Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie XVI/Texte entier

La bibliothèque libre.
Méline, Cans et compagnie, 1844 (10, pp. 1-288)
◄   Quinzième partie Épilogue   ►


SEIZIÈME PARTIE.






I


Le conseil.


La scène suivante se passe à l’hôtel de Saint-Dizier, le surlendemain du jour où a eu lieu la réconciliation du maréchal Simon et de ses filles.

La princesse écoute les paroles de Rodin avec la plus profonde attention. Le révérend père est, selon son habitude, debout et adossé à la cheminée, tenant ses mains plongées dans les poches de derrière de sa vieille redingote brune ; ses gros souliers boueux ont laissé leur empreinte sur le tapis d’hermine qui garnit le devant de la cheminée du salon. Une satisfaction profonde se lit sur la face cadavéreuse du jésuite.

Madame de Saint-Dizier, mise avec cette sorte de coquetterie discrète qui convenait à une mère d’Église de sa sorte, ne quittait pas Rodin des yeux, car celui-ci avait complètement supplanté le père d’Aigrigny dans l’esprit de la dévote. Le flegme, l’audace, la haute intelligence, le caractère rude et dominateur de l’ex-socius, imposaient à cette femme altière, la subjuguaient et lui inspiraient une admiration sincère, presque de l’attrait ; il n’était pas même jusqu’à la saleté cynique, jusqu’à la repartie souvent brutale de ce prêtre, qui ne lui agréassent, et qui n’eussent pour elle une sorte de ragoût dépravé, qu’elle préférait alors de beaucoup aux formes exquises, à l’élégance musquée du beau révérend père d’Aigrigny.

— Oui, madame, disait Rodin d’un ton convaincu et pénétré, car ces gens-là ne se démasquent pas, même entre complices, oui, madame, les nouvelles de notre maison de retraite de Saint-Herem sont excellentes. M. Hardy… l’esprit fort… le libre penseur, est enfin entré dans le giron de notre sainte Église catholique, apostolique et romaine.

Rodin ayant hypocritement nasillé ces derniers mots… la dévote inclina la tête avec respect.

— La grâce a touché cet impie…, reprit Rodin, et l’a touché si fort, que, dans son enthousiasme ascétique, il a voulu déjà prononcer les vœux qui l’attachent à notre sainte compagnie.

— Si tôt, mon père ? dit la princesse étonnée.

— Nos instituts s’opposent à cette précipitation,… à moins cependant qu’il ne s’agisse d’un pénitent qui, se voyant in articulo mortis (à l’article de la mort), considère comme souverainement efficace pour son salut de mourir dans notre habit, et de nous abandonner ses biens… pour la plus grande gloire du Seigneur.

— Est-ce que M. Hardy se trouve dans une position aussi désespérée, mon père ?

— La fièvre le dévore ; après tant de coups successifs qui l’ont miraculeusement poussé dans la voie du salut, reprit Rodin avec componction, cet homme d’une nature si frêle et si délicate est à cette heure presque entièrement anéanti, moralement et physiquement. Aussi les austérités, les macérations, les joies divines de l’extase vont-elles lui frayer on ne peut plus promptement le chemin de la vie éternelle, et il est probable qu’avant quelques jours…

Et le prêtre secoua la tête d’un air sinistre.

— Si tôt que cela, mon père ?

— C’est presque certain ; j’ai donc pu, usant de mes dispenses, faire recevoir ce cher pénitent, in articulo mortis, membre de notre sainte compagnie, à laquelle, selon la règle, il a abandonné tous ses biens, présents et futurs ;… de sorte qu’à cette heure il n’a plus à songer qu’au salut de son âme… Encore une victime du philosophisme arrachée aux griffes de Satan.

— Ah ! mon père, s’écria la dévote avec admiration, c’est une miraculeuse conversion ;… le père d’Aigrigny m’a dit combien vous aviez eu à lutter contre l’influence de l’abbé Gabriel.

— L’abbé Gabriel, reprit Rodin, a été puni de s’être mêlé de ce qui ne le regardait point et d’autres choses encore… J’ai exigé son interdiction… et il a été interdit par son évêque et révoqué de sa cure… On dit qu’afin de passer le temps il court les ambulances de cholériques pour y distribuer des consolations chrétiennes. On ne peut s’opposer à cela… mais ce consolateur ambulant sent son hérétique d’une lieue…

— C’est un esprit dangereux, reprit la princesse, car il a une assez grande action sur les hommes ; aussi n’a-t-il pas fallu moins que votre éloquence admirable, irrésistible, pour ruiner les détestables conseils de cet abbé Gabriel, qui s’était imaginé de vouloir ramener M. Hardy à la vie mondaine… En vérité, mon père, vous êtes un saint Chrysostome.

— Bon, bon, madame, dit brusquement Rodin, très-peu sensible aux flatteries, gardez cela pour d’autres.

— Je vous dis que vous êtes un saint Chrysostome, mon père, répéta la princesse avec feu ; car, comme lui vous méritez le surnom de saint Jean Bouche d’or.

— Allons donc, madame, dit Rodin avec brutalité en haussant les épaules ; moi une bouche d’or !… j’ai les lèvres trop livides et les dents trop noires… Vous plaisantez avec votre bouche d’or…

— Mais, mon père…

— Mais, madame, on ne me prend pas à cette glu-là, moi, reprit durement Rodin, je hais les compliments, je n’en fais point.

— Que votre modestie me pardonne, mon père, dit humblement la dévote ; je n’ai pu résister au bonheur de vous témoigner mon admiration ; car, ainsi que vous l’aviez presque prédit… ou prévu il y a peu de mois, voici déjà deux membres de la famille Rennepont désintéressés dans la question de l’héritage

Rodin regarda madame de Saint-Dizier d’un air radouci et approbatif en l’entendant formuler ainsi la position des deux défunts héritiers. Car, selon Rodin, M. Hardy, par sa donation et son ascétisme homicide, n’appartenait plus au monde.

La dévote continua :

— L’un de ces hommes, misérable artisan, a été conduit à sa perte par l’exaltation de ses vices ;… vous avez conduit l’autre dans la voie du salut en exaltant ses qualités aimantes et tendres. Soyez donc glorifié dans vos prévisions, mon père, car, vous l’avez dit : « C’est aux passions que je m’adresserai pour arriver à mon but. »

— Ne glorifiez pas si vite, je vous prie, dit impatiemment Rodin. Et votre nièce ? et l’Indien ? et les deux filles du maréchal Simon ? Ces personnes-là ont-elles fait aussi une fin chrétienne, ou sont-elles désintéressées de la question de l’héritage, pour nous glorifier sitôt ?

— Non, sans doute.

— Eh bien ! donc, vous le voyez, madame ; ne perdons point de temps à nous congratuler du passé ; songeons à l’avenir… Le grand jour approche… le 1er juin n’est pas loin ;… fasse le ciel que nous ne voyions pas les quatre membres de la famille qui survivent continuer de vivre dans l’impénitence jusqu’à cette époque et posséder cet énorme héritage… objet de nouvelles perditions entre leurs mains, objet de gloire pour le Seigneur et pour son Église entre les mains de notre compagnie.

— Il est vrai, mon père.

— À propos de cela, vous deviez voir des gens d’affaires au sujet de votre nièce ?

— Je les ai vus, mon père ; et si incertaine que soit la chance dont je vous ai parlé, elle est à tenter ; je saurai aujourd’hui, je l’espère, si légalement cela est possible…

— Peut-être alors, dans le milieu où cette nouvelle condition la placerait, trouverait-on… moyen d’arriver… à… sa conversion, dit Rodin avec un étrange et hideux sourire ; car jusqu’ici, depuis qu’elle s’est fatalement rapprochée de cet Indien, le bonheur de ces deux païens paraît inaltérable et étincelant comme le diamant ; rien n’y peut mordre… pas même la dent de Faringhea… Mais espérons que le Seigneur fera justice de ces vaines et coupables félicités.

Cet entretien fut interrompu par le père d’Aigrigny ; il entra dans le salon d’un air triomphant et s’écria de la porte :

— Victoire !

— Que dites-vous ? demanda la princesse.

— Il est parti… cette nuit, dit le père d’Aigrigny.

— Qui cela ?… fit Rodin.

— Le maréchal Simon, répondit le père d’Aigrigny.

— Enfin !… dit Rodin, qui ne put cacher sa joie profonde.

— C’est sans doute son entretien avec le général d’Havrincourt qui aura comblé la mesure, s’écria la dévote, car, je le sais, il a eu une entrevue avec le général, qui, comme tant d’autres, a cru aux bruits plus ou moins fondés que j’avais fait répandre ;… tout moyen est bon pour atteindre l’impie, ajouta la princesse en manière de correctif.

— Avez-vous quelques détails ? dit Rodin.

— Je quitte Robert, dit le père d’Aigrigny ; son signalement, son âge peuvent se rapporter à l’âge et au signalement du maréchal ; celui-ci est parti avec ces papiers. Seulement une chose a profondément surpris votre émissaire.

— Laquelle ? dit Rodin.

— Jusqu’alors, il avait eu sans cesse à combattre les hésitations du maréchal ; il avait, en outre, remarqué son air sombre, désespéré… Hier, au contraire, il lui a trouvé un air si heureux, si rayonnant, qu’il n’a pu s’empêcher de lui demander la cause de ce changement.

— Eh bien ? dirent à la fois Rodin et la princesse, étrangement surpris.

— « Je suis en effet l’homme le plus heureux du monde, a répondu le maréchal, car je vais avec joie et bonheur remplir un devoir sacré. »

Les trois acteurs de cette scène se regardèrent en silence.

— Et qui a pu amener ce brusque changement dans l’esprit du maréchal ? dit la princesse d’un air pensif ; on comptait au contraire sur des chagrins, sur des irritations de toute sorte, pour le jeter dans cette aventureuse entreprise.

— Je m’y perds, dit Rodin en réfléchissant ; mais il m’importe, il est parti ; il ne faut pas perdre un moment pour agir sur ses filles… A-t-il emmené ce maudit soldat ?

— Non,… dit le père d’Aigrigny, malheureusement non… ; mis en défiance et instruit par le passé, il va redoubler de précautions, et un homme qui aurait pu, dans un cas désespéré, nous servir contre lui… vient d’être frappé par la contagion.

— Qui donc cela ? demanda la princesse.

— Morok… Je pouvais compter sur lui en tout, pour tout, partout… et il est perdu, car, s’il échappe à la contagion, il est à craindre qu’il ne succombe à un mal horrible et incurable.

— Que dites-vous ?…

— Il y a peu de jours, il a été mordu par un des molosses de sa ménagerie, et, le lendemain, la rage s’est déclarée chez le chien.

— Ah ! c’est affreux, s’écria la princesse. Et où est ce malheureux ?

— On l’a transporté dans une des ambulances provisoires établies à Paris, car le choléra seul s’est déclaré chez lui jusqu’à présent… et, je le répète, c’est un double malheur, car c’était un homme dévoué, décidé, et prêt à tout… Or, le soldat, gardien des orphelines, sera d’un abord presque impossible, et par lui seul, cependant, on peut arriver aux filles du maréchal Simon.

— C’est évident, dit Rodin d’un air pensif.

— Surtout depuis que les lettres anonymes ont de nouveau éveillé ses soupçons, ajouta le père d’Aigrigny, et…

— À propos de lettres anonymes, dit tout à coup Rodin en interrompant le père d’Aigrigny, il est un fait qu’il est bon que vous sachiez ; je vous dirai pourquoi.

— De quoi s’agit-il ?

— En outre des lettres que vous savez, le maréchal Simon en a reçu nombre d’autres que vous ignorez, et dans lesquelles, par tous les moyens possibles, on tâchait d’exaspérer son irritation contre vous, en lui rappelant toutes les raisons qu’il avait de vous haïr, et en le raillant de ce que votre caractère sacré vous mettait à l’abri de sa vengeance.

Le père d’Aigrigny regarda Rodin avec stupeur, et s’écria en rougissant malgré lui :

— Mais dans quel but… Votre Révérence a-t-elle agi ainsi ?

— D’abord, afin de détourner de moi les soupçons qui pouvaient être éveillés par ces lettres ; puis, afin d’exalter la rage du maréchal jusqu’au délire, en lui rappelant sans cesse et les justes motifs de sa haine contre vous, et l’impossibilité où il était de vous atteindre. Ceci, joint aux autres ferments de chagrins, de colère, d’irritation, que les brutales passions de cet homme de bataille faisaient bouillonner en lui, devait le pousser à cette folle entreprise, qui est la conséquence et la punition de son idolâtrie pour un misérable usurpateur.

— Soit, dit le père d’Aigrigny d’un air contraint ; mais je ferai observer à Votre Révérence qu’il était un peu dangereux d’exciter ainsi le maréchal Simon contre moi.

— Pourquoi ? demanda Rodin en attachant un coup d’œil perçant sur le père d’Aigrigny.

— Parce que le maréchal, poussé hors des bornes, ne se souvenant que de notre haine mutuelle… pouvait me chercher, me rencontrer…

— Eh bien ! après ?… fit Rodin.

— Eh bien !… il pouvait oublier… que je suis prêtre… et…

— Ah ! vous avez peur ?… dit dédaigneusement Rodin en interrompant le père d’Aigrigny.

À ces mots de Rodin : « Vous avez peur, » le révérend père bondit sur sa chaise ; puis, reprenant son sang-froid, il ajouta :

— Votre Révérence ne se trompe pas ; oui, j’aurais peur… oui… dans une circonstance pareille… j’aurais peur d’oublier que je suis prêtre… et de trop me souvenir que j’ai été soldat.

— Vraiment ? dit Rodin avec un souverain mépris ; vous en êtes encore là… à ce niais et sauvage point d’honneur ? Votre soutane n’a pas éteint ce beau feu ? Ainsi, ce sabreur, dont j’étais bien sûr de détraquer la pauvre cervelle, vide et sonore comme un tambour, en prononçant quelques mots magiques pour ces batailleurs stupides : « Honneur militairesermentNapoléon II », ainsi, ce sabreur se fût porté contre vous à quelque violence, qu’il vous eût fallu faire un grand effort pour rester calme ?

Et Rodin attacha de nouveau son regard pénétrant sur le révérend père.

— Il est inutile, je crois, à Votre Révérence, de faire des suppositions semblables, dit le père d’Aigrigny en contenant difficilement son agitation.

— Comme votre supérieur, reprit sévèrement Rodin, j’ai le droit de vous demander ce que vous eussiez fait si le maréchal Simon avait levé la main sur vous.

— Monsieur !… s’écria le révérend père.

— Il n’y a pas de messieurs ici, il y a des prêtres, dit durement Rodin.

Le père d’Aigrigny baissa la tête, contenant difficilement sa colère.

— Je vous demande, reprit obstinément Rodin, quelle aurait été votre conduite, si le maréchal Simon vous eût frappé ? Est-ce clair ?

— Assez !… de grâce, dit le père d’Aigrigny, assez !

— Ou, si vous l’aimez mieux, s’il vous eût souffleté sur les deux joues, reprit Rodin avec un flegme opiniâtre.

Le père d’Aigrigny, blême, les dents serrées, les poings crispés, était en proie à une sorte de vertige à la seule pensée d’un outrage, tandis que Rodin, qui n’avait pas sans doute fait en vain cette question, soulevant ses flasques paupières, semblait profondément attentif aux symptômes significatifs qui se trahissaient sur la physionomie bouleversée de l’ancien colonel.

La dévote, de plus en plus sous le charme de l’ex-socius, trouvant la position du père d’Aigrigny aussi pénible que fausse, sentait s’augmenter encore son admiration pour Rodin.

Enfin, le père d’Aigrigny, reprenant peu à peu son sang-froid, répondit à Rodin d’un ton calme et contraint :

— Si j’avais à subir un pareil outrage, je prierais le Seigneur de me donner la résignation de l’humilité.

— Et certainement, le Seigneur écouterait vos vœux, dit froidement Rodin, satisfait de l’épreuve qu’il venait de tenter sur le père d’Aigrigny. D’ailleurs, vous voici prévenu, et il est peu probable, ajouta-t-il avec un sourire affreux, que le maréchal Simon revienne ici afin d’éprouver si rudement votre humilité… Mais s’il revenait (et Rodin attacha de nouveau un regard long et perçant sur le révérend père), s’il revenait… vous sauriez, je n’en doute pas, montrer à ce brutal traîneur de sabre, malgré ses violences,… tout ce qu’il y a de résignation et d’humilité dans une âme vraiment chrétienne.

Deux coups, discrètement frappés à la porte de l’appartement interrompirent un moment la conversation.

Un valet de chambre entra portant sur un plateau une large enveloppe cachetée, qu’il remit à la princesse ; après quoi il sortit.

Madame de Saint-Dizier, ayant d’un regard demandé à Rodin la permission de décacheter cette lettre, la parcourut, et bientôt une satisfaction cruelle éclata sur son visage.

— Il y a de l’espoir, s’écria-t-elle en s’adressant à Rodin ; la demande est rigoureusement légale, elle se renforce de l’instance en interdiction ; les conséquences peuvent être celles que nous souhaitons. En un mot, ma nièce peut, du jour au lendemain, être menacée de la plus complète misère… Elle, si prodigue !… Quel bouleversement dans toute sa vie !…

— Il y aurait sans doute alors quelque prise sur ce caractère indomptable,… dit Rodin d’un air méditatif, car jusqu’ici tout a échoué ; on dirait que certains bonheurs rendent invulnérable, murmura le jésuite en rongeant ses ongles plats et noirs.

— Mais, pour obtenir le résultat que je désire, il faut exaspérer l’orgueil de ma nièce ; il est donc absolument indispensable que je la voie et que je cause avec elle, dit madame de Saint-Dizier en réfléchissant.

— Mademoiselle de Cardoville refusera cette entrevue, dit le père d’Aigrigny.

— Peut-être, dit la princesse. Elle est si heureuse… que son audace doit être à son comble. Oui… oui… je la connais… je lui écrirai de telle sorte… qu’elle viendra.

— Vous croyez ? demanda Rodin d’un air dubitatif.

— N’en doutez pas, mon père, reprit la princesse, elle viendra. Et une fois sa fierté en jeu… on peut beaucoup espérer.

— Il faut donc agir, madame, reprit Rodin, agir promptement ; le moment approche ; les haines, les défiances sont éveillées… Il n’y a pas un moment à perdre.

— Quant aux haines, reprit la princesse, mademoiselle de Cardoville a pu voir où aboutit le procès qu’elle a tenté de faire, à propos de ce qu’elle appelle sa détention dans une maison de santé, et la séquestration des demoiselles Simon dans le couvent de Sainte-Marie. Dieu merci, nous avons des amis partout ; je sais de bonne part qu’il sera passé outre sur ces criailleries, faute de preuves suffisantes, malgré l’acharnement de certains magistrats parlementaires qui seront notés, et bien notés…

— Dans ces circonstances, reprit Rodin, le départ du maréchal donne toute latitude ; il faut agir immédiatement sur ses filles…

— Mais comment ? dit la princesse.

— Il faut d’abord les voir, reprit Rodin, causer avec elles, les étudier ;… ensuite on agira en conséquence.

— Mais le soldat ne les quittera pas d’une seconde, dit le père d’Aigrigny.

— Alors, reprit Rodin, il faudra causer avec elles devant le soldat et le mettre des nôtres.

— Lui !… Cet espoir est insensé ! s’écria le père d’Aigrigny ; vous ne connaissez pas cette probité militaire ; vous ne connaissez pas cet homme.

— Je ne le connais pas ? dit Rodin en haussant les épaules. Mademoiselle de Cardoville ne m’a-t-elle pas présenté à lui comme son libérateur, lorsque je vous ai eu dénoncé comme l’âme de cette machination ? N’est-ce pas moi qui lui ai rendu sa ridicule relique impériale… sa croix d’honneur, chez le docteur Baleinier ?… N’est-ce pas moi enfin qui lui ai ramené les jeunes filles du couvent, et qui les ai mises aux bras de leur père ?

— Oui, reprit la princesse ; mais, depuis ce temps, ma nièce maudite a tout deviné, tout découvert. Elle vous a dit, à vous-même, mon père…

— Qu’elle me considérait comme son plus mortel ennemi, dit Rodin. Soit. Mais a-t-elle dit cela au maréchal ? m’a-t-elle nommé à lui ? et si elle l’a fait, le maréchal a-t-il appris cette circonstance à son soldat ? Cela se peut, mais cela n’est pas certain ; en tous cas, il faut s’en assurer : si le soldat me traite en ennemi dévoilé… nous verrons ; mais je tenterai d’abord d’être accueilli en ami.

— Quand cela ? dit la dévote.

— Demain matin, répondit Rodin.

— Grand Dieu ! mon cher père, s’écria madame de Saint-Dizier avec crainte, si ce soldat voit en vous un ennemi ? Prenez garde…

— Je prends toujours garde, madame… j’ai eu raison de compagnons plus terribles que lui… (et le jésuite sourit en montrant ses dents noires), du choléra, par exemple.

— Mais s’il vous traite en ennemi… il refusera de vous recevoir ; de quelle manière parviendrez-vous jusqu’aux filles du maréchal Simon ? dit le père d’Aigrigny.

— Je n’en sais rien du tout, dit Rodin ; mais, comme je veux y parvenir… j’y parviendrai.

— Mon père, dit tout à coup la princesse en réfléchissant, ces jeunes filles ne m’ont jamais vue… si, sans me nommer… je pouvais m’introduire auprès d’elles ?

— Cela serait, madame, parfaitement inutile, car il faut d’abord que je sache à quoi me résoudre à l’égard de ces orphelines… À tout prix je veux donc les voir, les entretenir longtemps ;… alors seulement, une fois mon plan bien arrêté, votre concours pourra m’être utile… En tous cas… veuillez être prête demain matin, afin de m’accompagner, madame.

— Où cela, mon père ?

— Chez le maréchal Simon.

— Chez lui ?

— Pas précisément chez lui ; vous monterez dans votre voiture, moi je prendrai un fiacre : je tenterai de m’introduire auprès des jeunes filles ; pendant ce temps-là, vous m’attendrez à quelques pas de la maison du maréchal ; si je réussis, si j’ai besoin de votre aide, j’irai vous trouver dans votre voiture ; vous recevrez mes instructions, et rien n’aura paru concerté entre nous.

— Soit, mon révérend père ; mais en vérité, je tremble en songeant à votre entrevue avec ce soldat brutal, dit la princesse.

— Le seigneur veillera sur son serviteur, madame, répondit Rodin. Quant à vous, mon père, ajouta-t-il en s’adressant au père d’Aigrigny, faites à l’instant partir pour Vienne la note qui était prête, afin d’annoncer à qui vous savez le départ et la prochaine arrivée du maréchal. Tout est prévu. Ce soir, j’écrirai plus amplement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain matin, sur les huit heures, madame de Saint-Dizier dans sa voiture, et Rodin dans son fiacre, se dirigeaient vers la maison du maréchal Simon.




II


Le bonheur.


Depuis deux jours, le maréchal Simon est parti. Il est huit heures du matin ; Dagobert, marchant avec de grandes précautions sur la pointe du pied, afin de ne pas faire crier le parquet, traverse le salon qui conduit à la chambre à coucher de Rose et de Blanche, et va discrètement coller son oreille à la porte de l’appartement des jeunes filles ; Rabat-Joie suit exactement son maître, et semble marcher avec autant de précaution que lui.

La figure du soldat est inquiète, préoccupée ; tout en s’approchant il dit à demi-voix :

— Pourvu que ces chères enfants n’aient rien entendu… cette nuit ? Cela les effrayerait, il vaut mieux qu’elles ne sachent cet événement que le plus tard possible. Cela serait capable de les attrister cruellement ; pauvres petites, elles sont si gaies, si heureuses, depuis qu’elles savent l’amour de leur père pour elles !… Elles ont si bravement supporté son départ !… Aussi, pourvu qu’elles ne soient pas instruites de l’accident de cette nuit ! elles en seraient trop affligées !

Puis, prêtant encore l’oreille, le soldat reprit :

— Je n’entends rien… rien… Elles, toujours éveillées de si bonne heure, c’est peut-être le chagrin.

Les réflexions de Dagobert furent interrompues par deux éclats de rire, d’une fraîcheur charmante, qui retentirent tout à coup dans l’intérieur de la chambre à coucher des jeunes filles.

— Allons, elles ne sont pas si tristes que je croyais, dit Dagobert en respirant plus à l’aise ; probablement elles ne savent rien…

Bientôt les éclats de rires redoublèrent tellement, que le soldat, ravi de cet accès de gaieté si rare chez ses enfants, se sentit d’abord tout attendri ; un instant ses yeux devinrent humides en pensant que les orphelines avaient retrouvé l’heureuse sérénité de leur âge ; puis, passant de l’attendrissement à la joie, l’oreille toujours au guet contre la porte, le corps à demi penché, les mains appuyées sur ses genoux, Dagobert, épanoui, rayonnant, les lèvres relevées par une expression de jovialité muette, hochant un peu la tête, accompagna de son rire muet les éclats de l’hilarité croissante des jeunes filles… Enfin, comme rien n’est plus contagieux que la gaieté, et que le digne soldat se pâmait d’aise, il finit par rire tout haut, et de toutes ses forces, sans savoir pourquoi, et seulement parce que Rose et Blanche riaient de tout leur cœur.

Rabat-Joie n’avait jamais vu son maître dans un tel accès de jovialité ; il regarda d’abord avec un profond et silencieux étonnement, puis il se mit à japper d’un air interrogatif.

À cet accent bien connu, le rire des jeunes filles s’arrêta tout à coup, et une voix fraîche, encore un peu tremblante de joyeuse émotion, s’écria :

— C’est donc toi, Rabat-Joie, qui viens nous éveiller ?

Rabat-Joie comprit, remua la queue, coucha ses oreilles, et se rasant près de la porte comme un chien couchant, répondit par un léger grognement à l’appel de sa jeune maîtresse.

— Monsieur Rabat-Joie, dit la voix de Rose, qui contenait à peine un nouvel accès d’hilarité, vous êtes bien matinal ?

— Alors, pourrez-vous nous dire l’heure, s’il vous plaît, M. Rabat-Joie ? ajouta Blanche.

— Oui, mesdemoiselles : il est huit heures passées, dit tout à coup la grosse voix de Dagobert, qui accompagna cette facétie d’un immense éclat de rire.

Un léger cri de gaie surprise se fit entendre, puis Rose reprit :

— Bonjour, Dagobert.

— Bonjour, mes enfants… Vous êtes bien paresseuses aujourd’hui, sans reproche.

— Ce n’est pas notre faute, notre chère Augustine n’est pas encore entrée chez nous…, dit Rose ; nous l’attendons.

— Nous y voilà ; se dit Dagobert, dont les traits redevinrent soucieux.

Puis il reprit tout haut avec un accent assez embarrassé, car le digne homme savait mal mentir :

— Mes enfants, votre gouvernante est sortie ce matin… de très-bonne heure ;… elle est allée à la campagne pour… pour affaires ;… elle ne reviendra que dans quelques jours ;… ainsi, pour aujourd’hui, vous ferez bien de vous lever toutes seules.

— Cette bonne madame Augustine !… reprit la voix de Blanche avec intérêt. Ce n’est pas quelque chose de fâcheux pour elle qui l’a fait s’en aller si vite, n’est-ce pas, Dagobert ?

— Non, non, pas du tout ; c’est pour affaires, répondit le soldat, pour voir… un de ses parents…

— Ah ! tant mieux, dit Rose. Eh bien ! Dagobert, quand nous t’appellerons, tu pourras entrer.

— Je reviens dans un quart d’heure, dit le soldat en s’éloignant.

Puis il pensa :

— Il faut que je chapitre cet animal de Jocrisse, car il est si bête et si bavard, qu’il peut tout éventer.

Le nom du niais supposé servira de transition naturelle pour faire connaître la cause de la folle gaieté des deux sœurs : elles riaient des nombreuses jeannoteries de ce lourdaud.

Les deux jeunes filles s’étaient levées et habillées en se servant mutuellement de femme de chambre. Rose avait coiffé et peigné Blanche ; c’était au tour de Blanche à coiffer Rose ; les deux jeunes filles ainsi groupées offraient un tableau rempli de grâce.

Rose était assise devant une toilette ; sa sœur, debout derrière elle, lissait ses beaux cheveux bruns.

Âge heureux et charmant, encore si voisin de l’enfance, que la joie présente fait bien vite oublier les chagrins passés. Et puis les orphelines éprouvaient plus que de la joie, c’était du bonheur, oui, un bonheur profond désormais inaltérable ; leur père les adorait ; leur présence, loin de lui être pénible, le ravissait. Enfin, rassuré lui-même sur la tendresse de ses enfants, il n’avait non plus, grâce à elles, aucun chagrin à redouter. Pour ces trois êtres, ainsi certains de leur mutuelle et ineffable affection, que pouvait être une séparation momentanée ?

Ceci dit et compris, on concevra l’innocente gaieté des deux sœurs, malgré le départ de leur père, et l’expression enjouée, heureuse, qui animait leurs ravissantes figures, sur lesquelles refleurissaient déjà leurs couleurs naguère mourantes ; leur foi dans l’avenir donnait à leur physionomie quelque chose de résolu, de décidé, qui ajoutait un charme piquant à leurs traits enchanteurs.

Blanche, en lissant les cheveux de sa sœur, laissa tomber son peigne ; comme elle se baissait pour le ramasser, Rose la prévint et le lui rendit en disant :

— S’il s’était cassé, tu l’aurais mis dans le panier aux anses.

Et les deux jeunes filles de rire comme des folles, à ces mots qui faisaient allusion à une admirable jeannoterie de Jocrisse.

Le niais supposé avait cassé l’anse d’une tasse, et, la gouvernante des jeunes filles le réprimandant, il avait répondu : « Soyez tranquille, madame, j’ai mis l’anse dans le panier aux anses. — Le panier aux anses ? — Oui, madame c’est là où je serre toutes les anses que je casse et que je casserai. »

— Mon Dieu, dit Rose en essuyant ses yeux humides de larmes de joie, que c’est donc ridicule de rire de pareilles sottises !

— C’est que c’est si drôle aussi, reprit Blanche, comment y résister ?

— Tout ce que je regrette… c’est que notre père ne nous entende pas rire ainsi.

— Il était si heureux de nous voir gaies !

— Il faudra lui écrire aujourd’hui l’histoire du panier aux anses.

— Et celle du plumeau, afin de lui montrer que, selon notre promesse, nous n’avons pas de chagrin pendant son absence.

— Lui écrire… ma sœur ;… mais non… tu le sais bien, il nous écrira, lui,… mais nous ne pouvons pas lui répondre…

— C’est vrai… Alors… une idée. Écrivons-lui toujours, à son adresse ici. Dagobert mettra les lettres à la poste, et, à son retour, notre père lira notre correspondance.

— Tu as raison, c’est charmant. Que de folies nous allons lui conter, puisqu’il les aime !

— Et nous aussi… il faut l’avouer, nous ne demandons pas mieux que d’être gaies.

— Oh ! certes… les dernières paroles de notre père nous ont donné tant de courage, n’est-ce pas, sœur ?

— Moi, en l’écoutant, je me sentais intrépide au sujet de son départ.

— Et quand il nous a dit : « Mes enfants, je vais vous confier… ce que je puis vous confier… J’avais à remplir un devoir sacré ;… pour cela il me fallait vous quitter pendant quelque temps ; et quoique je fusse assez aveugle pour douter de votre tendresse, je ne pouvais me résoudre à vous abandonner ;… cependant ma conscience était inquiète, agitée ; le chagrin abat tellement que je n’avais pas la force de prendre une décision, et les jours se passaient ainsi dans des hésitations remplies d’angoisses ; mais une fois certain de votre tendresse, tout à coup ces irrésolutions ont cessé, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas de sacrifier un devoir à un autre et de me préparer ainsi un remords, mais qu’il fallait accomplir deux devoirs à la fois, devoirs sacrés tous deux, et c’est ce que je fais avec joie, avec cœur, avec bonheur. »

— Oh ! dis, dis, ma sœur, continue, s’écria Blanche en se levant pour se rapprocher de Rose, il me semble entendre notre père ; rappelons-nous-les souvent, ces paroles, elles nous soutiendraient si nous avions l’envie de nous attrister de son absence.

— N’est-ce pas, sœur ? Mais, comme notre père nous le disait encore : « Au lieu d’être chagrines de mon départ, mes enfants, soyez-en joyeuses, soyez-en fières. Je vous quitte pour accomplir quelque chose de bien, de généreux. Tenez, figurez-vous qu’il y ait quelque part un pauvre orphelin, souffrant, opprimé, abandonné de tous ; que le père de cet orphelin ait été mon bienfaiteur ; que je lui aie juré de me dévouer à son fils ; et que les jours de son fils soient menacés ?… Dites, mes enfants, seriez-vous tristes de me voir vous quitter pour aller au secours de cet orphelin ?

« – Oh ! non, non, brave père, avons-nous répondu, nous ne serions pas tes filles, alors ! reprit Rose avec exaltation ; va, sois sûr de nous. Nous serions trop malheureuses de penser que notre tristesse pourrait affaiblir ton courage ; va, pars, et chaque jour nous nous dirons avec orgueil : C’est pour accomplir un noble et grand devoir que notre père nous a quittées ; aussi il nous est doux de l’attendre. »

— Comme c’est beau, comme cela soutient, l’idée du devoir… du dévouement, ma sœur ! reprit Rose avec exaltation. Vois donc, cela donne à notre père le courage de nous quitter sans chagrin, et à nous, le courage d’attendre gaiement son retour.

— Et puis, de quel calme nous jouissons à cette heure ! Ces rêves affligeants qui nous présageaient de si tristes événements ne nous tourmentent plus.

— Je te le dis, sœur : cette fois nous sommes pour toujours en plein bonheur…

— Et puis, es-tu comme moi ? Il me semble maintenant que je me sens plus forte, plus courageuse, et que je braverais tous les malheurs possibles.

— Je le crois bien ; vois donc comme nous sommes fortes maintenant ; notre père au milieu de nous, toi d’un côté, moi de l’autre, et…

— Dagobert à l’avant-garde, Rabat-Joie à l’arrière-garde ; donc l’armée sera complète. Aussi, qu’on vienne l’attaquer, mille escadrons ! ajouta une grosse et joyeuse voix, en interrompant la jeune fille.

Et Dagobert parut à la porte du salon qu’il entre-bâilla, heureux, radieux, il fallait voir ! car le vieil indiscret avait quelque peu écouté les jeunes filles avant de se montrer.

— Ah ! tu nous écoutais, curieux ! dit gaiement Rose en sortant de sa chambre avec sa sœur, et entrant dans le salon, où toutes deux embrassèrent affectueusement le soldat.

— Je crois bien, que je vous écoutais, et je ne regrettais qu’une chose, c’était de ne pas avoir les oreilles aussi grandes que celles de Rabat-Joie, pour entendre davantage. Braves, braves filles, voilà comme je vous aime… un peu crânes, mordieu ! et disant au chagrin : « Allons, demi-tour à gauche !… assez causé… fichtre ! »

— Bon… tu vas voir qu’il va nous dire de jurer maintenant, dit Rose à sa sœur en riant comme une folle.

— Eh ! eh ! ma foi de temps en temps… je ne dis pas non, reprit le soldat, ça soulage, ça calme, car si pour supporter des tremblements de misère on ne pouvait pas jurer les cinq cent mille noms de…

— Mais veux-tu bien te taire ! dit Rose en mettant sa jolie main sur la moustache grise de Dagobert pour lui couper la parole ; si madame Augustine t’entendait…

— Pauvre gouvernante, si douce, si timide !… reprit Blanche.

— Quelle peur tu lui ferais !

— Oui, dit Dagobert en tâchant de cacher son embarras renaissant ; mais elle ne nous entend pas, puisqu’elle est… partie pour la campagne.

— Bonne et digne femme, reprit Blanche avec intérêt, elle nous a dit, à propos de toi, un mot bien touchant qui peint son excellent cœur.

— Certainement, reprit Rose, en nous parlant de toi, elle nous disait : « Ah ! mesdemoiselles, auprès de l’affection de M. Dagobert, je sais que mon attachement si récent doit vous paraître bien peu de chose, que vous n’en avez pas besoin, et pourtant je me sens le droit de me dévouer aussi pour vous. »

— Sans doute, sans doute, c’était… c’est un cœur d’or, dit Dagobert.

Puis il ajouta tout bas :

— C’est comme un fait exprès, voilà qu’elles mettent la conversation sur cette pauvre femme…

— Du reste, mon père l’a bien choisie, reprit Rose, elle est veuve d’un ancien militaire qui a fait la guerre avec lui.

— Du temps que nous étions tristes, dit Blanche, il fallait voir ses inquiétudes, son chagrin, et tout ce qu’elle tentait bien timidement pour nous consoler.

— Vingt fois j’ai vu rouler de grosses larmes dans ses yeux en nous regardant, reprit Rose ; oh ! elle nous aime tendrement, et nous le lui rendons bien… Et, à ce sujet, tu ne sais pas, Dagobert, nous avons un projet dès que notre père sera de retour…

— Tais-toi donc, ma sœur…, reprit Blanche en riant, Dagobert ne nous gardera pas le secret…

— Lui ?

— N’est-ce pas, tu nous le garderas, Dagobert ?

— Tenez, dit le soldat de plus en plus embarrassé, vous ferez bien de ne rien dire…

— Tu ne peux donc rien cacher à madame Augustine ?

— Ah ! M. Dagobert, M. Dagobert, dit Blanche gaiement en menaçant le soldat du bout du doigt, je vous soupçonne d’avoir fait le coquet auprès de notre bonne gouvernante.

— Moi… coquet ? dit le soldat.

Le ton, l’expression de Dagobert, en prononçant ces mots, furent si plaisants, que les deux sœurs partirent d’un grand éclat de rire.

Leur hilarité était au comble lorsque la porte s’ouvrit.

Jocrisse fit quelques pas dans le salon, en annonçant à haute voix :

— M. Rodin.

En effet, le jésuite se glissa précipitamment dans l’appartement, comme pour prendre possession du terrain ; une fois entré, il crut la partie gagnée, et ses yeux de reptile étincelèrent.

Il serait difficile de peindre la surprise des deux sœurs et la colère du soldat, à cette visite imprévue.

