France prouvent qu’il savait bâtir sur le solide ; elles ont traversé tout un siècle de crises et de tempêtes, et elles ne sont ni vieilles ni caduques. Pourquoi faut-il qu’à ces institutions bienfaisantes et appropriées à son tempérament, la France en ait ajouté d’autres, empruntées à l’Angleterre et qui ne sont bonnes que pour les Anglais ? Ce n’est pas au régime républicain qu’en a M. Bodley ; république ou monarchie constitutionnelle, c’est tout un pour lui. Aristote a dit que l’homme est un animal politique ; M. Bodley pose en principe que le Français n’est pas un animal parlementaire et que nous ne recouvrerons la santé, que nous ne respirerons à l’aise que le jour où nous nous serons débarrassés d’une importation étrangère qui nous est funeste.

Disraeli faisait dire au héros d’un de ses romans, en route pour l’Orient : a Je pars pour un pays que le ciel n’a jamais gratifié de cette fatale drôlerie qu’on appelle un gouvernement représentatif. » M. Bodley est convaincu que ce genre de gouvernement, vaille que vaille, convient à l’Angleterre, mais n’est ailleurs « qu’une fatale drôlerie ».

Il nous rapporte en détail un incident de ses voyages d’étude, qui lui a laissé une ineffaçable impression. C’était l’époque du boulangisme. Il se trouvait alors dans une ville du Midi, et il entra un matin dans le plus beau café de la place de la République, où s’étaient assemblés, le docteur en tête, les gros bonnets du conseil municipal pour conférer sur les mérites et les titres de deux candidats à la députation. Un voyageur de commerce en rouenneries assistait à ce débat et disait son mot ; c’était un bon juge en de pareilles matières ; depuis longtemps, la capitale et les provinces n’avaient plus de secrets pour lui. Si l’un des candidats en compétition avait été un modéré, un républicain de gouvernement, on lui eût bien vite réglé son compte, on eût bientôt fait de décider qu’il était non seulement un crétin, mais un homme de moralité louche, qui avait de vilaines histoires dans son passé. J’ai connu un candidat à la députation qui, dans une réunion publique, fut accusé de fratricide pour n’avoir pas assisté son frère dans l’embarras. En vain jurait-il son Dieu et sa foi qu’il n’avait jamais eu de frère ; on lui disait : « Prouvez-le ! » Il est malheureusement très difficile de prouver qu’on n’a jamais eu de frère, et, jusqu’à la fin de sa campagne électorale, on l’interrompit dans ses discours, en lui criant : « Parlez-nous de lui ! Il vivrait encore si vous l’aviez aidé ! » Il est dur de n’être pas élu, il est plus dur encore de devoir son échec à un frère qui n’exista jamais.

Le cas discuté en présence de M. Bodley était beaucoup plus difficile à résoudre. Les deux concurrens étaient l’un comme l’autre des partisans intrépides de la libre pensée, et ils appartenaient à la même loge maçonnique.

L’un, vétérinaire de son état, expert dans son métier et radical à tous crins, n’avait aucun goût pour les généraux qui aspirent à la dictature ; l’autre, radical-socialiste, qui avait été durant dix jours sous-préfet sous la Commune, s’était converti au boulangisme. Le débat fut vif, orageux ; on s’échauffait, on vociférait, on beuglait, et le Parisien de Normandie, pris pour arbitre, suait à grosses gouttes : cette affaire lui paraissait fort compliquée, pour la première fois il se sentait embarrassé d’avoir à régler les destinées de la France.

