Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie XIV/17

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Méline, Cans et compagnie (7-8p. 139-157).
Quatorzième partie : Le choléra



XVII


Suicide.


Céphyse et la Mayeux continuaient avec calme les préparatifs de leur mort…

Hélas ! combien de pauvres jeunes filles, ainsi que les deux sœurs, ont été et seront encore fatalement poussées à chercher dans le suicide un refuge contre le désespoir, contre l’infamie ou contre une vie trop misérable !

Et cela doit être… et sur la société pèsera aussi la terrible responsabilité de ces morts désespérées tant que des milliers de créatures humaines, ne pouvant matériellement vivre du salaire dérisoire qu’on leur accorde, seront forcées de choisir entre ces trois abîmes de maux, de hontes et de douleurs :

Une vie de travail énervant et des privations meurtrières, causes d’une mort précoce…

La prostitution, qui tue aussi, mais lentement, par les mépris, par les brutalités, par les maladies immondes…

Le suicide… qui tue tout de suite…

Céphyse et la Mayeux symbolisent moralement deux fractions de la classe ouvrière chez les femmes.

Ainsi que la Mayeux, les unes, sages, laborieuses, infatigables, luttent énergiquement avec une admirable persévérance contre les tentations mauvaises, contre les mortelles fatigues d’un labeur au-dessus de leurs forces, contre une affreuse misère ;… humbles, douces, résignées, elles vont… les bonnes et vaillantes créatures, elles vont… tant qu’elles peuvent aller, quoique bien frêles, quoique bien étiolées, quoique bien endolories… car elles ont presque toujours faim et froid, et presque jamais de repos, d’air et de soleil.

Elles vont enfin bravement jusqu’à la fin… jusqu’à ce qu’affaiblies par un travail exagéré, minées par une pauvreté homicide, les forces leur manquent tout à fait ;… alors presque toujours atteintes de maladies d’épuisement, le plus grand nombre va s’éteindre douloureusement à l’hospice et alimenter les amphithéâtres… exploitées pendant leur vie, exploitées après leur mort… toujours utiles aux vivants. Pauvres femmes… saints martyrs !

Les autres, moins patientes, allument un peu de charbon, et, bien lasses, comme dit la Mayeux, oh ! bien lasses de cette vie terne, sombre, sans joies, sans souvenirs, sans espérances, elles se reposent enfin… et s’endorment du sommeil éternel sans songer à maudire un monde qui ne leur laisse que le choix du suicide.

Oui, le choix du suicide… car sans parler des métiers dont l’insalubrité mortelle décime périodiquement les classes ouvrières, la misère, en un temps donné, tue comme l’asphyxie.

D’autres femmes, au contraire, douées, ainsi que Céphyse, d’une organisation vivace et ardente, d’un sang riche et chaud, d’appétits exigeants, ne peuvent se résigner à vivre seulement d’un salaire qui ne leur permet pas même de manger à leur faim. Quant à quelques distractions, si modestes qu’elles soient, quant à des vêtements, non pas coquets mais propres, besoin aussi impérieux que la faim chez la majorité de l’espèce, il n’y faut pas songer…

Qu’arrive-t-il ?…

Un amant se présente ; il parle de fêtes, de bals, de promenades aux champs, à une malheureuse fille, toute palpitante de jeunesse, et clouée sur sa chaise dix-huit heures par jour… dans quelques taudis sombre et infect ; le tentateur parle de vêtements élégants et frais, et la mauvaise robe qui couvre l’ouvrière ne la défend pas même du froid ; le tentateur parle de mets délicats… et le pain qu’elle dévore est loin de rassasier chaque soir son appétit de dix-sept ans…

Alors elle cède à ces offres pour elle irrésistibles.

Et bientôt vient le délaissement, l’abandon de l’amant ; mais l’habitude de l’oisiveté est prise, la crainte de la misère a grandi à mesure que la vie s’est un peu raffinée ; le travail, même incessant, ne suffirait plus aux dépenses accoutumées ;… alors, par faiblesse, par peur… par insouciance… on descend d’un degré de plus dans le vice ; puis enfin l’on tombe au plus profond de l’infamie, et, ainsi que le disait Céphyse, les unes vivent de l’infamie… d’autres en meurent.

Meurent-elles comme Céphyse ? on doit les plaindre plus encore que les blâmer.