Courant à Jocrisse, Dagobert le prit au collet, et s’écria :

— Qui t’a permis d’introduire quelqu’un ici… sans me prévenir ?

— Grâce, M. Dagobert ! dit Jocrisse en se jetant à genoux, et joignant les mains d’un air aussi niais que suppliant.

— Va-t’en… sors d’ici ! Et vous aussi… et vous surtout ! ajouta le soldat d’un air menaçant en se retournant vers Rodin, qui déjà s’approchait des jeunes filles en souriant d’un air paterne.

— Je suis à vos ordres, mon cher monsieur… dit humblement le prêtre en s’inclinant, mais sans bouger de place.

— T’en iras-tu ! criait le soldat à Jocrisse toujours agenouillé, car, grâce à l’avantage de cette position, cet homme savait pouvoir dire un certain nombre de paroles avant que Dagobert pût le mettre à la porte.

— M. Dagobert, disait Jocrisse d’une voix dolente, pardon d’avoir conduit ici monsieur sans vous prévenir ; mais, hélas ! j’ai la tête perdue à cause du malheur qui est arrivé à madame Augustine…

— Quel malheur ? s’écrièrent aussitôt Rose et Blanche, en s’approchant vivement de Jocrisse avec inquiétude.

— T’en iras-tu ! reprit Dagobert en secouant Jocrisse par le collet pour le forcer à se relever.

— Parlez… parlez…, reprit Blanche en s’interposant entre le soldat et Jocrisse, qu’est-il donc arrivé à madame Augustine ?…

— Mademoiselle, se hâta de dire Jocrisse, malgré les bourrades du soldat, madame Augustine a été attaquée cette nuit du choléra et on l’a…

Jocrisse ne put achever, Dagobert lui assena dans la mâchoire le plus glorieux coup de poing qu’il eût donné depuis longtemps, et puis usant de sa force encore redoutable pour son âge, l’ancien grenadier à cheval, d’un poignet vigoureux, redressa Jocrisse sur ses jambes, et d’un violent coup de pied au bas des reins, l’envoya rouler dans la pièce voisine.

Se retournant alors vers Rodin, les joues animées, l’œil étincelant de colère, Dagobert lui montra la porte d’un geste expressif en lui disant d’une voix courroucée :

— À votre tour… si vous ne filez pas… et rondement…

— À vous rendre mes devoirs, mon cher monsieur, dit Rodin en se dirigeant à reculons vers la porte, tout en saluant les jeunes filles.




III


Le devoir.


Rodin, opérant lentement sa retraite sous le feu des regards courroucés de Dagobert, gagnait la porte à reculons en jetant des regards obliques et pénétrants sur les orphelines visiblement émues par l’indiscrétion calculée de Jocrisse. (Dagobert lui avait ordonné de ne pas parler devant les jeunes filles de la maladie de leur gouvernante ; le niais supposé avait, à tout hasard, fait le contraire de l’ordre qu’on lui donnait).

Rose, se rapprochant vivement du soldat, lui dit :

— Est-il vrai, mon Dieu ! que cette pauvre madame Augustine soit attaquée du choléra ?

— Non… je ne sais pas… je ne crois pas,… répondit le soldat avec hésitation ; d’ailleurs que vous importe ?…

— Dagobert… tu veux nous cacher… un malheur, dit Blanche. Je me souviens maintenant de ton embarras lorsque, tout à l’heure, tu nous parlais de notre gouvernante.

— Si elle est malade… nous ne devons pas l’abandonner ; elle a eu pitié de nos chagrins ; nous devons avoir pitié de ses souffrances.

— Viens, ma sœur… allons dans sa chambre, dit Blanche en faisant un pas vers la porte où Rodin s’était arrêté, prêtant une attention croissante à cette scène imprévue qui semblait le faire profondément réfléchir.

— Vous ne sortirez pas d’ici, dit sévèrement le soldat s’adressant aux deux sœurs.

— Dagobert, dit Blanche avec fermeté, il s’agit d’un devoir sacré, il y aurait lâcheté à y manquer.

— Je vous dis que vous ne sortirez pas…, reprit le soldat en frappant du pied avec impatience.

— Mon ami, reprit Blanche d’un air non moins résolu que sa sœur, et avec une sorte d’exaltation qui colora son charmant visage d’un vif incarnat, notre père, en nous quittant, nous a donné un admirable exemple de dévouement au devoir ;… il ne nous pardonnerait pas d’avoir oublié sa leçon.

— Comment ! s’écria Dagobert hors de lui en s’avançant vers les deux sœurs pour les empêcher de sortir, vous croyez que si votre gouvernante avait le choléra, je vous laisserais aller près d’elle sous prétexte de devoir ?… Votre devoir est de vivre, et de vivre heureuses pour votre père… et pour moi, par-dessus le marché… Ainsi, plus un mot de cette folie.

— Nous ne courons aucun danger à aller auprès de notre gouvernante dans sa chambre, dit Rose.

— Et y eût-il du danger, ajouta Blanche, nous ne devrions pas non plus hésiter. Ainsi, Dagobert, sois bon… laisse-nous passer.

Tout à coup Rodin, qui avait écouté ce qui précède avec une attention de plus en plus méditative, tressaillit, son œil brilla, et un éclair de joie sinistre illumina son visage.

— Dagobert, ne nous refuse pas, dit Blanche, tu ferais pour nous ce que tu nous reproches de faire pour une autre.

Dagobert avait jusque-là pour ainsi dire barré le passage au jésuite et aux deux sœurs en se mettant devant la porte ; après un moment de réflexion, il haussa les épaules, s’effaça et dit avec calme :

— J’étais un vieux fou. Allez, mesdemoiselles… allez ;… si vous trouvez madame Augustine dans la maison… je vous permets de rester auprès d’elle…

Interdites de l’assurance et des paroles de Dagobert, les deux jeunes filles restèrent immobiles et indécises.

— Si notre gouvernante n’est pas ici… où est-elle donc ? dit Rose.

— Vous croyez peut-être que je vais vous le dire, après l’exaltation où je vous vois ?

— Elle est morte…, s’écria Rose en pâlissant.

— Non, non, calmez-vous, dit vivement le soldat ; non… sur votre père, je vous jure que non ;… seulement, à la première atteinte de la maladie, elle a demandé à être transportée hors de la maison… craignant la contagion pour ceux qui l’habitent.

— Bonne et courageuse femme…, dit Rose avec attendrissement, et tu ne veux pas…

— Je ne veux pas que vous sortiez d’ici, et vous n’en sortirez pas, quand je devrais vous enfermer dans cette chambre ! s’écria le soldat en frappant du pied avec colère.

Puis, se rappelant que la malheureuse indiscrétion de Jocrisse causait seule ce fâcheux incident, il ajouta avec une fureur concentrée :

— Oh ! il faudra que je casse ma canne sur le dos de ce gredin-là…

Ce disant, il se retourna vers la porte où Rodin se tenait silencieux et attentif, dissimulant sous son impassibilité habituelle les funestes espérances qu’il venait de concevoir.

Les deux jeunes filles, ne doutant plus du départ de leur gouvernante, et persuadées que Dagobert ne leur apprendrait pas où on l’avait transportée, restèrent pensives et attristées.

À la vue du prêtre, qu’il avait un moment oublié, le courroux du soldat augmenta, et il lui dit brutalement :

— Vous êtes encore là ?

— Je vous ferai observer, mon cher monsieur, dit Rodin avec l’air de bonhomie parfaite qu’il savait prendre dans l’occasion, que vous vous teniez devant la porte, ce qui m’empêchait naturellement de sortir.

— Eh bien ! maintenant… rien ne vous empêche, filez…

— Je m’empresserai donc de… filer…, mon cher monsieur, quoique j’aie, je crois, le droit de m’étonner d’une réception pareille…

— Il ne s’agit pas de réception, mais de départ… Allez-vous-en.

— J’étais venu, mon cher monsieur, pour vous parler…

— Je n’ai pas le temps de causer…

— Il s’agit d’affaires graves…

— Je n’ai pas d’autre affaire grave que celle de rester avec ces enfants…

— Soit, mon cher monsieur, dit Rodin en touchant au seuil de la porte, je ne vous importunerai pas plus longtemps ; excusez mon indiscrétion ;… porteur de nouvelles… d’excellentes nouvelles du maréchal Simon… je venais…

— Des nouvelles de notre père ! dit vivement Rose en s’approchant de Rodin.

— Oh ! parlez… parlez, monsieur, ajouta Blanche.

— Vous avez des nouvelles du maréchal, vous ?… dit Dagobert en jetant sur Rodin un regard soupçonneux. Et quelles sont-elles, ces nouvelles ?

Mais Rodin, sans d’abord répondre à cette question, quitta le seuil de la porte, rentra dans le salon, et contemplant tour à tour Rose et Blanche avec admiration, il reprit :

— Quel bonheur pour moi de venir encore apporter quelque joie à ces chères demoiselles ! Les voilà bien comme je les ai laissées, toujours gracieuses et charmantes, quoique moins tristes que le jour où j’ai été les chercher dans ce vilain couvent où on les retenait prisonnières… Avec quel bonheur… je les ai vues se jeter dans les bras de leur glorieux père !…

— C’était là leur place, et la vôtre n’est pas ici…, dit rudement Dagobert en tenant toujours le battant de la porte ouvert derrière Rodin.

— Avouez au moins que ma place était chez le docteur Baleinier…, dit le jésuite en regardant le soldat d’un air fin, vous savez, dans cette maison de santé… ce jour où je vous ai rendu cette noble croix impériale que vous regrettiez si fort… ce jour où cette bonne mademoiselle de Cardoville, en vous disant que j’étais son libérateur, vous a empêché de m’étrangler, un peu… mon cher monsieur… Ah ! mais, c’est que c’est ainsi que j’ai l’honneur de vous le dire, mesdemoiselles, ajouta Rodin en souriant, ce brave soldat commençait à m’étrangler, car, soit dit sans le fâcher, il a, malgré son âge, un poignet de fer. Eh ! eh ! eh ! les Prussiens et les Cosaques doivent le savoir encore mieux que moi…

Ce peu de mots rappelaient à Dagobert et aux jeunes filles les services que Rodin leur avait véritablement rendus ; quoique le maréchal eût entendu parler de Rodin par mademoiselle de Cardoville comme d’un homme fort dangereux, dont elle avait été dupe, le père de Rose et de Blanche, sans cesse tourmenté, harcelé, n’avait pas fait part de cette circonstance à Dagobert ; mais celui-ci, instruit par l’expérience, et malgré tant d’apparences favorables au jésuite, éprouvait à son endroit un éloignement insurmontable ; aussi reprit-il brusquement :

— Il ne s’agit pas de savoir si j’ai le poignet rude ou non, mais…

— Si je fais allusion à cette innocente vivacité de votre part, mon cher monsieur, dit Rodin d’un ton doucereux en interrompant Dagobert et se rapprochant davantage des deux sœurs par une sorte de circonlocution de reptile qui lui était particulière, si j’y fais allusion, c’est en me souvenant involontairement des petits services que j’ai été trop heureux de vous rendre.

Dagobert regarda fixement Rodin, qui aussitôt abaissa sur sa prunelle fauve sa flasque paupière.

— D’abord, dit le soldat après un moment de silence, un homme de cœur ne parle jamais des services qu’il a rendus… et voilà trois fois que vous revenez là-dessus.

— Mais, Dagobert, lui dit tout bas Rose, s’il s’agit de nouvelles de notre père ?…

Le soldat fit un geste de la main comme pour prier la jeune fille de le laisser parler, et reprit, en regardant toujours Rodin entre les deux yeux :

— Vous êtes malin… mais je ne suis pas un conscrit.

— Je suis malin, moi ? dit Rodin d’un air béat.

— Beaucoup… Vous croyez m’entortiller avec vos belles phrases ? mais ça ne prend pas… Écoutez-moi bien : quelqu’un de votre bande de robes noires m’avait volé ma croix… vous me l’avez restituée… soit ; quelqu’un de votre bande avait enlevé ces enfants… vous les avez été chercher… soit… Vous avez dénoncé le renégat d’Aigrigny… c’est encore vrai ;… mais tout cela ne prouve que deux choses : la première, c’est que vous avez été assez misérable pour être le complice de ces gueux-là ;… la seconde, c’est que vous avez été assez misérable pour les dénoncer ; or, ces deux choses-là sont ignobles ;… vous m’êtes suspect. Filez et filez vite, votre vue n’est pas saine pour ces enfants.

— Mais, mon cher monsieur…

— Il n’y a pas de mais, reprit Dagobert d’une voix irritée ; quand un homme bâti comme vous fait le bien, ça cache quelque chose de mauvais… Il faut se défier… et je me défie.

— Je conçois, dit froidement Rodin en cachant son désappointement croissant, car il avait cru facilement amadouer le soldat ; on n’est pas maître de cela… Pourtant… si vous réfléchissez… quel intérêt puis-je avoir à vous tromper ? et sur quoi vous tromperais-je ?

— Vous avez un intérêt quelconque à vous entêter à rester là malgré moi… quand je vous dis de vous en aller.

— J’ai eu l’honneur de vous dire le but de ma visite, mon cher monsieur.

— Des nouvelles du maréchal Simon, n’est-ce pas ?

— C’est cela même ; je suis assez heureux pour avoir des nouvelles de M. le maréchal, répondit Rodin en se rapprochant de nouveau des jeunes filles comme pour regagner le terrain qu’il avait perdu.

Et il leur dit :

— Oui, mes chères demoiselles, j’ai des nouvelles de votre glorieux père.

— Alors, venez tout de suite chez moi, vous me les direz, reprit Dagobert.

— Comment ?… vous avez la cruauté de priver ces chères demoiselles… d’entendre… les nouvelles que…

— Mordieu ! monsieur, s’écria Dagobert d’une voix tonnante, vous ne voyez donc pas qu’il me répugne de jeter un homme de votre âge à la porte ? Ça finira-t-il ?

— Allons, allons, dit doucement Rodin, ne vous emportez pas contre un vieux bonhomme comme moi… Est-ce que j’en vaux la peine ?… Allons chez vous… soit… je vous conterai ce que j’ai à vous conter… et vous vous repentirez de ne m’avoir pas laissé parler devant ces chères demoiselles, ce sera votre punition, méchant homme.

Ce disant, Rodin, après s’être de nouveau incliné, cachant son dépit et sa colère, passa devant Dagobert qui ferma la porte, après avoir fait un signe d’intelligence aux deux sœurs, qui restèrent seules.

— Dagobert, quelles nouvelles de notre père ? dit vivement Rose au soldat en le voyant rentrer un quart d’heure après être sorti en accompagnant Rodin.

— Eh bien !… ce vieux sorcier sait, en effet, que le maréchal est parti et qu’il est parti joyeux ; il connaît, m’a-t-il dit, M. Robert. Comment est-il instruit de tout cela ?… Je l’ignore, ajouta le soldat d’un air pensif, mais c’est une raison de plus pour me défier de lui.

— Et les nouvelles de notre père, quelles sont-elles ? demanda Rose.

— Un des amis de ce vieux misérable (je ne m’en dédis pas !) connaît, m’a-t-il dit, votre père, et l’a rencontré à vingt-cinq lieues d’ici ; sachant que cet homme revenait à Paris, le maréchal l’aurait chargé de vous dire ou de vous faire dire qu’il était en parfaite santé, et qu’il espérait bientôt vous revoir…

— Ah ! quel bonheur ! s’écria Rose.

— Tu vois bien, tu avais tort de le soupçonner… ce pauvre vieillard, Dagobert, ajouta Blanche ; tu l’as traité si durement !

— C’est possible… mais je ne m’en repens pas…

— Pourquoi cela ?

— J’ai mes raisons ;… et une des meilleures, c’est que lorsque je l’ai vu entrer, tourner, virer autour de vous, je me suis senti froid jusque dans la moelle des os, sans savoir pourquoi ;… j’aurais vu un serpent s’avancer vers vous en rampant, que je n’aurais pas été plus effrayé… Je sais bien que, devant moi, il ne pouvait vous faire de mal ; mais, que voulez-vous que je vous dise, mes enfants… malgré les services qu’après tout il nous a rendus, je me tenais à quatre pour ne pas le jeter par la fenêtre… Or cette manière de lui prouver ma reconnaissance n’est pas naturelle… Il faut donc se défier des gens qui vous inspirent ces idées-là.

— Bon Dagobert, c’est ton affection pour nous qui te rend si soupçonneux, dit Rose d’un ton caressant ; cela prouve combien tu nous aimes.

— Combien tu aimes tes enfants, ajouta Blanche en s’approchant de Dagobert, et en jetant un coup d’œil d’intelligence à sa sœur, comme si toutes deux allaient réaliser quelque complot fait en l’absence du soldat…

Celui-ci, qui était dans un de ses jours de défiance, regarda tour à tour les orphelines ; puis, secouant la tête, il reprit :

— Hum !… vous me câlinez bien… vous avez quelque chose à me demander…

— Eh bien !… oui… tu sais que nous ne mentons jamais…, dit Rose.

— Voyons, Dagobert, sois juste… voilà tout, ajouta Blanche.

Et chacune d’elles, s’approchant du soldat, qui était resté debout, joignit et appuya ses mains sur son épaule en le regardant et lui souriant de l’air le plus séducteur.

— Allons, parlez, voyons…, dit Dagobert en les regardant l’une après l’autre, je n’ai qu’à me bien tenir. Il s’agit de quelque chose de difficile à arracher, j’en suis sûr…

— Écoute, toi qui es si brave, si bon, si juste, toi qui nous as louées quelquefois d’être courageuses comme des filles de soldat…

— Au fait… au fait…, dit Dagobert, qui commençait à s’inquiéter de ces précautions oratoires.

La jeune fille allait parler, lorsqu’on frappa discrètement à la porte. (La leçon que Dagobert avait donnée à Jocrisse avait été d’un exemple salutaire, il venait de le chasser à l’instant même de la maison.)

— Qui est là ? dit Dagobert.

— Moi, Justin, M. Dagobert, dit une voix.

— Entrez.

Un domestique de la maison, homme honnête et fidèle, parut à la porte.

— Qu’est-ce ? lui dit le soldat.

— M. Dagobert, répondit Justin, il y a en bas une dame en voiture. Elle a envoyé son valet de pied s’informer si l’on pouvait parler à M. le duc et à mesdemoiselles… On lui a dit que M. le duc n’y était pas, mais que mesdemoiselles y étaient ; alors elle a demandé à les voir… disant que c’était pour une quête.

— Et cette dame… l’avez-vous vue ?… a-t-elle dit son nom ?

— Elle ne l’a pas dit, M. Dagobert… mais ça a l’air d’une grande dame… une voiture superbe… des domestiques en grande livrée…

— Cette dame vient pour une quête, dit Rose à Dagobert, sans doute pour des pauvres ; on lui a dit que nous y étions : nous ne pouvons nous empêcher de la recevoir… il me semble ?

— Qu’en penses-tu, Dagobert ? dit Blanche.

— Une dame… à la bonne heure ; ce n’est pas comme ce vieux sorcier de tout à l’heure, dit le soldat ; et d’ailleurs je ne vous quitte pas.

Puis s’adressant à Justin :

— Fais monter cette dame.

Le domestique sortit.

— Comment, Dagobert… tu te défies aussi de cette dame que tu ne connais pas ?

— Écoutez, mes enfants ;… je n’avais aucune raison de me défier de ma brave et digne femme, n’est-ce pas ? Ça n’empêche pas que ce ne soit elle qui vous ait livrées entre les mains des robes noires… et cela… sans savoir faire mal… et seulement pour obéir à son gredin de confesseur.

— Pauvre femme ! c’est vrai. Elle nous aimait bien pourtant, dit Rose pensive.

— Quand as-tu eu de ses nouvelles ? dit Blanche.

— Avant-hier ; elle va de mieux en mieux ; l’air du petit pays où est la cure de Gabriel lui est favorable, et elle garde le presbytère en l’attendant…

À ce moment les deux battants de la porte du salon s’ouvrirent, et la princesse de Saint-Dizier entra après une respectueuse révérence ; elle tenait à la main une de ces bourses de velours rouge employées dans les églises par les quêteuses.




IV


La quête.


Nous l’avons dit, la princesse de Saint-Dizier savait prendre, lorsqu’il le fallait, les dehors les plus attrayants, le masque le plus affectueux ; ayant d’ailleurs conservé, des habitudes galantes de sa jeunesse, une coquetterie câline singulièrement insinuante, elle l’appliquait à la réussite de ses intrigues dévotes comme elle l’avait autrefois appliquée au bon succès de ses intrigues amoureuses. Un air de grande dame, tempéré, nuancé çà et là de retours de simplicité cordiale, pendant lesquels madame de Saint-Dizier jouait merveilleusement bien la bonne femme, se joignait à ces séduisantes apparences.

Telle était la princesse lorsqu’elle se présenta devant les filles du maréchal Simon et devant Dagobert. Bien corsée dans sa robe de moire grise qui dissimulait autant que possible sa taille trop replète, un chaperon de velours noir et de nombreuses boucles de cheveux blonds encadraient son visage à trois mentons grassouillets, encore fort agréable, et auquel un regard d’une aménité charmante, un gracieux sourire, qui mettait en valeur des dents très-blanches, donnaient l’expression de la plus aimable bienveillance.

Dagobert, malgré sa mauvaise humeur, Rose et Blanche, malgré leur timidité, se sentirent tout d’abord prévenus en faveur de madame de Saint-Dizier ; celle-ci, s’avançant vers les jeunes filles, leur fit une demi-révérence du meilleur air, et leur dit, de sa voix onctueuse et pénétrante :

— C’est à mesdemoiselles de Ligny que j’ai l’honneur de parler ?

Rose et Blanche, peu habituées à s’entendre donner le nom honorifique de leur père, rougirent et se regardèrent avec embarras sans répondre.

Dagobert, voulant venir à leur secours, dit à la princesse :

— Oui, madame, ces demoiselles sont les filles du maréchal Simon… Mais d’habitude on les appelle tout bonnement mesdemoiselles Simon.

— Je ne m’étonne pas, monsieur, répondit la princesse, de ce que la plus aimable modestie soit une des qualités habituelles aux filles de M. le maréchal ; elles voudront donc bien m’excuser de les avoir nommées du glorieux nom qui rappelle l’immortel souvenir d’une des plus brillantes victoires de leur père.

À ces mots flatteurs et bienveillants, Rose et Blanche jetèrent un regard reconnaissant sur madame de Saint-Dizier, tandis que Dagobert, heureux et fier de cette louange, à la fois adressée au maréchal et à ses filles, se sentit comme elles de plus en plus en confiance avec la quêteuse.

Celle-ci reprit d’un ton touchant et pénétré :

— Je viens vers vous, mesdemoiselles, pleine de confiance dans les exemples de noble générosité que vous a donnés M. le maréchal, implorer votre charité en faveur des victimes du choléra ; je suis l’une des dames patronnesses d’une œuvre de secours, et, quelle que soit votre offrande, mesdemoiselles, elle sera accueillie avec une vive reconnaissance…

— C’est nous, madame, qui vous remercions d’avoir voulu songer à nous pour cette bonne œuvre, dit Blanche avec grâce.

— Permettez-moi, madame, ajouta Rose, d’aller chercher tout ce dont nous pouvons disposer pour vous l’offrir.

Et, ayant échangé un regard avec sa sœur, la jeune fille sortit du salon et entra dans la chambre à coucher qui l’avoisinait.

— Madame, dit respectueusement Dagobert, de plus en plus séduit par les paroles et les manières de la princesse, faites-nous donc l’honneur de vous asseoir, en attendant que Rose revienne avec son boursicot…

Puis le soldat reprit vivement après avoir avancé un siége à la princesse, qui s’y assit :

— Pardon, madame, si je dis Rose… tout court, en parlant d’une des filles du maréchal Simon ; mais j’ai vu naître ces enfants…

— Et, après mon père, nous n’avons pas d’ami meilleur, plus tendre, plus dévoué que Dagobert, madame, ajouta Blanche en s’adressant à la princesse.

— Je le crois sans peine, mademoiselle, répondit la dévote, car vous et votre charmante sœur paraissez bien dignes d’un pareil dévouement… Dévouement, ajouta la princesse en se tournant vers Dagobert, aussi honorable pour ceux qui l’inspirent que pour celui qui le ressent…

— Ma foi ! oui, madame, dit Dagobert, je m’en honore et je m’en flatte, car il y a de quoi… Mais, tenez, voilà Rose avec son magot.

En effet, la jeune fille sortit de sa chambre, tenant à la main une bourse de soie verte assez remplie. Elle la remit à la princesse, qui avait déjà deux ou trois fois tourné la tête vers la porte avec une secrète impatience, comme si elle eût attendu la venue d’une personne qui n’arrivait pas ; ce mouvement ne fut pas remarqué par Dagobert.

— Nous voudrions, madame, dit Rose à madame de Saint-Dizier, vous offrir davantage ; mais c’est là tout ce que nous possédons…

— Comment ?… de l’or, dit la dévote en voyant plusieurs louis briller à travers les maillons de la bourse. Mais votre modeste offrande, mesdemoiselles, est d’une générosité rare.

Puis la princesse ajouta, en regardant les jeunes filles avec attendrissement :

— Cette somme était, sans doute, destinée à vos plaisirs, à votre toilette ? Ce don n’en est que plus touchant… Ah ! je n’avais pas trop présumé de votre cœur… Vous imposer de ces privations souvent si pénibles pour les jeunes filles !

— Madame, dit Rose avec embarras, croyez que cette offrande n’est nullement une privation pour nous…

— Oh ! je vous crois, reprit gracieusement la princesse, vous êtes trop jolies pour avoir besoin des ressources superflues de la toilette… et votre âme est trop belle pour ne pas préférer les jouissances de la charité à tout autre plaisir…

— Madame…

— Allons, mesdemoiselles, dit madame de Saint-Dizier en souriant et en prenant son air bonne femme, ne soyez pas confuses de ces louanges. À mon âge on ne flatte guère, et je vous parle en mère ;… que dis-je ? en grand’mère ;… je suis bien assez vieille pour cela…

— Nous serions bien heureuses si notre aumône pouvait alléger quelques-uns des maux pour le soulagement desquels vous quêtez, madame, dit Rose, car ces maux sont affreux, sans doute.

— Oui, bien affreux, reprit tristement la dévote ; mais ce qui console un peu de tels malheurs, c’est de voir l’intérêt, la pitié qu’ils inspirent dans toutes les classes de la société… En ma qualité de quêteuse, je suis plus à même que personne d’apprécier tant de nobles dévouements qui ont aussi pour ainsi dire leur contagion… car…

— Entendez-vous, mesdemoiselles, s’écria Dagobert triomphant, et en interrompant la princesse afin d’interpréter les paroles de celle-ci dans un sens favorable à l’opposition qu’il apportait au désir des orphelines qui voulaient aller visiter leur gouvernante malade. Entendez-vous ce que dit si bien madame ? Dans certains cas, le dévouement devient une espèce de contagion ;… or, il n’y a rien de pire que la contagion… et…

Le soldat ne put continuer, un domestique entra et l’avertit que quelqu’un voulait à l’instant lui parler.

La princesse dissimula parfaitement le contentement que lui causait cet incident auquel elle n’était pas étrangère, et qui éloignait momentanément Dagobert des deux jeunes filles.

Dagobert, assez contrarié d’être obligé de sortir, se leva et dit à la princesse en la regardant d’un air d’intelligence :

— Merci, madame, de vos bons avis sur la contagion du dévouement ; aussi, avant de vous en aller, dites encore, je vous prie, quelques mots comme ceux-là à ces jeunes filles ; vous rendrez grand service à elles, à leur père et à moi… Je reviens à l’instant, madame, car il faut que je vous remercie encore.

Puis, passant auprès des deux sœurs, Dagobert leur dit tout bas :

— Écoutez bien cette brave dame, mes enfants, vous ne pouvez mieux faire.

Et il sortit en saluant respectueusement la princesse.

Le soldat sorti, la dévote dit aux jeunes filles d’une voix calme et d’un air parfaitement dégagé, quoiqu’elle brûlât du désir de profiter de l’absence momentanée de Dagobert, afin d’exécuter les instructions qu’elle venait de recevoir à l’instant de Rodin :

— Je n’ai pas bien compris les dernières paroles de votre vieil ami… ou plutôt il a, je crois, mal interprété les miennes… Quand je vous parlais tout à l’heure de la généreuse contagion du dévouement, j’étais loin de jeter le blâme sur ce sentiment, pour lequel j’éprouve, au contraire, la plus profonde admiration…

— Oh ! n’est-ce pas, madame ? dit vivement Rose, et c’est ainsi que nous avions compris vos paroles.

— Puis, si vous saviez, madame, combien ces paroles viennent à propos pour nous !… ajouta Blanche en regardant sa sœur d’un air d’intelligence.

— J’étais sûre que des cœurs comme les vôtres me comprendraient, reprit la dévote ; sans doute le dévouement a sa contagion, mais c’est une généreuse, une héroïque contagion !… Si vous saviez de combien de traits touchants, adorables, je suis chaque jour témoin, combien d’actes de courage m’ont fait tressaillir d’enthousiasme ! Oui, oui, gloire et grâces soient rendues au Seigneur ! ajouta madame de Saint-Dizier avec componction. Toutes les classes de la société, toutes les conditions, rivalisent de zèle, de charité chrétienne. Ah ! si vous voyiez, dans ces ambulances établies pour donner les premiers soins aux personnes atteintes de la contagion, quelle émulation de dévouement : pauvres et riches, jeunes gens et vieillards, femmes de tout âge, s’empressent autour des malheureux malades et regardent comme une faveur d’être admis au pieux honneur de soigner… d’encourager… de consoler tant d’infortunes…

— Et c’est à des étrangers pour elles que tant de personnes courageuses témoignent un si vif intérêt, dit Rose en s’adressant à sa sœur d’un ton pénétré d’admiration.

— Sans doute, reprit la dévote. Tenez, hier encore, j’ai été émue jusqu’aux larmes : je visitais l’ambulance provisoire établie… justement à quelques pas d’ici… tout près de votre maison. Une des salles était presque entièrement remplie de pauvres créatures du peuple apportées là mourantes ; tout à coup je vois entrer une femme de mes amies, accompagnée de ses deux filles, jeunes, charmantes et charitables comme vous, et bientôt toutes trois, la mère et ses deux filles, se mettent, ainsi que d’humbles servantes du Seigneur, aux ordres des médecins pour soigner ces infortunées.

Les deux sœurs échangèrent un regard impossible à rendre en entendant ces paroles de la princesse, paroles perfidement calculées pour exalter jusqu’à l’héroïsme les penchants généreux des jeunes filles ; car Rodin n’avait pas oublié leur émotion profonde en apprenant la maladie subite de leur gouvernante ; la pensée rapide, pénétrante du jésuite, avait aussitôt tiré parti de cet incident, et aussitôt il avait enjoint à madame de Saint-Dizier d’agir en conséquence.

La dévote continua donc en jetant sur les orphelines un regard attentif, afin de juger de l’effet de ses paroles :

— Vous pensez bien qu’au premier rang de ceux qui accomplissent cette mission de charité, l’on compte les ministres du Seigneur… Ce matin même, dans cet établissement de secours dont je vous parle… et qui est situé près d’ici… j’ai été, comme bien d’autres, frappée d’admiration à la vue d’un jeune prêtre… que dis-je !… d’un ange ! qui semblait descendu du ciel pour apporter à toutes ces pauvres femmes les ineffables consolations de la religion… Oh ! oui, ce jeune prêtre est un être angélique ;… car si, comme moi, dans ces tristes circonstances, vous saviez ce que l’abbé Gabriel…

— L’abbé Gabriel ! s’écrièrent les jeunes filles en échangeant un regard de surprise et de joie.

— Vous le connaissez ? demanda la dévote en feignant la surprise.

— Si nous le connaissons, madame ?… il nous a sauvé la vie…

— Lors d’un naufrage où nous périssions sans son secours.

— L’abbé Gabriel vous a sauvé la vie ? dit madame de Saint-Dizier en paraissant de plus en plus étonnée ; mais ne vous trompez-vous pas ?

— Oh ! non, non, madame ; vous parlez de dévouement courageux, admirable : ce doit être lui…

— D’ailleurs, ajouta Rose ingénument, Gabriel est bien reconnaissable, il est beau comme un archange…

— Il a de longs cheveux blonds, ajouta Blanche.

— Et des yeux bleus si doux, si bons, qu’on se sent tout attendrie en le regardant, ajouta Rose.

— Plus de doute,… c’est bien lui, reprit la dévote ; alors vous comprendrez l’adoration qu’on lui témoigne et l’incroyable ardeur de charité que son exemple inspire à tous. Ah ! si vous aviez entendu, ce matin encore, avec quelle tendre admiration il parlait de ces femmes généreuses qui avaient le noble courage, disait-il, de venir soigner, consoler d’autres femmes, leurs sœurs, dans cet asile de souffrances !… Hélas ! je l’avoue, le Seigneur nous commande l’humilité, la modestie ; pourtant, je le confesse, en écoutant ce matin l’abbé Gabriel, je ne pouvais me défendre d’une sorte de pieuse fierté ; oui, malgré moi, je prenais ma faible part des louanges qu’il adressait à ces femmes, qui, selon sa touchante expression, semblaient reconnaître une sœur bien-aimée dans chaque pauvre malade auprès de laquelle elles s’agenouillaient pour lui prodiguer leurs soins.

— Entends-tu, ma sœur ? dit Blanche à Rose avec exaltation. Comme l’on doit être fière de mériter de pareilles louanges !

— Oui, oui, s’écria la princesse avec un entraînement calculé, on peut en être fière, car c’est au nom de l’humanité, c’est au nom du Seigneur qu’il les accorde… ces louanges, et l’on dirait que Dieu parle par sa bouche inspirée.

— Madame, dit vivement Rose, dont le cœur battait d’enthousiasme aux paroles de la dévote, nous n’avons plus notre mère ; notre père est absent… vous avez une si belle âme, un si noble cœur, que nous ne pouvons mieux nous adresser qu’à vous… pour demander conseil…

— Quel conseil, ma chère enfant ? dit madame de Saint-Dizier d’une voix insinuante ; oui… ma chère enfant, laissez-moi vous donner ce nom, plus en rapport avec votre âge et le mien…

— Il nous sera doux aussi de recevoir ce nom de vous, madame, reprit Blanche.

Puis elle ajouta :

— Nous avions une gouvernante : elle nous a toujours témoigné le plus vif attachement ; cette nuit, elle a été frappée du choléra…

— Oh ! mon Dieu ! dit la dévote, feignant le plus touchant intérêt ; et comment va-t-elle ?

— Hélas, madame, nous l’ignorons !

— Comment ! vous ne l’avez pas encore vue ?

— Ne nous accusez pas d’indifférence ou d’ingratitude, madame, dit tristement Blanche ; ce n’est pas notre faute, si nous ne sommes pas déjà auprès de notre gouvernante.

— Et qui vous empêche de vous y rendre ?

— Dagobert… notre vieil ami, que vous avez vu ici tout à l’heure.

— Lui ?… pourquoi s’oppose-t-il à ce que vous remplissiez un devoir de reconnaissance ?

— Il est donc vrai, madame, que notre devoir est de nous rendre auprès d’elle ?

Madame de Saint-Dizier regarda tour à tour les deux jeunes filles, comme si elle eût été au comble de l’étonnement, et dit :

— Vous me demandez si c’est votre devoir ? c’est vous… vous dont l’âme est si généreuse, qui me faites une pareille question ?…

— Notre première pensée a été de courir auprès de notre gouvernante, madame, je vous l’assure ; mais Dagobert nous aime tant, qu’il tremble toujours pour nous.

— Et puis, ajouta Rose, mon père nous a confiées à lui ; aussi, dans sa tendre sollicitude pour nous, il s’exagère le danger auquel nous nous exposerions peut-être en allant voir notre gouvernante.

— Les scrupules de cet excellent homme sont excusables, dit la dévote ; mais ses craintes sont, ainsi que vous dites, exagérées ; depuis nombre de jours je vais visiter les ambulances ; plusieurs femmes de mes amies font comme moi, et jusqu’à présent nous n’avons pas ressenti la moindre atteinte de la maladie… qui d’ailleurs n’est pas contagieuse ; cela est maintenant prouvé… aussi, rassurez-vous…

— Qu’il y ait ou non du danger, madame, dit Rose, notre devoir nous appelle auprès de notre gouvernante.

— Je le crois, mes enfants ; sinon elle vous accuserait peut-être d’ingratitude et de lâcheté ; puis, ajouta madame de Saint-Dizier avec componction, il ne s’agit pas seulement de mériter l’estime du monde, il faut songer à mériter la grâce du Seigneur… pour soi… et pour les siens ;… ainsi, vous avez eu le malheur de perdre votre mère, n’est-ce pas ?

— Hélas ! oui, madame.

— Eh bien ! mes enfants, quoiqu’il n’y ait pas à douter qu’elle soit placée… au paradis, parmi les élus, car elle est morte en chrétienne, n’est-ce pas ? Elle a reçu les derniers sacrements de notre sainte mère l’Église ? ajouta la princesse en manière de parenthèse.

— Nous vivions au fond de la Sibérie, dans un désert… madame, répondit tristement Rose. Notre mère est morte du choléra… il n’y avait pas de prêtres aux environs… pour l’assister…

— Serait-il possible ?… s’écria la princesse d’un air alarmé. Votre pauvre mère est morte sans l’assistance d’un ministre du Seigneur ?

— Ma sœur et moi nous avons veillé auprès d’elle après l’avoir ensevelie, en priant Dieu pour elle… comme nous savions le prier…, dit Rose les yeux baignés de larmes ; puis Dagobert a creusé la fosse où elle repose.

— Ah ! mes chères enfants ! dit la dévote en feignant un accablement douloureux.

— Qu’avez-vous, madame ? s’écrièrent les orphelines effrayées.

— Hélas !… votre digne mère, malgré toutes ses vertus, n’est pas encore montée au paradis parmi les élus.

— Que dites-vous, madame ?

— Malheureusement, elle est morte sans avoir reçu les sacrements, de sorte que son âme reste errante parmi les âmes du purgatoire, attendant ainsi l’heure de la clémence du Seigneur… Délivrance qui peut être hâtée, grâce à l’intercession des prières que l’on prononce chaque jour dans les églises pour le rachat des âmes en peine.