En sortant du café de la place de la République, M. Bodley suivit l’avenue Gambetta, dont les murailles blanches réverbéraient les rayons d’un soleil torride. Quelques minutes plus tard, il entrait dans une maison modeste, mais confortable, qui servait de logement et d’atelier à un sculpteur en bois, que son industrie, renommée dans le pays, avait mis à l’abri du besoin. Là, dans un appartement frais et bien tenu, il trouva des gens tranquilles, qui ne ressemblaient point à des tribuns de cabaret, « une famille provinciale, nous dit-il, formant un groupe très français ». Le père avait blanchi dans l’exercice d’une profession intelligente ; sa femme, robuste et amie de l’ordre, tenait ses livres aussi bien que son ménage ; leur fille, fort agréable, avait épousé un jeune cultivateur des environs, qui venait d’achever son service militaire : « Dans cette chambrée de gens contens, je trouvais rassemblé tout ce qui fait la prospérité et la vraie gloire de la France, industrie, amour de la règle, sentimens de famille, instincts d’art, culture du sol, accomplissement du devoir patriotique et collaboration constante des femmes dans le règlement de la vie, tout cela comme imprégné d’un air de vieille civilisation latine, qu’on respire souvent dans les humbles sphères et pas toujours dans les classes supérieures. » Quand un Anglais est curieux, il ne l’est pas à moitié ; M. Bodley ne put se tenir de demander au maître de cet humble logis ce qu’il pensait de l’élection qui se préparait. La réponse qui lui fut faite, il l’a souvent entendu répéter depuis : « Je ne m’occupe pas de politique, monsieur. » — « Les membres de cette digne famille, ajoute-t-il, acceptent facilement tout régime, quel qu’il soit, qui leur permet de vaquer en paix à leurs petites affaires ; mais, à leurs yeux, la politique n’est pas une occupation à l’usage des gens rangés et laborieux. » Il avait bien employé sa journée : il avait vu dans un café la France qu’il n’aime pas et dans une maison bien tenue la France qu’il aime.

M. Bodley n’a garde de s’étonner qu’il y ait chez nous beaucoup de gens qui s’occupent peu de politique. Il a constaté dans ses excursions à travers nos provinces que notre pays est, somme toute, fort bien administré, qu’il en est peu d’aussi agréables à habiter pour quiconque aime la vie tranquille, que les nombreux rouages de la grande machine fonctionnent sans trop de frottemens. Au surplus, dit-il, tous les peuples ont leurs croix, leurs chagrins, et si les Français se plaignent d’avoir trop de fonctionnaires à nourrir, les Anglais sont mangés par leurs hommes de loi. Le malheur est que les indifférens, qui représentent les élémens les plus sains de la nation, laissent le champ libre aux agités, aux intrigans, aux intolérans, qu’ils se déchargent sur eux du soin de préparer les élections, que les politiciens sont d’habitude des esprits au-dessous du médiocre, que pour leur agréer, un candidat est tenu d’être lui-même fort médiocre. Il s’ensuit que qui jugerait de la France par son Parlement lui ferait injure, d’où il est permis d’inférer que le parlementarisme n’est pas son fait.

En traçant le portrait de la France politique, M. Bodley n’a pas toujours distingué certains caractères qui nous sont propres de ceux qui nous sont communs avec toutes les sociétés démocratiques, et, dans le fait, à son insu, c’est le procès de la démocratie qu’il instruit. Qu’il étudie la Suisse comme il a étudié la France, il y trouvera une foule d’indifférens, qui laissent le champ libre aux agités, aux ambitieux, aux intolérans ; beaucoup s’abstiennent de voter, d’autres remplissent ce devoir fastidieux par manière d’acquit, ou leur humeur du moment détermine leurs choix, sans qu’ils songent aux conséquences. Et qui ne sait que les États-Unis sont le pays du monde où les honnêtes gens donnent aux politiciens, qui ne voient dans la politique qu’une industrie lucrative, le plus de facilités pour exercer leur métier ?