La société ne perd-elle pas ce droit de blâme dès que toute créature humaine, d’abord laborieuse et honnête, n’a pas trouvé, disons-le toujours, en retour de son travail assidu, un logement salubre, un vêtement chaud, des aliments suffisants, quelques jours de repos et toute facilité d’étudier, de s’instruire ; parce que le pain de l’âme est dû à tous comme le pain du corps en échange de leur travail et de leur probité ?

Oui, une société égoïste et marâtre est responsable de tant de vices, de tant d’actions mauvaises, qui ont eu pour seule cause première :

L’impossibilité matérielle de vivre sans faillir.

Oui, nous le répétons, un nombre effrayant de femmes n’ont que le choix entre :

Une misère homicide ;

La prostitution ;

Le suicide.

Et cela, disons-le encore, l’on nous entendra peut-être, et cela parce que le salaire de ces infortunées est insuffisant, dérisoire ;… non que leurs patrons soient généralement durs ou injustes, mais parce que souffrant cruellement eux-mêmes des continuelles réactions d’une concurrence anarchique, parce qu’écrasés sous le poids d’une implacable féodalité industrielle (état de choses maintenu, imposé par l’inertie, l’intérêt ou le mauvais vouloir des gouvernants), ils sont forcés d’amoindrir chaque jour les salaires pour éviter une ruine complète.

Et tant de déplorables infortunes sont-elles au moins quelquefois allégées par une lointaine espérance d’un avenir meilleur ? Hélas ! on n’ose le croire…

Supposons qu’un homme sincère, sans aigreur, sans passion, sans amertume, sans violence, mais le cœur douloureusement navré de tant de misères, vienne simplement poser cette question à nos législateurs :

« Il résulte de faits évidents, prouvés, irrécusables, que des milliers de femmes sont obligées de vivre à Paris avec au plus cinq francs par semaine… entendez-vous bien : cinq francs par semaine… pour se loger, se vêtir, se chauffer, se nourrir. Et beaucoup de ces femmes sont veuves et ont de petits enfants. Je ne ferai pas, comme on dit, de phrases ; je vous conjure seulement de penser à vos filles, à vos sœurs, à vos femmes, à vos mères… Comme elles, pourtant, ces milliers de pauvres créatures, vouées à un sort affreux et forcément démoralisateur, sont mères, filles, sœurs, épouses. Je vous le demande au nom de la charité, au nom du bon sens, au nom de l’intérêt de tous, au nom de la dignité humaine, un tel état de choses, qui va d’ailleurs toujours s’aggravant, est-il tolérable ? est-il possible ? Le souffrirez-vous, surtout si vous songez aux maux effroyables, aux vices sans nombre qu’engendre une telle misère ? »

Que se passerait-il parmi nos législateurs ?

Sans doute ils répondraient… douloureusement navrés (il faut le croire) de leur impuissance :

« Hélas ! c’est désolant, nous gémissons de si grandes misères ; mais nous ne pouvons rien. »

Nous ne pouvons rien !

De tout ceci la morale est simple, la conclusion facile et à la portée de tous… de ceux qui souffrent surtout ;… et ceux-là, en nombre immense, concluent souvent… concluent beaucoup, à leur manière… et ils attendent.

Aussi un jour viendra peut-être où la société regrettera bien amèrement sa déplorable insouciance ; alors les heureux de ce monde auront de terribles comptes à demander aux gens qui, à cette heure, nous gouvernent, car ils auraient pu, sans crise, sans violences, sans secousse, assurer le bien-être du travailleur et la tranquillité du riche.

Et en attendant une solution quelconque à ces questions si douloureuses, qui intéressent l’avenir de la société… du monde peut-être, bien des pauvres créatures, comme la Mayeux, comme Céphyse, mourront de misère et de désespoir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En quelques minutes les deux sœurs eurent achevé de confectionner avec la paille de leur couche les bourrelets et les tambours destinés à intercepter l’air et à rendre l’asphyxie plus rapide et plus sûre.

La Mayeux dit à sa sœur :

— Toi qui es la plus grande, Céphyse, tu te chargeras du plafond, moi de la fenêtre et de la porte.

— Sois tranquille, sœur… j’aurai fini avant toi, répondit Céphyse.

Et les deux jeunes filles commencèrent à intercepter soigneusement les courants d’air qui, jusque-là, sifflaient dans cette mansarde délabrée.

Céphyse, grâce à sa taille élevée, atteignit aux crevasses du toit qui furent hermétiquement bouchées.

Cette triste besogne accomplie, les deux sœurs revinrent l’une auprès de l’autre, et se regardèrent en silence.