Madame de Saint-Dizier prit un air si désolé, si convaincu, si pénétré, en prononçant ces paroles ; les jeunes filles avaient un sentiment filial si profond, que, dans leur ingénuité, elles crurent aux frayeurs de la princesse à l’endroit de leur mère, se reprochant avec une tristesse naïve d’avoir ignoré jusqu’alors la particularité du purgatoire.

La dévote voyant, à l’expression de douloureuse tristesse qui se répandit aussitôt sur la physionomie des jeunes filles, que sa fourbe hypocrite avait produit l’effet qu’elle attendait, ajouta :

— Il ne faut pas vous désespérer, mes enfants : tôt ou tard le Seigneur appellera votre mère dans son saint paradis ; d’ailleurs, ne pouvez-vous pas hâter l’heure de la délivrance de cette âme chérie ?

— Nous, madame ?… Oh ! dites, dites, car vos paroles nous effrayent pour notre mère.

— Pauvres enfants, comme elles sont intéressantes ! dit la princesse avec attendrissement, en pressant les mains des orphelines dans les siennes. Rassurez-vous, vous dis-je, reprit-elle ; vous pouvez beaucoup pour votre mère ; oui, mieux que personne vous obtiendrez du Seigneur qu’il retire cette pauvre âme du purgatoire et qu’il la fasse monter dans son saint paradis.

— Nous, madame ? Mon Dieu, et comment donc ?

— En méritant les bontés du Seigneur par une conduite édifiante. Ainsi, par exemple, vous ne pouvez lui être plus agréables qu’en accomplissant cet acte de dévouement et de reconnaissance envers votre gouvernante : oui, j’en suis certaine, cette preuve de zèle tout chrétien, comme dit le saint abbé Gabriel, compterait efficacement auprès du Seigneur pour la délivrance de votre mère, car, dans sa bonté, le Seigneur accueille surtout favorablement les prières des filles qui prient pour leur mère, et qui, pour obtenir sa grâce, offrent au ciel de nobles et saintes actions.

— Ah ! ce n’est plus seulement de notre gouvernante qu’il s’agit maintenant, s’écria Blanche.

— Voilà Dagobert, dit tout à coup Rose en prêtant l’oreille et en entendant à travers la cloison le pas du soldat qui montait l’escalier.

— Remettez-vous… calmez-vous… Ne dites rien de tout ceci à cet excellent homme…, dit vivement la princesse ; il s’inquiéterait à tort et mettrait peut-être des obstacles à votre généreuse résolution.

— Mais comment faire madame, pour découvrir où est notre gouvernante ? dit Rose.

— Nous saurons tout cela ;… fiez-vous à moi, dit tout bas la dévote ; je reviendrai vous voir… et nous conspirerons ensemble ;… oui, nous conspirerons pour le prochain rachat de l’âme de votre pauvre mère…

À peine la dévote avait-elle prononcé ces derniers mots avec componction, que le soldat rentra, l’air épanoui, rayonnant. Dans son contentement, il ne s’aperçut pas de l’émotion que les deux sœurs ne parvinrent pas à dissimuler tout d’abord.

Madame de Saint-Dizier, voulant distraire l’attention du soldat, lui dit en se levant et en allant vers lui :

— Je n’ai pas voulu prendre congé de ces demoiselles, monsieur, sans vous adresser sur leurs rares qualités toutes les louanges qu’elles méritent.

— Ce que vous me dites là, madame, ne m’étonne pas… mais je n’en suis pas moins heureux. Ah çà, vous avez, je l’espère, chapitré ces mauvaises petites têtes sur la contagion du dévouement…

— Soyez tranquille, monsieur, dit la dévote en échangeant un regard d’intelligence avec les deux jeunes filles, je leur ai dit tout ce qu’il fallait leur dire ; nous nous entendons maintenant.

Ces mots satisfirent complètement Dagobert, et madame de Saint-Dizier, après avoir pris affectueusement congé des orphelines, regagna sa voiture et alla retrouver Rodin, qui l’attendait à quelques pas de là dans un fiacre, afin de savoir l’issue de l’entrevue.




V


L’ambulance.


Parmi un grand nombre d’ambulances provisoires ouvertes à l’époque du choléra dans tous les quartiers de Paris, on en avait établi une dans un vaste rez-de-chaussée d’une maison de la rue du Mont-Blanc ; et cet appartement, alors vacant, avait été généreusement mis, par son propriétaire, à la disposition de l’autorité. Dans cet endroit l’on transportait les malades indigents qui, subitement atteints de la contagion, étaient jugés dans un état trop alarmant pour pouvoir être immédiatement conduits aux hôpitaux.

Il faut le dire à la louange de la population parisienne, non-seulement les dons volontaires de toute nature affluaient dans ces succursales ; mais des personnes de toutes conditions, gens du monde, ouvriers, industriels, artistes[1], s’y organisaient en service de jour et de nuit, afin de pouvoir établir l’ordre, exercer une active surveillance dans ces hôpitaux improvisés, et venir en aide aux médecins pour exécuter les prescriptions à l’égard des cholériques.

Des femmes de toutes conditions partageaient cet élan de généreuse fraternité pour le malheur, et si rien n’était plus respectable que les susceptibilités de la modestie, nous pourrions citer, entre mille, deux jeunes et charmantes femmes dont l’une appartenait à l’aristocratie et l’autre à la riche bourgeoisie, qui, pendant les cinq ou six jours durant lesquels l’épidémie sévit avec le plus de violence, vinrent chaque matin partager, avec d’admirables sœurs de charité, les périlleux et humbles soins que celles-ci donnaient aux malades indigents que l’on amenait dans l’ambulance provisoire de l’un des quartiers de Paris.

Ces faits de charité fraternelle et tant d’autres qui se passent de nos jours montrent combien sont vaines et intéressées les prétentions effrontées de certains ultramontains[2]. À les entendre, eux ou leurs moines, en vertu de leur détachement de toutes les affections terrestres, sont seuls capables de donner au monde ces merveilleux exemples d’abnégation, d’ardente charité qui font l’orgueil de l’humanité ; à les entendre, il n’est, par exemple, dans la société, rien de comparable au courage et au dévouement du prêtre qui va administrer un mourant. Rien n’est plus admirable que le trappiste qui, le croirait-on ? pousse l’abnégation évangélique jusqu’à défricher, jusqu’à cultiver des terres appartenant à son ordre !… N’est-ce pas idéal ? n’est-ce pas divin ? Labourer, ensemencer la terre dont les produits sont à vous ! En vérité, c’est héroïque ; aussi nous admirons la chose de toutes nos forces.

Seulement, tout en reconnaissant ce qu’il y a de bon dans un bon prêtre, nous demanderons humblement s’ils sont moines, clercs ou prêtres :

Ces médecins des pauvres qui, à toute heure du jour ou de la nuit, accourent au misérable chevet de l’infortune ?

Ces médecins qui pendant le choléra ont risqué mille fois leur vie avec autant de désintéressement que d’intrépidité ?

Ces savants, ces jeunes praticiens qui, par amour de la science et de l’humanité, ont sollicité comme une grâce, comme un honneur, d’aller braver la mort en Espagne, lorsque la fièvre jaune décimait la population ?

Était-ce donc le célibat, le renoncement qui faisait la force de tant d’hommes généreux ? Hésitaient-ils à sacrifier leur vie, préoccupés qu’ils étaient de leurs plaisirs ou des doux devoirs de la famille ? Non, aucun d’eux ne renonçait pour cela aux joies du monde. La plupart d’entre eux avaient des femmes, des enfants ; et c’est parce qu’ils connaissaient les joies de la paternité, qu’ils avaient le courage de s’exposer à la mort pour sauver la femme, les enfants de leurs frères ; s’ils faisaient enfin si vaillamment le bien, c’est qu’ils vivaient selon les vues éternelles du Créateur, qui a fait l’homme pour la famille et non pour le stérile isolement du cloître.

Sont-ils trappistes, ces millions de cultivateurs, de prolétaires des campagnes, qui défrichent et arrosent de leurs sueurs des terres qui ne sont pas les leurs, et cela pour un salaire insuffisant aux premiers besoins de leurs enfants ?

Enfin (ceci paraîtra peut-être puéril, mais nous le tenons pour incontestable), sont-ils moines, clercs ou prêtres, ces hommes intrépides qui, à toute heure du jour ou de la nuit, s’élancent avec une fabuleuse intrépidité au milieu des flammes et de la fournaise, escaladant des poutres embrasées, des décombres brûlants, pour préserver des biens qui ne sont pas à eux, pour sauver des gens qui leur sont inconnus, et cela simplement, sans fierté, sans privilège, sans morgue, sans autre rémunération que le pain de munition qu’ils mangent, sans autre signe honorifique que l’habit de soldat qu’ils portent, et cela surtout sans prétendre le moins du monde à monopoliser le courage, le dévouement, et à être un jour quelque peu canonisés et enchâssés ? Et pourtant, nous pensons que tant de hardis sapeurs qui ont risqué leur vie dans vingt incendies, qui ont arraché aux flammes des vieillards, des femmes, des enfants, qui ont préservé des villes entières des ravages du feu, ont au moins autant mérité de Dieu et de l’humanité que saint Polycarpe, saint Fructueux, saint Privé, et autres plus ou moins sanctifiés.

Non, non, grâce aux doctrines morales de tous les siècles, de tous les peuples, de toutes les philosophies, grâce à l’émancipation progressive de l’humanité, les sentiments de charité, de dévouement, de fraternité, sont presque devenus des instincts naturels et se développent merveilleusement chez l’homme lorsqu’il se trouve dans la condition de bonheur relatif pour lequel Dieu l’a doué et créé.

Non, non, certains ultramontains intrigants et tapageurs ne conservent pas seuls, comme ils le voudraient faire croire, la tradition du dévouement de l’homme à l’homme, de l’abnégation de la créature pour la créature : en théorie et en pratique, Marc-Aurèle vaut bien saint Jean, Platon saint Augustin, Confucius saint Chrysostome ; depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, la maternité, l’amitié, l’amour, la science, la gloire, la liberté, ont, en dehors de toute orthodoxie, une armée de glorieux noms, d’admirables martyrs à opposer aux saints et aux martyrs du calendrier ; oui, nous le répétons, jamais les ordres monastiques qui se sont le plus piqués de dévouement à l’humanité n’ont fait pour leurs frères plus que n’ont fait, pendant les terribles journées du choléra, tant de jeunes gens libertins, tant de femmes coquettes et charmantes, tant d’artistes païens, tant de lettrés panthéistes, tant de médecins matérialistes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux jours s’étaient passés depuis la visite de madame de Saint-Dizier aux orphelines ; il était environ dix heures du matin. Les personnes qui avaient volontairement fait le service de nuit auprès de malades à l’ambulance établie rue du Mont-Blanc, allaient être relevées par d’autres servants volontaires.

— Eh bien ! messieurs, dit l’un des nouveaux arrivants, où en sommes-nous ? y a-t-il eu décroissance cette nuit dans le nombre des malades ?

— Malheureusement, non ;… mais les médecins croient que la contagion a atteint son plus haut degré d’intensité.

— Il reste du moins l’espérance de la voir décroître.

— Et parmi ces messieurs que nous remplaçons, aucun n’a-t-il été atteint ?

— Nous sommes venus onze hier ;… ce matin nous ne sommes plus que neuf.

— C’est triste… Et ces deux personnes ont été rapidement frappées ?

— Une des victimes… jeune homme de vingt-cinq ans, officier de cavalerie en congé, a été pour ainsi dire foudroyé ;… en moins d’un quart d’heure il est mort ; quoique de pareils faits soient fréquents, nous sommes tous restés dans la stupeur.

— Pauvre jeune homme !…

— Il avait un mot d’encouragement cordial ou d’espoir pour chacun ; il était parvenu à remonter tellement le moral des malades, que plusieurs d’entre eux, qui avaient moins le choléra que la peur du choléra, sont sortis à peu près guéris de l’ambulance…

— Quel dommage !… Un si brave jeune homme !… Enfin il est mort glorieusement ; il y a autant de courage à mourir ainsi qu’à la bataille…

— Il n’y avait pour rivaliser de zèle, de courage avec lui, qu’un jeune prêtre, d’une figure angélique ; on le nomme l’abbé Gabriel ; il est infatigable ; à peine prend-il quelques heures de repos, courant de l’un à l’autre, se faisant tout à tous, il n’oublie personne ; ses consolations, qu’il donne partout du plus profond de son cœur, ne sont pas des banalités qu’il débite par métier ; non, non, je l’ai vu pleurer la mort d’une pauvre femme à qui il avait fermé les yeux après une déchirante agonie. Ah ! si tous les prêtres lui ressemblaient !…

— Sans doute, c’est si vénérable, un bon prêtre !… Et quelle est l’autre victime de cette nuit parmi vous ?

— Oh ! cette mort-là a été affreuse… N’en parlons pas ; j’ai encore cet horrible tableau devant les yeux.

— Une attaque de choléra foudroyante ?

— Si ce malheureux n’était mort que de la contagion, vous ne me verriez pas si effrayé à ce souvenir.

— De quoi est-il donc mort ?

— C’est toute une histoire sinistre… Il y a trois jours, on a amené ici un homme que l’on croyait seulement atteint du choléra ;… vous avez sans doute entendu parler de ce personnage, c’est un dompteur de bêtes féroces qui a fait courir tout Paris à la Porte-Saint-Martin.

— Je sais de qui vous voulez parler… un nommé Morok ; il jouait une espèce de scène avec une panthère noire apprivoisée ?

— Précisément ; j’étais même à une représentation singulière, à la fin de laquelle un étranger, un Indien, par suite d’un pari, dit-on, a sauté sur le théâtre et a tué la panthère…

— Eh bien ! figurez-vous que chez Morok… amené d’abord ici comme cholérique, et, en effet, il offrait les symptômes de la contagion, une maladie affreuse s’est tout à coup déclarée.

— Et cette maladie ?

— L’hydrophobie.

— Il est devenu enragé ?

— Oui ;… il a avoué avoir été mordu il y a peu de jours, par l’un des molosses qui gardent sa ménagerie ;… malheureusement il n’a fait cet aveu qu’après le terrible accès qui a coûté la vie au malheureux que nous regrettons.

— Comment cela s’est-il donc passé ?

— Morok occupait une chambre avec trois autres malades. Tout à coup, saisi d’une espèce de délire furieux, il se lève en poussant des cris féroces… et se précipite comme un fou dans le corridor… Le malheureux que nous regrettons se présente à lui et veut l’arrêter. Cette espèce de lutte exalte encore la frénésie de Morok, et il se jette sur celui qui s’opposait à son passage, le mord, le déchire… et tombe enfin dans d’horribles convulsions.

— Ah ! vous avez raison, c’est affreux… Et malgré tous les secours, la victime de Morok… ?

— Est morte cette nuit au milieu de souffrances atroces, car l’émotion avait été si violente, qu’une fièvre cérébrale s’est aussitôt déclarée.

— Et Morok, est-il mort ?

— Je ne sais pas… On a dû le transporter hier dans un hôpital, après l’avoir garrotté pendant l’état d’affaissement qui succède ordinairement à ces crises violentes ; mais en attendant qu’il pût être emmené d’ici, on l’a enfermé dans une chambre haute de cette maison.

— Mais il est perdu.

— Il doit être mort… Les médecins ne lui donnaient pas vingt-quatre heures à vivre.

Les interlocuteurs de cet entretien se tenaient dans une antichambre située au rez-de-chaussée où se réunissaient ordinairement les personnes qui venaient offrir volontairement leur aide et leurs concours.

D’un côté, cette pièce communiquait avec les salles de l’ambulance, de l’autre avec le vestibule dont la fenêtre s’ouvrait sur la cour.

— Ah ! mon Dieu ! dit l’un des deux interlocuteurs en regardant à travers la croisée, voyez donc quelles charmantes jeunes personnes viennent de descendre de cette belle voiture ; comme elles se ressemblent ! En vérité une pareille ressemblance est extraordinaire.

— Sans doute ce sont deux jumelles… Pauvres jeunes filles ! elles sont vêtues de deuil… Peut-être ont-elles à regretter un père ou une mère ?

— L’on dirait qu’elles viennent de ce côté.

— Oui… elles montent le perron…

Bientôt, en effet, Rose et Blanche entrèrent dans l’antichambre, l’air timide, inquiet, quoiqu’une sorte d’exaltation fébrile et résolue brillât dans leurs regards.

L’un des deux hommes qui causaient ensemble, touché de l’embarras des jeunes filles, s’avança vers elle et leur dit d’un ton de politesse prévenante :

— Désirez-vous quelque chose, mesdemoiselles ?

— N’est-ce pas ici, monsieur, reprit Rose, l’ambulance de la rue du Mont-Blanc ?

— Oui, mesdemoiselles.

— Une dame nommée madame Augustine du Tremblay a été, nous a-t-on dit, amenée ici il y a deux jours, monsieur. Pourrions-nous la voir ?

— Je dois vous faire observer, mademoiselle, qu’il y a quelque danger… à pénétrer dans les salles des malades.

— C’est une amie bien chère que nous désirons voir, répondit Rose d’un ton doux et ferme qui disait assez son mépris du danger.

— Je ne puis d’ailleurs, vous assurer, mademoiselle, reprit son interlocuteur, que la personne que vous cherchez soit ici ; mais, si vous voulez vous donner la peine d’entrer dans cette pièce, à main gauche, vous trouverez la bonne sœur Marthe dans son cabinet ; elle est chargée de la salle des femmes et vous donnera tous les renseignements que vous pourrez désirer.

— Merci, monsieur, dit Blanche en s’inclinant gracieusement. Et elle entra avec sa sœur dans l’appartement que l’on venait de lui indiquer.

— En vérité, elles sont charmantes, dit l’homme, en suivant du regard les deux sœurs, qui disparurent bientôt. Ce serait dommage, si…

Il ne put achever.

Tout à coup un tumulte effroyable, mêlé de cris d’horreur et d’épouvante, retentit dans les pièces voisines ; presque aussitôt deux portes qui communiquaient à l’antichambre s’ouvrirent violemment, et un grand nombre de malades, la plupart demi-nus, hâves, décharnés, les traits altérés par la terreur, se précipitèrent dans cette pièce en criant :

— Au secours ! au secours ! l’enragé !…

Il est impossible de peindre la mêlée désespérée furieuse, qui suivit cette panique de gens effarés se ruant sur l’unique porte de l’antichambre afin d’échapper au péril qu’ils redoutaient, et là, luttant, se battant, se foulant aux pieds afin de fuir par cette étroite issue.

Au moment où le dernier de ces malheureux parvenait à gagner la porte, se traînant épuisé sur ses mains ensanglantées, car il avait été renversé et presque écrasé durant la mêlée, Morok, l’objet de tant d’épouvante… Morok apparut.

Il était horrible… un lambeau de couverture ceignait ses reins ; son torse blafard et meurtri était nu ainsi que ses jambes, autour desquelles se voyaient encore les débris des liens qu’il venait de briser ; son épaisse chevelure jaunâtre se roidissait sur son front ; sa barbe semblait se hérisser, par la même horripilation ; ses yeux, roulant égarés, sanglants dans leur orbite, brillaient illuminés d’un éclat vitreux ; l’écume inondait ses lèvres ; de temps à autre il poussait des cris rauques, gutturaux ; les veines de ses membres de fer étaient tendues à se rompre ; il bondissait par saccades comme une bête fauve, en étendant devant lui ses doigts osseux et crispés.

Au moment où Morok allait atteindre l’issue par laquelle ceux qu’il poursuivait venaient de s’échapper, des personnes valides, accourues au bruit, parvinrent à fermer au dehors et cette porte et celles qui communiquaient aux salles de l’ambulance.

Morok se vit prisonnier.

Il courut alors vers la fenêtre pour la briser et se précipiter dans la cour ; mais, s’arrêtant tout à coup, il recula devant l’éclat miroitant des carreaux, saisi de l’horreur invincible que tous les hydrophobes éprouvent à la vue des objets luisants, et surtout des glaces.

Bientôt, les malades qu’il avait poursuivis, ameutés dans la cour, le virent, à travers la fenêtre, s’épuiser en efforts furieux pour ouvrir les portes que l’on venait de fermer sur lui. Puis, reconnaissant l’inutilité de ses tentatives, il poussa des cris sauvages et se mit à tourner rapidement autour de cette salle, comme un animal féroce qui cherche en vain l’issue de sa cage.

Mais ceux des spectateurs de cette scène qui collaient leurs visages aux vitres de la fenêtre poussèrent une grande clameur d’angoisse et d’épouvante.

Morok venait d’apercevoir la petite porte qui communiquait au cabinet occupé par la sœur Marthe, et dans lequel Rose et Blanche venaient d’entrer quelques instants auparavant.

Morok, espérant sortir par cette issue, tira violemment à lui le bouton de cette porte, et parvint à l’entr’ouvrir malgré la résistance qu’il éprouvait à l’intérieur…

Un instant, la foule effrayée vit de la cour les bras roidis de la sœur Marthe et des orphelines cramponnés à la porte et la retenant de tout leur pouvoir.




VI


L’hydrophobie.


Lorsque les malades rassemblés dans la cour virent l’acharnement des tentatives de Morok pour forcer la porte de la chambre où étaient renfermées sœur Marthe et les orphelines, la terreur redoubla.

— La sœur est perdue ! s’écriait-on avec horreur.

— Cette porte va céder…

— Et ce cabinet n’a pas d’autre issue !

— Il y a deux jeunes filles en deuil avec elle…

— On ne peut pourtant laisser de pauvres femmes aux prises avec ce furieux !… À moi, mes amis ! dit généreusement un spectateur valide en courant vers le perron pour rentrer dans l’antichambre.

— Il est trop tard, c’est vous exposer en vain, dirent plusieurs personnes en le retenant malgré lui.

À ce moment, on entendit des voix crier :

— Voici l’abbé Gabriel !

— Il descend du premier ;… il accourt au bruit.

— Il demande ce que c’est.

— Que va-t-il faire ?

En effet, Gabriel, occupé près d’un mourant dans une salle voisine, venait d’apprendre que Morok, brisant ses liens, était parvenu à s’échapper, par une étroite lucarne, de la chambre où on l’avait enfermé provisoirement.

Prévoyant les terribles dangers qui pouvaient résulter de l’évasion du dompteur de bêtes, le jeune missionnaire, ne consultant que son courage, accourut dans l’espoir de conjurer de plus grands malheurs.

D’après ses ordres, un infirmier le suivait, tenant à la main un réchaud portatif, rempli d’une braise ardente, au milieu de laquelle chauffaient à blanc plusieurs fers à cautériser dont les médecins se servaient dans quelques cas de choléra désespérés.

L’angélique figure de Gabriel était pâle ; mais une calme intrépidité éclatait sur son noble front. Traversant précipitamment le vestibule, écartant de droite et de gauche la foule pressée sur son passage, il se dirigeait en hâte vers l’antichambre. Au moment où il s’en approchait, un des malades lui dit d’une voix lamentable :

— Oh ! M. l’abbé… c’est fini ; ceux qui sont dans la cour et qui voient à travers les vitres, disent que la sœur Marthe est perdue…

Gabriel ne répondit rien, mit vivement la main sur la clef de la porte ; mais avant de pénétrer dans cette pièce où était renfermé Morok, il se retourna vers l’infirmier et lui dit d’une voix ferme.

— Vos fers sont chauffés à blanc ?

— Oui, M. l’abbé.

— Attendez-moi là… et tenez-vous prêt. Quant à vous, mes amis, ajouta-t-il en s’adressant à quelques malades frissonnant d’effroi, dès que je serai entré… fermez la porte sur moi… Je réponds de tout ; et vous, infirmier, ne venez que lorsque j’appellerai…

Puis le jeune missionnaire fit jouer le pêne de la serrure.

À ce moment, un cri de terreur, de pitié, d’admiration, sortit de toutes les poitrines, et les spectateurs de cette scène, rassemblés autour de la porte, s’en éloignèrent en hâte par un mouvement d’épouvante involontaire.

Après avoir levé les yeux au ciel comme pour invoquer Dieu à cet instant terrible, Gabriel poussa la porte et la referma aussitôt sur lui.

Il se trouva seul avec Morok.

Le dompteur de bêtes, par un dernier effort de fureur, était parvenu à ouvrir presque entièrement la porte à laquelle la sœur Marthe et les orphelines se cramponnaient, agonisantes de frayeur, en poussant des cris désespérés.

Au bruit des pas de Gabriel, Morok se retourna brusquement.

Alors, loin de persister à entrer dans le cabinet, d’un bond il s’élança en rugissant sur le jeune missionnaire.

Pendant ce temps, la sœur Marthe et les orphelines, ignorant la cause de la retraite de leur agresseur, et profitant de ce moment de répit, poussèrent intérieurement un verrou et se mirent ainsi à l’abri d’une nouvelle attaque.

Morok, l’œil hagard, les dents convulsivement serrées, s’était rué sur Gabriel, les mains étendues en avant afin de le saisir à la gorge. Le missionnaire reçut vaillamment le choc ; ayant, d’un coup d’œil rapide, deviné le mouvement de son adversaire, à l’instant où celui-ci s’élança sur lui, il le saisit par les deux poignets… et, le contenant ainsi, les abaissa violemment d’une main vigoureuse.

Pendant une seconde, Morok et Gabriel restèrent muets, haletants, immobiles, se mesurant du regard ; puis le missionnaire, arc-bouté sur ses reins, le haut du corps renversé en arrière, tâcha de vaincre les efforts de l’hydrophobe, qui, par de violents soubresauts, tentait de lui échapper et de se jeter sur lui, la tête en avant, pour le déchirer.

Tout à coup le dompteur de bêtes sembla défaillir, ses genoux fléchirent ; sa tête livide, violacée, se pencha sur ses épaules ; ses yeux se fermèrent… Le missionnaire, pensant qu’une faiblesse passagère succédait à l’accès de rage de ce misérable, et qu’il allait tomber, cessa de le maintenir pour lui prêter secours… Se sentant libre, grâce à sa ruse, Morok se releva tout à coup pour se jeter avec rage sur Gabriel. Surpris par cette brusque attaque, celui-ci chancela et se sentit saisir et enlacer dans les bras de fer de ce furieux.

Redoublant pourtant d’énergie et d’efforts, luttant poitrine contre poitrine, pied contre pied, le missionnaire fit à son tour trébucher son adversaire, d’un élan vigoureux parvint à le renverser, à lui saisir de nouveau les mains, et à le tenir presque immobile sous son genou… L’ayant ainsi complètement maîtrisé, Gabriel tournait la tête pour appeler à l’aide, lorsque Morok, par un effort désespéré, parvint à se redresser sur son séant et à saisir entre ses dents le bras gauche du missionnaire…

À cette morsure aiguë, profonde, horrible, qui entama les chairs, le missionnaire ne put retenir un cri de douleur et d’effroi ;… il voulut en vain se dégager ; son bras restait serré comme dans un étau entre les mâchoires convulsives de Morok, qui ne lâchait pas prise…

Cette scène effrayante avait duré moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, lorsque tout à coup la porte donnant sur le vestibule s’ouvrit violemment ; plusieurs hommes de cœur, ayant appris par les malades terrifiés le danger que courait le jeune prêtre, accouraient à son secours, malgré la recommandation qu’il avait faite de n’entrer que lorsqu’il appellerait.

L’infirmier, portant son réchaud et ses fers rougis à blanc, était au nombre des nouveaux arrivants ; Gabriel, l’apercevant, lui cria d’une voix altérée :

— Vite, vite ; mon ami, vos fers ;… j’y avais pensé, grâce à Dieu…

L’un des hommes qui venait d’entrer s’était heureusement précautionné d’une couverture de laine ; au moment où le missionnaire parvenait à arracher son bras d’entre les dents de Morok qu’il tenait toujours sous son genou, on jeta la couverture sur la tête de l’hydrophobe qui fut aussitôt enveloppé et garrotté sans danger, malgré sa résistance désespérée.

Gabriel alors se releva, déchira la manche de sa soutane, et mettant à nu son bras gauche, où l’on voyait une profonde morsure, saignante et bleuâtre, il fit signe à l’infirmier d’approcher, saisit un des fers rougis à blanc et, par deux fois, d’une main ferme et sûre, il appliqua l’acier incandescent sur sa plaie avec un calme héroïque qui frappa tous les assistants d’admiration.

Mais, bientôt, tant d’émotions diverses, si intrépidement combattues, eurent une réaction inévitable : le front de Gabriel se perla de grosses gouttes de sueur ; ses longs cheveux blonds se collèrent à ses tempes, il pâlit… chancela… perdit connaissance, et fut transporté dans une pièce voisine pour y recevoir les premiers secours.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un hasard, concevable d’ailleurs, avait fait, à l’insu de madame de Saint-Dizier, une vérité de l’un de ses mensonges. Afin d’engager encore davantage les orphelines à se rendre à l’ambulance provisoire, elle avait imaginé de leur dire que Gabriel s’y trouvait, ce qu’elle était loin de croire ; car elle eût, au contraire, tenté d’empêcher cette rencontre, qui pouvait nuire à ses projets, l’attachement du jeune missionnaire pour les jeunes filles lui étant connu.

Peu de temps après la scène terrible que l’on a racontée, Rose et Blanche entrèrent, accompagnées de sœur Marthe, dans une vaste salle d’un aspect étrange, sinistre, où l’on avait transporté un grand nombre de femmes subitement frappées du choléra.

Cet immense appartement, généreusement prêté pour établir une ambulance temporaire, était décoré avec un luxe excessif ; la pièce alors occupée par les femmes malades dont nous parlons avait servi de salon de réception ; les boiseries blanches étincelaient de somptueuses dorures ; des glaces, magnifiquement encadrées, séparaient les trumeaux de fenêtres à travers lesquelles on apercevait les fraîches pelouses d’un riant jardin que les premières pousses de mai verdissaient déjà.

Au milieu de ce luxe, de ces lambris dorés, sur un parquet de bois précieux, richement incrusté, l’on voyait symétriquement disposées quatre files de lits de toutes formes, provenant aussi de dons volontaires, depuis l’humble lit de sangle jusqu’à la riche couchette d’acajou sculpté.

Cette longue salle avait été partagée en deux dans toute sa longueur par une cloison provisoire de quatre à cinq pieds de hauteur ; l’on s’était ainsi ménagé la faculté d’établir quatre rangées de lits ; cette séparation s’arrêtait à quelque distance des deux extrémités de ce salon ; à cet endroit, il conservait toute sa largeur ; dans cet espace réservé l’on ne voyait pas de lits ; là se tenaient les servants volontaires, lorsque les malades n’avaient pas besoin de leurs soins ; à l’une de ces extrémités était une haute et magnifique cheminée de marbre, ornée de bronze doré ; là, chauffaient différents breuvages ; enfin, comme dernier trait à ce tableau d’un si singulier aspect, des femmes, appartenant aux conditions les plus diverses, se chargeaient volontairement de soigner tour à tour ces malades, dont les sanglots, les gémissements étaient toujours accueillis par elles avec de consolantes paroles de commisération et d’espérance.

Tel était l’endroit à la fois bizarre et lugubre dans lequel Rose et Blanche, se tenant par la main, entrèrent quelque temps après que Gabriel eut déployé un courage si héroïque dans sa lutte contre Morok.

La sœur Marthe accompagnait les filles du maréchal Simon ; après leur avoir dit quelques mots tout bas, elle indiqua à chacune d’elles un des côtés de la cloison où étaient rangés des lits, puis se dirigea vers l’autre extrémité de la salle afin de donner quelques ordres.

Les orphelines, sous le coup de la terrible émotion causée par le péril dont Gabriel les avait sauvées à leur insu, étaient d’une excessive pâleur ; néanmoins une ferme résolution se lisait dans leurs yeux. Il s’agissait non-seulement pour elles d’accomplir un impérieux devoir de reconnaissance, et de se montrer ainsi dignes de leur valeureux père ; il s’agissait encore pour elles du salut de leur mère dont la félicité éternelle pouvait dépendre, leur avait-on dit, des preuves de dévouement chrétien qu’elles donneraient au Seigneur. Est-il besoin d’ajouter que la princesse de Saint-Dizier, suivant les avis de Rodin, dans une seconde entrevue habilement ménagée entre elle et les deux sœurs, à l’insu de Dagobert, avait tour à tour abusé, exalté, fanatisé ces pauvres âmes confiantes, naïves et généreuses, en poussant jusqu’à l’exagération la plus funeste tout ce qu’il y avait en elles de sentiments élevés et courageux ?

Les orphelines ayant demandé à la sœur Marthe si madame Augustine du Tremblay avait été amenée dans cet asile de secours depuis trois jours, la sœur leur avait répondu qu’elle l’ignorait,… mais qu’en parcourant les salles des femmes, il leur serait très-facile de s’assurer si la personne qu’elles cherchaient s’y trouvait. Car l’abominable dévote, qui, complice de Rodin, jetait ces deux enfants au milieu d’un péril mortel, avait menti effrontément en leur affirmant qu’elle venait d’apprendre que leur gouvernante avait été transportée dans cette ambulance.

Les filles du maréchal Simon avaient, et pendant l’exil et durant leur pénible voyage avec Dagobert, été exposées à de bien rudes épreuves ; mais jamais un spectacle aussi désolant que celui qui s’offrait tout à coup à leurs yeux n’avait frappé leurs regards…

Cette longue file de lits, où tant de créatures étaient gisantes, où celles-ci se tordaient en poussant des gémissements de douleur, où celles-là faisaient entendre les sourds râlements de l’agonie, où d’autres enfin, dans le délire de la fièvre, éclataient en sanglots ou appelaient à grands cris les êtres dont la mort allait les séparer ; ce spectacle effrayant, même pour des hommes aguerris, devait presque inévitablement, selon l’exécrable prévision de Rodin et de ses complices, causer une impression fatale à ces deux jeunes filles qu’une exaltation de cœur aussi généreuse qu’irréfléchie poussait à cette dangereuse visite.

Puis, circonstance funeste, qui pour ainsi dire ne se révéla dans toute la poignante et profonde amertume de leur souvenir qu’au chevet des premières malades qu’elles virent, c’était aussi du choléra… de cette mort affreuse, qu’était morte la mère des orphelines…

Que l’on se figure donc les deux sœurs arrivant dans ces vastes salles d’un aspect si effrayant, déjà affreusement émues par la terreur que leur avait inspirée Morok, et commençant leur triste recherche parmi ces infortunées dont les souffrances, dont l’agonie, dont la mort, rappelaient à chaque instant aux orphelines la souffrance, l’agonie, la mort de leur mère.

Un moment pourtant, à l’aspect de cette salle funèbre, Rose et Blanche sentirent leur résolution faiblir ; un noir pressentiment leur fit regretter leur héroïque imprudence ; enfin depuis quelques minutes, elles commençaient à ressentir les sourds tressaillements d’un frisson fébrile, glacé ; puis, de douloureux élancements faisaient parfois battre leurs tempes ; mais attribuant ces symptômes, dont elles ignoraient le danger, aux suites de l’effroi que venait de leur causer Morok, tout ce qu’il y avait de bon, de valeureux en elles étouffa bientôt ces craintes ; elles échangèrent un tendre regard ; leur courage se ranima, et toutes deux, Rose d’un côté de la cloison, Blanche de l’autre, commencèrent séparément leur pénible recherche.

Gabriel, transporté dans la chambre des médecins de service, avait bientôt repris ses sens. Grâce à sa présence d’esprit et à son courage, sa blessure, cicatrisée à temps, ne pouvait plus avoir de suites dangereuses ; sa plaie pansée, il voulut retourner dans la salle des femmes ; car c’était là qu’il donnait de pieuses consolations à une mourante quand on était venu le prévenir des affreux dangers qui pouvaient résulter de l’évasion de Morok.

Peu d’instants avant que le missionnaire entrât dans cette salle, Rose et Blanche arrivaient presque ensemble au terme de leurs tristes recherches, l’une ayant parcouru la ligne gauche des lits, l’autre la ligne droite, séparées par la cloison qui traversait toute la salle…

Les deux sœurs ne s’étaient pas encore rejointes…

Leurs pas devenaient de plus en plus chancelants ; à mesure qu’elles s’avançaient, elles étaient obligées de s’appuyer de temps à autre sur les lits auprès desquels elles passaient ; les forces commençaient à leur manquer.

En proie à une sorte de vertige, de douleur et d’épouvante, elles ne paraissaient plus agir que machinalement…

Hélas ! les orphelines venaient d’être frappées presque ensemble des terribles symptômes du choléra. Par suite de cette espèce de phénomène physiologique dont nous avons déjà parlé, phénomène fréquent chez les êtres jumeaux, et qui déjà plusieurs fois s’était révélé lors de deux ou trois maladies dont les jeunes filles avaient été pareillement atteintes, cette fois encore, une cause mystérieuse, soumettant leur organisation à des sensations, à des accidents simultanés, semblaient les assimiler à deux fleurs d’une même tige, qui tour à tour renaissent et se flétrissent ensemble.

Puis, l’aspect de toutes les souffrances, de toutes les agonies auxquelles les orphelines venaient d’assister en traversant cette longue salle, avait encore accéléré le développement de cette effroyable maladie. Rose et Blanche portaient déjà sur leur visage bouleversé, méconnaissable, la mortelle empreinte de la contagion, lorsque chacune d’elles sortit, de son côté, des subdivisions de la salle qu’elles venaient de parcourir sans trouver leur gouvernante.

Rose et Blanche, séparées jusqu’alors par la haute cloison qui régnait dans toute la longueur du salon, n’avaient pu s’apercevoir ;… mais lorsqu’enfin elles jetèrent les yeux l’une sur l’autre, il se passa une scène déchirante.




VII


L’ange gardien.