L’homme est ainsi fait qu’il n’attache beaucoup de prix à ses droits que lorsqu’ils sont des privilèges, et, dans tous les pays de suffrage universel, il faut un peu de vertu pour s’occuper des affaires publiques. Cela est vrai surtout dans un temps où de savantes et ingénieuses inventions ont rendu la vie plus douce, plus commode, et créé des habitudes qui ne ressemblent guère aux us et pratiques des vieux Romains. Tocqueville a remarqué que, dans les démocraties riches et prospères, l’amour du bien-être devient une passion tenace, exclusive, une sorte de « sensualité tranquille », qui s’insinue partout dans les âmes, que tout s’efface devant la préoccupation d’arrondir son champ, de planter un verger, d’embellir sa demeure, de prévenir la gêne, de se procurer ses aises, de satisfaire des besoins factices sans grands efforts et à peu de frais :

« Ces objets sont petits, mais l’âme s’y attache ; elle les considère tous les jours et de fort près, ils finissent par lui cacher le reste du monde… Ce que je reproche à l’égalité, ajoutait Tocqueville, ce n’est pas d’entraîner les hommes à la poursuite des jouissances défendues, c’est de les absorber dans la recherche des jouissances permises. Ainsi il pourrait bien s’établir dans le monde une sorte de matérialisme honnête, qui ne corromprait pas les âmes, mais qui les amollirait et finirait par détendre sans bruit tous leurs ressorts ». Heureux les indifférens ! Mais ils découvrent tôt ou tard que, quand les affaires publiques sont en souffrance, leurs intérêts particuliers s’en ressentent, ils ont de fâcheux réveils et ils se repentent d’avoir dormi.

Ce qui nous est particulier, un embarras que ne connaissent point la Suisse et les États-Unis, démocraties fédératives, c’est la difficulté de concilier le gouvernement parlementaire avec la centralisation administrative et politique. M. Bodley tient ce problème pour insoluble ; il faut lui accorder qu’il est fort compliqué. Par la grâce de la Révolution et de Napoléon Ier, la France est de toutes les nations la plus unitaire, et dans un pays centralisé, le gouvernement dispose d’une foule de fonctions publiques, dont le nombre tend sans cesse à s’accroître. Tout le peuple des solliciteurs est à sa discrétion, il le tient par la crainte et par l’espérance, et quand le pouvoir exécutif a beaucoup de créatures, la liberté électorale n’est souvent qu’une fiction. C’est ce qu’on a vu sous le second Empire, sous le régime des candidatures officielles. Durant bien des années, il en a peu coûté au suffrage universel d’élire les candidats agréables à un gouvernement très fort, qui avait un nombre considérable de places à donner aux ambitieux, et qui assurait aux indifférens l’ordre, la vie tranquille, la prospérité du commerce, de l’industrie et des affaires.

Les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets, et la centralisation n’est pas nécessairement un principe de force pour les gouvernemens. Sous l’Empire, le pouvoir exécutif tenait de court la puissance législative ; depuis que nous sommes en République, quoique ses attributions n’aient pas été sensiblement diminuées, il ne pèche plus par un excès d’autorité, mais par un excès de faiblesse, et ce sont les Chambres qui peuvent tout.

Cela tient, pense avec raison M. Bodley, à ce que la France républicaine n’a pas su-constituer, organiser de grands partis, et qu’à défaut des grands, elle fourmille de petits. Les grands partis, comme le disait Tocqueville, s’attachent plus aux idées qu’aux hommes ; ils ont, en général, des passions plus généreuses, leurs opinions ressemblent davantage à des convictions, ils s’entendent mieux à cacher l’intérêt particulier sous l’intérêt public. Les petits partis sont le plus souvent sans foi politique, et ils ne prennent pas la peine de dissimuler leur égoïsme. Ils s’échauffent à froid ; leur langage est violent, mais leur marche est incertaine : « Il faut bien pourtant que l’ambition parvienne à créer des partis, car il est difficile de renverser celui qui tient le pouvoir, par la seule raison qu’on veut prendre sa place. Toute l’habileté des hommes politiques consiste donc à composer des partis : un homme politique cherche d’abord à discerner son intérêt et à voir quels sont les intérêts analogues qui pourraient se grouper autour du sien ; il s’occupe ensuite de découvrir s’il n’existerait pas par hasard, dans le monde, une doctrine ou un principe qu’on pût placer convenablement à la tête de la nouvelle association, pour lui donner le droit de se produire et de circuler librement. C’est comme qui dirait le privilège du roi que nos pères imprimaient jadis sur la première feuille de leurs ouvrages, et qu’ils incorporaient au livre, bien qu’il n’en fît point partie[2]. » On ne peut mieux dire, et voilà vraiment où nous en sommes.