Le moment fatal approchait ; leurs physionomies, quoique toujours calmes, semblaient légèrement animées par cette surexcitation étrange qui accompagne toujours les doubles suicides.

— Maintenant…, dit la Mayeux, vite le fourneau…

Et elle s’agenouilla devant le petit réchaud rempli de charbon ; mais Céphyse, prenant sa sœur par-dessous les bras, l’obligea de se relever, en lui disant :

— Laisse-moi allumer le feu ;… cela me regarde…

— Mais, Céphyse

— Tu sais, pauvre sœur, combien l’odeur du charbon te fait mal à la tête.

À cette naïveté, car la reine Bacchanal parlait sérieusement, les deux sœurs ne purent s’empêcher de sourire tristement.

— C’est égal, reprit Céphyse. À quoi bon… te donner une souffrance de plus… et plus tôt ?

Puis montrant à sa sœur la paillasse encore un peu garnie, Céphyse ajouta :

— Tu vas te coucher là, bonne petite sœur, lorsque le fourneau sera allumé, je viendrai m’asseoir à côté de toi.

— Ne sois pas longtemps… Céphyse.

— Dans cinq minutes c’est fait.

Le bâtiment élevé sur la rue était séparé par une cour étroite du corps de logis où se trouvait le réduit des deux sœurs, et le dominait tellement, qu’une fois le soleil disparu derrière de hauts pignons, la mansarde devint assez obscure ; le jour voilé de la fenêtre aux carreaux presque opaques, tant ils étaient sordides, éclairait faiblement la vieille paillasse à carreaux bleus et blancs, sur laquelle la Mayeux, vêtue d’une robe en lambeaux, se tenait à demi couchée. S’accoudant alors sur son bras gauche, le menton appuyé dans la paume de sa main elle se mit à regarder sa sœur avec une expression déchirante.

Céphyse, agenouillée devant le réchaud, le visage penché vers le noir charbon au-dessus duquel voltigeait déjà çà et là une petite flamme bleuâtre… Céphyse soufflait avec force sur un peu de braise allumée, qui jetait sur la pâle figure de la jeune fille des reflets ardents.

Le silence était profond…

L’on n’entendait pas d’autre bruit que celui du souffle haletant de Céphyse, et, par intervalles, la légère crépitation du charbon, qui, commençant à s’embraser, exhalait déjà une odeur fade et écœurante.

Céphyse, voyant le réchaud complètement allumé et se sentant déjà un peu étourdie, se releva et dit à sa sœur en s’approchant d’elle :

— C’est fait…

— Ma sœur, reprit la Mayeux en se mettant à genoux sur la paillasse pendant que Céphyse était encore debout, comment allons-nous nous placer ? Je voudrais bien être tout près de toi… jusqu’à la fin…

— Attends, dit Céphyse en exécutant à mesure les mouvements dont elle parlait, je vais m’asseoir au chevet de la paillasse, adossée au mur ; maintenant, petite sœur, viens, couche-toi là… Bon… appuie ta tête sur mes genoux… et donne-moi ta main… Es-tu bien ainsi ?

— Oui, mais je ne peux pas te voir.

— Cela vaut mieux… Il paraît qu’il y a un moment, bien court… il est vrai… où l’on souffre beaucoup… Et…, ajouta Céphyse d’une voix émue, autant ne pas nous voir souffrir.

— Tu as raison, Céphyse

— Laisse-moi baiser une dernière fois tes beaux cheveux, dit Céphyse en pressant contre ses lèvres la chevelure soyeuse qui couronnait le pâle et mélancolique visage de la Mayeux, et puis après, nous nous tiendrons tranquilles…

— Sœur… ta main…, dit la Mayeux, une dernière fois ta main… et après, comme tu le dis, nous ne bougerons plus… et nous n’attendrons pas longtemps, je crois, car je commence à me sentir étourdie ;… et toi… sœur ?

— Moi… pas encore, dit Céphyse, je ne m’aperçois… que de l’odeur du charbon.

— Tu ne prévois pas à quel cimetière on nous mènera ? dit la Mayeux après un moment de silence.

— Non ; pourquoi cette question ?

— Parce que je préférerais le Père-Lachaise ;… j’y suis allée une fois avec Agricol et sa mère… Quel beau coup d’œil !… partout des arbres… des fleurs… du marbre… Sais-tu que les morts… sont mieux logés… que les vivants… et… ?

— Qu’as-tu, sœur ?… dit Céphyse à la Mayeux qui s’était interrompue après avoir parlé d’une voix plus lente.