À la fraîcheur charmante de Rose et de Blanche avait succédé une pâleur livide ; leurs grands yeux bleus, devenus caves, commençant à se retirer au fond de leurs orbites, paraissaient énormes ; leurs lèvres, naguère si vermeilles, se couvraient déjà d’une teinte violette… comme celle qui remplaçait peu à peu la transparence carminée de leurs joues et de leurs doigts effilés… On eût dit que tout ce qu’il y avait de rose et de pourpre dans leur ravissant visage se ternissait ainsi peu à peu sous le souffle bleuâtre et glacé de la mort…

Lorsque les orphelines se trouvèrent face à face, défaillantes, se soutenant à peine… un cri de mutuel effroi sortit de leur sein ; chacune, à la vue de l’épouvantable altération des traits de sa sœur, s’écria :

— Ma sœur… toi aussi, tu souffres ?…

Et toutes deux se précipitèrent dans les bras l’une de l’autre en fondant en larmes ; puis, s’interrogeant du regard :

— Mon Dieu, Rose… tu es bien pâle !

— Comme toi, ma sœur…

— Tu ressens aussi un frisson glacé ?…

— Oui, je suis brisée ;… ma vue se trouble…

— Moi, j’ai la poitrine en feu…

— Ma sœur, nous allons peut-être mourir ?…

— Pourvu que ce soit ensemble…

— Et notre pauvre père ?…

— Et Dagobert ?…

— Ma sœur… notre rêve… était vrai ! s’écria tout à coup Rose presque délirante, en jetant ses bras autour du cou de sa sœur. Regarde… regarde ;… l’ange Gabriel vient nous chercher…

À ce moment, en effet, Gabriel entrait dans l’espèce d’hémicycle réservé à chaque extrémité du salon.

— Ciel !… que vois-je ?… les filles du maréchal Simon ! s’écria le jeune prêtre.

Et s’élançant, il reçut les orphelines entre ses bras ; elles n’avaient plus la force de se soutenir ; déjà leurs têtes alanguies, leurs yeux mourants, leur souffle péniblement oppressé annonçaient les approches de la mort…

La sœur Marthe n’était qu’à quelques pas ; elle accourut à l’appel de Gabriel ; aidé de cette sainte femme, il put transporter les orphelines sur le lit réservé au médecin de garde.

De peur que le spectacle de cette déchirante agonie n’impressionnât trop vivement les malades voisines, la sœur Marthe tira un grand rideau, et les deux sœurs furent séparées, de la sorte, du reste de la salle.

Leurs mains s’étaient si étroitement entrelacées pendant un accès de paroxysme nerveux, que l’on ne put disjoindre leurs doigts crispés ; ce fut ainsi que les premiers secours leurs furent donnés… secours impuissants à vaincre le mal, mais qui du moins calmèrent pour quelques instants l’atroce violence de leurs douleurs et jetèrent une faible lueur au milieu de leur raison obscurcie et troublée.

À ce moment, Gabriel, debout à leur chevet et penché vers elles, les contemplait avec une douleur inexprimable ; le cœur brisé, la figure baignée de larmes, il songeait avec épouvante au sort étrange qui le rendait témoin de la mort de ces deux jeunes filles, ses parentes, que peu de mois auparavant il avait arrachées aux horreurs de la tempête… Malgré la fermeté d’âme du missionnaire, il ne pouvait s’empêcher de frémir en réfléchissant à la destinée des orphelines, à la mort de Jacques Rennepont, à l’effrayante captation qui, après avoir jeté M. Hardy dans la solitude claustrale de Saint-Hérem, en avait fait, presque à l’agonie, un membre de la société de Jésus[3] ; le missionnaire se disait que déjà quatre membres de la famille Rennepont… de sa famille à lui, Gabriel, venaient d’être successivement frappés par un concours de circonstances funestes ; il se demandait enfin avec effroi comment les détestables intérêts de la société d’Ignace de Loyola étaient servis par une fatalité si providentielle ?… L’étonnement du jeune missionnaire eût fait place à l’horreur la plus profonde, s’il eût connu la part que Rodin et ses complices avaient à la mort de Jacques Rennepont, en faisant surexciter par Morok les mauvais penchants de cet artisan, et à la fin prochaine de Rose et de Blanche, en faisant exalter par la princesse de Saint-Dizier les inspirations généreuses des orphelines jusqu’à un héroïsme homicide.

Rose et Blanche, sortant un moment du douloureux anéantissement où elles étaient plongées, ouvrirent à demi leurs grands yeux déjà troubles, éteints ; et puis toutes deux, de plus en plus délirantes, attachèrent un regard fixe et extatique sur l’angélique figure de Gabriel…

— Ma sœur, dit Rose d’une voix affaiblie, vois-tu l’archange… comme dans notre rêve… en Allemagne ?

— Oui… il y a trois jours, il nous est encore apparu.

— Il vient… nous chercher…

— Hélas ! notre mort… sauvera-t-elle notre pauvre mère… du purgatoire ?

— Archange… saint archange… priez Dieu pour notre mère… et pour nous…

Jusqu’alors, Gabriel, stupéfait d’étonnement et de douleur, presque suffoqué par les sanglots, n’avait pu trouver une parole ; mais, à ces mots des orphelines, il s’écria :

— Chères enfants, pourquoi douter du salut de votre mère ?… Ah !… jamais âme plus pure, plus sainte, n’est remontée vers le Créateur… Votre mère !… mais je le sais par mon père adoptif, ses vertus, son courage, ont fait l’admiration de ceux qui la connaissaient… aussi, croyez-moi… Dieu l’a bénie…

— Oh ! tu l’entends… ma sœur… ! s’écria Rose, et un éclair de joie céleste illumina un instant la figure livide des orphelines. Notre mère est bénie de Dieu !…

— Oui, oui, reprit Gabriel ; écartez ces idées funestes… pauvres enfants ;… reprenez courage, vous ne mourrez pas… Songez à votre père…

— Notre père ! dit Blanche en tressaillant.

Et elle reprit avec un mélange de raison et d’exaltation délirante qui eût déchiré l’âme la plus indifférente :

— Hélas ! il ne nous retrouvera plus à son retour… Pardonne-nous, mon père ;… nous n’avons pas cru mal agir… Nous avons, comme toi, voulu faire quelque chose de généreux, en tâchant d’aller secourir notre gouvernante…

— Et puis nous ne savions pas mourir si vite et si tôt… Hier encore nous étions gaies, heureuses…

— Oh ! bon archange, vous apparaîtrez en rêve à notre père, comme vous nous êtes apparu ; vous lui direz qu’en mourant, la dernière pensée… de ses enfants… a été pour lui…

— C’est sans prévenir Dagobert que nous sommes… venues ici ;… que notre père ne le gronde pas.

— Saint archange, reprit l’autre orpheline d’une voix de plus en plus affaiblie, à Dagobert aussi… vous apparaîtrez… pour lui dire que nous lui demandons pardon du chagrin que notre mort lui aura causé…

— Que notre vieil ami donne… une bonne caresse pour nous au pauvre Rabat-Joie, notre gardien fidèle, ajouta Blanche en tâchant de sourire.

— Et puis… enfin…, reprit Rose d’une voix plus faible, promettez-nous d’apparaître aussi à deux personnes… qui ont été si affectueuses pour nous ;… portez-leur notre dernier souvenir,… à cette bonne Mayeux… et à cette belle mademoiselle Adrienne…

— Nous n’oublions… personne de ceux qui nous ont aimées…, dit Blanche avec un suprême effort ; maintenant… que le bon Dieu… fasse… que nous allions rejoindre notre mère… pour ne plus jamais la quitter.

— Vous nous l’avez promis… vous savez… bon archange, dans le rêve… vous nous avez dit : « Pauvres enfants venues… de si loin… vous aurez… traversé cette terre… pour aller vous reposer à jamais dans le sein maternel… »

— Oh ! c’est affreux… affreux… si jeunes… et aucun espoir… de les sauver…, murmura Gabriel en cachant dans ses mains sa figure altérée. Seigneur, Seigneur, tes voies sont impénétrables… Hélas ! pourquoi frapper ces enfants d’une mort si cruelle ?

Rose poussa un grand soupir et dit d’une voix expirante :

— Que nous soyons… ensevelies… ensemble… afin d’être… après notre mort… comme pendant notre vie… ensemble.

Et les deux sœurs tournèrent leurs regards expirants et tendirent leurs mains suppliantes vers Gabriel.

— Oh ! saints martyrs du plus généreux dévouement ! s’écria le missionnaire en levant au ciel ses yeux baignés de larmes, âmes angéliques !… trésors d’innocence et de candeur, remontez… remontez au ciel !… puisque, hélas ! Dieu vous rappelle à lui, comme si la terre n’était pas digne de vous posséder.

— Ma sœur !… mon père !…

Tels furent les mots suprêmes que les orphelines prononcèrent d’une voix mourante…

Puis, les deux sœurs, par un dernier mouvement instinctif, semblèrent vouloir se serrer l’une contre l’autre, leurs paupières appesanties se soulevèrent à demi, comme pour échanger encore un regard ; alors elles frissonnèrent deux ou trois fois ; leurs membres s’affaissèrent… et un profond soupir s’exhala de leurs lèvres violettes, faiblement entr’ouvertes…

Rose et Blanche étaient mortes !…

Gabriel et la sœur Marthe, après avoir fermé la paupière des orphelines, s’agenouillèrent pour prier auprès de la couche funèbre.

Tout à coup un grand tumulte se fit entendre dans la salle.

Bientôt des pas précipités, mêlés d’imprécations, retentirent ; le rideau qui environnait cette scène lugubre s’ouvrit, et Dagobert entra précipitamment, pâle, égaré, les habits en désordre…

À la vue de Gabriel et de la sœur de charité agenouillés auprès du corps de ses enfants, le soldat, pétrifié, poussa un cri terrible, essaya de faire un pas… mais en vain, car avant que Gabriel eût pu courir à lui, Dagobert tomba à la renverse, et sa tête grise rebondit sur le parquet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il fait nuit… une nuit sombre, orageuse.

Une heure du matin vient de sonner à l’église de Montmartre.

C’est au cimetière de Montmartre que, le même jour, on a transporté le cercueil qui, selon le vœu de Rose et de Blanche, les contenait toutes deux…

À travers l’ombre épaisse qui enveloppe le champ des morts, on voit errer une pâle lumière.

C’est le fossoyeur.

Il marche avec précaution, une lanterne sourde à la main.

Un homme, enveloppé d’un manteau, l’accompagne ; sa tête est baissée, il pleure.

C’est Samuel…

Samuel… le vieux juif… le gardien de la maison de la rue Saint-François.

La nuit des funérailles de Jacques Rennepont, le premier mort des sept héritiers, enterré dans un autre cimetière, Samuel est aussi venu s’entretenir mystérieusement avec le fossoyeur… pour en obtenir à prix d’or… une faveur…

Étrange et effrayante faveur !

Après avoir traversé bien des sentiers bordés de cyprès, côtoyé bien des tombes, le juif et le fossoyeur arrivèrent à une petite clairière, située près de la muraille occidentale du cimetière.

La nuit était toujours si noire, que l’on y voyait à peine.

Après avoir promené çà et là sa lanterne à terre et autour de lui, le fossoyeur, montrant à Samuel au pied d’un grand if aux longs rameaux noirs, une éminence de terre fraîchement remuée, il dit :

— C’est là…

— Vous en êtes sûr ?…

— Oui, oui… deux corps dans une même bière… ça ne se rencontre pas tous les jours.

— Hélas !… toutes deux dans le même cercueil… dit le juif en gémissant.

— Maintenant que vous savez l’endroit… que voulez-vous de plus ? demanda le fossoyeur.

Samuel ne répondit pas.

Il tomba à genoux, baisa pieusement la terre qui recouvrait la fosse, puis se relevant, les joues baignées de larmes, il s’approcha du fossoyeur et lui parla quelques instants tout bas… à l’oreille, tout bas… quoiqu’ils fussent seuls, au fond de ce cimetière désert.

Alors entre ces deux hommes commença un mystérieux entretien que la nuit enveloppait de son ombre, de son silence.

Le fossoyeur, épouvanté de ce que Samuel lui demandait, refusa d’abord.

Mais le juif employant tour à tour la persuasion, les prières, les larmes, et enfin la séduction de l’or que l’on entendit tinter, le fossoyeur, après une longue résistance, parut vaincu ;… quoique frémissant à la pensée de ce qu’il promettait à Samuel, il lui dit d’une voix altérée :

— Dans la nuit de demain… à deux heures.

— Je serai derrière ce mur, dit Samuel en montrant, à l’aide de la lanterne, la clôture peu élevée ; pour signal… je jetterai trois pierres dans le cimetière.

— Oui… pour signal, trois pierres, répondit le fossoyeur en frissonnant et en essuyant la sueur froide qui coulait sur son front.

Retrouvant un reste de vigueur, Samuel, malgré son grand âge, s’aidant des anfractuosités des pierres, escalada le mur peu élevé à cet endroit, et disparut.

Le fossoyeur regagna sa maison à grands pas… regardant de temps à autre avec effroi derrière lui, comme s’il eût été poursuivi par quelque sinistre vision.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir des funérailles de Rose et de Blanche, Rodin écrivit deux billets.

Le premier, adressé à son mystérieux correspondant de Rome, faisait allusion à la mort de Jacques Rennepont, à la mort de Rose et de Blanche Simon, à la captation de M. Hardy et à la donation de Gabriel, événements qui réduisaient le nombre des héritiers à deux… à mademoiselle de Cardoville et à Djalma.

Ce premier billet, écrit par Rodin et adressé à Rome, contenait ces seuls mots :


« Qui de sept ôte cinq, reste : DEUX.

« Faites connaître ce résultat au cardinal-prince ; et qu’il marche,… car moi j’avance… j’avance… j’avance… »


Le second billet, d’une écriture contrefaite, fut adressé et devait parvenir sûrement au maréchal Simon.

Il contenait ce peu de mots :


« S’il en est temps encore, revenez en hâte, vos filles sont mortes.

« On vous dira qui les a tuées. »




VIII


La ruine.


C’est le lendemain de la mort des filles du maréchal Simon.

Mademoiselle de Cardoville ignore encore la funeste fin de ses jeunes parentes ; sa figure est rayonnante de bonheur. Jamais elle n’a été plus jolie ; jamais ses yeux n’ont été plus brillants, son teint d’une blancheur plus éblouissante, ses lèvres d’un corail plus humide. Selon son habitude, un peu excentrique, de se vêtir chez elle d’une manière pittoresque, Adrienne porte, quoiqu’il soit environ trois heures de l’après-midi, une robe de moire d’un vert pâle, à jupe très-ample, dont les manches et le corsage, largement tailladés de rose, sont rehaussés de passementeries de jais blanc d’une exquise délicatesse ; un léger réseau de perles, aussi de jais blanc, cachant la natte épaisse qui se tord derrière la tête d’Adrienne, forme une sorte de coiffure orientale d’une originalité charmante, qui accompagne à merveille les longues boucles de cheveux de la jeune fille qui encadrent son visage et tombent presque jusque sur son sein arrondi.

À l’expression de bonheur ineffable qui épanouit les traits de mademoiselle de Cardoville se joint certain air résolu, railleur, incisif, qui ne lui est pas habituel ; sa ravissante tête semble se redresser plus vaillante encore sur un cou gracieux et blanc comme celui d’un cygne ; on dirait qu’une ardeur mal contenue dilate ses petites narines roses et sensuelles, et qu’elle attend avec une impatience hautaine le moment d’une lutte agressive et ironique…

Non loin d’Adrienne est la Mayeux ; elle a repris dans la maison la place qu’elle y avait d’abord occupée ; la jeune ouvrière porte le deuil de sa sœur ; son visage exprime une tristesse douce et calme ; elle regarde mademoiselle de Cardoville avec surprise, car jamais jusqu’alors elle n’a vu la physionomie de la belle patricienne empreinte de cette expression d’audace et d’ironie.

Mademoiselle de Cardoville n’avait pas la moindre coquetterie, dans le sens étroit et vulgaire de ce mot ; pourtant elle jetait un regard interrogatif sur la glace devant laquelle elle se tenait debout ; puis, après avoir rendu sa souplesse élastique à une boucle de ses longs cheveux d’or, en l’enroulant un moment sur son doigt d’ivoire, elle effaça du plat de sa main quelques plis imperceptibles formés par le froncement de l’épaisse étoffe autour de son élégant corsage.

Ce mouvement et celui qu’elle fit en tournant à demi le dos à la glace pour voir si sa robe s’ajustait parfaitement de tout point, révélèrent par une ondulation serpentine tout le charme voluptueux, tous les divins trésors de cette taille souple, fine et cambrée ; car, malgré la richesse sculpturale du contour de ses hanches et de ses épaules blanches, fermes et lustrées comme un beau marbre pentélique, Adrienne était aussi l’une de ces heureuses privilégiées du Seigneur… qui peuvent se faire une ceinture de leur jarretière.

Ces charmantes évolutions de coquetterie féminine accomplies avec une grâce indicible, Adrienne, se tournant vers la Mayeux, dont la surprise allait croissant, lui dit en souriant :

— Ma douce Madeleine, ne vous moquez pas trop de ma question. Que diriez-vous d’un tableau… qui me représenterait comme me voilà ?…

— Mais, mademoiselle…

— Comment ! encore mademoiselle ? dit Adrienne d’un ton de doux reproche.

— Mais… Adrienne…, reprit la Mayeux, je dirais que je vois un charmant tableau… et que, comme toujours, vous êtes mise avec un goût parfait…

— Vous ne me trouvez pas mieux aujourd’hui… que les autres jours ? Cher poëte… je commence par vous déclarer que ce n’est pas pour moi que je vous demande cela…, ajouta gaiement Adrienne.

— Je m’en doute, répondit la Mayeux en souriant un peu ; eh bien ! à vrai dire, il est impossible d’imaginer une toilette plus à votre avantage. Cette robe, d’un vert tendre et d’un rose pâle, relevée par le doux éclat de ces garnitures de jais blanc, qui s’harmonise si merveilleusement avec l’or de vos cheveux, tout cela fait que de ma vie, je vous le répète, je n’ai vu un aussi gracieux tableau…

Ce que la Mayeux disait, elle le sentait, et elle se trouvait heureuse de pouvoir l’exprimer, car nous avons dit la vive admiration de cette âme poétique pour tout ce qui était beau.

— Eh bien ! reprit gaiement Adrienne, je suis ravie de ce que vous me trouviez mieux aujourd’hui qu’un autre jour, mon amie.

— Seulement…, reprit la Mayeux en hésitant.

— Seulement ? dit Adrienne en regardant la jeune ouvrière d’un regard interrogatif.

— Seulement, mon amie, reprit la Mayeux, si je ne vous ai jamais vue plus jolie… jamais non plus je n’ai vu sur vos traits l’expression résolue, ironique que vous aviez tout à l’heure… C’était comme un air d’impatient défi…

— C’est cela même, ma douce petite Madeleine, dit Adrienne en se jetant au cou de la Mayeux avec une joyeuse tendresse ; il faut que je vous embrasse pour m’avoir si bien devinée ; car si j’ai, voyez-vous, cet air un peu agressif… c’est que j’attends ma chère tante.

— Madame la princesse de Saint-Dizier, s’écria la Mayeux avec crainte, cette grande dame si méchante qui vous a fait tant de mal ?

— Justement, elle m’a demandé un moment d’entretien, et je me fais une joie de la recevoir…

— Une joie !

— Une joie… un peu moqueuse, un peu ironique… un peu méchante, il est vrai, reprit gaiement Adrienne. Jugez donc… elle regrette ses galanteries, sa beauté, sa jeunesse ; enfin son embonpoint même la désole, cette sainte femme !… et elle va me voir belle, aimée, amoureuse, et… mince… oui, surtout mince… ajouta mademoiselle de Cardoville en riant comme une folle.

Puis elle reprit :

— Or, vous ne pouvez vous imaginer, mon amie, l’envie forcenée, le désespoir atroce que cause aux ridicules prétentions d’une grosse femme mûre… la vue d’une jeune femme… mince…

— Mon amie !… dit sérieusement la Mayeux, vous plaisantez ;… et pourtant, je ne sais pourquoi la venue de la princesse m’effraye…

— Cher et tendre cœur, rassurez-vous donc, reprit affectueusement Adrienne ; cette femme, je ne la crains pas… je ne la crains plus ;… pour le lui bien prouver, et aussi pour la désoler beaucoup, je vais la traiter, elle, un monstre d’hypocrisie, de méchanceté, de noirceur… elle, qui vient sans doute ici dans quelque dessein affreux… je vais la traiter en femme inoffensive et ridicule… pour tout dire, en grosse femme !…

Et Adrienne se prit à rire de nouveau.

Un valet de chambre entra, interrompit l’accès de folle gaieté d’Adrienne, et lui dit :

— Madame la princesse de Saint-Dizier fait demander si mademoiselle peut la recevoir ?

— Certainement, dit mademoiselle de Cardoville.

Le domestique sortit.

La Mayeux allait, par discrétion, se lever et quitter la chambre.

Adrienne la retint et lui dit avec un accent de sérieuse tendresse en lui prenant la main :

— Mon amie… restez ;… je vous en prie…

— Vous voulez…

— Oui… je veux… toujours par vengeance, reprit Adrienne en souriant, montrer à madame de Saint-Dizier… que j’ai une tendre amie ;… qu’enfin je jouis de tous les bonheurs à la fois…

— Mais Adrienne, reprit timidement la Mayeux, pensez donc… que…

— Silence ! Voici la princesse, restez… Je vous le demande en grâce et comme un service. Votre rare instinct de cœur… devinera peut-être le but caché de sa visite ;… les pressentiments de votre affection ne m’ont-ils pas éclairée sur les trames de cet odieux Rodin ?

Devant une telle prière, la Mayeux ne pouvait hésiter ; elle resta, mais fit quelques pas pour se reculer de la cheminée ; Adrienne la prit par la main, la fit se rasseoir dans le fauteuil qu’elle occupait au coin du foyer et lui dit :

— Ma chère Madeleine, gardez votre place ; vous ne devez rien à madame de Saint-Dizier ; moi, c’est différent : elle vient chez moi.

À peine Adrienne avait-elle prononcé ces mots, que la princesse entra, la tête haute, l’air imposant (et elle avait, on l’a dit, le plus grand air du monde), le pas ferme, la démarche altière.

Les caractères les plus entiers, les esprits les plus réfléchis, cèdent presque toujours par quelque endroit à de puériles faiblesses ; une envie féroce, excitée par l’élégance, par la beauté, par l’esprit d’Adrienne, avait toujours eu une large part dans la haine de la princesse contre sa nièce ; quoiqu’il lui fût impossible de songer à rivaliser avec Adrienne, et qu’elle n’y songeât même pas sérieusement, madame de Saint-Dizier n’avait pu s’empêcher, pour se rendre à l’entrevue qu’elle lui avait demandée, de mettre plus de recherche dans sa toilette et de se faire corser, serrer, sangler à triple tour, dans sa robe de taffetas changeant ; compression qui lui rendait le visage beaucoup plus coloré qu’elle ne l’avait habituellement. En un mot, la foule de jaloux et haineux sentiments qui l’animaient contre Adrienne avait, à la seule pensée de cette rencontre, jeté une telle perturbation dans l’esprit ordinairement calme et mesuré de la princesse, qu’au lieu de ces toilettes simples et peu voyantes qu’en femme de tact et de goût elle portait d’ordinaire, elle avait commis la maladresse d’une robe gorge de pigeon et d’un chapeau grenat orné d’un magnifique oiseau de paradis.

La haine, l’envie, et l’orgueil du triomphe (la dévote songeait à l’habileté perfide avec laquelle elle avait envoyé à une mort presque assurée les filles du maréchal Simon), l’exécrable espérance mal dissimulée de réussir dans de nouvelles trames, se partageaient pour ainsi dire l’expression de la physionomie de la princesse de Saint-Dizier lorsqu’elle entra chez sa nièce.

Adrienne, sans faire un pas au-devant de sa tante, se leva néanmoins très-poliment du sofa où elle était assise, fit une demi-révérence remplie de grâce et de dignité, puis elle se rassit ; montrant alors du geste à la princesse un fauteuil placé en face de la cheminée dont la Mayeux occupait un angle et elle, Adrienne, un autre côté, elle dit :

— Donnez-vous la peine de vous asseoir, madame.

La princesse devint très-rouge, resta debout et jeta un regard de dédaigneuse et insolente surprise sur la Mayeux, qui, fidèle à la recommandation d’Adrienne, s’était légèrement inclinée à l’entrée de madame de Saint-Dizier sans lui offrir sa place. La jeune ouvrière avait agi de la sorte, et par réflexion de dignité, et en écoutant aussi la voix de sa conscience qui lui disait que la véritable supériorité de position n’appartenait pas à cette princesse lâche, hypocrite et méchante, mais à elle, la Mayeux, si admirablement bonne et dévouée.

— Ayez donc la bonté de vous asseoir, madame, reprit Adrienne de sa voix douce en désignant à sa tante le siège vacant.

— L’entretien que je vous ai demandé, mademoiselle, dit la princesse, doit être secret.

— Je n’ai pas de secret, madame, pour ma meilleure amie ; vous pouvez donc parler devant mademoiselle.

— Je sais depuis longtemps, reprit madame de Saint-Dizier avec une ironie amère, qu’en toutes choses, vous vous souciez fort peu du secret et que vous êtes facile sur le choix de ce que vous appelez vos amis… Mais vous me permettrez d’agir autrement que vous. Si vous n’avez pas de secrets, mademoiselle, j’en ai… moi… et je n’entends pas en faire confidence à la première venue…

Et la dévote jeta un nouveau coup d’œil de mépris sur la Mayeux.

Celle-ci, blessée du ton insolent de la princesse, répondit doucement et simplement :

— Je ne vois pas jusqu’ici, madame, la différence si humiliante qui peut exister entre la première… et la dernière venue chez mademoiselle de Cardoville.

— Comment ?… Ça parle ? s’écria la princesse d’un ton de pitié superbe et insolente.

— Du moins, madame… ça répond, reprit la Mayeux de sa voix calme.

— Je veux vous entretenir seule ; est-ce clair, mademoiselle ? dit impatiemment la dévote à sa nièce.

— Pardon… je ne vous comprends pas, madame, fit Adrienne d’un air étonné ; mademoiselle, qui m’honore de son amitié, veut bien consentir à assister à l’entretien que vous m’avez demandé… Je dis qu’elle le veut bien… parce qu’il lui faut, en effet, une très-affectueuse condescendance pour se résigner à entendre… pour l’amour de moi… toutes les choses gracieuses, bienveillantes… charmantes… dont vous venez sans doute me faire part…

— Mais, mademoiselle…, dit vivement la princesse.

— Permettez-moi de vous interrompre, madame, reprit Adrienne avec l’accent d’une aménité parfaite, et comme si elle eût adressé à la dévote des compliments les plus flatteurs. Afin de vous mettre tout de suite en confiance avec mademoiselle, je m’empresse de vous apprendre qu’elle est instruite de toutes les saintes perfidies… de toutes les pieuses noirceurs… de toutes les dévotes indignités… dont vous avez voulu et failli me rendre victime ;… elle sait enfin que vous êtes une mère de l’Église… comme on en voit peu… Puis-je espérer maintenant, madame, voir cesser votre délicate et intéressante réserve ?

— En vérité, dit la princesse avec une sorte d’ébahissement courroucé, je ne sais si je veille ou si je rêve…

— Ah ! mon Dieu ! dit Adrienne d’un air alarmé, ce doute que vous manifestez sur l’état de vos facultés est inquiétant, madame. Le sang vous monte sans doute à la tête… car votre visage est très-coloré ;… vous semblez oppressée… comprimée… déprimée… peut-être… (l’on peut se dire cela entre femmes), peut-être êtes-vous un peu serrée… madame ?

Ces mots, dits par Adrienne avec un adorable semblant d’intérêt et de naïveté, manquèrent de faire suffoquer la princesse qui, malgré elle, devint cramoisie et s’écria, en s’asseyant brusquement :

— Eh bien ! soit, mademoiselle… je préfère cet accueil à tout autre, il me met à l’aise… en confiance, comme vous dites…

— N’est-ce pas madame ? dit Adrienne en souriant ; au moins l’on peut franchement dire tout ce que l’on a sur le cœur… ce qui doit avoir pour vous le charme de la nouveauté… Voyons, entre nous, avouez que vous nous savez gré de vous mettre ainsi à même de déposer un instant ce fâcheux masque de dévotion, de douceur et de bonté qui doit tant vous peser…

En entendant les sarcasmes d’Adrienne, innocente vengeance bien excusable, si l’on songe à tout le mal que la princesse avait voulu faire à sa nièce, la Mayeux sentait son cœur se serrer, car plus qu’Adrienne, et avec raison, elle redoutait la princesse, qui reprit avec plus de sang-froid :

— Mille grâces, mademoiselle, de vos excellentes intentions et de vos sentiments pour moi ; je les apprécie tels qu’ils sont, et comme je dois ; j’espère, sans plus attendre, vous le prouver.

— Voyons, voyons, madame, répondit Adrienne avec enjouement. Contez-nous donc cela tout de suite… Je suis d’une impatience… d’une curiosité…

— Et pourtant, dit la princesse en feignant à son tour un enjouement ironique et amer, vous êtes à mille lieues de vous douter de ce que je vais vous annoncer…

— Vraiment ?… moi, je crains, madame, que votre candeur, que votre modestie ne vous abusent, reprit Adrienne avec la même affabilité railleuse, car il est bien peu de choses qui, de votre part, puissent me surprendre, madame. Ne savez-vous pas… que, de vous… je m’attends à tout ?

— Peut-être, mademoiselle…, dit la dévote en articulant lentement ses paroles ; si, par exemple… je vous disais… qu’en vingt-quatre heures, d’ici à demain… je suppose… vous allez être réduite… à la misère…

Ceci était si imprévu, que mademoiselle de Cardoville fit malgré elle un vif mouvement de surprise, et que la Mayeux tressaillit.

— Ah !… mademoiselle, dit la princesse avec une joie triomphante et d’un ton doucereusement cruel en voyant la surprise croissante de sa nièce, avouez maintenant que je vous étonne… quoique peu de chose de ma part, disiez-vous, dût avoir le droit de vous surprendre. Combien vous avez eu raison de donner à notre entretien le tour qu’il a pris !… Il m’aurait fallu toutes sortes de périphrases pour vous dire : « Mademoiselle, demain vous serez aussi pauvre que vous êtes riche aujourd’hui… », tandis que je vous apprends cela tout simplement… tout bonnement… tout naïvement…

Son premier étonnement passé, Adrienne reprit en souriant avec un calme qui stupéfia la dévote :

— Eh bien ! je vous l’avoue franchement, madame, oui, j’ai été surprise… car je m’attendais, de votre part, à quelqu’une de ces noires méchancetés où vous excellez, à quelque perfidie bien ourdie, bien cruelle… Mais pouvais-je croire que vous feriez un si grand éclat d’une pareille insignifiance ?…

— Être ruinée… complètement ruinée…, s’écria la dévote, ruinée d’ici à demain, vous, si audacieusement prodigue ; voir non-seulement vos revenus, mais cet hôtel, mais vos meubles, vos chevaux, vos bijoux, voir tout enfin, jusqu’à ces ridicules parures dont vous êtes si vaine… mis sous le séquestre, vous appelez cela une insignifiance ? Vous qui dépensez indifféremment des milliers de louis, vous voir réduite à une pension alimentaire bien inférieure aux gages que vous donnez à une de vos femmes, vous appelez cela une insignifiance ?

Au plus cruel désappointement de sa tante, Adrienne, qui paraissait de plus en plus rassérénée, allait répondre à la princesse, lorsque la porte du salon s’ouvrit et, sans qu’il eût été annoncé, le prince Djalma entra.

Une folle et orgueilleuse tendresse resplendit sur le front radieux d’Adrienne à la vue du prince, et il est impossible de rendre le regard de bonheur triomphant et dédaigneux qu’elle jeta sur madame de Saint-Dizier.

Jamais non plus Djalma n’avait été plus idéalement beau ; jamais bonheur plus ineffable n’avait rayonné sur un visage humain. L’Indien portait une longue robe de cachemire blanc à mille raies de pourpre et d’or ; son turban était de même couleur et de même étoffe ; un magnifique châle à palmes lui servait de ceinture.

À la vue de l’Indien, qu’elle n’avait pas espéré rencontrer chez mademoiselle de Cardoville, la princesse de Saint-Dizier ne put cacher d’abord son profond étonnement.

Ce fut donc entre madame de Saint-Dizier, Adrienne, la Mayeux et Djalma, que se passa la scène suivante.




IX


Souvenirs.


Djalma, n’ayant jamais jusqu’alors rencontré chez Adrienne madame de Saint-Dizier, avait d’abord paru assez surpris de sa présence. La princesse, gardant un moment le silence, contemplait tour à tour avec une haine sourde et une envie implacable ces deux êtres si beaux, si jeunes, si amoureux, si heureux ; tout à coup elle tressaillit comme si un souvenir d’une grande importance s’offrait à son esprit, et, durant quelques secondes, elle resta profondément absorbée.

Adrienne et Djalma profitèrent de ce moment pour se couver des yeux, avec une sorte d’idolâtrie ardente qui remplissait leurs yeux d’une flamme humide ; puis, à un mouvement de madame de Saint-Dizier qui parut sortir de sa préoccupation momentanée, mademoiselle de Cardoville dit en souriant au jeune Indien :

— Mon cher cousin, je vais réparer un oubli, je vous l’avoue, très-volontaire (vous en saurez la cause), en vous parlant, pour la première fois, d’une de mes parentes à laquelle j’ai l’honneur de vous présenter… madame la princesse de Saint-Dizier.

Djalma s’inclina.

Mademoiselle de Cardoville reprit vivement au moment où sa tante allait répondre :

— Madame de Saint-Dizier venait me faire très-gracieusement part d’un événement on ne peut plus heureux pour moi… et dont je vous instruirai plus tard, mon cousin, à moins que cette bonne princesse ne veuille me priver du plaisir de vous faire cette confidence.

L’arrivée inattendue de Djalma, les souvenirs qui venaient subitement frapper l’esprit de la princesse, modifièrent sans doute beaucoup ses premiers projets, car, au lieu de poursuivre l’entretien à l’endroit de la ruine d’Adrienne, madame de Saint-Dizier répondit en souriant d’un air doucereux, qui cachait une odieuse arrière-pensée :

— Je serais désolée, prince, de priver mon aimable et chère nièce du plaisir de vous annoncer bientôt l’heureuse nouvelle dont elle parle, et dont, en bonne parente… je me suis hâtée de venir l’instruire… Voici à ce sujet quelques notes (et la princesse remit un papier à Adrienne) qui, je l’espère, lui démontreront jusqu’à la plus entière évidence… la réalité de ce que je lui annonce.

— Mille grâces, ma chère tante, dit Adrienne en prenant le papier avec une souveraine indifférence, cette précaution, cette preuve étaient superflues ; vous le savez, je vous crois toujours sur parole… lorsqu’il s’agit de votre bienveillance envers moi.

Malgré son ignorance des perfidies raffinées, des cruautés perlées de la civilisation, Djalma, doué d’un tact très-fin comme toutes les natures un peu sauvages et violemment impressionnables, ressentait une sorte de malaise moral en entendant cet échange de fausses aménités ; il n’en devinait pas le sens détourné ; mais, pour ainsi dire, elles sonnaient faux à son oreille ; puis, instinct ou pressentiment, il éprouvait une vague répulsion pour madame de Saint-Dizier.

En effet, la dévote, songeant à la gravité de l’incident qu’elle s’apprêtait à soulever, contenait à peine son agitation intérieure, que trahissaient la coloration croissante de son visage, son sourire amer et l’éclat méchant de son regard ; aussi, à la vue de cette femme, Djalma, ne pouvant vaincre une antipathie croissante, resta silencieux, attentif, et ses traits charmants perdirent même de leur sérénité première.

La Mayeux se sentait aussi sous le coup d’une impression de plus en plus pénible ; elle jetait tour à tour des regards craintifs sur la princesse, implorant vers Adrienne, comme pour supplier celle-ci de cesser un entretien dont la jeune ouvrière pressentait les suites funestes.

Mais, malheureusement, madame de Saint-Dizier avait alors trop d’intérêt à prolonger cette entrevue, et mademoiselle de Cardoville, puisant un nouveau courage, une nouvelle et audacieuse confiance, dans la présence de l’homme qu’elle adorait, ne voulait que trop jouir du cruel dépit que causait à la dévote la vue d’un amour heureux, malgré tant de complots infâmes tramés par elle et par ses complices.

Après un instant de silence, madame de Saint-Dizier prit la parole et dit d’un ton doucereux et insinuant :

— Mon Dieu, prince, vous ne sauriez croire combien j’ai été ravie d’apprendre par le bruit public (car on ne parle pas d’autre chose, et pour raison), d’apprendre, dis-je, votre adorable affection pour ma chère nièce, car, sans vous en douter, vous me tirez d’un furieux embarras.

Djalma ne répondit pas, mais il regarda mademoiselle de Cardoville d’un air surpris et presque attristé, comme pour lui demander ce que voulait dire sa tante.

Celle-ci, s’étant aperçue de cette muette interrogation, reprit :

— Je vais être plus claire, prince ; en un mot, vous comprenez que, me trouvant la plus proche parente de cette chère et mauvaise petite tête… (elle désigna Adrienne du regard), j’étais plus ou moins responsable de son avenir aux yeux de tous ;… et voici, prince, que vous arrivez justement de l’autre monde pour vous charger candidement de cet avenir qui m’effrayait si fort ;… c’est charmant, c’est excellent ; aussi, en vérité, l’on se demande ce qu’il y a de plus à admirer en vous, de votre bonheur ou de votre courage.

Et la princesse, jetant un regard d’une méchanceté diabolique sur Adrienne, attendit sa réponse d’un air de défi.

— Écoutez bien ma bonne tante, mon cher cousin, se hâta de dire la jeune fille en souriant avec calme ; depuis un instant que cette tendre parente nous voit, vous et moi, réunis et heureux, son âme est tellement inondée de joie, qu’elle a besoin de s’épancher ; et vous ne pouvez vous imaginer ce que sont les épanchements d’une si belle âme… Un peu de patience… et vous en jugerez…

Puis Adrienne ajouta le plus naturellement du monde :

— Je ne sais pourquoi, à propos de ces épanchements de ma chère tante, car cela y a peu de rapport, je me souviens de ce que vous me disiez, mon cousin, de certaines espèces de vipères de votre pays : souvent, dans une morsure impuissante, elles se brisent les dents qui filtrent le venin, et l’absorbent ainsi mortellement, de sorte qu’elles sont elles-mêmes victimes du poison qu’elles distillent… Voyons, ma chère tante, vous qui avez un si bon, un si noble cœur… je suis sûre que vous vous intéressez tendrement à ces pauvres vipères…

La dévote jeta un regard implacable à sa nièce, et reprit d’une voix altérée :

— Je ne vois pas beaucoup le but de cette histoire naturelle ; et vous, prince ?

