Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie XV/20

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Méline, Cans et compagnie (9-10p. 219-225).
Quinzième partie


XX


Les ruines de l’abbaye de Saint-Jean le décapité.


Le soleil est à son déclin.

Au plus profond d’une immense forêt de sapins, au milieu d’une sombre solitude, s’élèvent les ruines d’une abbaye autrefois vouée à saint Jean le décapité.

Le lierre, les plantes parasites, la mousse, couvrent presque entièrement les pierres noires de vétusté ; quelques arceaux démantelés, quelques murailles percées de fenêtres ogivales restent encore debout et se découpent sur l’obscur rideau de ces grands bois.

Dominant ces amas de décombres, dressée sur son piédestal écorné à demi caché sous des lianes, une statue de pierre colossale, çà et là mutilée, est restée debout.

Cette statue est étrange, sinistre.

Elle représente un homme décapité.

Vêtu de la toge antique, entre ses mains il tient un plat ; dans ce plat est une tête… cette tête est la sienne.

C’est la statue de saint Jean, martyr, mis à mort par ordre d’Hérodiade.

Le silence est solennel.

De temps à autre on entend seulement le sourd bruissement du branchage des pins énormes que la brise agite.

Des nuages cuivrés, rougis par le couchant, voguent lentement au-dessus de la forêt, et se reflètent dans le courant d’un petit ruisseau d’eau vive, qui, traversant les ruines de l’abbaye, prend sa source plus loin, au milieu d’une masse de roches.

L’onde coule, les nuages passent, les arbres séculaires frémissent, la brise murmure…

Soudain, à travers la pénombre formée par la cime épaisse de cette futaie, dont les innombrables troncs se perdent dans des profondeurs infinies… apparaît une forme humaine…

C’est une femme.

Elle s’avance lentement vers les ruines… elle les atteint… elle foule ce sol autrefois béni…

Cette femme est pâle, son regard est triste, sa longue robe flottante et ses pieds sont poudreux ; sa démarche est pénible, chancelante.

Un bloc de pierre est placé au bord de la source, presque au-dessous de la statue de saint Jean le décapité.

Sur cette pierre, cette femme tombe, épuisée, haletante de fatigue.

Et pourtant, depuis bien des jours, bien des ans, bien des siècles, elle marche… marche… infatigable…

Mais, pour la première fois… elle ressent une lassitude invincible…

Pour la première fois… ses pieds sont endoloris…

Pour la première fois, celle-là qui traversait d’un pas égal, indifférent et sûr, la lave mouvante des déserts torrides, tandis que des caravanes entières s’engloutissaient sous ces vagues de sable incandescent…

Celle-là qui, d’un pas ferme et dédaigneux, foulait la neige éternelle des contrées boréales, solitude glacée où nul être humain ne peut vivre…

Celle-là qu’épargnaient les flammes dévorantes de l’incendie ou les eaux impétueuses du torrent.

Celle-là enfin qui, depuis tant de siècles, n’avait plus rien de commun avec l’humanité… celle-là en éprouvait pour la première fois les douleurs…

Ses pieds saignent, ses membres sont brisés par la fatigue, une soif brûlante la dévore…

Elle ressent ces infirmités… elle souffre… et elle ose à peine y croire.

Sa joie serait trop immense…

Mais son gosier, de plus en plus desséché, se contracte ; sa gorge est en feu… Elle aperçoit la source, et se précipite à genoux pour se désaltérer à ce courant cristallin et transparent comme un miroir.

Que se passe-t-il donc ?

À peine ses lèvres enflammées ont-elles effleuré cette eau fraîche et pure, que, toujours agenouillée au bord du ruisseau, et appuyée sur ses deux mains, cette femme cesse brusquement de boire et se regarde avidement dans la glace limpide…

Tout à coup, oubliant la soif qui la dévore encore, elle pousse un grand cri… un cri de joie profonde, immense, religieuse, comme une action de grâces infinie envers le Seigneur.

Dans ce miroir profond… elle vient de s’apercevoir qu’elle a vieilli…

En quelques jours, en quelques heures, en quelques minutes, à l’instant peut-être… elle a atteint la maturité de l’âge…

Elle qui, depuis plus de dix-huit siècles, avait vingt ans, et traînait, à travers les mondes et les générations, cette impérissable jeunesse…

Elle avait vieilli… elle pouvait enfin aspirer à la mort…

Chaque minute de sa vie la rapprochait de la tombe…

Transportée de cet espoir ineffable, elle se redresse, lève la tête vers le ciel et joint ses mains dans une attitude de prière fervente…

Alors ses yeux s’arrêtent sur la grande statue de pierre qui représente saint Jean le décapité…

La tête que le martyr porte entre ses mains… semble, à travers sa paupière de granit, à demi close par la mort, jeter sur la Juive errante un regard de commisération et de pitié…

Et c’est elle, Hérodiade, qui, dans la cruelle ivresse d’une fête païenne, a demandé le supplice de ce saint !…

Et c’est au pied de l’image du martyr que, pour la première fois… depuis tant de siècles… l’immortalité qui pesait sur Hérodiade semble s’adoucir !…

« Ô mystère impénétrable ! ô divine espérance ! s’écrie-t-elle. Le courroux céleste s’apaise enfin… La main du Seigneur me ramène aux pieds de ce saint martyr… C’est à ses pieds que je commence à être une créature humaine… et c’est pour venger sa mort que le Seigneur m’avait condamnée à une marche éternelle…

« Ô mon Dieu ! faites que je ne sois pas la seule pardonnée… Celui-là, l’artisan qui, comme moi, la fille du roi… marche aussi depuis des siècles… celui-là,… comme moi, peut-il espérer d’atteindre le terme de sa course éternelle ?

« Où est-il, Seigneur… où est-il ?… Cette puissance, que vous m’aviez donnée de le voir, de l’entendre à travers les espaces, me l’avez-vous retirée ? Oh ! dans ce moment suprême, ce don divin, rendez-le-moi… Seigneur… car, à mesure que je ressens ces infirmités humaines, que je bénis comme la fin de mon éternité de maux, ma vue perd le pouvoir de traverser l’immensité, mon oreille le pouvoir d’entendre l’homme errant d’un bout du monde à l’autre. »

La nuit était venue… obscure… orageuse…

Le vent s’était élevé au milieu des grands sapins.

Derrière leur cime noire commençait à monter lentement, à travers de sombres nuées, le disque argenté de la lune…

L’invocation de la Juive errante fut peut-être entendue…

Tout à coup ses yeux se fermèrent,… ses mains se joignirent,… et elle resta agenouillée au milieu des ruines… immobile comme une statue des tombeaux…

Et elle eut alors une vision étrange !…