— J’ai comme… des vertiges ;… les tempes me bourdonnent…, répondit la Mayeux. Et toi, comment te sens-tu ?

— Je commence seulement à être un peu étourdie, c’est singulier ; chez moi… l’effet est plus tardif que chez toi.

— Oh ! c’est que moi, dit la Mayeux en tâchant de sourire, j’ai toujours été… si précoce !… Te souviens-tu ?… à l’école des sœurs, on disait que j’étais toujours plus avancée que les autres… Cela m’arrive encore… comme tu vois.

— Oui… mais j’espère te rattraper tout à l’heure, dit Céphyse.

Ce qui étonnait les deux sœurs était naturel ; quoique très-affaiblie par les chagrins et par la misère, la reine Bacchanal, d’une constitution aussi robuste que celle de la Mayeux était frêle et délicate, devait ressentir beaucoup moins promptement que sa sœur les effets de l’asphyxie.

Après un instant de silence, Céphyse reprit en posant sa main sur le front de la Mayeux dont elle supportait toujours la tête sur ses genoux :

— Tu ne me dis rien… sœur ;… tu souffres, n’est-ce pas ?

— Non, dit la Mayeux d’une voix affaiblie ; mes paupières sont pesantes comme du plomb… l’engourdissement me gagne… je m’aperçois… que je parle plus lentement… mais je ne sens encore aucune douleur vive… Et toi, sœur ?

— Pendant que tu me parlais j’ai éprouvé un vertige ; maintenant mes tempes battent avec force…

— Comme elles me battaient tout à l’heure ; on croirait que c’est plus douloureux et plus difficile que cela… de mourir…

Puis, après un moment de silence, la Mayeux dit soudain à sa sœur :

— Crois-tu qu’Agricol me regrette beaucoup… et pense longtemps à moi ?

— Peux-tu demander cela ?… dit Céphyse d’un ton de reproche.

— Tu as raison…, reprit doucement la Mayeux, il y a un mauvais sentiment dans ce doute ;… mais si tu savais ?…

— Quoi, sœur ?

La Mayeux hésita un instant et dit avec accablement :

— Rien…

Puis elle ajouta :

— Heureusement, je meurs bien convaincue qu’il n’aura jamais besoin de moi ; il est marié à une jeune fille charmante ; ils s’aiment ;… je suis sûre… qu’elle fera son bonheur.

En prononçant ces derniers mots, l’accent de la Mayeux s’était de plus en plus affaibli… Tout à coup, elle tressaillit, et dit à Céphyse d’une voix tremblante, presque craintive :

— Ma sœur… serre-moi bien… dans tes bras… oh ! j’ai peur ;… je vois… tout… d’un bleu sombre… et les objets… tourbillonnent autour de moi…

Et la malheureuse créature, se relevant un peu, cacha son visage dans le sein de sa sœur, toujours assise, et l’entoura de ses deux bras languissants.

— Courage… sœur…, dit Céphyse en la serrant contre sa poitrine, et d’une voix qui s’affaiblissait aussi : Ça va finir…

Et Céphyse ajouta, avec un mélange d’envie et d’effroi :

— Pourquoi donc ma sœur est-elle si vite défaillante ?… J’ai encore toute ma tête et je souffre moins qu’elle… Oh ! mais cela ne durera pas ;… si je pensais qu’elle dût mourir avant moi, j’irais me mettre le visage au-dessus du réchaud ;… oui… et j’y vais.

Au mouvement que fit Céphyse pour se relever, une faible étreinte de sa sœur la retint.

— Tu souffres, pauvre petite…, dit Céphyse en tremblant.

— Ah !… oui… à cette heure… beaucoup ;… ne me quitte pas… je t’en prie…

— Et moi… rien… presque rien encore… se dit Céphyse en jetant un coup d’œil farouche sur le réchaud… Ah !… si… pourtant, ajouta-t-elle avec une sorte de joie sinistre, je commence à étouffer, et il… me semble… que ma tête… va se fendre.

En effet, le gaz délétère remplissait alors la petite chambre dont il avait peu à peu chassé tout l’air respirable…

Le jour s’avançait ; la mansarde, devenue assez obscure, était éclairée par la réverbération du fourneau, qui jetait ses reflets rougeâtres sur le groupe des deux sœurs étroitement embrassées.