Djalma ne répondit pas ; accoudé à la cheminée, il jetait un regard de plus en plus sombre et pénétrant sur la princesse ; une haine involontaire pour cette femme lui montait au cœur.

— Ah ! ma chère tante, reprit Adrienne d’un ton de doux reproche, aurais-je donc trop présumé de votre cœur ? vous n’avez pas de sympathie, même… pour les vipères ; pour qui en aurez-vous donc ? mon Dieu ! Après tout, cela se conçoit, ajouta Adrienne comme se parlant à elle-même par réflexion, elles sont si minces… Mais laissons ces folies, reprit-elle gaiement en voyant la rage contenue de la dévote. Dites-nous donc vite, bonne tante, toutes les tendres choses que vous inspire la vue de notre bonheur.

— Mais, je l’espère bien, mon aimable nièce ; d’abord, je ne saurais trop féliciter ce cher prince d’être venu du fond de l’Inde pour se charger de vous… en toute confiance… les yeux fermés… le digne nabab… de vous, pauvre chère enfant, que l’on a été obligé de renfermer comme folle (afin de donner un nom décent à vos débordements), vous savez bien… à cause de ce beau garçon que l’on a trouvé caché chez vous ;… mais aidez-moi donc… est-ce que vous auriez déjà oublié jusqu’à son nom ? vilaine petite infidèle ; un très-beau garçon et poëte, s’il vous plaît ; un certain Agricol Baudoin, que l’on a découvert dans un réduit secret attenant à votre chambre à coucher… ignoble scandale dont tout Paris s’est occupé ;… car vous n’épousez pas une femme inconnue, cher prince… le nom de la vôtre est dans toutes les bouches.

Et comme à ces paroles imprévues, effrayantes, Adrienne, Djalma et la Mayeux, quoique obéissant à des ressentiments divers, restèrent un moment muets de surprise, la princesse, ne jugeant plus nécessaire de contenir et sa joie infernale et sa haine triomphante, s’écria en se levant, les joues enflammées, les yeux étincelants, s’adressant à Adrienne :

— Oui, je vous défie de me démentir ; a-t-on été forcé de vous enfermer sous prétexte de folie ? a-t-on, oui ou non, trouvé cet artisan… votre amant d’alors, caché dans votre chambre à coucher ?

À cette horrible accusation, le teint de Djalma, transparent et doré comme de l’ambre, devint subitement mat et couleur de plomb ; ses yeux, fixes, grands ouverts, se cerclèrent de blanc ; sa lèvre supérieure, rouge comme du sang, se relevant par une sorte de rictus sauvage, laissa voir ses petites dents blanches convulsivement serrées ; enfin sa physionomie devint à ce moment si épouvantablement menaçante et féroce, que la Mayeux frissonna d’effroi.

Le jeune Indien, emporté par l’ardeur, par la violence du sang, éprouvait un vertige de rage irréfléchie, involontaire, une commotion fulgurante, pareille à celle qui de son cœur fait jaillir le sang à ses yeux qu’il trouble, à son cerveau qu’il égare, lorsque l’homme d’honneur se sent frappé au visage…

Si pendant ce moment terrible, rapide comme la clarté de la foudre qui sillonne la nue, l’action avait remplacé la pensée de Djalma, la princesse, Adrienne, la Mayeux et lui-même eussent été anéantis par une explosion aussi effroyable, aussi soudaine, que celle d’une mine qui éclate.

Il eût tué la princesse parce qu’elle accusait Adrienne d’une trahison infâme, Adrienne parce qu’on pouvait la soupçonner de cette infamie, la Mayeux parce qu’elle était témoin de cette accusation ; lui-même enfin se fût tué pour ne pas survivre à une si horrible déception.

Mais, ô prodige !… son regard sanglant, insensé, a rencontré le regard d’Adrienne, regard rempli de dignité calme et de sereine assurance, et voilà que l’expression de rage féroce qui transportait l’Indien a passé… fugitive comme l’éclair.

Bien plus, à la profonde stupeur de la princesse et de la jeune ouvrière, à mesure que les regards que Djalma jetait sur Adrienne devenaient plus profonds, plus pénétrants, et, pour ainsi dire, plus intelligents de cette âme si belle, si pure, non-seulement l’Indien s’apaisa, mais, se transfigurant, sa physionomie, d’abord si violemment troublée, se rasséréna, et bientôt refléta comme un miroir la noble sécurité du visage de la jeune fille.

Maintenant, traduisons pour ainsi dire physiquement cette révolution morale, si charmante pour la Mayeux, d’abord si épouvantée, si désespérante pour la dévote.

À peine la princesse venait-elle de distiller son atroce calomnie de sa lèvre venimeuse, que Djalma, alors debout devant la cheminée, avait, dans le paroxysme de sa fureur, fait brusquement un pas vers la princesse ; puis, comme s’il eût voulu se modérer dans sa rage, il s’était, pour ainsi dire, retenu au marbre de la cheminée qu’il semblait pétrir de sa main d’acier ; un tressaillement convulsif agitait tout son corps ; ses traits, contractés, méconnaissables, étaient devenus effrayants…

De son côté, en entendant la princesse, Adrienne, cédant à un premier mouvement d’indignation courroucée, de même que Djalma avait cédé à un premier mouvement de fureur aveugle, Adrienne s’était brusquement levée, le regard étincelant de fierté révoltée ; mais presque aussitôt apaisée par la conscience de sa pureté, son charmant visage était redevenu d’une adorable sérénité… Ce fut alors que ses yeux rencontrèrent ceux de Djalma. Pendant une seconde, la jeune fille fut encore plus affligée qu’effrayée de l’expression menaçante, formidable, de la physionomie de l’Indien… « Une stupide indignité l’exaspère à ce point, s’était dit Adrienne, il me soupçonne donc ?… » Mais, à cette réflexion, aussi rapide que cruelle, succéda une joie folle lorsque, les yeux d’Adrienne s’étant longuement arrêtés sur ceux de l’Indien, elle vit instantanément ces traits si farouches s’adoucir comme par magie, et redevenir radieux et enchanteurs comme ils l’étaient naguère.

Ainsi l’abominable trame de madame de Saint-Dizier tombait devant l’expression digne, confiante et sincère de la physionomie d’Adrienne.

Ce ne fut pas tout.

Au moment où, témoin de cette scène muette si expressive qui prouvait la merveilleuse sympathie de ces deux êtres, qui, sans prononcer une parole et grâce à quelques regards muets, s’étaient compris, expliqués et mutuellement rassurés, la princesse suffoquait de dépit et de colère, Adrienne, avec un sourire adorable et un geste d’une coquetterie charmante, tendit sa belle main à Djalma, qui, s’agenouillant, y imprima un baiser de feu dont l’ardeur fit monter un léger nuage rose au front de la jeune fille.

L’Indien, se plaçant alors sur le tapis d’hermine aux pieds de mademoiselle de Cardoville, dans une attitude remplie de grâce et de respect, appuya son menton sur la paume de l’une de ses mains et, plongé dans une adoration muette, il se mit à contempler silencieusement Adrienne qui, penchée vers lui, souriante, heureuse, mirait, comme dit la chanson, dans ses yeux ses yeux, avec autant d’amoureuse complaisance que si la dévote étouffant de haine n’eût pas été là.

Mais bientôt Adrienne, comme si quelque chose eût manqué à son bonheur, appela d’un signe la Mayeux, et la fit asseoir auprès d’elle ; alors, une main dans la main de cette excellente amie, mademoiselle de Cardoville, souriant à Djalma en adoration devant elle, jeta sur la princesse, de plus en plus stupéfaite, un regard à la fois si suave, si ferme, si serein, et qui peignait si noblement l’invincible quiétude de sa félicité et l’inabordable hauteur de ses dédains pour la calomnie, que madame de Saint-Dizier, bouleversée, hébétée, balbutia quelques paroles à peine intelligibles d’une voix frémissante de colère, puis, perdant complètement la tête, se dirigea précipitamment vers la porte.

Mais, à ce moment, la Mayeux, qui redoutait quelque embûche, quelque complot ou quelque perfide espionnage, se résolut, après avoir échangé un coup d’œil avec Adrienne, de suivre la princesse jusqu’à sa voiture.

Le désappointement courroucé de madame de Saint-Dizier, lorsqu’elle se vit ainsi accompagnée et surveillée par la Mayeux, parut si comique à mademoiselle de Cardoville, qu’elle ne put s’empêcher de rire aux éclats ; ce fut donc au bruit de cette dédaigneuse hilarité que la dévote, éperdue de rage et de désespoir, quitta cette maison, où elle avait espéré apporter le trouble et le malheur.

Adrienne et Djalma restèrent seuls.

Avant de poursuivre la scène qui se passa entre eux, quelques mots rétrospectifs sont indispensables.

L’on croira sans peine que du moment où mademoiselle de Cardoville et l’Indien furent rapprochés l’un de l’autre après tant de traverses, leurs jours s’écoulèrent dans un bonheur indicible ; Adrienne s’appliqua surtout à faire naître l’occasion de mettre en lumière, et pour ainsi dire une à une, toutes les généreuses qualités de Djalma, dont elle avait lu dans les livres des voyageurs de si brillants récits.

La jeune fille s’était imposé cette tendre et patiente étude du caractère de Djalma, non-seulement pour justifier l’amour exalté qu’elle éprouvait, mais encore parce que cette espèce de temps d’épreuve auquel elle avait assigné un terme l’aidait à tempérer, à distraire les emportements de l’amour de Djalma… tâche d’autant plus méritoire pour Adrienne, qu’elle ressentait les mêmes impatients enivrements, les mêmes ardeurs passionnées ;… chez ces deux êtres, si complètement doués par le Créateur, les brûlants désirs des sens et les aspirations de l’âme les plus élevées s’équilibraient, se soutenaient merveilleusement dans leur mutuel essor, Dieu ayant doué ces deux amants de la plus rare beauté du corps et de la plus adorable beauté du cœur, comme pour légitimer l’irrésistible attrait qui les attachait l’un à l’autre.

Quel devait être le terme de cette épreuve si pénible qu’Adrienne imposait à Djalma et à elle-même ? C’est ce que mademoiselle de Cardoville projette d’apprendre à Djalma dans l’entretien qu’elle va avoir avec lui, après le brusque départ de madame de Saint-Dizier.




X


L’épreuve.


Mademoiselle de Cardoville et Djalma restèrent seuls.

Telle était la noble confiance qui avait succédé dans l’esprit de l’Indien à son premier mouvement de fureur irréfléchie, en entendant l’infâme calomnie de madame de Saint-Dizier, qu’une fois seul avec Adrienne, il ne lui dit pas un mot de cette accusation indigne.

De son côté, touchante et admirable entente de ces deux cœurs, la jeune fille était trop fière, elle avait trop la conscience de la pureté de son amour, pour descendre à une justification envers Djalma. Elle aurait cru l’offenser et s’offenser elle-même.

Les deux amants commencèrent donc leur entretien, comme si l’incident soulevé par la dévote n’avait pas eu lieu.

Le même dédain s’étendit aux notes qui, selon la princesse, devaient prouver l’imminence de la ruine d’Adrienne. La jeune fille avait posé, sans le lire, ce papier sur un guéridon placé à sa portée. D’un geste rempli de grâce, elle fit signe à Djalma de venir s’asseoir auprès d’elle ; celui-ci, obéissant à ce désir, quitta, non sans regret, la place qu’il occupait aux pieds de la jeune fille.

— Mon ami, lui dit Adrienne d’un ton grave et tendre, vous m’avez souvent… et impatiemment demandé quand arriverait le terme de l’épreuve que nous nous imposions ;… cette épreuve touche à sa fin.

Djalma tressaillit, et ne put retenir un léger cri de bonheur et de surprise ; mais cette exclamation presque tremblante fut si suave, si douce, qu’elle semblait plutôt le premier cri d’une ineffable reconnaissance, que l’accent passionné du bonheur.

Adrienne continua :

— Séparés… environnés d’embûches, de mensonges, mutuellement trompés sur nos sentiments, pourtant nous nous aimions, mon ami ;… en cela, nous suivions un irrésistible et sûr attrait, plus fort que les événements contraires ; mais depuis, durant ces jours passés dans une longue retraite où nous venons de vivre isolés de tout et de tous, nous avons appris à nous estimer, à nous honorer davantage… Livrés à nous-mêmes, libres tous deux… nous avons eu le courage de résister à tous les brûlants enivrements de la passion, afin d’acquérir le droit de nous y livrer plus tard sans regrets. Pendant ces jours où nos cœurs sont demeurés ouverts l’un à l’autre, nous y avons lu… tout lu… Aussi, Djalma… je crois en vous, et vous croyez en moi… Je trouve en vous ce que vous trouvez en moi, n’est-ce pas ?… toutes les garanties possibles, désirables, humaines, pour notre bonheur. Mais à cet amour, il manque une consécration… et aux yeux du monde où nous sommes appelés à vivre, il n’en est qu’une seule… une seule… le mariage, et il enchaîne la vie entière.

Djalma regarda la jeune fille avec surprise.

— Oui, la vie entière… et pourtant, quel est celui qui peut répondre à jamais des sentiments de toute sa vie ? reprit la jeune fille. Un Dieu… qui saurait l’avenir des cœurs, pourrait seul lier irrévocablement certains êtres… pour le bonheur ; mais, hélas ! aux yeux des créatures humaines, l’avenir est impénétrable ; aussi lorsqu’on ne peut répondre sûrement que de la sincérité d’un sentiment présent, accepter des liens indissolubles, n’est-ce pas commettre une action folle, égoïste, impie ?

— Cela est triste à penser, dit Djalma après un moment de réflexion, mais cela est juste…

Puis il regarda la jeune fille avec une expression de surprise croissante.

Adrienne se hâta d’ajouter tendrement d’un ton pénétré :

— Ne vous méprenez pas sur ma pensée, mon ami, l’amour de deux êtres qui, comme nous, après mille patientes expériences de cœur, d’âme et d’esprit, ont trouvé l’un dans l’autre toutes les assurances de bonheur désirables ; un amour comme le nôtre enfin est si noble, si grand, si divin, qu’il ne saurait se passer de consécration divine… Je n’ai pas la religion de la messe comme ma vénérable tante, mais j’ai la religion de Dieu ; de lui nous est venu notre brûlant amour ; il doit en être pieusement glorifié ; c’est donc en l’invoquant avec une profonde reconnaissance que nous devons, non pas jurer de nous aimer toujours, non pas d’être à jamais l’un à l’autre…

— Que dites-vous ? s’écria Djalma.

— Non, reprit Adrienne, car personne ne peut prononcer un tel serment sans mensonge ou sans folie ;… mais nous pouvons, dans la sincérité de notre âme, jurer de faire l’un et l’autre loyalement tout ce qui est humainement possible pour que notre amour dure toujours et que nous soyons ainsi l’un à l’autre ; nous ne devons pas accepter des liens indissolubles, car, si nous nous aimons toujours, à quoi bon ces liens ? Si notre amour cesse, à quoi bon ces chaînes, qui ne seront plus alors qu’une horrible tyrannie ?… Je vous le demande, mon ami.

Djalma ne répondit pas, mais d’un geste presque respectueux, il fit signe à la jeune fille de continuer.

— Et puis, enfin, reprit-elle avec un mélange de tendresse et de fierté, par respect pour votre dignité et pour la mienne, mon ami, jamais je ne ferai serment d’observer une loi faite par l’homme contre la femme, avec un égoïsme dédaigneux et brutal, une loi qui semble nier l’âme, l’esprit, le cœur de la femme, une loi qu’elle ne saurait accepter sans être esclave ou parjure, une loi qui, fille, lui retire son nom[4] ; épouse[5], la déclare en état d’imbécillité incurable, en lui imposant une dégradante tutelle ; mère, lui refuse tout droit, tout pouvoir sur ses enfants[6], et créature humaine enfin, l’asservit, l’enchaîne à jamais au bon plaisir d’une autre créature humaine, sa pareille et son égale devant Dieu[7]. Vous savez, mon ami…, ajouta la jeune fille avec une exaltation passionnée, vous savez combien je vous honore, vous dont le père a été nommé le Père du Généreux ; je ne crains donc pas, noble et valeureux cœur, de vous voir user contre moi de ces droits tyranniques ;… mais de ma vie je n’ai menti, et notre amour est trop saint, trop céleste pour être soumis à une consécration achetée par un double parjure ;… non, jamais je ne ferai serment d’observer une loi que ma dignité, que ma raison repoussent ; demain le divorce serait rétabli… demain les droits de la femme seraient reconnus, j’observerais ces usages, parce qu’ils seraient d’accord avec mon esprit, avec mon cœur, avec ce qui est juste, avec ce qui est possible, avec ce qui est humain…

Puis, s’interrompant, Adrienne ajouta, avec une émotion si profonde, si douce, qu’une larme d’attendrissement voila ses beaux yeux :

— Oh ! si vous saviez, mon ami… ce que votre amour est pour moi ; si vous saviez combien votre félicité m’est précieuse, sacrée, vous excuseriez, vous comprendriez ces superstitions généreuses d’un cœur aimant et loyal, qui verrait un présage funeste dans une consécration mensongère et parjure ; ce que je veux… c’est vous fixer par l’attrait, vous enchaîner par le bonheur, et vous laisser libre… pour ne vous devoir qu’à vous-même.

Djalma avait écouté la jeune fille avec une attention passionnée. Fier et généreux, il idolâtrait ce caractère fier et généreux. Après un moment de silence méditatif, il lui dit de sa voix suave et sonore, et d’un ton presque solennel :

— Comme vous, le mensonge, le parjure, l’iniquité me révoltent ;… comme vous, je pense qu’un homme s’avilit en acceptant le droit d’être tyrannique et lâche ; quoique résolu de ne pas user de ce droit… comme vous il me serait impossible de penser que ce n’est pas à votre cœur seulement, mais à l’éternelle contrainte d’un lien indissoluble que je dois tout ce que je ne veux tenir que de vous ; comme vous, je pense qu’il n’y a de dignité que dans la liberté… Mais, vous l’avez dit, à cet amour si grand, si saint, vous voulez une consécration divine… et si vous repoussez des serments que vous ne sauriez faire sans folie, sans parjure, il en est d’autres que votre raison, que votre cœur accepteraient. Cette consécration divine… qui nous la donnera ? Ces serments, entre les mains de qui les prononcerons-nous ?

— Dans bien peu de jours, mon ami… je pourrai, je crois, vous le dire ;… chaque soir… après votre départ… je n’avais pas d’autre pensée que celle-là : trouver le moyen de nous engager, vous et moi, aux yeux de Dieu, mais en dehors des lois, et dans les seules limites que la raison approuve, ceci sans heurter les exigences, les habitudes d’un monde dans lequel il peut nous convenir de vivre plus tard… et dont il ne faut pas blesser les susceptibilités apparentes ; oui, mon ami, lorsque vous saurez entre quelles nobles mains je vous offrirai de joindre les nôtres… quel est celui qui remerciera et glorifiera Dieu de cette union… union sacrée qui pourtant nous laissera libres pour nous laisser dignes… vous direz comme moi, j’en suis certaine, que jamais mains plus pures n’auraient pu nous être imposées… Pardonnez, mon ami… tout ceci est grave… grave comme le bonheur… grave comme notre amour… Si mes paroles vous semblent étranges, mes pensées déraisonnables… dites… dites, mon ami, nous chercherons, nous trouverons un meilleur moyen de concilier ce que nous devons à Dieu, ce que nous devons au monde, avec ce que nous nous devons à nous-mêmes… On prétend que les amoureux sont fous, ajouta la jeune fille en souriant ; je prétends, moi, qu’il n’y a rien de plus sensé que les vrais amoureux.

— Quand je vous entends parler ainsi de notre bonheur, dit Djalma profondément ému, en parler avec cette sérieuse et calme tendresse, il me semble voir une mère sans cesse occupée de l’avenir de son enfant adoré… tâchant de l’entourer de tout ce qui peut le rendre vaillant, robuste et généreux, tâchant d’écarter de sa route tout ce qui n’est pas noble et digne… Vous me demandez de vous contredire si vos pensées me semblent étranges, Adrienne. Mais vous oubliez donc que ce qui fait ma foi, ma confiance dans notre amour, c’est que je l’éprouve avec les mêmes nuances que vous : ce qui vous blesse, me blesse ; ce qui vous révolte… me révolte. Tout à l’heure, quand vous me citiez les lois de ce pays, qui, dans la femme, ne respectent pas même la mère… je pensais avec orgueil que dans nos contrées barbares, où la femme est esclave, du moins elle devient libre quand elle devient mère… Non, non, ces lois ne sont faites ni pour vous ni pour moi. N’est-ce pas prouver le saint respect que vous portez à notre amour que de vouloir l’élever au-dessus de tous ces indignes servages qui l’auraient souillé ? Et… voyez-vous, Adrienne, j’entendais souvent dire aux prêtres de mon pays qu’il y avait des êtres inférieurs aux divinités, mais supérieurs aux autres créatures ;… je ne croyais pas ces prêtres : ici, je les crois.

Ces derniers mots furent prononcés, non pas avec l’accent de la flatterie, mais avec l’accent de la conviction la plus sincère, avec cette sorte de vénération passionnée, de ferveur presque intimidée, qui distingue le croyant lorsqu’il parle de sa croyance ;… mais ce qu’il est impossible de rendre, c’est l’ineffable harmonie de ces paroles presque religieuses et du timbre doux et grave de la voix du jeune Indien. Ce qu’il est impossible de peindre, c’est l’expression d’amoureuse et brûlante mélancolie qui donnait un charme irrésistible à ses traits enchanteurs.

Adrienne avait écouté Djalma avec un indicible mélange de joie, de reconnaissance et d’orgueil. Bientôt, posant sa main sur son sein, comme pour en comprimer les violentes pulsations, elle reprit, en regardant le prince avec enivrement :

— Le voilà bien… toujours bon, toujours juste, toujours grand !… Ô mon cœur !… mon cœur, comme il bat !… fier et radieux… Soyez béni, mon Dieu ! de m’avoir créée pour cet amant adoré. Vous voulez donc étonner le monde par les prodiges de tendresse et la charité qu’un pareil amour peut enfanter ! L’on ne sait pas encore la toute-puissance souveraine de l’amour heureux, ardent et libre !… Oh ! grâce à nous deux, n’est-ce pas, Djalma, le jour où nos mains seront jointes, que d’hymnes de bonheur, de reconnaissance monteront de toutes parts vers le ciel !… Non, non, l’on ne sait pas de quel immense, de quel insatiable besoin de joie et d’allégresse deux amants comme nous sont possédés… L’on ne sait pas tout ce qui rayonne d’inépuisable bonté de la céleste auréole de leur cœur embrasé !… Oh ! oui, oui, je le sens, bien des larmes seront séchées, bien des cœurs glacés par le chagrin seront ravivés par le feu divin de notre amour !… Et c’est aux bénédictions de ceux que nous aurons sauvés que l’on connaîtra la sainte ivresse de nos voluptés !

Aux regards éblouis de Djalma, Adrienne devenait de plus en plus un être idéal, participant de la Divinité par les inépuisables trésors de sa bonté… de la créature sensuelle par l’ardeur… car Adrienne, cédant malgré elle à l’entraînement de la passion, attachait sur Djalma des regards étincelants d’amour.

Alors éperdu, insensé, l’Indien, se jetant aux pieds de la jeune fille, s’écria d’une voix suppliante :

— Grâce… je n’ai plus de courage ;… pitié, ne parle plus ainsi… Oh ! ce jour… que d’années de ma vie… je donnerais pour le hâter !…

— Tais-toi… tais-toi… pas de blasphème… tes années… m’appartiennent…

— Adrienne !… tu m’aimes ?

La jeune fille ne répondit pas ;… mais son regard profond, brûlant, à demi voilé… porta le dernier coup à la raison de Djalma ; saisissant les deux mains d’Adrienne dans les siennes, il s’écria d’une voix palpitante :

— Ce jour… ce jour suprême… ce jour, où nous toucherons au ciel… ce jour qui nous fera dieux, par le bonheur et par la bonté… ce jour, pourquoi l’éloigner encore ?…

— Parce que notre amour, pour être sans réserve, doit être consacré par la bénédiction de Dieu.

— Ne sommes-nous pas libres ?

— Oui, oui, mon amant, mon idole, nous sommes libres ; mais soyons dignes de notre liberté.

— Adrienne… grâce.

— Et à toi aussi je demande grâce et pitié… oui, pitié pour la sainteté de notre amour ;… ne le profane pas dans sa fleur… Crois mon cœur, crois mes pressentiments ; ce serait le flétrir… ce serait le tuer que l’avilir… Courage, mon ami, amant doré, quelques jours encore… et le ciel… sans remords… sans regrets !…

— Mais, jusque-là, l’enfer… des tortures sans nom, car tu ne sais pas, toi ; non, tu ne sais pas, quand, après chaque journée, je quitte ta maison… tu ne sais pas que ton souvenir me suit, qu’il m’entoure, qu’il me brûle ; il me semble que c’est ton souffle qui m’embrase ; tu ne sais pas ce que sont mes insomnies… je ne te disais pas cela… mais, vois-tu, dans mon égarement, chaque nuit, je t’appelle, je pleure, j’éclate en sanglots… comme je t’appelais, comme je pleurais, quand je croyais que tu ne m’aimais pas… et pourtant je sais que tu m’aimes, que tu es à moi ! Mais aussi te voir… te voir chaque jour plus belle, plus adorée… et chaque jour te quitter plus enivré… non, tu ne sais pas…

Djalma ne put continuer.

Ce qu’il disait de ses tortures dévorantes, Adrienne l’avait aussi ressenti, peut-être encore plus vivement que lui ; aussi, troublée, enivrée par l’accent électrique de Djalma si beau, si passionné, elle sentit son courage faiblir… Déjà une langueur irrésistible paralysait ses forces, sa raison, lorsque tout à coup, par un suprême effort de chaste volonté, elle se leva brusquement, et se précipitant vers une porte qui communiquait à la chambre de la Mayeux, elle s’écria :

— Ma sœur !… ma sœur !… sauvez-moi !… sauvez-nous !…

Une seconde à peine s’était écoulée, et mademoiselle de Cardoville, le visage inondé de larmes, toujours belle, toujours pure, serrait entre ses bras la jeune ouvrière, tandis que Djalma était respectueusement agenouillé au seuil de la porte, qu’il n’osait franchir.




XI


L’ambition.


Très peu de jours après l’entrevue de Djalma et d’Adrienne, que nous avons racontée, Rodin se promenait seul dans sa chambre à coucher de la maison de la rue de Vaugirard, où il avait si vaillamment subi les moxas du docteur Baleinier ; les deux mains plongées dans les poches de derrière de sa redingote, la tête baissée sur sa poitrine, le jésuite réfléchissait profondément ; son pas, tantôt lent, tantôt précipité, trahissait son agitation.

— Du côté de Rome, se disait Rodin, je suis tranquille, tout marche… l’abdication est pour ainsi dire consentie… et si je peux les payer… le prix convenu… le cardinal prince m’assure neuf voix de majorité au prochain conclave… notre général est à moi… les doutes que le cardinal Malipieri avait conçus sont dissipés… ou n’ont pas d’écho là-bas !… Néanmoins… je ne suis pas sans inquiétude sur la correspondance que le père d’Aigrigny a, dit-on, avec le Malipieri ;… il m’a été impossible de rien surprendre ; il n’importe… cet ancien sabreur est un homme… jugé ; son affaire est dans le sac ;… un peu de patience, et il sera… exécuté.

Et les lèvres livides de Rodin se contractèrent par un de ces sourires affreux qui donnaient à sa figure une expression diabolique.

Après une pause, il reprit :

— Les funérailles du libre penseur… du philanthrope ami de l’artisan, ont eu lieu avant-hier à Saint-Herem… François Hardy s’est éteint dans un accès de délire extatique… J’avais sa donation ; mais ceci est plus sûr ;… tout se plaide ;… les morts ne plaident point…

Rodin resta quelques minutes pensif ; puis il dit avec un accent concentré :

— Restent cette rousse et son mulâtre… nous sommes au 27 mai ; le 1er juin approche… et ces deux étourneaux amoureux semblent invulnérables… La princesse avait cru trouver un bon point, je l’aurais cru comme elle… C’était excellent de rappeler la découverte d’Agricol Baudoin chez cette folle… car le tigre indien a rugi de jalousie féroce ; oui, mais à peine la colombe amoureuse a-t-elle eu roucoulé du bout de son bec rose… que le tigre imbécile… est venu se tortiller à ses pieds… en rentrant les griffes ;… c’est dommage… il y avait quelque chose là…

Et la marche de Rodin devint de plus en plus agitée.

— Rien n’est plus étrange, reprit-il, que la succession génératrice des idées… En comparant cette péronnelle rousse à une colombe, pourquoi est-ce qu’il me vient à l’esprit le souvenir de cette infâme vieille appelée la Sainte-Colombe, que ce gros drôle de Jacques Dumoulin courtise, et que l’abbé Corbinet finira par exploiter à notre profit, je l’espère ; oui, pourquoi le souvenir de cette mégère me revient-il à l’esprit ?… J’ai souvent remarqué que de même que les hasards les plus incroyables apportent d’excellentes rimes aux rimeurs, le germe des meilleures idées se trouve quelquefois dans un mot, dans un rapprochement absurde comme celui-ci… la Sainte-Colombe abominable sorcière… et la belle Adrienne de Cardoville… Cela, en effet… va ensemble comme une bague à un chat, comme un collier à un poisson… Allons… il n’y a rien là…

À peine Rodin avait-il prononcé ces mots, qu’il tressaillit ; sa figure rayonna d’abord d’une joie sinistre… puis elle prit bientôt une expression d’étonnement méditatif, ainsi que cela arrive lorsque le hasard apporte au savant surpris et charmé quelque découverte imprévue.

Bientôt, le front haut, l’œil découvert, étincelant, ses joues flasques et creuses palpitantes sous une sorte de gonflement orgueilleux, Rodin se redressa, croisa ses bras avec une indicible expression de triomphe, et s’écria :

— Oh ! c’est quelque chose de beau, d’admirable, de merveilleux, que les mystérieuses évolutions de l’esprit… que les incompréhensibles enchaînements de la pensée humaine… qui partent souvent d’un mot absurde pour aboutir à une idée splendide, lumineuse, immense… Est-ce infirmité ? est-ce grandeur ? Étrange… étrange… étrange… Voici que je compare cette rousse à une colombe… cette comparaison me rappelle cette mégère qui a trafiqué du corps et de l’âme de tant de créatures… De vulgaires dictons me viennent à l’esprit… une bague à un chat… un collier à un poisson… Et tout à coup de ce mot collier… la lumière jaillit à ma vue, et éclaire les ténèbres où je m’agitais en vain depuis longtemps en songeant à ces amoureux invulnérables… Oui, ce seul mot : collier, a été la clef d’or qui vient d’ouvrir une case de mon cerveau, bêtement bouchée depuis je ne sais quand…

Et après avoir marché avec une nouvelle précipitation, Rodin reprit :

— Oui… c’est à tenter ;… plus j’y réfléchis, plus ce projet me semble possible… Seulement, cette mégère de Sainte-Colombe… par quel intermédiaire ?… Mais ce gros drôle… ce Jacques Dumoulin… bien ;… l’autre ?… l’autre… où la trouver ?… puis comment la décider ?… là est la pierre d’achoppement ;… allons, je m’étais trop hâté de crier victoire.

Et Rodin se mit à se promener çà et là, en rongeant ses ongles d’un air violemment préoccupé ; pendant quelques moments, la tension de son esprit fut telle, que de grosses gouttes de sueur perlèrent son front jaune et sordide ; et le jésuite allait, venait, s’arrêtait, frappait du pied ;… tantôt levant les yeux au ciel pour y chercher une inspiration, tantôt, pendant qu’il rongeait les ongles de sa main droite, grattant son crâne de sa main gauche ; enfin, de temps à autre il laissait échapper des exclamations de dépit, de colère ou d’espoir tour à tour naissant et déçu.

Si la cause de la préoccupation de ce monstre n’avait pas été horrible, c’eût été un spectacle curieux, intéressant, que d’assister invisible à l’enfantement de ce puissant cerveau en travail… que de suivre pour ainsi dire une à une sur ce visage impressionnable toutes les péripéties bonnes ou mauvaises de l’éclosion du projet sur lequel il concentrait toutes les ressources, toute la puissance de sa forte intelligence.

Enfin, l’œuvre parut avancer et devoir bientôt s’accomplir, car Rodin reprit :

— Oui… oui… c’est risqué, c’est hardi, c’est aventureux ; mais c’est prompt… et les conséquences peuvent être incalculables… Qui peut prévoir les suites de l’explosion d’une mine ?

Puis, cédant à un mouvement d’enthousiasme qui lui était peu naturel, le jésuite s’écria, le regard rayonnant :

— Oh ! les passions !… les passions !… quel magnifique clavier… pour qui sait promener sur ses touches une main légère, habile et vigoureuse ! Mais que c’est beau, le pouvoir de la pensée !… mon Dieu ! que c’est donc beau !… Que l’on vienne, après cela, parler des merveilles du gland qui devient chêne, du grain de blé qui devient épi ; mais, au grain de blé, il faut des mois pour se développer ; mais, au gland, il faut des siècles pour acquérir sa splendeur ; tandis que ce seul mot, composé de sept lettres, collier… oui, ce seul mot, ce seul germe, est tombé il y a quelques minutes dans mon cerveau, et grandissant, grandissant tout à coup, il est devenu, à cette heure, quelque chose d’aussi immense qu’un chêne ; oui, ce seul mot a été le germe d’une idée qui, comme le chêne, a mille rameaux souterrains… qui, comme le chêne, s’élance vers le ciel… car c’est pour la plus grande gloire du Seigneur que j’agis… oui, du Seigneur… tels qu’ils le font, tel qu’ils le donnent, tel que je le maintiendrai… si j’arrive ;… et j’arriverai… car ces misérables Rennepont auront passé comme des ombres. Et que fait, après tout, à l’ordre moral, dont je serai le messie, que ces gens-là vivent ou meurent ? qu’est-ce qu’auraient pesé de pareilles vies dans les balances des grandes destinées du monde ?… Tandis que cet héritage que je vais y jeter, moi, dans la balance, d’une main audacieuse, me fera monter jusqu’à une sphère d’où l’on domine encore bien des rois, bien des peuples, quoi qu’on fasse, quoi qu’on crie… Les niais !… les doubles crétins !… non, non, au contraire, les bons, les saints, les adorables crétins… ils croient nous écraser, nous autres gens d’Église, en nous disant… d’une grosse voix : « Vous aurez le spirituel ;… mais nous, morbleu ! nous gardons le temporel… » Oh ! que leur conscience et leur modestie les inspirent bien en leur disant de ne rien revendiquer du spirituel… d’abandonner le spirituel, de mépriser le spirituel ; ça se voit de reste, qu’ils ne doivent avoir rien de commun avec le spirituel… Oh ! les vénérables ânes, ils ne voient pas que, de même qu’ils vont, eux, tout droit au moulin, c’est par le spirituel qu’on va tout droit au temporel ; comme si ce n’était pas par l’esprit qu’on dominait le corps… Ils nous laissent le spirituel… ils dédaignent le spirituel… c’est-à-dire la domination des consciences, des âmes, des esprits, des cœurs, des jugements ; le spirituel… c’est-à-dire le pouvoir de dispenser au nom du ciel le châtiment, le pardon, la récompense et la rémission… et cela sans contrôle, et cela dans l’ombre et le secret du confessionnal, et cela sans que ce lourdaud de Temporel ait rien à y voir :… à lui tout ce qui est corps et matière, et, de joie, le bonhomme s’en frotte la panse. Seulement, de temps à autre, il s’aperçoit, un peu tard, que s’il prétend avoir les corps, nous avons les âmes, et que les âmes dirigeant les corps, les corps finissent par venir avec nous ; le tout, au naturel hébétement du bonhomme Temporel qui reste béant, les mains sur sa panse, ses gros yeux écarquillés, en disant : « Ah bah !… c’est-y Dieu possible !… »

Puis, poussant un éclat de rire de dédain sauvage, Rodin reprit, en marchant à grands pas :

— Oh ! que j’arrive… que j’arrive… à la fortune de Sixte-Quint… et le monde verra… un jour, à son réveil… ce que c’est que le pouvoir spirituel entre des mains comme les miennes, entre les mains d’un prêtre qui, jusqu’à cinquante ans, est resté crasseux, frugal et vierge, et qui même, s’il devient pape, mourra crasseux, frugal et vierge !

Rodin devenait effrayant en parlant ainsi.

Tout ce qu’il y a eu d’ambition sanguinaire, sacrilège, exécrable, dans quelques papes trop célèbres, semblait éclater en traits sanglants sur le front de ce fils d’Ignace ; un éréthisme de domination dévorante brassait le sang impur du jésuite ; une sueur brûlante l’inondait, et une sorte de vapeur nauséabonde s’épandait autour de lui.

Tout à coup le bruit d’une voiture de poste qui entrait dans la cour de la maison de Vaugirard attira l’attention de Rodin ; regrettant de s’être laissé emporter à tant d’exaltation, il tira de sa poche son sale mouchoir à carreaux blancs et rouges, le trempa dans un verre et s’en imbiba le front, les joues et les tempes, tout en s’approchant de sa fenêtre pour regarder à travers la persienne entr’ouverte quel voyageur venait d’arriver.

La projection d’un auvent dominant la porte près de laquelle la voiture était arrêtée intercepta le regard de Rodin.

— Peu importe…, dit-il en reprenant son sang-froid peu à peu, tout à l’heure je saurai qui vient d’arriver… Écrivons d’abord à ce drôle de Jacques Dumoulin de se rendre ici immédiatement ; il m’a déjà bien et fidèlement servi à propos de cette misérable petite fille, qui rue Clovis me faisait horripiler avec ses refrains de cet infernal Béranger… Cette fois Dumoulin peut me servir encore. Je le tiens dans ma main ;… il obéira.