Faute de grands partis, il n’y a pas dans nos Chambres de majorités solides, consistantes, sur lesquelles un gouvernement puisse faire quelque fond ; elles sont formées par les combinaisons éphémères de groupes inquiets et agités, qui souvent n’ont pas d’autre règle de conduite que leurs intérêts particuliers, et dont les fantaisies changeantes déroutent tous les calculs. Quand les majorités sont instables, les ministères ne sont jamais assurés du lendemain ; manquant d’appui, ils vivent d’expédiens, et l’art de gouverner se réduit pour eux à l’art de prolonger leur pénible existence. Les députés trouvent leur compte dans la faiblesse des cabinets ; ils en profitent pour s’ingérer dans une foule d’affaires réservées jusqu’alors au pouvoir exécutif, ces législateurs jouent le rôle de gouvernans irresponsables ; il ne leur suffit pas de contrôler le jeu de la grande machine bureaucratique, ils entendent la diriger eux-mêmes, et comme on l’a dit : « Quand le contrôleur supprime le contrôle pour agir à la place du contrôlé, c’en est fait du gouvernement parlementaire, qui est alors remplacé par le gouvernement du Parlement, ce qui est tout le contraire. »

Les députés sont devenus les souverains dispensateurs de places et de grâces ; ils promettent, ils menacent, ils donnent, ils refusent, ils nomment et destituent. Les plus influens sont des puissances qui font trembler les préfets, plus jaloux de gagner leur faveur que de complaire à un ministre qui aujourd’hui est peu de chose et demain ne sera rien. Ces députés influens sont sûrs d’être réélus ; quand l’appui de la préfecture viendrait à leur manquer, ils auraient pour eux les fonctionnaires des arrondissemens et des communes, qui leur doivent leurs places ou comptent sur eux pour obtenir de l’avancement. Jadis, les fonctionnaires français ne connaissaient que leur consigne ; aujourd’hui, en matière de politique, ils ne s’occupent plus que de savoir qui peut leur nuire ou les servir. M. Félix Faure, qui n’était pas encore Président de la République, disait à ses électeurs, il y a quelques années : « Dans tel département, l’administration soutient la politique libérale ; dans le département voisin, elle favorise les radicaux, dans tel autre, le préfet se conforme aux instructions de son ministre et les sous-préfets ne prennent conseil que d’eux-mêmes. Il est beaucoup de fonctionnaires dont nous savons qu’ils sont plus préoccupés de satisfaire le gouvernement de demain que celui qu’ils représentent, et c’est un état d’anarchie auquel le pays désire qu’on mette un terme. »

Cette anarchie durera tant que les ministères seront instables et les députés omnipotens. Ce ne sont pas seulement les amateurs de fonctions publiques qui font appel à leur crédit, mais quiconque soupire après une décoration, après un bureau de tabac, quiconque a besoin d’un coup de piston, quiconque a un cas litigieux à résoudre ou des difficultés avec la régie, la douane, l’autorité militaire. « Faites-vous recommander par votre député, un dossier sans lettre de député est incomplet. » Voilà ce que disent les bureaux à tout solliciteur. Quel est le député le plus sûr d’être réélu ? Quel est le député à qui l’appui des fonctionnaires, des comités et des politiciens ne fera jamais défaut ? C’est celui qui a le génie de la recommandation, celui qu’on ne déboute jamais de ses requêtes, celui dont les prières sont des ordres. Tout récemment le jour du ballottage, en allant voter, je fis route avec un électeur qui me pria de le renseigner sur le caractère des deux candidats qui se disputaient sa voix. Il se souciait peu de leurs opinions, il était disposé à croire qu’ils n’en avaient ni l’un ni l’autre. La question qui l’intéressait était de savoir lequel des deux était le plus accessible, le plus accueillant, quand on avait quelque chose à lui demander, lequel était le plus certain, le cas échéant, d’avoir l’oreille du ministre. Tout en l’écoutant et lui répondant, je pensais à M. Bodley, à certain calé où il était entré, et je pensais aussi au sculpteur en bois qui lui avait dit : « Monsieur, je ne m’occupe pas de politique ». Cet homme de bien avait tort, il faut s’en occuper : ce ne sont pas ceux qui cassent les verres qui les paient.