Soudain la Mayeux fit quelques légers mouvements convulsifs, en prononçant ces mots d’une voix éteinte :

— Agricol… mademoiselle de Cardoville… Oh ! adieu… Agricol… je… te…

Puis elle murmura quelques autres paroles inintelligibles ; ses mouvements convulsifs cessèrent, et ses bras qui enlaçaient Céphyse retombèrent inertes sur la paillasse.

— Ma sœur !… s’écria Céphyse effrayée, en soulevant la tête de la Mayeux entre ses deux mains, pour la regarder, toi… déjà, ma sœur… mais moi ? mais moi ?

La douce figure de la Mayeux n’était pas plus pâle que de coutume ; seulement ses yeux à demi fermés n’avaient plus de regard ; un demi-sourire rempli de tristesse et de bonté erra encore un instant sur ses lèvres violettes d’où s’échappait un souffle imperceptible ;… puis sa bouche devint immobile, l’expression du visage était d’une grande sérénité.

— Mais tu ne dois pas mourir avant moi… s’écria Céphyse d’une voix déchirante en couvrant de baisers les joues de la Mayeux qui se refroidirent sous ses lèvres. Ma sœur… attends-moi… attends-moi…

La Mayeux ne répondit pas ; sa tête, que Céphyse abandonna un moment, retomba doucement sur la paillasse.

— Mon Dieu ! je te le jure… ce n’est pas ma faute si nous ne mourons pas ensemble !… s’écria Céphyse avec désespoir, agenouillée devant la couche où était étendue la Mayeux.

— Morte !… murmura Céphyse épouvantée, la voilà morte… avant moi ;… c’est peut-être que je suis la plus forte… Ah !… heureusement… je commence… comme elle… tout à l’heure… à voir d’un bleu sombre… oh !… je souffre… quel bonheur !… Oh ! l’air me manque… Sœur, ajouta-t-elle en jetant ses bras autour du cou de la Mayeux, me voilà… je viens…

Soudain, un bruit de pas et de voix se fit entendre dans l’escalier.

Céphyse avait encore assez de présence d’esprit pour que ces sons arrivassent jusqu’à elle.

Toujours étendue sur le corps de sa sœur, elle redressa la tête.

Le bruit se rapprocha de plus en plus ; bientôt une voix s’écria au dehors, à peu de distance de la porte :

— Grand Dieu !… quelle odeur de charbon !…

Et au même instant les ais de la porte furent ébranlés tandis qu’une autre voix s’écriait :

— Ouvrez !… ouvrez !

— On va entrer… me sauver… moi ;… et ma sœur morte… Oh ! non… je n’aurai pas la lâcheté de lui survivre.

Telle fut la dernière pensée de Céphyse.

Usant de tout ce qui lui restait de forces pour courir à la fenêtre, elle l’ouvrit… et au moment où la porte à demi brisée cédait sous un vigoureux effort… la malheureuse créature se précipita dans la cour, du haut de ce troisième étage. À cet instant, Adrienne et Agricol paraissaient au seuil de la chambre.

Malgré l’odeur suffocante du charbon, mademoiselle de Cardoville se précipita dans la mansarde, et, voyant le réchaud, s’écria :

— La malheureuse enfant !… elle s’est tuée !…

— Non… elle s’est jetée par la fenêtre, s’écria Agricol, car il avait vu, au moment où la porte se brisait, une forme humaine disparaître par la croisée où il courut.

— Ah !… c’est affreux, s’écria-t-il bientôt.

Et poussant un cri déchirant, il mit sa main devant ses yeux et se retourna pâle, terrifié, vers mademoiselle de Cardoville.

Mais se méprenant sur la cause de l’épouvante d’Agricol, Adrienne, qui venait d’apercevoir la Mayeux à travers l’obscurité, répondit :

— Non… la voici…

Et elle montra au forgeron la pâle figure de la Mayeux, étendue sur la paillasse, auprès de laquelle Adrienne se jeta à genoux ; en saisissant les mains de la pauvre ouvrière, elle les trouva glacées… Lui posant vite la main sur le cœur, elle ne le sentit plus battre… Cependant, au bout d’une seconde, l’air frais entrant à flots par la porte, par la fenêtre, Adrienne crut remarquer une pulsation presque imperceptible et s’écria :

— Son cœur bat, vite du secours… M. Agricol, courez ! du secours… Heureusement… j’ai mon flacon.

— Oui… oui… du secours pour elle… et pour l’autre… s’il en est temps encore, dit le forgeron désespéré en se précipitant vers l’escalier, laissant mademoiselle de Cardoville agenouillée devant la paillasse où était étendue la Mayeux.