Rodin se mit à son bureau, et écrivit.

Au bout de quelques secondes, on frappa à sa porte, fermée à double tour, contre la règle ; mais, de temps à autre, sûr de son influence et de son importance, Rodin, qui avait obtenu de son général d’être débarrassé, pendant un certain temps, de l’incommode compagnie d’un socius, sous prétexte des intérêts de la société, Rodin s’échappait souvent jusqu’à d’assez nombreuses infractions aux ordonnances de l’ordre.

Un servant entra et remit une lettre à Rodin.

Celui-ci la prit, et, avant de l’ouvrir, dit à cet homme :

— Quelle est cette voiture qui vient d’arriver ?

— Cette voiture vient de Rome, mon père, répondit le servant en s’inclinant.

— De Rome !… dit vivement Rodin.

Et malgré lui une vague inquiétude se peignit sur ses traits ; puis, plus calme, il ajouta, en tenant toujours, sans l’ouvrir, la lettre qu’il avait entre les mains :

— Et qui est dans cette voiture ?

— Un révérend père de notre sainte compagnie, mon père…

Malgré son ardente curiosité, car il savait qu’un révérend père voyageant en poste est toujours chargé d’une mission importante et hâtée, Rodin ne fit pas une question de plus à ce sujet, et dit en montrant la lettre qu’il tenait :

— D’où vient cette lettre ?

— De notre maison de Saint-Hérem, mon père.

Rodin regarda plus attentivement l’écriture et reconnut celle du père d’Aigrigny, qui avait été chargé d’assister M. Hardy à ses derniers moments.

Cette lettre contenait ces mots :


« Je dépêche un exprès à Votre Révérence pour lui apprendre un fait peut-être plus étrange qu’important ; après les funérailles de M. François Hardy, le cercueil contenant ses restes avait été provisoirement transporté dans un caveau de notre chapelle, en attendant qu’il fût possible de conduire le corps au cimetière de la ville voisine ; ce matin, au moment où nos gens sont descendus dans le caveau pour faire les apprêts nécessaires à la translation du corps… le cercueil avait disparu… »


Rodin fit un mouvement de surprise, et dit :

— En effet, cela est étrange…

Puis il continua :


« Toutes recherches ont été vaines pour découvrir les auteurs ou les traces de cet enlèvement sacrilège ; la chapelle étant isolée de notre maison, ainsi que vous le savez, et n’étant pas gardée, on a pu s’y introduire sans donner l’éveil ; nous avons seulement remarqué, sur un terrain détrempé par la pluie, les traces récentes d’une voiture à quatre roues ; mais à quelque distance de la chapelle, ces traces se sont perdues dans les sables, et il a été impossible de rien découvrir. »


— Qui a pu enlever ce corps ? dit Rodin d’un air pensif, et qui peut avoir intérêt à l’enlèvement de ce corps ?

Il continua :


« Heureusement l’acte de décès est en règle et parfaitement légalisé ; un médecin d’Étampes est venu, à ma demande, constater le décès ; la mort est donc parfaitement et régulièrement établie, et conséquemment la substitution des droits à nous accordés par la donation et l’abandon des biens, valables et irrécusables de tous points ; en tout état de cause, j’ai cru devoir vous envoyer un exprès pour instruire Votre Révérence de cet événement, afin qu’elle avise, etc. »


Après un moment de réflexion, Rodin se dit :

— D’Aigrigny a raison ; c’est plus étrange qu’important ; néanmoins, cela me donne à penser… Nous songerons à cela.

Se retournant vers le servant qui lui avait apporté cette lettre, Rodin lui dit en lui remettant le mot qu’il venait d’écrire à Nini-Moulin :

— Faites porter à l’instant cette lettre à son adresse ; on attendra la réponse.

— Oui, mon père.

À l’instant où le servant quittait la chambre de Rodin, un révérend père y entra et lui dit :

— Le révérend père Caboccini, de Rome, arrive à l’instant, chargé d’une mission pour Votre Révérence de la part de notre révérendissime général.

À ces mots, le sang de Rodin ne fit qu’un tour, mais il garda un calme imperturbable, et il dit simplement :

— Où est le révérend père Caboccini ?

— Dans la pièce voisine, mon père.

— Priez-le d’entrer, et laissez-nous, dit Rodin.

Une seconde après, le révérend père Caboccini, de Rome, entrait et restait seul avec Rodin.




XII


À socius, socius et demi.


Le révérend père Caboccini, jésuite romain, qui entra chez Rodin, était un petit homme de trente ans au plus, grassouillet, rondelet, et dont l’abdomen gonflait la noire soutanelle.

Ce bon petit père était borgne ; mais l’œil qui lui restait brillait de vivacité ; sa figure fleurie souriait, avenante, joyeuse, splendidement couronnée d’une épaisse chevelure châtain, frisée comme celle d’un enfant Jésus de cire ; un geste cordial jusqu’à la familiarité, des manières expansives et pétulantes s’harmonisaient à merveille avec la physionomie de ce personnage.

En une seconde, Rodin eut dévisagé l’émissaire italien, et comme il connaissait sa compagnie et les habitudes de Rome sur le bout du doigt, il éprouva tout d’abord une sorte de pressentiment sinistre à la vue de ce bon petit père aux façons si accortes ; il eût moins redouté quelque révérend père long et osseux, à la face austère et sépulcrale, car il savait que la compagnie tâchait autant que possible, de dérouter les curieux par la physionomie et les dehors de ses agents. Or, si Rodin pressentait juste, à en juger par les cordiales apparences de cet émissaire, celui-ci devait être chargé de la plus funeste mission.

Défiant, attentif, l’œil et l’esprit au guet, comme un vieux loup qui évente et flaire une attaque ou une surprise, Rodin, selon son habitude, s’était lentement et tortueusement avancé vers le petit borgne, afin d’avoir le temps de bien examiner et de pénétrer sûrement sous cette joviale écorce ; mais le Romain ne lui en laissa pas le temps ; dans l’élan de son impétueuse affectuosité, il s’élança presque de la porte au cou de Rodin, en le serrant entre ses bras avec effusion, l’embrassant, le réembrassant encore, et toujours sur les deux joues, et si plantureusement et si bruyamment, que ces baisers monstres retentissaient d’un bout de la chambre à l’autre.

De sa vie, Rodin ne s’était trouvé à pareille fête ; de plus en plus inquiet de la fourbe que devaient cacher de si chaudes embrassades, sourdement irrité d’ailleurs par ses mauvais pressentiments, le jésuite français faisait tous ses efforts pour se soustraire aux marques de la tendresse assez exagérée du jésuite romain ; mais ce dernier tenait bon et ferme ; ses bras, quoique courts, étaient vigoureux, et Rodin fut baisé, rebaisé, par le gros petit borgne, jusqu’à ce que celui-ci manquât d’haleine.

Il est inutile de dire que ces accolades enragées étaient accompagnées des exclamations les plus amicales, les plus affectueuses, les plus fraternelles ; le tout en assez bon français, mais avec un accent italien des plus prononcés, dont nous ferons grâce au lecteur en le priant de suppléer par la pensée cette espèce de patois assez comique après que nous en aurons donné une phrase comme spécimen.

On se souvient peut-être que, comprenant les dangers que pouvaient lui attirer ses machinations ambitieuses, et sachant par l’histoire que l’usage du poison avait été souvent considéré à Rome comme nécessité d’État et de politique, Rodin, mis en défiance par l’arrivée du cardinal Malipieri, et brusquement attaqué du choléra, mais ignorant encore que les douleurs atroces qu’il ressentait étaient les symptômes de la contagion, s’était écrié en lançant un regard furieux sur le prélat romain :

Je suis empoisonné !…

Les mêmes appréhensions vinrent involontairement au jésuite pendant qu’il tâchait par d’inutiles et violents efforts d’échapper aux embrassades de l’émissaire de son général, et il se disait à part soi :

Ce borgne me paraît bien tendre ;… pourvu qu’il n’y ait pas de poison sous ces baisers de Judas.

Enfin, le bon petit père Caboccini, soufflant d’ahan, fut obligé de s’arracher du cou de Rodin, qui, rajustant son collet graisseux, sa cravate et son vieux gilet, des plus incommodés par cet ouragan de caresses, dit d’un ton bourru :

— Serviteur, mon père, serviteur ;… il n’est point besoin de se baiser si fort…

Mais, sans répondre à ce reproche, le bon petit père, attachant sur Rodin son œil unique avec une expression d’enthousiasme, et accompagnant ces mots de gestes pétulants, s’écria dans son patois :

Enfin ze la vois citte soupârbe loumiâre de noutre sinte coûmpagnie, ze pouis la sarrer contre mon cûr… si… si encoûre… encoûre…

Et comme le bon petit père avait suffisamment repris haleine, il s’apprêtait à s’élancer, afin d’accoler de nouveau Rodin ; celui-ci se recula vivement en étendant les bras en avant comme pour se garantir, et dit à cet impitoyable embrasseur, en faisant allusion à la comparaison illogiquement employée par le père Caboccini :

— Bon, bon, mon père ; d’abord on ne serre pas une lumière contre son cœur ; puis je ne suis pas une lumière… je suis un humble et obscur travailleur de la vigne du Seigneur.

Le Romain reprit avec exaltation (nous traduirons désormais le patois dont nous ferons grâce au lecteur après l’échantillon ci-dessus), le Romain reprit donc avec emphase :

— Vous avez raison, mon père, on ne serre pas une lumière contre son cœur, mais on se prosterne devant elle pour admirer son éclat resplendissant, éblouissant.

Et le père Caboccini allait joindre l’action à la parole, et s’agenouiller devant Rodin, si celui-ci n’eût prévenu ce mouvement d’adulation, en retenant le Romain par le bras et lui disant avec impatience :

— Voici qui devient de l’idolâtrie, mon père ; passons, passons sur mes qualités et arrivons au but de votre voyage ; quel est-il ?

— Ce but, mon cher père, me remplit de joie, de bonheur, de tendresse ; j’ai tâché de vous témoigner cette tendresse par mes caresses et mes embrassades, car mon cœur déborde ; c’est tout ce que j’ai pu faire que de le retenir pendant toute la route, car il s’élançait toujours ici vers vous, mon cher père ; ce but, il me transporte, il me ravit ; ce but… il…

— Mais ce but qui vous ravit, s’écria Rodin exaspéré par ces exagérations méridionales interrompant le Romain, ce but, quel est-il ?

— Ce rescrit de notre révérendissime et excellentissime général vous en instruira, mon très-cher père…

Et le père Caboccini tira de son portefeuille un pli cacheté de trois sceaux qu’il baisa respectueusement avant de le remettre à Rodin, qui le prit et, après l’avoir baisé de même, le décacheta avec une vive anxiété.

Pendant qu’il lut, les traits du jésuite demeurèrent impassibles, le seul battement précipité des artères de ses tempes annonçait son agitation intérieure.

Néanmoins, mettant froidement la lettre dans sa poche, Rodin regarda le Romain et lui dit :

— Il en sera fait ainsi que l’ordonne notre excellentissime général.

— Ainsi, mon père, s’écria le père Caboccini avec une recrudescence d’effusion et d’admiration de toute sorte, c’est moi qui vais être l’ombre de votre lumière, votre second vous-même ; j’aurai le bonheur de ne vous quitter ni le jour ni la nuit, d’être votre socius, en un mot, puisque, après vous avoir accordé la faculté de n’en point avoir pendant quelque temps, selon votre désir et dans le meilleur intérêt des affaires de notre sainte compagnie, notre excellentissime général juge à propos de m’envoyer de Rome auprès de vous pour remplir cette fonction ; faveur inespérée, immense, qui me remplit de reconnaissance pour notre général et de tendresse pour vous, mon cher et digne père.

— C’est bien joué, pensa Rodin ; mais, moi, on ne me prend pas sans vert, et ce n’est que dans le royaume des aveugles que les borgnes sont rois.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir du jour même où cette scène s’était passée entre le jésuite et son nouveau socius, Nini-Moulin, après avoir reçu en présence de Caboccini les instructions de Rodin, s’était rendu chez madame de la Sainte-Colombe.




XIII


Madame de la Sainte-Colombe.


Madame de la Sainte-Colombe, qui au commencement de ce récit était venue visiter la terre et le château de Cardoville dans l’intention d’acheter cette propriété, avait fondé sa fortune en tenant un magasin de modes sous les galeries de bois du Palais-Royal, lors de l’entrée des alliés à Paris. Singulier magasin, dans lequel les ouvrières étaient toujours beaucoup plus jolies et beaucoup plus fraîches que les chapeaux qu’elles accommodaient.

Il serait assez difficile de dire par quels moyens cette créature était parvenue à se créer une fortune considérable, sur laquelle les révérends pères, parfaitement insoucieux de l’origine de ces biens, pourvu qu’ils les puissent empocher (ad majorem Dei gloriam), avaient de sérieuses visées. Ils avaient procédé selon l’A b c de leur métier. Cette femme était d’un esprit faible, vulgaire, grossier. Les révérends pères, parvenant à s’introduire auprès d’elle, ne l’avaient pas trop blâmée de ses abominables antécédents. Ils avaient même trouvé moyen d’atténuer ses peccadilles, car leur morale est facile et complaisante, mais ils lui avaient déclaré que, de même qu’un veau devient taureau avec l’âge, les peccadilles grandissaient dans l’impénitence ; et que, croissant en vieillissant, elles finissaient par atteindre les proportions de péchés énormes, et alors comme punition redoutable de ces péchés énormes, était venue la fantasmagorie obligée du diable et de ses cornes, de ses flammes et de ses fourches ; dans le cas, au contraire où la répression de ces peccadilles arriverait en temps utile et se formulerait par quelque belle et bonne donation à leur compagnie, les révérends pères se faisaient fort de renvoyer Lucifer à ses fourneaux, et de garantir à la Sainte-Colombe, toujours moyennant valeur mobilière ou immobilière, une bonne place parmi les élus.

Malgré l’efficacité ordinaire de ces moyens, cette conversion avait présenté de nombreuses difficultés. La Sainte-Colombe, sujette de temps à autre à de terrible retours de jeunesse, avait usé deux ou trois directeurs. Enfin, brodant sur le tout, Nini-Moulin, qui convoitait sérieusement la fortune et forcément la main de cette créature, avait quelque peu nui aux projets des révérends pères.

Au moment où l’écrivain religieux se rendait auprès de la Sainte-Colombe comme mandataire de Rodin, elle occupait un appartement au premier, rue de Richelieu ; car, malgré ses velléités de retraite, cette femme trouvait un plaisir infini au tapage assourdissant, à l’aspect tumultueux d’une rue passante et populeuse. Ce logis était richement meublé, mais presque toujours en désordre, malgré les soins ou à cause des soins de deux ou trois domestiques, avec qui la Sainte-Colombe fraternisait tour à tour de la façon la plus touchante, ou querellait avec furie.

Nous introduirons le lecteur dans le sanctuaire où cette créature était depuis quelque temps en conférence secrète avec Nini-Moulin.

La néophyte ambitionnée des révérends pères trônait sur un canapé d’acajou recouvert de soie cramoisie. Elle avait deux chats sur ses genoux et un chien caniche à ses pieds, tandis qu’un gros vieux perroquet gris allait et venait, perché sur le dossier du canapé ; une perruche verte, moins privée ou moins favorisée, glapissait de temps à autre, enchaînée à son bâton, près de l’embrasure d’une fenêtre ; le perroquet ne criait pas, mais parfois il intervenait brusquement dans la conversation en faisant entendre d’une voix retentissante les jurements les plus effroyables, ou en grasseyant le plus distinctement du monde un vocabulaire digne des halles ou des lieux déshonnêtes où s’était passée son enfance ; pour tout dire, cet ancien commensal de la Sainte-Colombe, avant sa conversion, avait reçu de sa maîtresse cette éducation peu édifiante, et avait même été baptisé par elle d’un nom des plus mal sonnants auquel la Sainte-Colombe, abjurant ses premières erreurs, avait depuis substitué le nom modeste de Barnabé.

Quant au portrait de la Sainte-Colombe, c’était une robuste femme de cinquante ans environ, au visage large, coloré, quelque peu barbu, et à la voix virile ; elle portait ce soir-là une manière de turban orange et une robe de velours violâtre, quoiqu’on fût à la fin de mai ; elle avait en outre des bagues à tous les doigts et sur le front une ferronnière de diamants.

Nini-Moulin avait abandonné le paletot-sac quelque peu sans façon qu’il portait habituellement, pour un habillement noir complet et un large gilet blanc à la Robespierre ; ses cheveux étaient aplatis autour de son crâne bourgeonné, et il avait pris une physionomie des plus béates, dehors qui lui semblaient devoir mieux servir ses projets matrimoniaux et contre-balancer l’influence de l’abbé Corbinet, que les allures de Roger-Bontemps qu’il avait d’abord affectées.

Dans ce moment, l’écrivain religieux, laissant de côté ses intérêts, ne s’occupait que de réussir dans la délicate mission dont il avait été chargé par Rodin, mission qui, d’ailleurs, lui avait été adroitement présentée par le jésuite sous des apparences parfaitement acceptables, et dont le but, à tout prendre, honorable, faisait excuser les moyens quelque peu hasardeux.

— Ainsi, disait Nini-Moulin en continuant un entretien commencé depuis quelque temps, elle a vingt ans ?

— Tout au plus, répondit la Sainte-Colombe, qui paraissait en proie à une vive curiosité ; mais c’est tout de même bien farce, ce que vous me dites là… mon gros bibi ! (La Sainte-Colombe était, on le voit, déjà sur un pied de douce familiarité avec l’écrivain religieux).

— Farce… n’est peut-être pas le mot tout à fait propre, ma digne amie, fit Nini-Moulin d’un air confit ; c’est touchant… intéressant, que vous vouliez dire… car si vous pouvez retrouver d’ici à demain la personne en question…

— Diable… d’ici à demain, mon fiston, s’écria cavalièrement la Sainte-Colombe, comme vous y allez ! voilà plus d’un an que je n’ai entendu parler d’elle… Ah ! si… pourtant, Antonia, que j’ai rencontrée il y a un mois, m’a dit où elle était.

— Alors… par le moyen auquel vous aviez d’abord pensé, ne pourrait-on pas la découvrir ?

— Oui… gros bibi, mais c’est joliment sciant, ces démarches-là, quand on n’en a pas l’habitude…

— Comment ! ma belle amie ! vous si bonne, vous qui travaillez si fort à votre salut… vous hésitez devant quelques démarches… désagréables… soit, lorsqu’il s’agit d’une action exemplaire… lorsqu’il s’agit d’arracher une jeune fille à Satan et à ses pompes…

Ici le perroquet Barnabé fit entendre deux effroyables jurons, admirablement bien articulés.

Dans son premier mouvement d’indignation, la Sainte-Colombe s’écria en se retournant vers Barnabé d’un air courroucé et révolté :

— Ce… (un mot aussi gros que celui prononcé par Barnabé) ne se corrigera jamais… Veux-tu te taire ?… (Ici une kyrielle d’autres mots du vocabulaire de Barnabé.) C’est comme un fait exprès… Hier encore il a fait rougir l’abbé Corbinet jusqu’aux oreilles… Te tairas-tu ?…

— Si vous reprenez toujours Barnabé de ses écarts avec cette sévérité-là, dit Nini-Moulin, conservant un imperturbable sérieux, vous finirez par le corriger. Mais, pour en revenir à notre affaire, voyons, soyez ce que vous êtes naturellement, ma respectable amie, obligeante au possible ; concourez à une double bonne action : d’abord à arracher, je vous le disais… une jeune fille à Satan et à ses pompes, en lui assurant un sort honnête, c’est-à-dire le moyen de revenir à la vertu ; et ensuite, chose non moins capitale, le moyen de rendre ainsi peut-être à la raison une pauvre mère devenue folle de chagrin… Pour cela, que faut-il faire ?… quelques démarches… voilà tout.

— Mais pourquoi cette fille-là plutôt qu’une autre, mon gros bibi ? C’est donc parce qu’elle est comme une espèce de rareté ?

— Certainement, ma respectable amie ;… sans cela, cette pauvre mère folle… que l’on veut ramener à la raison, ne serait pas, à sa vue, frappée comme il faut qu’elle le soit.

— Ça, c’est juste.

— Allons, voyons, un petit effort, ma digne amie.

— Farceur… allez ! dit la Sainte-Colombe avec un mol abandon ; faut faire tout ce que vous voulez…

— Ainsi, dit vivement Nini-Moulin, vous promettez…

— Je promets… et je fais mieux que ça… je vais tout de suite… aller où il faut ; ça sera plus tôt fait. Ce soir… je saurai de quoi il retourne, et si ça se peut ou non…

Ce disant, la Sainte-Colombe se leva avec effort, déposa ses deux chats sur le canapé, repoussa son chien du bout du pied et sonna vigoureusement.

— Vous êtes admirable…, dit Nini-Moulin avec dignité. Je n’oublierai de ma vie…

— Faut pas vous gêner… mon gros, dit la Sainte-Colombe en interrompant l’écrivain religieux, c’est pas à cause de vous que je me décide…

— Et à cause de qui ou de quoi ?… demanda Nini-Moulin.

— Ah ! c’est mon secret, dit la Sainte-Colombe.

Puis, s’adressant à sa femme de chambre qui venait d’entrer, elle ajouta :

— Ma biche, dis à Ratisbonne d’aller me chercher un fiacre, et donne-moi mon chapeau de velours coquelicot à plumes.

Pendant que la suivante allait exécuter les ordres de sa maîtresse, Nini-Moulin s’approcha de la Sainte-Colombe, et lui dit à mi-voix d’un ton modeste et pénétré :

— Vous remarquerez du moins, ma belle amie, que je ne vous ai pas dit ce soir un seul mot de mon amour ;… me tiendrez-vous compte de ma discrétion ?

À ce moment, la Sainte-Colombe venait d’enlever son turban ; elle se retourna brusquement et planta cette coiffure sur le crâne chauve de Nini-Moulin, en riant d’un gros rire.

L’écrivain religieux parut ravi de cette preuve de confiance, et au moment où la suivante rentrait avec le châle et le chapeau de sa maîtresse, il baisa passionnément le turban, en regardant la Sainte-Colombe à la dérobée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain de cette scène, Rodin dont la physionomie paraissait triomphante, mettait lui-même une lettre à la poste.

Cette lettre portait pour adresse :


À monsieur Agricol Baudoin,

Rue Brise-Miche, n° 2.
PARIS.

(Très-pressée.)




XIV


Les amours de Faringhea.


Djalma, on s’en souvient peut-être, lorsqu’il eut appris pour la première fois qu’il était aimé d’Adrienne, avait, dans l’enivrement de son bonheur, dit à Faringhea, dont il pénétrait la trahison :

— Tu t’es ligué avec mes ennemis et je ne t’avais fait aucun mal… Tu es méchant, parce que tu es sans doute malheureux… Je veux te rendre heureux pour que tu sois bon. Veux-tu de l’or ? tu auras de l’or… Veux-tu un ami ? tu es esclave, je suis fils de roi, je t’offre mon amitié.

Faringhea avait refusé l’or et paru accepter l’amitié du fils de Kadja-Sing.

Doué d’une intelligence remarquable, d’une dissimulation profonde, le métis avait facilement persuadé de la sincérité de son repentir, de sa reconnaissance et de son attachement, un homme d’un caractère aussi confiant, aussi généreux que Djalma ; d’ailleurs, quels motifs celui-ci aurait-il eus de se défier désormais de son esclave devenu son ami ? Certain de l’amour de mademoiselle de Cardoville, auprès de laquelle il passait chaque jour, il eût été défendu, par la salutaire influence de la jeune fille, contre les perfides conseils ou contre les calomnies du métis, fidèle et secret instrument de Rodin, qui l’avait affilié à sa compagnie ; mais Faringhea, dont le tact était parfait, n’agissait pas légèrement ; ne parlait jamais au prince de mademoiselle de Cardoville, et attendait discrètement des confidences qu’amenait parfois la joie expansive de Djalma.

Très-peu de jours après qu’Adrienne, par un tout-puissant effort de chaste volonté, eut échappé au contagieux enivrement de la passion de Djalma, le lendemain du jour où Rodin, certain du bon succès de la mission de Nini-Moulin auprès de la Sainte-Colombe, avait mis lui-même une lettre à la poste à l’adresse d’Agricol Baudoin, le métis, assez sombre depuis quelque temps, avait semblé ressentir un violent chagrin qui alla bientôt tellement empirant, que le prince, frappé de l’air désespéré de cet homme, qu’il voulait ramener au bien par l’affection et par le bonheur, lui demanda plusieurs fois la cause de cette accablante tristesse ; mais le métis, tout en remerciant le prince de son intérêt avec une reconnaissante effusion, s’était tenu dans une réserve absolue.

Ceci posé, on concevra la scène suivante.

Elle avait lieu, vers le milieu du jour, dans la petite maison de la rue de Clichy occupée par l’Indien.

Djalma, contre son habitude, n’avait pas passé cette journée avec Adrienne. Depuis la veille, il avait été prévenu par la jeune fille qu’elle lui demanderait le sacrifice de ce jour entier afin de l’employer à prendre les mesures nécessaires pour que leur mariage fût béni et acceptable aux yeux du monde, et que pourtant il demeurât entouré des restrictions qu’elle et Djalma désiraient ; quant aux moyens que devait employer mademoiselle de Cardoville pour arriver à ce résultat, quant à la personne si pure, si honorable qui devait consacrer cette union, c’était un secret qui, n’appartenant pas seulement à la jeune fille, ne pouvait être encore confié à Djalma.

Pour l’Indien, depuis si longtemps habitué à consacrer tous ses instants à Adrienne, ce jour entier passé loin d’elle était interminable. Enfin, depuis la scène passionnée pendant laquelle mademoiselle de Cardoville avait failli succomber, elle avait, se défiant de son courage, prié la Mayeux de ne plus la quitter désormais ; aussi l’amoureuse et dévorante impatience de Djalma était à son comble.

Tour à tour en proie à une agitation brûlante ou à une sorte d’engourdissement dans lequel il tâchait de se plonger pour échapper aux pensées qui lui causaient de si enivrantes tortures, Djalma était étendu sur un divan, son visage caché dans ses mains, comme s’il eût voulu échapper à une trop séduisante vision.

Tout à coup Faringhea entra chez le prince sans avoir frappé à la porte selon son habitude.

Au bruit que fit le métis en entrant, Djalma tressaillit, releva la tête et regarda autour de lui avec surprise ; mais, à la vue de cette physionomie pâle, bouleversée de l’esclave, il se leva vivement, et, faisant quelques pas vers lui, s’écria :

— Qu’as-tu, Faringhea ?

Après un moment de silence, et comme s’il eût cédé à une hésitation pénible, Faringhea, se jetant aux pieds de Djalma, murmura d’une voix faible, avec un accablement désespéré, presque suppliant :

— Je suis bien malheureux ;… ayez pitié de moi, monseigneur !

L’accent du métis fut si touchant, la grande douleur qu’il semblait éprouver donnait à ses traits, ordinairement impassibles et durs comme ceux d’un masque de bronze, une expression tellement navrante, que Djalma se sentit attendri, et, se courbant pour relever le métis, lui dit avec affection :

— Parle… parle… ; la confiance apaise les tourments du cœur… Aie confiance, ami… et compte sur moi… ; l’ange me le disait il y a peu de jours encore : l’amour heureux ne souffre pas de larmes autour de lui.

— Mais l’amour infortuné, l’amour misérable, l’amour trahi… verse des larmes de sang, reprit Faringhea avec un abattement douloureux.

— De quel amour trahi parles-tu ? dit Djalma surpris.

— Je parle de mon amour…, répondit le métis d’un air sombre.

— De ton amour ?… dit Djalma, de plus en plus surpris ; non que le métis, jeune encore et d’une figure d’une sombre beauté, lui parût incapable d’inspirer ou d’éprouver un sentiment tendre, mais parce qu’il n’avait pas cru, jusqu’alors, cet homme capable de ressentir un chagrin aussi poignant.

— Monseigneur, reprit le métis, vous m’aviez dit : « Le malheur t’a rendu méchant… sois heureux, et tu seras bon… » Dans ces paroles… j’avais vu un présage ; on aurait dit que pour entrer dans mon cœur un noble amour attendait que la haine, que la trahison fussent sorties de ce cœur… Alors, moi, à demi sauvage, j’ai trouvé une femme belle et jeune qui répondait à ma passion ; du moins, je l’ai cru ;… mais j’avais été traître envers vous, monseigneur, et, pour les traîtres, même repentants, il n’est jamais de bonheur ;… à mon tour, j’ai été trahi… indignement trahi.

Puis, voyant le mouvement de surprise du prince, le métis ajouta, comme s’il eût été écrasé de confusion :

— Grâce, ne me raillez pas… monseigneur… les tortures les plus affreuses ne m’auraient pas arraché cet aveu misérable ;… mais vous, fils de roi, vous avez daigné dire à votre esclave : Sois mon ami…

— Et cet ami… te sait gré de ta confiance, dit vivement Djalma ; loin de te railler, il te consolera… Rassure-toi ;… mais… te railler… moi ?

— L’amour trahi… mérite tant de mépris, tant de huées insultantes… dit Faringhea avec amertume. Les lâches mêmes ont le droit de vous montrer au doigt avec dédain… car dans ce pays la vue de l’homme trompé dans ce qui est l’âme de son âme, le sang de son sang… la vie de sa vie… fait hausser les épaules et éclater de rire…

— Mais es-tu certain de cette trahison ? répondit doucement Djalma.

Puis il ajouta avec une hésitation qui prouvait la bonté de son cœur :

— Écoute… et pardonne-moi de te parler du passé… Ce sera, d’ailleurs, de ma part, te prouver encore que je n’en garde contre toi aucun mauvais souvenir… et que je crois au repentir, à l’affection que tu me témoignes chaque jour… Rappelle-toi que moi aussi j’ai cru que l’ange qui est maintenant ma vie ne m’aimait pas… et pourtant cela était faux… Qui te dit que tu n’es pas, comme je l’étais, abusé par de fausses apparences ?…

— Hélas ! monseigneur… je le voudrais croire… mais je n’ose l’espérer ;… dans ces incertitudes, ma tête s’est perdue, je suis incapable de prendre une résolution, et je viens à vous, monseigneur.

— Mais qui a fait naître tes soupçons ?…

— Sa froideur, qui parfois succède à une apparente tendresse. Le refus qu’elle me fait au nom de ses devoirs,… et puis…

Mais le métis ne continua pas, parut céder à une réticence, et ajouta, après quelques minutes de silence :

— Enfin, monseigneur, elle raisonne son amour… preuve qu’elle ne m’aime pas ou qu’elle ne m’aime plus.

— Elle t’aime peut-être davantage, au contraire, si elle raisonne l’intérêt, la dignité de son amour.

— C’est ce qu’elles disent toutes, reprit le métis avec une ironie sanglante, en attachant un regard profond sur Djalma ; du moins ainsi parlent celles qui aiment faiblement ; mais celles qui aiment vaillamment ne montrent jamais cette outrageante méfiance ;… pour elles, un mot de l’homme qu’elles adorent est un ordre ;… elles ne se marchandent pas, pour se donner le cruel plaisir d’exalter la passion de leur amant jusqu’au délire, et de le dominer ainsi plus sûrement… Non, non, ce que leur amant leur demande, dût-il leur coûter la vie, l’honneur… elles l’accordent parce que, pour elles, le désir, la volonté de leur amant est au-dessus de toute considération divine et humaine… Mais ces femmes… et celle qui me fait souffrir est de ce nombre… ces femmes rusées qui mettent leur méchant orgueil à dompter l’homme, à l’asservir, plus il est fier et impatient du joug, ces femmes qui se plaisent à irriter en vain sa passion, en semblant parfois sur le point d’y céder… ces femmes sont des démons ;… elles se réjouissent dans les larmes, dans les tourments de l’homme fort qui les aime avec la malheureuse faiblesse d’un enfant… Tandis que l’on meurt d’amour à leurs pieds, ces perfides créatures, dans leurs blessantes méfiances, calculent habilement la portée de leur refus, car il ne faut pas tout à fait désespérer sa victime… Oh ! qu’elles sont froides et lâches auprès de ces femmes passionnées, valeureuses, qui, éperdues, folles d’amour, disent à l’homme qu’elles adorent : « Être à toi aujourd’hui… selon ton désir… à toi… tout à toi… et demain viennent pour moi l’abandon, la honte, la mort, que m’importe ? sois heureux ;… ma vie ne vaut pas une de tes larmes… »

Le front de Djalma s’était peu à peu assombri en écoutant le métis ; ayant gardé envers cet homme le secret le plus absolu sur les divers incidents de sa passion pour mademoiselle de Cardoville, le prince ne pouvait voir dans ces paroles qu’une allusion involontaire, et amenée par le hasard, aux enivrants refus d’Adrienne ; et, pourtant, Djalma souffrit un moment dans son orgueil en songeant qu’en effet, ainsi que le disait Faringhea, il était des considérations, des devoirs qu’une femme mettait au-dessus de son amour ; mais cette amère et pénible pensée s’effaça bientôt de l’esprit de Djalma, grâce à la douce et bienfaisante influence du souvenir d’Adrienne ; son front se rasséréna peu à peu, et il répondit au métis qui, d’un regard oblique, l’observait attentivement :

— Le chagrin t’égare ;… si tu n’as pas d’autre raison pour douter de celle que tu aimes… que ces refus, que ces vagues soupçons dont ton esprit ombrageux s’effarouche, rassure-toi… tu es aimé… plus peut-être que tu ne le penses…

— Hélas ! puissiez-vous dire vrai, monseigneur ! répondit le métis avec accablement après un moment de silence, et comme touché des paroles de Djalma ; et pourtant je me dis : Il est donc pour cette femme quelque chose au-dessus de son amour pour moi ;… délicatesse, scrupule, dignité, honneur… soit ;… mais elle ne m’aime pas assez pour me sacrifier ses délicatesses, ses scrupules, sa dignité, son honneur ;… il n’importe… je me dirai… après tout cela… vient peut-être le tour de mon amour…

— Ami, tu te trompes, reprit doucement Djalma, quoiqu’il eût encore ressenti une impression pénible aux paroles du métis ; oui, tu te trompes : plus l’amour d’une femme est grand, plus il est digne et chaste ;… c’est l’amour seul qui éveille ces scrupules, ces délicatesses ; il domine tout… au lieu d’être dominé par tout.

— Cela est juste, monseigneur… reprit le métis avec une ironie amère. Cette femme m’impose sa façon d’aimer, de me prouver son amour ; c’est à moi de me soumettre…

Puis, s’interrompant tout à coup, le métis cacha son visage dans ses mains, et poussa un long gémissement ; ses traits exprimaient un mélange de haine, de rage et de désespoir, à la fois si effrayant et si douloureux, que Djalma, de plus en plus ému, s’écria en saisissant la main du métis :

— Calme ces emportements, écoute la voix de l’amitié, elle conjurera cette influence mauvaise ;… parle… parle…

— Non, non, c’est trop affreux…

— Parle, te dis-je…

— Abandonnez un malheureux à son désespoir incurable…

— M’en crois-tu capable ? dit Djalma avec un mélange de douceur et de dignité qui parut faire impression sur le métis.

— Hélas ! reprit-il en hésitant encore, vous le voulez, monseigneur ?

— Je le veux…

— Eh bien !… je ne vous ai pas tout dit… car, au moment de cet aveu… la honte… la peur de la raillerie m’a retenu ;… vous m’avez demandé quelles raisons j’avais de croire à une trahison ;… je vous ai parlé de vagues soupçons… de refus… de froideur ;… ce n’était pas tout ;… ce soir… cette femme…

— Achève… achève.

— Cette femme… a donné un rendez-vous… à l’homme qu’elle me préfère…

— Qui t’a dit cela ?…

— Un étranger à qui mon aveuglement a fait pitié.

— Et si cet homme te trompait… se trompait ?

— Il m’a offert des preuves de ce qu’il avançait.

— Quelles preuves ?…

— De me rendre ce soir témoin de ce rendez-vous. Il se peut, m’a-t-il dit, que cette entrevue ne soit pas coupable, malgré les apparences contraires. Jugez-en par vous-même, a ajouté cet homme, ayez ce courage, et vos cruelles indécisions cesseront.

— Et qu’as-tu répondu ?

— Rien… monseigneur ; j’avais la tête perdue comme maintenant ; c’est alors que j’ai songé à vous demander conseil…

Puis, faisant un geste de désespoir, le métis reprit d’un air égaré avec un éclat de rire sauvage :

— Un conseil… un conseil… c’est à la lame de mon kandjiar que je devais le demander… Elle m’aurait dit : Du sang… du sang…

Et le métis porta convulsivement la main à un long poignard attaché à sa ceinture.

Il est une sorte de contagion funeste, fatale, dans certains emportements.

À la vue des traits de Faringhea, bouleversés par la jalousie et par la fureur, Djalma tressaillit ; il se souvenait de l’accès de rage insensée dont il s’était senti possédé lorsque la princesse de Saint-Dizier avait défié Adrienne de nier qu’on eût trouvé caché dans sa chambre à coucher Agricol Baudoin, son amant prétendu.

Mais à l’instant rassuré par le maintien fier et digne de la jeune fille, Djalma n’avait bientôt éprouvé qu’un souverain mépris pour cette horrible calomnie, à laquelle Adrienne n’avait pas même daigné répondre…

Deux ou trois fois cependant, ainsi qu’un éclair d’orage sillonne par hasard le ciel le plus pur et le plus radieux, le souvenir de cette indigne accusation avait traversé l’esprit de l’Indien comme un trait de feu, mais s’était presque aussitôt évanoui au milieu de la sérénité de son bonheur et de son ineffable confiance dans le cœur d’Adrienne.

Ces souvenirs, et ceux des refus passionnés de la jeune fille, en attristant quelques instants Djalma, le rendirent cependant encore plus pitoyable envers Faringhea qu’il ne l’eût été sans ce rapprochement secret et étrange entre la position du métis et la sienne ; sachant par lui-même à quel délire peut vous pousser une fureur aveugle, voulant continuer de dompter le métis à force d’affection et de bonté, Djalma lui dit d’une voix grave et douce :

— Je t’ai offert mon amitié… Je veux agir avec toi selon cette amitié.