« La France, dit M. Bodley, s’est donné du même coup deux constitutions : l’une écrite, celle de 1875, en vertu de laquelle le pouvoir exécutif est confié à des ministres responsables devant les Chambres, et de qui relèvent tous les services administratifs ; l’autre, qui n’a pas été écrite, pose en principe que le pouvoir exécutif est exercé à Paris dans les bureaux des départemens centraux de l’État, avec la coopération des membres du Parlement, et en province dans les bureaux des préfectures, sous la direction des politiciens.

« Pression exercée par les législateurs sur les ministres du jour, rapports d’intérêt entretenus par eux avec les fonctionnaires chargés de distribuer les faveurs, sollicitations et intrigues préparant la nomination à tout poste administratif ; embarras et peines d’esprit des préfets et des sous-préfets, qui vivent dans la dépendance de deux familles de maîtres, leurs chefs hiérarchiques et le clan inofficiel des meneurs locaux, toujours prêts à les dénoncer au député, tel est l’état des choses, comme l’attestent des juges impartiaux, aussi connus par leur attachement à la République que par leur modération. » On nous accuse de n’avoir pas le génie du commerce, et cependant notre pays est en matière d’élections et de nominations celui où il se conclut le plus de marchés avantageux aux deux parties contractantes, où « donnant donnant » est l’universelle devise. La France politique est une vaste société de secours mutuels ; mais il y a dans cette société un peu mêlée beaucoup de désarroi, chacun tire à soi la couverture. Nous sommes trop administrés, nous ne sommes pas assez gouvernés. Le mal dont nous souffrons est le désordre, l’incohérence, ce que le roi Louis-Philippe appelait le gâchis.

Les républicains modérés, dont M. Bodley invoque le témoignage, ne pensent pas que le mal qu’ils déplorent soit sans ressource. Le vote obligatoire, qui contraindrait les indifférens à sortir de leur apathie, la décentralisation administrative, la substitution des grands partis au système des groupes, chacun propose son remède. Le publiciste anglais ne croit pas à l’efficacité de ces réformes qui, selon lui, ne sont point appropriées à notre tempérament. « On peut prédire sans témérité, dit-il, qu’en Angleterre, dans vingt ans d’ici, la Couronne n’aura perdu aucune de ses prérogatives et que l’administration locale aura subi de sérieuses modifications ; mais qui oserait prédire que, dans le même laps de temps la France aura réformé ou aboli son système communal ? Et qui oserait affirmer que le pouvoir exécutif y sera encore représenté par le Président d’une République parlementaire ? »

— « Français, nous dit-il en substance, conservez précieusement tout ce que vous tenez de Napoléon Ier. Cet homme d’un incomparable génie vous connaissait si bien ! Il avait une notion si nette de votre tempérament, de votre caractère, de vos instincts, de vos besoins ! Il vous avait fait un habit sur mesure. La centralisation administrative, telle qu’il l’entendait, est exactement ce qu’il vous faut et sert de correctif aux vices de votre gouvernement. Cela est si vrai qu’un étranger, qui ne lit pas les journaux, peut passer des années chez vous sans se douter que vous êtes mal gouvernés. Débarrassez-vous à jamais de vos pseudo-libertés parlementaires, et vous aurez tout à souhait, il ne manquera rien à votre bonheur. Vous avez parfois des idées bien étranges ; vous avez emprunté ses institutions à l’Angleterre et vous avez fait alliance avec la Russie ; c’était agir au rebours du bon sens : vous auriez dû vous allier aux Anglais et emprunter aux Russes leur régime autocratique. »