Mais le métis, semblant en proie à une sourde et muette fureur, les yeux fixes, hagards, ne parut pas entendre Djalma.

Celui-ci, posant sa main sur l’épaule du métis, reprit :

— Faringhea… écoute-moi…

— Monseigneur, dit le métis en tressaillant brusquement comme s’il se fût éveillé en sursaut, pardon… mais…

— Dans les angoisses où de cruels soupçons te jettent… ce n’est pas à ton kandjiar que tu dois demander conseil… c’est à ton ami… et je te l’ai dit, je suis ton ami.

— Monseigneur…

— À ce rendez-vous… qui te prouvera, dit-on, l’innocence… ou la trahison de celle que tu aimes… à ce rendez-vous… il faut aller…

— Oh ! oui, dit le métis d’une voix sourde et avec un sourire sinistre, oui… j’irai…

— Mais tu n’iras pas seul…

— Que voulez-vous dire, monseigneur ? s’écria le métis ; qui m’accompagnera ?…

— Moi…

— Vous, monseigneur ?

— Oui… pour t’épargner un crime peut-être ;… car je sais… combien le premier mouvement de colère est souvent aveugle et injuste…

— Mais aussi… le premier mouvement nous venge, reprit le métis avec un sourire cruel.

— Faringhea… cette journée est à moi tout entière : je ne te quitte pas…, dit résolument le prince. Ou tu n’iras pas à ce rendez-vous… ou je t’y accompagnerai.

Le métis, paraissant vaincu par cette généreuse insistance, tomba aux pieds de Djalma, prit sa main, qu’il porta respectueusement d’abord à son front, puis à ses lèvres, et dit :

— Monseigneur… il faut être généreux jusqu’au bout et me pardonner.

— Que veux-tu que je te pardonne ?…

— Avant de venir auprès de vous… ce que vous m’offrez… j’avais eu l’audace de songer à vous le demander ;… oui, ne sachant pas où pourrait m’emporter ma fureur… j’avais songé à vous demander cette preuve de bonté que vous n’accorderiez pas peut-être à un de vos égaux ;… mais, ensuite, je n’ai plus osé… J’ai aussi reculé devant l’aveu de la trahison que je redoute, et je suis seulement venu vous dire que j’étais bien malheureux… parce qu’à vous seul… au monde… je pouvais le dire.

On ne peut rendre la simplicité presque candide avec laquelle le métis prononça ces mots, l’accent pénétrant, attendri, mêlé de larmes, qui succéda à son emportement sauvage.

Djalma, vivement ému, lui tendit la main, le fit relever et lui dit :

— Tu avais le droit de me demander une preuve d’affection. Je suis heureux de t’avoir prévenu… Allons… courage !… espère… À ce rendez-vous, je t’accompagnerai, et si j’en crois mes vœux… de fausses apparences t’auront trompé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque la nuit fut venue, le métis et Djalma, enveloppés de manteaux, montèrent dans un fiacre.

Faringhea donna au cocher l’adresse de la maison de la Sainte-Colombe.




XV


Une soirée chez la Sainte-Colombe.


Djalma et Faringhea étaient montés en voiture, et se dirigeaient vers la demeure de la Sainte-Colombe.

Avant de poursuivre le récit de cette scène, quelques mots rétrospectifs sont indispensables.

Nini-Moulin, continuant d’ignorer le but réel des démarches qu’il faisait à l’instigation de Rodin, avait la veille, selon les ordres de ce dernier, offert à la Sainte-Colombe une somme assez considérable, afin d’obtenir de cette créature, toujours singulièrement cupide et rapace, la libre disposition de son appartement pendant toute la journée. La Sainte-Colombe ayant accepté cette proposition, trop avantageuse pour être refusée, était partie dès le matin avec ses domestiques, auxquels elle voulait, disait-elle, en retour de leurs bons services, offrir une partie de campagne.

Maître du logis, Rodin, le crâne couvert d’une perruque noire, portant des lunettes bleues, enveloppé d’un manteau, et ayant le bas du visage enfoui dans une haute cravate de laine, en un mot, parfaitement déguisé, était venu le matin même, accompagné de Faringhea, jeter un coup d’œil sur cet appartement et donner ses instructions au métis. Celui-ci, après le départ du jésuite, avait en deux heures, grâce à son adresse et à son intelligence, fait certains préparatifs des plus importants, et était retourné en hâte auprès de Djalma jouer avec une détestable hypocrisie la scène à laquelle on a assisté.

Pendant le trajet de la rue de Clichy à la rue de Richelieu où demeurait la Sainte-Colombe, Faringhea parut plongé dans un accablement douloureux ; tout à coup il dit à Djalma d’une voix sourde et brève :

— Monseigneur… si je suis trahi… il me faut une vengeance pourtant.

— Le mépris est une terrible vengeance, répondit Djalma.

— Non, non, reprit le métis avec un accent de rage contenue ; non, ce n’est pas assez ;… plus le moment approche, plus je vois qu’il faut du sang.

— Écoute-moi…

— Monseigneur, ayez pitié de moi… j’étais lâche, j’avais peur… je reculais devant ma vengeance ; maintenant… je donnerais pour elle… torture pour torture, monseigneur ;… laissez-moi vous quitter… j’irai seul à ce rendez-vous…

Ce disant, Faringhea fit un mouvement comme s’il eût voulu se précipiter hors de la voiture.

Djalma le retint vivement par le bras et lui dit :

— Reste… je ne te quitte pas… si tu es trahi, tu ne répandras pas le sang ; le mépris te vengera… l’amitié te consolera.

— Non… non… monseigneur… j’y suis décidé… quand j’aurai tué… je me tuerai… s’écria le métis avec une exaltation farouche. Aux traîtres ce kandjiar…

Et il mit la main sur un long poignard qu’il avait à sa ceinture.

— À moi le poison… que ce poignard renferme dans sa garde…

— Faringhea…

— Monseigneur, si je vous résiste… pardonnez-moi, il faut que ma destinée s’accomplisse…

Le temps pressait. Djalma, désespérant de calmer la rage féroce du métis, résolut d’agir par ruse.

Après quelques minutes de silence, il dit à Faringhea :

— Je ne te quitterai pas ;… je ferai tout pour t’épargner un crime… Si je n’y parviens pas… si tu méconnais ma voix… que le sang que tu auras répandu retombe sur toi… De ma vie ma main ne touchera la tienne…

Ces mots parurent produire une profonde impression sur Faringhea ; il poussa un long gémissement, et, courbant sa tête sur sa poitrine, il resta silencieux et sembla réfléchir ;

Djalma s’apprêtait, à la faible clarté que projetaient les lanternes dans l’intérieur de la voiture, à user de surprise ou de force pour désarmer le métis, lorsque celui-ci, qui d’un regard oblique avait deviné l’intention du prince, porta brusquement la main à son kandjiar, le retira de sa ceinture, lame et fourreau, puis le tenant toujours à la main, il dit au prince d’un ton à la fois solennel et farouche :

— Ce poignard, manié par une main ferme, est terrible ;… dans ce flacon est renfermé un poison subtil comme tous ceux de notre pays.

Et le métis ayant fait jouer un ressort caché dans la monture du kandjiar, le pommeau se leva comme un couvercle, et laissa voir le col d’un petit flacon de cristal caché dans l’épaisseur du manche de cette arme meurtrière.

— Deux ou trois gouttes de ce poison sur les lèvres, reprit le métis, et la mort vient lente… paisible et douce… sans agonie… au bout de quelques heures ;… pour premier symptôme les ongles bleuissent… Mais qui viderait ce flacon d’un trait… tomberait mort… tout à coup, sans souffrance, et comme foudroyé…

— Oui, répondit Djalma, je sais qu’il est dans notre pays de mystérieux poisons qui glacent peu à peu la vie ou qui frappent comme la foudre ;… mais… pourquoi s’appesantir ainsi sur les sinistres propriétés de cette arme ?…

— Pour vous montrer, monseigneur, que ce kandjiar est la sûreté et l’impunité de ma vengeance… Avec ce poignard je tue, avec ce poison, j’échappe à la justice des hommes par une mort rapide… Et pourtant… ce kandjiar… je vous l’abandonne, prenez-le… monseigneur ; … plutôt renoncer à ma vengeance que de me rendre indigne de jamais toucher votre main…

Et le métis tendit le poignard au prince.

Djalma, aussi heureux que surpris de cette détermination inattendue, passa vivement l’arme terrible à sa ceinture pendant que le métis reprit, d’une voix émue :

— Gardez ce kandjiar, monseigneur, et lorsque vous aurez vu… et entendu ce que nous allons voir et entendre, ou vous me donnerez le poignard, et je frapperai une infâme… ou vous me donnerez le poison… et je mourrai sans frapper ;… à vous d’ordonner… à moi d’obéir…

Au moment où Djalma allait répondre, la voiture s’arrêta devant la maison de la Sainte-Colombe.

Le prince et le métis, bien encapés, entrèrent sous un porche obscur.

La porte cochère se referma sur eux.

Faringhea échangea quelques mots avec le portier ; celui-ci lui remit une clef.

Les deux Indiens arrivèrent bientôt devant une des portes de l’appartement de la Sainte-Colombe. Ce logis avait deux entrées sur ce palier et une sortie dérobée donnant sur la cour.

Faringhea, au moment de mettre la clef dans la serrure, dit à Djalma d’une voix altérée :

— Monseigneur… ayez pitié de ma faiblesse ;… mais, à ce moment terrible… je tremble… j’hésite ;… peut-être vaut-il mieux rester en proie à mes doutes… ou bien oublier…

Puis, à l’instant où le prince allait répondre, le métis s’écria :

— Non… non… pas de lâcheté…

Et, ouvrant précipitamment, il passa le premier.

Djalma le suivit.

La porte refermée, le métis et le prince se trouvèrent dans un étroit corridor au milieu d’une profonde obscurité.

— Votre main, monseigneur… laissez-vous guider, et marchez doucement, dit le métis à voix basse.

Et il tendit sa main au prince, qui la prit.

Tous deux s’avancèrent silencieusement dans les ténèbres.

Après avoir fait faire à Djalma un assez long circuit, en ouvrant et fermant plusieurs portes, le métis, s’arrêtant tout à coup, dit tout bas au prince en abandonnant sa main qu’il avait jusqu’alors tenue :

— Monseigneur, le moment décisif approche ;… attendons ici quelques instants.

Un profond silence suivit ces mots du métis.

L’obscurité était si complète que Djalma ne distinguait rien ; au bout d’une minute, il entendit Faringhea s’éloigner de lui, puis tout à coup le bruit d’une porte brusquement ouverte et fermée à double tour.

Cette disparition subite commença d’inquiéter Djalma. Par un mouvement machinal, il porta la main à son poignard et fit vivement quelques pas à tâtons du côté où il supposait une issue.

Tout à coup, la voix du métis frappa l’oreille du prince, et sans qu’il lui fût possible de savoir où se trouvait alors celui qui lui parlait, ces mots arrivèrent jusqu’à lui :

— Monseigneur… vous m’avez dit : « Sois mon ami ; » j’agis en ami ;… j’ai employé la ruse pour vous conduire ici… L’aveuglement de votre funeste passion vous eût empêché de m’entendre et de me suivre… La princesse de Saint-Dizier vous a nommé Agricol Baudoin… l’amant d’Adrienne de Cardoville… Écoutez… voyez… jugez…

Et la voix se tut.

Elle avait paru sortir de l’un des angles de cette chambre.

Djalma, toujours plongé dans les ténèbres, reconnaissant trop tard dans quel piège il était tombé, tressaillit de rage et presque d’effroi.

— Faringhea… s’écria-t-il, où suis-je ?… où es-tu ? sur ta vie, ouvre-moi, je veux sortir à l’instant…

Et Djalma, étendant les mains en avant, fit précipitamment quelques pas, atteignit un mur tapissé d’étoffe et le suivit à tâtons, espérant trouver une porte ; il en trouva une en effet : elle était fermée ;… en vain il ébranla la serrure ; elle résista à tous ses efforts ; continuant ses recherches, il rencontra une cheminée dont le foyer était éteint, puis une seconde porte, également fermée ; en peu d’instants, il eut fait ainsi le tour de la chambre, et se retrouva près de la cheminée qu’il avait rencontrée.

L’anxiété du prince augmentait de plus en plus ; d’une voix tremblante de colère, il appela Faringhea.

Rien ne lui répondit.

Au dehors régnait le plus profond silence…

Au dedans, les ténèbres les plus complètes…

Bientôt une sorte de vapeur parfumée d’une indicible suavité, mais très-subtile, très-pénétrante, se répandit insensiblement dans la petite chambre où se trouvait Djalma ; on eût dit que l’orifice d’un tube, passant à travers une des portes de cette pièce, y introduisait ce courant embaumé.

Djalma, au milieu de préoccupations terribles, frémissant de colère, ne fit aucune attention à cette senteur… mais bientôt les artères de ses tempes battirent avec plus de force ; une chaleur profonde, brûlante, circula rapidement dans ses veines ; il éprouva une sensation de bien-être indéfinissable ; les violents ressentiments qui l’agitaient semblèrent s’éteindre peu à peu malgré lui, et s’engourdir dans une douce et ineffable torpeur, sans qu’il eût presque la conscience de l’espèce de transformation morale qu’il subissait malgré lui.

Cependant, par un dernier effort de sa volonté vacillante, Djalma s’avança au hasard pour essayer encore d’ouvrir une des portes qu’il trouva, en effet ; mais, à cet endroit, la vapeur embaumée était si pénétrante, que son action redoubla, et bientôt Djalma, n’ayant plus la force de faire un mouvement, s’appuya contre la boiserie[8].

Alors il advint une chose étrange :

Une faible lueur se répandant graduellement dans une pièce voisine, Djalma, plongé dans une hallucination complète, s’aperçut de l’existence d’une sorte d’œil-de-bœuf qui prenait ou donnait du jour dans la chambre où il se trouvait.

Du côté du prince, cette ouverture était défendue par un treillis de fer aussi léger que solide, et qui à peine interceptait la vue ; de l’autre côté, une épaisse vitre de glace, placée dans l’épaisseur de la cloison, était éloignée du treillis de deux à trois pouces.

La chambre, qu’à travers cette ouverture Djalma vit ainsi éclairée faiblement d’une lueur douce, incertaine et voilée, était assez richement meublée.

Entre deux fenêtres drapées de rideaux de soie cramoisie, il y avait une grande armoire à glace servant de psyché ; en face de la cheminée, seulement garnie de braise ardente d’un rouge de sang, était un large et long divan garni de ses carreaux.

Au bout d’une seconde à peine, une femme entra dans cet appartement ; on ne pouvait distinguer ni sa figure ni sa taille, soigneusement enveloppée qu’elle était d’une longue mante à capuchon d’une forme particulière et de couleur foncée.

La vue de cette mante fit tressaillir Djalma : au bien-être qu’il avait d’abord ressenti, succédait une agitation fiévreuse, pareille à celle des fumées croissantes de l’ivresse ; à ses oreilles bruissait ce bourdonnement étrange que l’on entend lorsque l’on plonge au fond des grandes eaux…

Djalma regardait toujours avec une sorte de stupeur ce qui se passait dans la chambre voisine.

La femme qui venait d’y apparaître était entrée avec précaution, presque avec crainte ; d’abord elle alla écarter un des rideaux fermés, et jeta au travers des persiennes un regard dans la rue ; puis elle revint lentement vers la cheminée, où elle s’accouda un moment, pensive, et toujours soigneusement enveloppée de sa mante.

Djalma, complètement livré à l’influence croissante de l’exhilarant qui troublait sa raison, ayant complètement oublié Faringhea et les circonstances qui l’avaient conduit dans cette maison, concentrait toute la puissance de son attention sur le spectacle qui s’offrait à sa vue, et auquel il assistait comme s’il eût été spectateur de l’un de ses rêves… les yeux toujours ardemment fixés sur cette femme.

Tout à coup Djalma la vit quitter la cheminée, s’avancer vers la psyché ; puis, faisant face à cette glace, cette femme laissa glisser jusqu’à ses pieds la mante qui l’enveloppait entièrement.

Djalma resta foudroyé.

Il avait devant les yeux Adrienne de Cardoville.

Oui, il croyait voir Adrienne de Cardoville telle qu’il l’avait encore vue la veille, et vêtue ainsi qu’elle l’était lors de son entrevue avec la princesse de Saint-Dizier… d’une robe vert tendre, tailladée de rose et rehaussée d’une garniture de jais blanc. Une résille, aussi de jais blanc, cachait la natte qui se tordait derrière sa tête, et qui s’harmonisait si admirablement avec l’or bruni de ses cheveux… C’était enfin, autant que l’Indien pouvait en juger à travers une lueur presque crépusculaire et le treillis du vitrage, c’était la taille de nymphe d’Adrienne, ses épaules de marbre, son cou de cygne, si fier et si gracieux.

En un mot, c’était mademoiselle de Cardoville… il ne pouvait en douter, il n’en doutait pas.

Une sueur brûlante inondait le visage de Djalma ; son exaltation vertigineuse allait toujours croissant ; l’œil enflammé, la poitrine haletante, immobile, il regardait sans réfléchir, sans penser.

La jeune fille, tournant toujours le dos à Djalma, après avoir rajusté ses cheveux avec une coquetterie pleine de grâce, ôta la résille qui lui servait de coiffure, la déposa sur la cheminée, puis fit un mouvement pour dégrafer sa robe ; mais, quittant alors la glace devant laquelle elle s’était d’abord tenue, elle disparut aux yeux de Djalma pendant un instant.

Elle attend Agricol Baudoin, son amant…, dit alors dans l’ombre une voix qui semblait sortir de la muraille de la pièce où se trouvait le prince.

Malgré l’égarement de son esprit, ces paroles terribles : Elle attend Agricol Baudoin, son amant… traversèrent le cerveau et le cœur de Djalma, aiguës, brûlantes comme un trait de feu… Un nuage de sang passa devant sa vue ; il poussa un rugissement sourd, que l’épaisseur de la glace empêcha de parvenir jusqu’à la pièce voisine, et le malheureux se brisa les ongles en voulant arracher le treillis de fer de l’œil-de-bœuf…

Arrivé à ce paroxysme de rage délirante, Djalma vit la lumière, déjà si indécise, qui éclairait l’autre chambre, s’affaiblir encore, comme si on l’eût discrètement ménagée ; puis, à travers ce vaporeux clair-obscur, il vit revenir la jeune fille, vêtue d’un long peignoir blanc, qui laissait voir ses bras et ses épaules nues, sur lesquelles flottaient les longues boucles de ses cheveux d’or.

Elle s’avançait avec précaution, se dirigeant vers une porte que Djalma ne pouvait apercevoir…

À ce moment, une des issues de l’appartement où se trouvait le prince, pratiquée dans la même cloison que l’œil-de-bœuf, fut doucement ouverte par une main invisible. Djalma s’en aperçut au bruit de la serrure et au courant d’air plus frais qui le frappa au visage, car aucune clarté n’arriva jusqu’à lui.

Cette issue, que l’on venait de laisser à Djalma, donnait, ainsi qu’une des portes de la pièce voisine, où se trouvait la jeune fille, sur une antichambre communiquant à l’escalier, où l’on entendit bientôt monter quelqu’un qui, s’arrêtant au dehors, frappa deux fois à la porte extérieure.

C’est Agricol Baudoin… Écoute et regarde…, dit dans l’obscurité la voix que le prince avait déjà entendue.

Ivre, insensé, mais ayant la résolution et l’idée fixe de l’homme ivre et de l’insensé, Djalma tira le poignard que lui avait laissé Faringhea… puis, immobile, il attendit.

À peine les deux coups avaient-ils été frappés au dehors, que la jeune fille, sortant de sa chambre d’où s’échappa une faible lumière, courut à la porte de l’escalier, de sorte que quelque clarté arriva jusqu’au réduit entr’ouvert, où Djalma se tenait blotti, son poignard à la main.

Ce fut de là qu’il vit la jeune fille traverser l’antichambre, et s’approcher de la porte de l’escalier en disant tout bas :

— Qui est là ?

— Moi !… Agricol Baudoin, répondit du dehors une voix mâle et forte.

Ce qui se passa ensuite fut si rapide, si foudroyant, que la pensée pourrait seule le rendre.

À peine la jeune fille eut-elle tiré le verrou de la porte, à peine Agricol Baudoin eut-il franchi le seuil, que Djalma, bondissant comme un tigre, frappa pour ainsi dire à la fois, tant ses coups furent précipités, et la jeune fille, qui tomba morte, et Agricol qui, sans être mortellement blessé, chancela et roula auprès du corps inanimé de cette malheureuse.

Cette scène de meurtre, rapide comme l’éclair, avait eu lieu au milieu d’une demi-obscurité ; tout à coup la faible lumière qui éclairait la chambre d’où était sortie la jeune fille, s’éteignit brusquement, et une seconde après, Djalma sentit dans les ténèbres un poignet de fer saisir son bras, et il entendit la voix de Faringhea lui dire :

— Tu es vengé… viens… la retraite est sûre.

Djalma, ivre, inerte, hébété par le meurtre, ne fit aucune résistance et se laissa entraîner par le métis dans l’intérieur de l’appartement qui avait deux issues.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque Rodin s’était écrié, en admirant la succession générale des pensées, que le mot collier avait été le germe du projet infernal qu’alors il entrevoyait vaguement, le hasard venait de rappeler à son souvenir la trop fameuse affaire du collier, dans laquelle une femme, grâce à sa vague ressemblance avec la reine Marie-Antoinette, et s’étant d’ailleurs habillée comme cette princesse, avait, à la faveur d’une demi-obscurité, joué si habilement le rôle de cette malheureuse reine… que le cardinal prince de Rohan, familier de la cour, fut dupe de cette illusion.

Une fois son exécrable dessein bien arrêté, Rodin avait dépêché Jacques Dumoulin à la Sainte-Colombe, sans lui dire le véritable but de sa mission, qui se bornait à demander à cette femme expérimentée si elle ne connaîtrait pas une jeune fille, belle, grande et rousse ; cette fille trouvée, un costume en tout pareil à celui que portait Adrienne, et dont la princesse de Saint-Dizier avait fait le récit devant Rodin (il faut le dire, la princesse ignorait cette trame), devait compléter l’illusion…

On sait ou l’on devine le reste : la malheureuse fille, Sosie d’Adrienne avait joué le rôle qu’on lui avait tracé, croyant qu’il s’agissait d’une plaisanterie.

Quant à Agricol, il avait reçu une lettre dans laquelle on l’engageait à se rendre à une entrevue qui pouvait être d’une grande importance pour mademoiselle de Cardoville.




XVI


Le lit nuptial.


Une douce lumière s’épandant d’une lampe sphérique d’albâtre oriental, suspendue au plafond par trois chaînes d’argent, éclaire faiblement la chambre à coucher d’Adrienne de Cardoville.

Le large lit d’ivoire, incrusté de nacre, n’est pas occupé et disparaît à demi sous des flots de mousseline blanche et de valenciennes, légers rideaux diaphanes et vaporeux comme des nuages.

Sur la cheminée de marbre blanc, dont le brasier jette des reflets vermeils sur le tapis d’hermine, une grande corbeille est, comme d’habitude, remplie d’un véritable buisson de frais camélias roses à feuilles d’un vert lustré.

Une suave odeur aromatique, s’échappant d’une baignoire de cristal remplie d’eau tiède et parfumée, pénètre dans cette chambre, voisine de la salle de bains d’Adrienne.

Tout est calme, silencieux au dehors.

Il est à peine onze heures du soir.

La porte d’ivoire opposée à celle qui conduit à la salle de bains s’ouvre lentement…

Djalma paraît.

Deux heures se sont écoulées depuis qu’il a commis un double meurtre, et qu’il croit avoir tué Adrienne dans un accès de jalouse fureur.

Les gens de mademoiselle de Cardoville, habitués à voir venir Djalma chaque jour, et qui ne l’annonçaient plus, n’ayant pas reçu d’ordre contraire de leur maîtresse, alors occupée dans l’un des salons du rez-de-chaussée, n’ont pas été surpris de la visite de l’Indien.

Jamais celui-ci n’était entré dans la chambre à coucher de la jeune fille ; mais sachant que l’appartement particulier qu’elle occupait, se trouvait au premier étage de la maison, il y était facilement arrivé.

Au moment où il entra dans ce sanctuaire virginal, la physionomie de Djalma était assez calme, tant il se contraignait puissamment ; à peine une légère pâleur ternissait-elle la brillante couleur ambrée de son teint… Il portait ce jour-là une robe de cachemire pourpre rayée d’argent, de sorte que l’on n’apercevait pas plusieurs taches de sang qui avaient jailli sur l’étoffe lorsqu’il avait frappé la jeune fille aux cheveux d’or et Agricol Baudoin.

Djalma ferma la porte sur lui, et jeta au loin son turban blanc, car il lui semblait qu’un cercle de fer brûlant étreignait son front ; ses cheveux d’un noir bleu encadraient son pâle et beau visage ; croisant ses bras sur sa poitrine, il regarda autour de lui… Lorsque ses yeux s’arrêtèrent sur le lit d’Adrienne, il fit un pas, tressaillit brusquement, et son visage s’empourpra ; mais, passant sa main sur son front, il baissa la tête, et demeura quelques instants rêveur et immobile comme une statue…

Après quelques instants d’une morne et sombre méditation, Djalma tomba à genoux en levant sa tête vers le ciel.

Le visage de l’Indien, ruisselant alors de larmes, ne révélait aucune passion violente ; on ne lisait sur ses traits, ni la haine, ni le désespoir, ni la joie féroce de la vengeance assouvie ;… mais si cela peut se dire, l’expression d’une douleur à la fois naïve et immense…

Pendant quelques minutes les sanglots étouffèrent Djalma ; les pleurs inondèrent ses joues.

— Morte !… morte !… murmura-t-il d’une voix étouffée, morte ;… elle qui, ce matin encore reposait si heureuse dans cette chambre ;… je l’ai tuée. Maintenant qu’elle est morte, que me fait sa trahison ?… Je ne devais pas la tuer pour cela… Elle m’avait trahi… elle aimait cet homme que j’ai aussi frappé ;… elle l’aimait… C’est qu’hélas ! je n’avais pas su me faire préférer, ajouta-t-il avec une résignation pleine d’attendrissement et de remords. Moi, pauvre enfant, à demi barbare… en quoi pouvais-je mériter son cœur ?… quels droits ?… quel charme ? Elle ne m’aimait pas ? c’était ma faute… et elle, toujours généreuse, me cachait son indifférence sous des dehors d’affection… pour ne pas me rendre trop malheureux ;… et pour cela je l’ai tuée… Son crime, où est-il ? n’était-elle pas venue librement à moi ?… ne m’avait-elle pas ouvert sa demeure ? ne m’avait-elle pas permis de passer des jours près d’elle… seul avec elle ?… Sans doute… elle voulait m’aimer et elle n’a pas pu… Moi, je l’aimais de toutes les forces de mon âme ;… mais mon amour n’était pas celui qu’il fallait… à son cœur… Et pour cela, je ne devais pas la tuer… Mais un fatal vertige m’a saisi… et, après le crime… je me suis éveillé comme d’un songe… Et ce n’est pas un songe, hélas !… je l’ai tuée… Et pourtant, jusqu’à ce soir… que de bonheur je lui ai dû !… que d’espérances ineffables !… que de longs enivrements !… Et comme elle avait… rendu… mon cœur meilleur, plus noble, plus généreux !… Cela venait d’elle… cela me restait, au moins, ajouta l’Indien en redoublant de sanglots. Ce trésor du passé… personne ne pouvait me le reprendre, cela devait me consoler ;… mais pourquoi penser à cela ?… elle et cet homme… je les ai frappés tous deux… meurtre lâche et sans lutte… férocité de tigre qui rugit et déchire une proie innocente…

Et Djalma cacha son visage dans ses mains avec douceur ; puis il reprit en essuyant ses larmes :

— Je sais bien que je vais me tuer aussi ;… mais ma mort… ne lui rendra pas la vie, à elle…

Et, se relevant avec peine, Djalma tira de sa ceinture le poignard sanglant de Faringhea, prit dans la monture de cette arme le flacon de cristal contenant le poison, et jeta la lame sanglante sur le tapis d’hermine, dont la blancheur immaculée fut légèrement rougie.

— Oui, reprit Djalma en serrant le flacon dans sa main convulsive, oui, je le sais bien, je vais me tuer ;… je le dois ;… sang pour sang ; ma mort la vengera ;… comment se fait-il que le fer ne se soit pas retourné contre moi… quand je l’ai frappée ?… Je ne sais ;… mais enfin, elle est morte… de ma main… Heureusement, j’ai le cœur rempli de remords, de douleur et d’une inexprimable tendresse pour elle ; aussi j’ai voulu venir mourir ici… ici, dans cette chambre, reprit-il d’une voix altérée, dans ce ciel de mes brûlantes visions…

Puis il s’écria, avec un accent déchirant, en cachant sa figure dans ses mains :

— Et morte… morte…

Puis, après quelques sanglots, il reprit d’une voix ferme :

— Allons, moi aussi je vais être bientôt mort ;… non, je veux mourir lentement, pas bientôt…

Et d’un regard assuré il regarda le flacon.

— Ce poison peut être foudroyant, et peut être aussi d’un effet moins rapide, mais toujours sûr, m’a dit Faringhea. Pour cela, quelques gouttes suffisent ;… il me semble que lorsque je serai certain de mourir… mes remords seront moins affreux… Hier, lorsqu’en me quittant, elle m’a serré la main… qui m’aurait dit cela, pourtant ?

Et l’Indien porta résolument le flacon à ses lèvres. Après avoir bu quelques gouttes de la liqueur qu’il contenait, il le replaça sur une petite table d’ivoire placée auprès du lit d’Adrienne.

— Cette liqueur est âcre et brûlante, dit-il ; maintenant, je suis certain de mourir… Oh ! que j’aie du moins le temps de m’enivrer encore de la vue et du parfum de cette chambre !… que je puisse reposer ma tête mourante sur ce lit où a reposé la sienne !…

Et Djalma tomba agenouillé devant le lit où il appuya son front brûlant.

À ce moment, la porte d’ivoire qui communiquait à la salle de bains roula doucement sur ses gonds, et Adrienne entra…

La jeune fille venait de renvoyer ses femmes qui avaient assisté à sa toilette de nuit.

Elle portait un long peignoir de mousseline d’une éblouissante blancheur ; ses cheveux d’or, coquettement tressés pour la nuit en petites nattes, formaient ainsi deux larges bandeaux qui donnaient à sa ravissante figure un caractère d’une juvénilité charmante ; son teint de neige était légèrement animé par la tiède moiteur du bain parfumé où elle se plongeait quelques instants chaque soir. Lorsqu’elle ouvrit la porte d’ivoire et qu’elle posa son petit pied rose et nu, chaussé d’une mule de satin blanc, sur le tapis d’hermine, Adrienne était d’une resplendissante beauté ; le bonheur éclatait dans ses yeux, sur son front, dans son maintien ;… toutes les difficultés relatives à la forme de l’union qu’elle voulait contracter étaient résolues, dans deux jours elle serait à Djalma… Et la vue de la chambre nuptiale la jetait dans une vague et ineffable langueur.

La porte d’ivoire avait roulé si doucement sur ses gonds ; les premiers pas de la jeune fille s’étaient tellement amortis sur la fourrure du tapis, que Djalma, le front appuyé sur le lit, n’avait rien entendu…

Mais soudain un cri de surprise et d’effroi frappa son oreille… Il se retourna brusquement.

Adrienne apparaissait à ses yeux.

Par un mouvement de pudeur, Adrienne croisa son peignoir sur son sein nu et se recula vivement, encore plus affligée que courroucée, croyant que Djalma, emporté par un fol accès de passion, s’était introduit dans sa chambre avec une espérance coupable.

La jeune fille, cruellement blessée de cette tentative déloyale, allait la reprocher à Djalma, lorsqu’elle aperçut le poignard qu’il avait jeté sur le tapis d’hermine.

À la vue de cette arme, à l’expression d’épouvante, de stupeur, qui pétrifiait les traits de Djalma, toujours agenouillé, immobile, le corps renversé en arrière, les mains étendues en avant, les yeux fixes, démesurément ouverts, cerclés de blanc… Adrienne, ne redoutant plus une amoureuse surprise, mais ressentant un indicible effroi, au lieu de fuir le prince, fit quelques pas vers lui et s’écria d’une voix altérée, en lui montrant du geste le kandjiar :

— Mon ami, comment êtes-vous ici ? Qu’avez-vous ?… pourquoi ce poignard ?

Djalma ne répondait pas…

Tout d’abord, la présence d’Adrienne lui avait semblé être une vision qu’il attribuait à l’égarement de son cerveau, déjà troublé, pensait-il, par l’effet du poison.

Mais lorsque la douce voix de la jeune fille eut frappé son oreille ;… mais lorsque son cœur eut tressailli à l’espèce de choc électrique qu’il ressentait toujours, dès que son regard rencontrait le regard de cette femme si ardemment aimée ;… mais lorsqu’il eut contemplé cet adorable visage, si rose, si frais, si reposé, malgré son expression de vive inquiétude… Djalma comprit qu’il n’était le jouet d’aucun rêve, et que mademoiselle de Cardoville était devant ses yeux…

Alors et à mesure qu’il se pénétrait pour ainsi dire de cette pensée, qu’Adrienne n’était pas morte, et quoiqu’il ne pût s’expliquer le prodige de cette résurrection, la physionomie de l’Indien se transfigura, l’or pâli de son teint redevint chaud et vermeil ; ses yeux, ternis par les larmes du remords, s’illuminèrent d’un vif rayonnement ; ses traits enfin, naguère contractés par une terreur désespérée, exprimèrent toutes les phases croissantes d’une joie folle, délirante, extatique…

S’avançant, toujours à genoux, vers Adrienne, en élevant vers elle ses mains tremblantes… trop ému pour pouvoir prononcer un mot, il la contemplait avec tant de stupeur, tant d’amour, tant d’adoration, tant de reconnaissance… oui, de reconnaissance de ce qu’elle vivait… que la jeune fille, fascinée par ce regard inexplicable, muette aussi, immobile aussi, sentait, aux battements précipités de son sein, à un sourd frémissement de terreur, qu’il s’agissait de quelque effrayant mystère.

Enfin… Djalma, joignant les mains, s’écria avec un accent impossible à rendre :

— Tu n’es pas morte !…

— Morte !… répéta la jeune fille stupéfaite.

— Ce n’était pas toi… Ce n’est pas toi… que j’ai tuée… Dieu est bon et juste…

En prononçant ces mots avec une joie insensée, le malheureux oubliait la victime qu’il avait frappée dans son erreur.

De plus en plus épouvantée, jetant de nouveau les yeux sur le poignard laissé sur le tapis, et s’apercevant alors qu’il était ensanglanté… terrible découverte qui confirmait les paroles de Djalma, mademoiselle de Cardoville s’écria :

— Vous avez tué… vous… Djalma ? Oh ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il dit ? C’est à devenir folle.

— Tu vis… je te vois… tu es là…, disait Djalma d’une voix palpitante, enivrée ; te voilà, toujours belle, toujours pure… car ce n’était pas toi… Oh non !… si ç’avait été toi… je le disais bien… plutôt que de te tuer, le fer se serait retourné contre moi…

— Vous avez tué ! s’écria la jeune fille, presque égarée par cette révélation imprévue, en joignant les mains avec horreur. Mais pourquoi ? mais qui avez-vous tué ?…

— Que sais-je, moi ?… une femme… qui te ressemblait, et puis un homme que j’ai cru ton amant ;… c’était une illusion… un rêve… affreux ; tu vis, car te voilà…

Et l’Indien sanglotait de joie.

— Un rêve !… mais ce n’est pas un rêve… À ce poignard il y a du sang !… s’écria la jeune fille en montrant le kandjiar d’un geste effaré. Je vous dis qu’il y a du sang à ce poignard…

— Oui… tout à l’heure, j’ai jeté là ce kandjiar… pour prendre le poison… quand je croyais t’avoir tuée…

— Le poison !… s’écria Adrienne.

Et ses dents se heurtèrent convulsivement.

— Quel poison ?…

— Je croyais t’avoir tuée ;… j’ai voulu venir mourir ici…

— Mourir !… comment mourir ?… Oh ! mon Dieu ! pourquoi cela, mourir ?… mais qui, mourir ?… s’écria la jeune fille presque en délire.

— Mais moi… je te dis, reprit Djalma avec une douceur inexprimable ; je croyais t’avoir tuée ;… alors j’ai pris du poison…

— Toi !… dit Adrienne en devenant pâle comme une morte, toi !…

— Oui…

— Ce n’est pas vrai !… dit la jeune fille avec un geste de dénégation sublime.

— Regarde, dit l’Indien.

Et machinalement il tourna la tête du côté du lit, vers la petite table d’ivoire, où étincelait le flacon de cristal.

Par un mouvement irréfléchi, plus rapide que la pensée, peut-être même que sa volonté, Adrienne s’élança vers la table, saisit le flacon et le porta à ses lèvres avides.

Djalma était jusqu’alors resté à genoux ; il poussa un cri terrible, fut d’un bond auprès de la jeune fille, et il lui arracha le flacon qu’elle tenait collé à ses lèvres.

— C’est égal… j’en ai bu autant que toi…, dit Adrienne avec une satisfaction triomphante et sinistre.

Pendant un instant, il se fit un silence effrayant.

Adrienne et Djalma se contemplèrent muets, immobiles, épouvantés.

Ce lugubre silence, la jeune fille le rompit la première et dit d’une voix entrecoupée qu’elle tâchait de rendre ferme :

— Eh bien !… qu’y a-t-il là d’extraordinaire ? tu as tué… tu as voulu que la mort expiât ton crime ;… c’était juste… Je ne veux pas te survivre… c’est tout simple… Pourquoi me regardes-tu ainsi ? Ce poison est bien âcre… aux lèvres ; son effet est-il prompt ?… dis, mon Djalma…

Le prince ne répondit pas ;… tremblant de tous ses membres, il jeta un coup d’œil sur ses mains…

Faringhea avait dit vrai ;… une légère teinte violette colorait déjà les ongles polis du jeune Indien…

La mort approchait… lente… sourde… encore presque insensible… mais sûre…

Djalma, écrasé par le désespoir, en songeant qu’Adrienne aussi allait mourir, sentit son courage l’abandonner ; il poussa un long gémissement, cacha sa figure dans ses mains ; ses genoux se dérobèrent sous lui, et il tomba assis sur le lit auprès duquel il se trouvait alors…

— Déjà !… s’écria la jeune fille avec horreur, en se précipitant à genoux aux pieds de Djalma, déjà la mort !… tu me caches ta figure…

Et, dans son effroi, elle abaissa vivement les mains de l’Indien pour le contempler ;… il avait le visage inondé de larmes.