M. Bodley, quoiqu’il nous aime, se moque quelquefois de nous ; ce sont des libertés permises entre amis. Il sait très bien que nos besoins sont plus compliqués, que notre caractère est plus complexe qu’il ne le dit, que nous ne supportons pas longtemps les gouvernemens autoritaires, que, pour remonter sur le trône en 1815, Napoléon Ier dut nous octroyer l’Acte additionnel, qu’après nous avoir tenu la bride haute et courte, Napoléon III, bon gré mal gré, a fini par nous la mettre sur le cou. M. Bodley nous fait l’honneur de nous considérer comme un des peuples les plus intéressans de l’univers, et il s’indigne que nous puissions nous accommoder d’un régime au-dessous du médiocre.

Il nous pousse aux changemens, aux aventures ; il pense que nous sommes nés pour donner au monde de grands spectacles, pour l’étonner par l’audace de nos hasardeuses expériences, par nos coups de théâtre. M. Rodley est un ami dangereux. On ne peut nier que la démocratie parlementaire, comme toute autre forme de gouvernement, n’ait ses inconvéniens et ses vices ; mais il est encore plus certain que le pire des gouvernemens est celui que Platon appelait « la théâtrocratie ». Plaise au ciel que nous n’en tâtions plus ! Nous sommes payés pour cela.

M. Bodley nous pousse aux aventures ; mais il doute que ses conseils soient écoutés, que nous soyons disposés, dès maintenant, à recourir aux mesures violentes pour réformer des abus dont vivent beaucoup de gens et auxquels les sages se résignent : n’a-t-on pas dit que la perfection de la sagesse humaine est d’être heureux avec de gros abus ? On est fondé à croire que la grande majorité des Français s’est convertie aux principes conservateurs, c’est-à-dire que, coûte que coûte, elle désire conserver ce qu’elle a, qu’elle préfère le moineau qui est dans sa main au pigeon qui est sur le toit. Il n’y a plus en France de religion politique ; les révolutions sont des écoles de scepticisme. Nous nous sommes dégoûtés aussi de la politique de sentiment, de la politique du panache, et c’est fort heureux : entourés de peuples qui ne songent qu’à leurs intérêts, nous prêcher la chevalerie, c’est nous demander de faire le jeu et la joie de nos ennemis. Nous sommes devenus utilitaires ; nous pesons les maux et préférons les moindres, nous comparons les biens et choisissons les moins coûteux, qui sont souvent les plus sûrs.

Les indifférens eux-mêmes, quand ils consentent à réfléchir sur les affaires publiques, reconnaissent que malgré ses faiblesses, ses misères, le décousu de ses idées et de sa conduite, la République parlementaire nous a rendus de grands et évidens services, qu’elle a travaillé à notre relèvement, qu’après de cruels désastres, nous faisons aujourd’hui assez bonne figure dans le monde. Les indifférens ont pour principe qu’il ne faut pas demander que tout soit bien, il leur suffit que tout soit passable. Au surplus, ce qui les aide à patienter, sans être trop inquiets sur l’avenir, ce sont certaines institutions, semblables, a dit quelqu’un, à des rochers émergeant d’un océan de sable. M. Bodley, qui nous connaît bien, comprend mieux que la plupart des étrangers les raisons secrètes de l’attachement passionné qu’a la France pour son armée. Dans un temps où l’or et l’argent sont de toutes les idoles les plus fêtées, elle représente l’abnégation, la vie dure, le désintéressement ; dans une société indisciplinée et bavarde, où ce sont souvent les subalternes qui commandent, elle représente l’ordre, la règle, la fierté qui sait obéir et se taire. Ne touchez pas à l’armée ! Quoi qu’il puisse nous arriver, elle est notre suprême en-cas, et, de toutes nos espérances, celle qui risque le moins d’être déçue.


G. VALBERT.

  1. France, by John Edward Courtenay Bodley, 2 vol. in-8o ; Londres 1898 ; Macmillan and C°.
  2. De la Démocratie en Amérique, par Alexis de Tocqueville, IIe partie, ch. II.