— Non… pas encore… la mort, murmura-t-il à travers ses sanglots ; ce poison… est lent…

— Vrai ?… s’écria Adrienne avec une joie indicible.

Puis elle ajouta, en baisant les mains de Djalma avec une ineffable tendresse :

— Puisque ce poison est lent… pourquoi pleures-tu, alors ?

— Mais toi… mais toi !… disait l’Indien d’une voix déchirante.

— Il ne s’agit pas de moi…, reprit résolument Adrienne ; tu as tué… nous expierons ton crime… J’ignore ce qui s’est passé… mais, sur notre amour… je le jure… tu n’as pas fait le mal pour le mal ;… il y a là quelque horrible mystère !

— Sous un prétexte auquel j’ai dû croire, reprit Djalma d’une voix haletante et précipitée, Faringhea m’a emmené dans une maison ; là, il m’a dit que tu me trompais… Je ne l’ai pas cru d’abord, mais je ne sais quel vertige s’est emparé de moi… et bientôt, à travers une demi-obscurité, je t’ai vue…

— Moi !…

— Non… pas toi… mais une femme vêtue comme toi ;… elle te ressemblait tant… que… dans le trouble de ma raison, j’ai cru à cette illusion… Enfin… un homme est venu ;… tu as couru à lui… Alors, moi, fou de rage, j’ai frappé la femme… et puis l’homme ;… je les ai vus tomber ; alors, je suis revenu pour mourir ici… et… je te retrouve… et c’est pour causer ta mort… Oh ! malheur ! malheur !… tu devais mourir par moi !

Et Djalma, cet homme d’une si redoutable énergie, se prit de nouveau à éclater en sanglots avec la faiblesse d’un enfant.

À la vue de ce désespoir si profond, si touchant, si passionné… Adrienne, avec cet admirable courage que les femmes seules possèdent dans l’amour, ne songea plus qu’à consoler Djalma… Par un effort de passion surhumaine, à cette révélation du prince qui dévoilait un complot infernal, la figure de la jeune fille devint si resplendissante d’amour, de bonheur et de passion, que l’Indien, la regardant avec stupeur, craignit un instant qu’elle n’eût perdu la raison.

— Plus de larmes, mon amant adoré, s’écria la jeune fille radieuse, plus de larmes ; mais des sourires de joie et d’amour… rassure-toi ; non… non… nos ennemis acharnés ne triompheront pas.

— Que dis-tu ?

— Ils nous voulaient malheureux… plaignons-les… notre félicité ferait envie au monde.

— Adrienne… reviens à toi…

— Oh ! j’ai ma raison… toute ma raison… Écoute-moi, mon ange… maintenant, je comprends tout. Tombant dans le piège que ces misérables t’ont tendu, tu as tué… Dans ce pays… vois-tu ?… un meurtre… c’est l’infamie… ou l’échafaud… Et demain… cette nuit peut-être, tu aurais été jeté en prison ; aussi nos ennemis se sont dit : « Un homme comme le prince Djalma n’attend pas l’infamie ou l’échafaud, il se tue… Une femme comme Adrienne de Cardoville ne survit pas à l’infamie ou à la mort de son amant… elle se tue… ou elle meurt de désespoir… Ainsi, mort affreuse pour lui… mort affreuse pour elle… et, pour nous… ont dit ces hommes noirs… l’héritage que nous convoitons… »

— Mais pour toi !… si jeune, si belle, si pure… la mort est affreuse… et ces monstres triomphent ! s’écria Djalma. Ils auront dit vrai…

— Ils auront menti !… s’écria Adrienne ; notre mort sera céleste… enivrante… car ce poison est lent… et je t’adore… mon Djalma !…

En disant ces mots d’une voix basse et palpitante de passion, Adrienne, s’accoudant sur les genoux de Djalma, s’était approchée si près… de lui, qu’il sentit sur ses joues le souffle embrasé de la jeune fille…

À cette impression enivrante, aux jets de flamme humide que lui dardaient les grands yeux nageants d’Adrienne, dont les lèvres entr’ouvertes devenaient d’un pourpre de plus en plus éclatant, l’Indien tressaillit ;… une ardeur brûlante le dévora ;… son sang vierge, brassé par la jeunesse et par l’amour, bouillonna dans ses veines ;… il oublia tout, et son désespoir et une mort prochaine qui ne se manifestait encore chez lui, ainsi que chez Adrienne, que par une ardeur fiévreuse. Sa figure, comme celle de la jeune fille, était redevenue d’une beauté resplendissante… idéale !

— Oh ! mon amant… mon époux adoré… comme tu es beau ! disait Adrienne avec idolâtrie. Oh ! tes yeux… ton front… ton cou… tes lèvres… comme je les aime !… Que de fois le souvenir de ta ravissante figure, de ta grâce… de ton brûlant amour… a égaré ma raison !… Que de fois j’ai senti faiblir mon courage… en attendant ce moment divin où je vais être à toi… oui, à toi… toute à toi !… Tu le vois, le ciel veut que nous soyons l’un à l’autre, et rien ne manquera aux ravissements de nos voluptés… car, ce matin même, l’homme évangélique qui devait dans deux jours bénir notre union, a reçu de moi, en ton nom et au mien, un don royal qui mettra pour jamais la joie au cœur et au front de bien des infortunés… Ainsi, que regretter, mon ange ? Nos âmes immortelles vont s’exhaler dans nos baisers, pour remonter, encore enivrées d’amour… vers ce Dieu adorable qui est tout amour.

— Adrienne…

— Djalma…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et retombant, les rideaux diaphanes et légers voilèrent comme un nuage cette couche nuptiale et funèbre.

Funèbre… car, deux heures après, Adrienne et Djalma rendaient le dernier soupir dans une voluptueuse agonie.




XVII


Une rencontre.


Adrienne et Djalma étaient morts le 30 mai.

La scène suivante se passait le 31 du même mois, veille du jour fixé pour la dernière convocation des héritiers de Marius de Rennepont.

On se souvient sans doute de la disposition de l’appartement que M. Hardy avait occupé dans la maison de retraite des révérends pères de la rue Vaugirard, appartement sombre, isolé, et dont la dernière pièce donnait sur un triste petit jardin planté d’ifs et entouré de hautes murailles. Pour arriver dans cette pièce reculée, il fallait traverser deux vastes chambres, dont les portes, une fois fermées, interceptaient tout bruit, toute communication du dehors.

Ceci rappelé, poursuivons.

Depuis trois ou quatre jours, le père d’Aigrigny occupait cet appartement ; il ne l’avait pas choisi, mais il avait été amené à l’accepter sous des prétextes d’ailleurs parfaitement plausibles que lui avait donnés le révérend père économe, à l’instigation de Rodin.

Il était environ midi.

Le père d’Aigrigny, assis dans un fauteuil auprès de la porte-fenêtre qui donnait sur le triste petit jardin, tenait à la main un journal du matin, et lisait ce qui suit aux nouvelles de Paris :

« Onze heures du soir. — Un événement aussi horrible que tragique vient de jeter l’épouvante dans le quartier Richelieu. Un double assassinat a été commis sur une jeune fille et sur un jeune artisan. La jeune fille a été tuée d’un coup de poignard ; on espère sauver les jours de l’artisan. On attribue ce crime à la jalousie. La justice informe. À demain les détails. »

Après avoir lu ces lignes, le père d’Aigrigny jeta le journal sur la table et devint pensif.

— C’est incroyable, dit-il avec une envie amère, songeant à Rodin. Le voici arrivé au but qu’il s’était proposé ;… presque aucune de ses prévisions n’a été trompée… Cette famille est anéantie par le seul jeu des passions, bonnes ou mauvaises, qu’il a su faire mouvoir… Il l’avait dit ! Oh ! je le confesse, ajouta le père d’Aigrigny avec un sourire jaloux et haineux, le père Rodin est un homme dissimulé, habile, patient, énergique, opiniâtre et d’une rare intelligence… Qui m’eût dit, il y a quelques mois, lorsqu’il écrivait sous mes ordres, humble et discret socius… que cet homme était déjà depuis longtemps possédé de la plus audacieuse, de la plus énorme ambition, qu’il osait jeter les yeux jusque sur le saint-siège… et que, grâce à des intrigues merveilleusement ourdies, à une corruption poursuivie avec une incroyable habileté, au sein du sacré collège, cette visée… n’était pas déraisonnable… et que bientôt peut-être cette ambition infernale eût été réalisée, si, depuis longtemps, les sourdes menées de cet homme étonnamment dangereux n’eussent pas été surveillées à son insu, ainsi que je viens de l’apprendre ?… Ah !… reprit le père d’Aigrigny avec un sourire d’ironie et de triomphe, ah ! vous, crasseux personnage, vous voulez jouer au Sixte-Quint ? Et non content de cette audacieuse imagination, vous voulez, si vous réussissez, annuler, absorber notre compagnie dans votre papauté, comme le sultan a absorbé les janissaires ! Ah ! nous ne sommes pour vous qu’un marchepied !… Ah ! vous m’avez brisé, humilié, écrasé sous votre insolent dédain… Patience…, ajouta le père d’Aigrigny avec une joie concentrée, patience, le jour des représailles approche ;… moi seul suis dépositaire de la volonté de notre général ; le père Caboccini, envoyé ici comme socius, l’ignore lui-même… Le sort du père Rodin est donc entre mes mains. Oh ! il ne sait pas ce qui l’attend. Dans cette affaire Rennepont qu’il a admirablement conduite, je le reconnais, il croit nous évincer et n’avoir réussi que pour lui seul ;… mais demain…

Le père d’Aigrigny fut soudain distrait de ces agréables réflexions ; il entendit ouvrir les portes des pièces qui précédaient la chambre où il se trouvait.

Au moment où il détournait la tête pour voir qui entrait chez lui, la porte roula sur ses gonds…

Le père d’Aigrigny fit un brusque mouvement et devint pourpre.

Le maréchal Simon était devant lui…

Et derrière le maréchal… dans l’ombre… le père d’Aigrigny aperçut la figure cadavéreuse de Rodin.

Celui-ci, après avoir jeté sur le père d’Aigrigny un regard empreint d’une joie diabolique, disparut rapidement ; la porte se referma, le père d’Aigrigny et le maréchal Simon restèrent seuls.

Le père de Rose et de Blanche était presque méconnaissable : ses cheveux gris avaient complètement blanchi ; sur ses joues pâles, marbrées, décharnées, pointait une barbe drue, non rasée depuis quelques jours ; ses yeux, caves, rougis, ardents et extrêmement mobiles, avaient quelque chose de farouche, de hagard ; un ample manteau l’enveloppait, et c’est à peine si sa cravate noire était nouée autour de son cou…

Rodin en sortant avait comme par inadvertance fermé au dehors la porte à double tour.

Lorsqu’il fut seul avec le jésuite, le maréchal fit d’un geste brusque tomber son manteau de dessus ses épaules, et le père d’Aigrigny put voir, passées à un mouchoir de soie qui servait de ceinture au père de Rose et de Blanche, deux épées de combat nues et affilées.

Le père d’Aigrigny comprit tout.

Il se rappela que, plusieurs jours auparavant, Rodin lui avait opiniâtrement demandé ce qu’il ferait si le maréchal le frappait à la joue… Plus de doute, le père d’Aigrigny, qui avait cru tenir le sort de Rodin entre ses mains, était joué et acculé par lui dans une effrayante impasse ; car il le savait, les deux pièces précédentes étant fermées, il n’y avait aucune possibilité de se faire entendre du dehors en appelant au secours, et les hautes murailles du jardin donnaient sur des terrains inhabités.

La première idée qui lui vint, et elle ne manquait pas de vraisemblance, fut que Rodin, soit par ses intelligences avec Rome, soit par une incroyable pénétration, ayant appris que son sort allait dépendre entièrement du père d’Aigrigny, espérait se défaire de lui en le livrant ainsi à la vengeance inexorable du père de Rose et de Blanche.

Le maréchal, gardant toujours le silence, détacha le mouchoir qui lui servait de ceinture, déposa les deux épées sur une table, et, croisant ses bras sur sa poitrine, s’avança lentement vers le père d’Aigrigny.

Ainsi se trouvèrent face à face ces deux hommes qui, pendant toute leur vie de soldat, s’étaient poursuivis d’une haine implacable ; et qui, après s’être battus dans deux camps ennemis, s’étaient déjà rencontrés dans un duel à outrance ; ces deux hommes, dont l’un, le maréchal Simon, venait demander compte à l’autre de la mort de ses enfants…

À l’approche du maréchal, le père d’Aigrigny se leva ; il portait ce jour-là une soutane noire qui fit paraître plus grande encore la pâleur qui avait succédé à une rougeur subite.

Depuis quelques secondes, ces deux hommes se trouvaient debout, face à face, et aucun n’avait encore dit un mot.

Le maréchal était effrayant de désespoir paternel ; son calme, inexorable comme la fatalité, était plus terrible que les fougueux emportements de la colère.

— Mes enfants sont morts, dit-il enfin au jésuite d’une voix lente et creuse en rompant le premier le silence, il faut que je vous tue…

— Monsieur, s’écria le père d’Aigrigny, écoutez-moi… ne croyez pas…

— Il faut que je vous tue…, reprit le maréchal en interrompant le jésuite ; votre haine a poursuivi ma femme jusque dans l’exil, où elle a péri ; vous et vos complices avez envoyé mes enfants à une mort certaine… Depuis vingt ans vous êtes mon mauvais démon… C’est assez, il me faut votre vie… je l’aurai.

— Ma vie appartient d’abord à Dieu, répondit pieusement le père d’Aigrigny, ensuite à qui veut la prendre.

— Nous allons nous battre à mort dans cette chambre, dit le maréchal, et comme j’ai à venger ma femme et mes enfants… je suis tranquille.

— Monsieur, répondit froidement le père d’Aigrigny, vous oubliez que mon caractère me défend de me battre… Autrefois, j’ai pu accepter le duel que vous m’avez proposé ;… aujourd’hui ma position a changé.

— Ah !… fit le maréchal avec un sourire amer, vous refusez de vous battre maintenant parce que vous êtes prêtre ?

— Oui… monsieur, parce que je suis prêtre.

— De sorte que, parce qu’il est prêtre, un infâme comme vous est certain de l’impunité, et qu’il peut mettre sa lâcheté, ses crimes à l’abri de sa robe noire ?

— Je ne comprends pas un mot à vos accusations, monsieur. En tout cas, il y a des lois, dit le père d’Aigrigny en mordant ses lèvres blêmes de colère, car il ressentait profondément l’injure que venait de lui adresser le maréchal ; si vous avez à vous plaindre… adressez-vous à la justice ;… elle est égale pour tous.

Le maréchal Simon haussa les épaules avec un dédain farouche.

— Vos crimes échappent à la justice ;… elle les punirait, que je ne lui laisserais pas encore le soin de me venger… après tout le mal que vous m’avez fait, après tout ce que vous m’avez ravi…

Et, au souvenir de ses enfants, la voix du maréchal s’altéra légèrement ; mais il reprit bientôt son calme terrible :

— Vous sentez bien que je ne vis plus que pour la vengeance… moi ;… mais il me faut une vengeance que je puisse savourer… en sentant votre lâche cœur palpiter au bout de mon épée… Notre dernier duel… n’a été qu’un jeu ;… mais celui-ci… oh ! vous allez voir celui-ci…

Et le maréchal marcha vers la table où il avait posé les épées.

Il fallait au père d’Aigrigny un grand empire sur lui-même pour se contraindre ; la haine implacable qu’il avait toujours éprouvée contre le maréchal Simon, ses provocations insultantes, réveillaient en lui mille ardeurs farouches ; pourtant il répondit d’un ton assez calme :

— Une dernière fois, monsieur, je vous le répète, le caractère dont je suis revêtu m’empêche de me battre.

— Ainsi… vous refusez ? dit le maréchal en se retournant, revenant vers lui et s’approchant.

— Je refuse.

— Positivement ?

— Positivement ; rien ne saurait m’y forcer.

— Rien ?

— Non, monsieur, rien.

— Nous allons voir, dit le maréchal.

Et sa main tomba d’aplomb sur la joue du père d’Aigrigny.

Le jésuite poussa un cri de fureur ; tout son sang reflua sur sa face si rudement souffletée ; la bravoure de cet homme, car il était brave, se révolta ; son ancienne valeur guerrière l’emporta malgré lui, ses yeux étincelèrent ; et les dents serrées, les poings crispés, il fit un pas vers le maréchal en s’écriant :

— Les épées… les épées…

Mais soudain se rappelant l’apparition de Rodin, et l’intérêt que celui-ci avait eu à amener cette rencontre, il puisa dans la volonté d’échapper au piège diabolique que lui tendait son ancien socius le courage de contenir un ressentiment terrible.

À la fougue passagère du père d’Aigrigny succéda donc subitement un calme rempli de contrition, et voulant jouer son rôle jusqu’au bout, il s’agenouilla, et baissant la tête, il se frappa la poitrine avec componction en disant :

— Pardonnez-moi, Seigneur, de m’être abandonné à un mouvement de colère… et surtout pardonnez à celui qui m’outrage.

Malgré sa résignation apparente, la voix du jésuite était profondément altérée ; il lui semblait sentir un fer brûlant sur sa joue ; car, pour la première fois de sa vie, de sa vie de soldat ou de prêtre, il subissait une pareille insulte ; il s’était jeté à genoux, autant par mômerie que pour ne pas rencontrer le regard du maréchal, craignant, s’il le rencontrait, de ne pouvoir plus répondre de soi, et de se laisser entraîner à ses impétueux ressentiments.

En voyant le jésuite tomber à genoux, en entendant son hypocrite invocation, le maréchal, qui avait déjà mis l’épée à la main, frémit d’indignation et s’écria :

— Debout… fourbe… infâme, debout, à l’instant !

Et de sa botte, le maréchal crossa rudement le jésuite.

À cette nouvelle insulte, le père d’Aigrigny se redressa et bondit comme s’il eût été mû par un ressort d’acier. C’était trop ; il n’en pouvait supporter davantage. Emporté, aveuglé par la rage, il se précipita vers la table où était l’autre épée, la saisit, et s’écria en grinçant des dents :

— Ah !… il vous faut du sang !… eh bien !… du sang… et le vôtre… si je peux…

Et le jésuite, dans toute la vigueur de l’âge, la face empourprée, ses grands yeux gris étincelants de haine, tomba en garde avec l’aisance et l’aplomb d’un gladiateur consommé.

— Enfin !… s’écria le maréchal en s’apprêtant à croiser le fer.

Mais la réflexion vint encore une fois éteindre la fougue du père d’Aigrigny ; il songea de nouveau que ce duel hasardeux comblerait les vœux de Rodin, dont il tenait le sort entre les mains, qu’il allait écraser à son tour et qu’il exécrait plus encore peut-être que le maréchal ; aussi, malgré la furie qui le possédait, malgré son secret espoir de sortir vainqueur de ce combat, car il se sentait plein de force, de santé, tandis que d’affreux chagrins avaient miné le maréchal Simon, le jésuite parvint à se calmer, et à la profonde stupeur du maréchal, il baissa la pointe de son épée en disant :

— Je suis ministre du Seigneur, je ne dois pas verser de sang. Cette fois encore, pardonnez-moi mon emportement, Seigneur, et pardonnez aussi à celui de mes frères qui a excité mon courroux.

Puis, mettant aussitôt la lame de l’épée sous son talon, il ramena vivement la garde à soi, de sorte que l’arme se brisa en deux morceaux.

Il n’y avait plus ainsi de duel possible.

Le père d’Aigrigny se mettait lui-même dans l’impuissance de céder à une nouvelle violence, dont il ressentait l’imminence et le danger.

Le maréchal Simon resta un moment muet et immobile de surprise et d’indignation, car lui aussi voyait alors le duel impossible ; mais, tout à coup, imitant le jésuite, le maréchal mit comme lui la lame de son épée sous son talon et la brisa à peu près à sa moitié, ainsi qu’avait été brisée l’épée du père d’Aigrigny ; puis ramassant le tronçon pointu, long de dix-huit pouces environ, il détacha sa cravate de soie noire, l’enroula autour de ce fragment du côté de la cassure, improvisa ainsi une poignée et dit au père d’Aigrigny :

— Va pour le poignard…

Épouvanté de tant de sang-froid, de tant d’acharnement, le père d’Aigrigny s’écria :

— Mais, c’est donc l’enfer !…

— Non… c’est un père dont on a tué les enfants, dit le maréchal d’une voix sourde en assurant son poignard dans sa main, et une larme fugitive mouilla ses yeux, qui redevinrent aussitôt ardents et farouches.

Le jésuite surprit cette larme… Il y avait dans ce mélange de haine vindicative et de douleur paternelle quelque chose de si terrible, de si sacré, de si menaçant, que, pour la première fois de sa vie, le père d’Aigrigny éprouva un sentiment de peur… de peur lâche… ignoble… de peur pour sa peau… Tant qu’il s’était agi d’un combat à l’épée dans lequel la ruse, l’adresse et l’expérience sont de si puissants auxiliaires du courage, il n’avait eu qu’à réprimer les élans de sa fureur et de sa haine ; mais devant ce combat corps à corps, face à face, cœur contre cœur, un moment il trembla pâlit, et s’écria :

— Une boucherie à coups de couteau… jamais.

L’accent, la physionomie du jésuite trahissaient tellement son effroi, que le maréchal en fut frappé et s’écria avec angoisse, car il redoutait de voir sa vengeance lui échapper :

— Mais il est donc vraiment lâche ?… Ce misérable n’avait donc que le courage de l’escrime ou de l’orgueil… ce misérable renégat, traître à son pays… que j’ai souffleté… crossé, car je vous ai souffleté… marquis de vieille roche ! je vous ai crossé… marquis de vieille souche !… vous, la honte de votre maison, la honte de tous les braves gentilshommes anciens ou nouveaux… Ah ! ce n’est pas par hypocrisie, ou par calcul… comme je le croyais, que vous refusez de vous battre… c’est par peur… Ah ! il vous faut le bruit de la guerre ou les regards des témoins d’un duel pour vous donner du cœur…

— Monsieur… prenez garde ! dit le père d’Aigrigny, les dents serrées et en balbutiant, car, à ces écrasantes paroles, la rage et la haine lui firent oublier sa peur.

— Mais il faut donc que je te crache à la face, pour y faire monter le peu de sang qui te reste dans les veines !… s’écria le maréchal exaspéré.

— Oh ! C’est trop ! c’est trop ! dit le jésuite.

Et il se précipita sur le morceau de lame acérée qui était à ses pieds en répétant :

— C’est trop !

— Ce n’est pas assez, dit le maréchal d’une voix haletante ; tiens, Judas…

Et il lui cracha à la face.

— Et si tu ne te bats pas maintenant, ajouta le maréchal, je t’assomme à coups de chaise, infâme tueur d’enfants…

Le père d’Aigrigny, en recevant le dernier outrage qu’un homme déjà outragé puisse recevoir, perdit la tête, oublia ses intérêts, ses résolutions, sa peur, oublia jusqu’à Rodin ; une ardeur de vengeance effrénée, voilà tout ce qu’il ressentit ; puis, une fois son courage revenu, au lieu de redouter cette lutte, il s’en félicita en comparant sa vigoureuse carrure à la maigreur du maréchal, presque épuisé par le chagrin ; car, dans un pareil combat, combat brutal, sauvage, corps à corps, la force physique est d’un avantage immense.

En un instant le père d’Aigrigny eut enroulé son mouchoir autour de la lame d’épée qu’il avait ramassée, et il se précipita sur le maréchal Simon, qui reçut intrépidement le choc.

Pendant le peu de temps que dura cette lutte inégale, car le maréchal était depuis quelques jours en proie à une fièvre dévorante qui avait miné ses forces, les deux combattants, muets, acharnés, ne dirent pas un mot, ne poussèrent pas un cri. Si quelqu’un eût assisté à cette scène horrible, il lui eût été impossible de dire où et comment se portaient les coups : il aurait vu deux têtes effrayantes, livides, convulsives, s’abaisser, se redresser, ou se renverser en arrière selon les incidents du combat, les bras se roidir comme des barres de fer ou se tordre comme des serpents, et puis, à travers les brusques ondulations de la redingote bleue du maréchal et de la soutane noire du jésuite, parfois luire et reluire comme un vif éclair d’acier ;… il eût enfin entendu un piétinement sourd, saccadé, ou de temps à autre quelque aspiration bruyante…

Au bout de deux minutes au plus, les deux adversaires tombèrent et roulèrent l’un sur l’autre.

L’un d’eux, c’était le père d’Aigrigny, faisant un violent effort, parvint à se dégager des bras qui l’étreignaient, et à se mettre à genoux… Ses bras retombèrent alourdis ; puis la voix expirante du maréchal murmura ses mots :

— Mes enfants !… Dagobert !…

— Je l’ai tué…, dit le père d’Aigrigny d’une voix affaiblie ; mais… je le sens… je suis blessé à mort…

Et, s’appuyant d’une main sur le sol, le jésuite porta son autre main à sa poitrine. Sa soutane était labourée de coups ;… mais les lames, dites de carrelet, qui avaient servi au combat, étant triangulaires et très-acérées, le sang, au lieu de s’épancher au dehors, se résorbait au dedans.

— Oh ! je meurs… j’étouffe !… dit le père d’Aigrigny, dont les traits décomposés annonçaient déjà les approches de la mort.

À ce moment la clef de la serrure tourna deux fois avec un bruit sec : Rodin parut sur le seuil de la porte, et avança la tête en disant d’une voix humble et d’un air discret :

— Peut-on entrer ?

À cette épouvantable ironie, le père d’Aigrigny fit un mouvement pour se précipiter sur Rodin ; mais il retomba sur une de ses mains en poussant un sourd gémissement : le sang l’étouffait.

— Ah ! monstre d’enfer ! murmura-t-il en jetant sur Rodin un regard effrayant de rage et d’agonie. C’est toi qui causes ma mort…

— Je vous avais toujours dit, mon très-cher père, que votre vieux levain de batailleur vous serait fâcheux…, répondit Rodin avec un affreux sourire. Il y a peu de jours encore… je vous ai prévenu… en vous recommandant de vous laisser patiemment souffleter par ce sabreur… qui ne sabrera plus rien du tout… et c’est bien fait : parce que, d’abord, qui tire le glaive… périt par le glaive, dit l’Écriture. Et puis ensuite, le maréchal Simon… héritait de ses filles… Voyons, là… entre nous, comment vouliez-vous que je fisse, mon très-cher père ?… Il fallait bien vous sacrifier à l’intérêt commun ; d’autant plus que je savais ce que vous me ménagiez pour demain. Or, moi, on ne me prend pas sans vert.

— Avant d’expirer…, dit le père d’Aigrigny d’une voix affaiblie, je vous démasquerai…

— Oh ! que non point, dit Rodin en hochant la tête d’un air futé, que non point !… moi seul je vous confesserai, s’il vous plaît…

— Oh !… cela m’épouvante, murmura le père d’Aigrigny, dont les paupières s’appesantissaient ; que Dieu ait pitié de moi… s’il n’est pas trop tard… Hélas !… je suis à ce moment suprême… je… suis un grand coupable…

— Et surtout… un grand niais, dit Rodin en haussant les épaules et contemplant l’agonie de son complice avec un froid mépris.

Le père d’Aigrigny n’avait plus que quelques minutes à vivre, Rodin s’en aperçut et se dit :

— Il est temps d’appeler du secours.

Ce que fit le jésuite en courant d’un air épouvanté, effaré, alarmé, dans la cour de la maison.

À ces cris on arriva.

Ainsi qu’il l’avait dit, Rodin ne quitta pas le père d’Aigrigny, jusqu’à ce que celui-ci eût rendu le dernier soupir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir, seul au fond de sa chambre, à la lueur d’une petite lampe, Rodin était plongé dans une sorte de contemplation extatique devant la gravure représentant le portrait de Sixte-Quint.

Minuit sonna lentement à la grande horloge de la maison.

Lorsque le dernier coup eut vibré, Rodin se redressa dans toute la sauvage majesté de son triomphe infernal, et s’écria :

— Nous sommes au 1er juin… il n’y a plus de Rennepont !… Il me semble entendre sonner l’heure à Saint-Pierre de Rome !…




XVIII


Un message.


Pendant que Rodin restait plongé dans une ambitieuse extase en contemplant le portrait de Sixte-Quint, le bon petit père Caboccini, dont les chaudes et pétulantes embrassades avaient si fort impatienté Rodin, était allé trouver mystérieusement Faringhea, et, lui remettant un fragment du crucifix d’ivoire, lui avait dit ces deux mots, avec son air de bonhomie et de joyeuseté habituelles :

— Son Éminence le cardinal Malipieri, à mon départ de Rome, m’a chargé de vous remettre ceci, seulement aujourd’hui… 31 mai.

Le métis, qui ne s’émouvait guère, tressaillit brusquement, presque avec douleur ; sa figure s’assombrit encore, et, attachant sur le petit père un regard perçant, il répondit :

— Vous devez encore me dire quelques paroles.

— Il est vrai, reprit le père Caboccini, ces paroles les voici : Souvent de la coupe aux lèvres… il y a loin.

— C’est bien, dit le métis.

Et, poussant un profond soupir, il rapprocha le fragment du crucifix d’ivoire du fragment qu’il possédait déjà ; le tout s’ajustait à merveille.

Le père Caboccini le regardait faire avec curiosité, car le cardinal ne lui avait rien dit autre chose sinon de remettre ce morceau d’ivoire à Faringhea, et de lui répéter les mots précédents, afin de bien établir l’authenticité de sa mission ; le révérend père, assez intrigué, dit au métis :

— Et qu’allez-vous faire de ce crucifix, maintenant complet ?

— Rien…, dit Faringhea, toujours absorbé dans une méditation pénible.

— Rien ? reprit le révérend père étonné. Mais à quoi bon vous l’apporter de si loin ?

Sans satisfaire à cette curieuse demande, le métis lui dit :

— À quelle heure le révérend père Rodin se rend-il demain rue Saint-François ?

— De très-bon matin.

— Avant de sortir, il ira à la chapelle faire sa prière ?

— Oui, selon l’habitude de tous nos révérends pères.

— Vous couchez près de lui ?

— Comme son socius, j’occupe une chambre contiguë à la sienne.

— Il se pourrait, dit Faringhea après un moment de silence, que le révérend père, absorbé par les grands intérêts qui l’occupent… oubliât de se rendre à la chapelle… Rappelez-lui ce devoir pieux.

— Je n’y manquerai pas.

— Non… n’y manquez pas, ajouta Faringhea avec insistance.

— Soyez tranquille, dit le bon petit père, je vois que vous vous intéressez à son salut…

— Beaucoup…

— Cette préoccupation est louable ;… continuez ainsi, et vous pourrez appartenir un jour tout à fait à notre compagnie, dit affectueusement le père Caboccini.

— Je ne suis encore qu’un pauvre membre auxiliaire et affilié, dit humblement Faringhea ; mais nul plus que moi n’est dévoué, âme, corps, esprit, à la société, dit le métis avec une sourde exclamation. Bhowanie n’est rien auprès d’elle !…

— Bhowanie !… qu’est-ce que cela, mon bon ami ?

— Bohwanie fait des cadavres qui pourrissent… et la sainte société… fait des cadavres qui marchent…

— Ah ! oui… perindè ac cadaver… c’est le dernier mot de notre grand saint Ignace de Loyola ; mais qu’est-ce que c’est que Bhowanie ?

— Bhowanie est à la sainte société ce que l’enfant est à l’homme… répondit le métis de plus en plus exalté. Gloire à la compagnie ! gloire ! Mon père serait son ennemi… que je frapperais mon père… L’homme dont le génie m’inspirerait le plus d’admiration, de respect et de terreur, serait son ennemi… que je frapperais cet homme malgré l’admiration, le respect et la terreur qu’il m’inspirerait, dit le métis avec effort.

Puis, après un instant de silence, il ajouta en regardant en face le père Caboccini :

— Je parle ainsi, pour que vous reportiez mes paroles au cardinal Malipieri, en le priant de les rapporter… au…

Faringhea s’arrêta court.

— À qui le cardinal rapportera-t-il vos paroles ?

— Il le sait, dit brusquement le métis. Bonsoir.

— Bonsoir, mon bon ami ; je ne puis que vous louer de vos sentiments à l’endroit de notre compagnie. Hélas ! elle a besoin de défenseurs énergiques… car il se glisse, dit-on, des traîtres jusque dans son sein…

— Pour ceux-là, dit Faringhea, il faut surtout être sans pitié…

— Sans pitié…, dit le bon père, nous nous entendons.

— Peut-être, dit le métis ; n’oubliez pas surtout de faire songer au révérend père Rodin à aller à la chapelle avant de sortir.

— Je n’y manquerai pas, dit le révérend père Caboccini.

Et les deux hommes se séparèrent.

En rentrant, le père Caboccini apprit qu’un courrier, arrivé de Rome la nuit même, venait d’apporter des dépêches à Rodin.




XIX


Le premier juin.


La chapelle de la maison des révérends pères de la rue de Vaugirard était coquette et charmante ; de grandes verrières colorées y jetaient un mystérieux demi-jour ; l’autel éblouissait de dorures et de vermeil ; à la porte de cette petite église, sous les assises du buffet d’orgues, dans un obscur renfoncement, était un large bénitier de marbre richement sculpté.

Ce fut auprès de ce bénitier, dans un recoin ténébreux où on le distinguait à peine, que Faringhea vint s’agenouiller le 1er juin, de grand matin, dès que les portes de la chapelle furent ouvertes.

Le métis était profondément triste ; de temps à autre il tressaillait et soupirait comme s’il eût contenu les agitations d’une violente lutte intérieure ; cette âme sauvage, indomptable, ce monomane possédé du génie du mal et de la destruction, éprouvait, ainsi qu’on l’a peut-être deviné, une profonde admiration pour Rodin, qui exerçait sur lui une sorte de fascination magnétique ; le métis, bête féroce à intelligence et à face humaine, voyait dans le génie infernal de Rodin quelque chose de surhumain. Et Rodin, trop pénétrant pour ne pas être certain du dévouement farouche de ce misérable, s’en était, on l’a vu, fructueusement servi pour amener le dénouement tragique des amours d’Adrienne et de Djalma. Ce qui excitait à un point incroyable l’admiration de Faringhea, c’était ce qu’il connaissait ou ce qu’il comprenait de la société de Jésus. Ce pouvoir immense, occulte, qui minait le monde par ses ramifications souterraines, et arrivait à son but par des moyens diaboliques, avait frappé le métis d’un sauvage enthousiasme. Et si quelque chose au monde primait son admiration fanatique pour Rodin, c’était son dévouement aveugle à la compagnie d’Ignace de Loyola, qui faisait des cadavres qui marchaient, ainsi que le disait le métis.

Faringhea, caché dans l’ombre de la chapelle, réfléchissait donc profondément, lorsque des pas se firent entendre ; bientôt Rodin parut, accompagné de son socius, le bon petit père borgne.

Soit préoccupation, soit que les ténèbres projetées par le buffet d’orgues ne lui eussent pas permis de voir le métis, Rodin trempa ses doigts dans le bénitier auprès duquel se tenait Faringhea, sans apercevoir ce dernier qui resta immobile comme une statue, sentant une sueur glacée couler de son front, tant son émotion était vive.

La prière de Rodin fut courte, on le conçoit ; il avait hâte de se rendre rue Saint-François. Après s’être, ainsi que Caboccini, agenouillé pendant quelques instants, il se leva, salua respectueusement le chœur, et se dirigea vers la porte de sortie, suivi à quelques pas de son socius.

Au moment où Rodin approchait du bénitier, il aperçut le métis dont la haute taille se dessinait dans la pénombre au milieu de laquelle il s’était jusqu’alors tenu ; s’avançant un peu, le métis s’inclina respectueusement devant Rodin, qui lui dit tout bas et d’un air préoccupé :

— Tantôt, à deux heures… chez moi.

Ce disant, Rodin allongea le bras afin de plonger sa main dans le bénitier ; mais Faringhea lui épargna cette peine en lui présentant vivement le goupillon qui restait d’ordinaire dans l’eau sainte.

Pressant entre ses doigts crasseux les brins humectés du goupillon que le métis tenait par le manche, Rodin imbiba suffisamment son index et son pouce, les porta à son front, où, selon l’usage, il traça le signe d’une croix, puis, ouvrant la porte de la chapelle, il sortit après s’être retourné pour dire de nouveau à Faringhea :

— À deux heures chez moi.

Croyant pouvoir user de l’occasion du goupillon, que Faringhea, immobile, atterré, tenait toujours, mais d’une main tremblante, agitée, le père Caboccini avançait les doigts lorsque le métis, voulant peut-être borner sa gracieuseté à Rodin, retira vivement l’instrument ; le père Caboccini, trompé dans son attente, suivit précipitamment Rodin, qu’il ne devait pas, ce jour-là surtout, perdre de vue un seul instant, et monta avec lui dans un fiacre qui les conduisit rue Saint-François.

Il est impossible de peindre le regard que le métis avait jeté sur Rodin au moment où celui-ci sortait de la chapelle…

Resté seul dans le saint lieu, Faringhea s’affaissa sur lui-même et tomba sur les dalles, moitié agenouillé, moitié accroupi, cachant son visage dans ses mains.

À mesure que la voiture approchait du quartier du Marais, où était située la maison de Marius de Rennepont, la fiévreuse agitation, la dévorante impatience du triomphe se lisait sur la physionomie de Rodin ; deux ou trois fois, ouvrant son portefeuille, il relut et classa les différents actes ou notifications de décès des membres de la famille Rennepont ; et, de temps à autre, il avançait la tête à la portière avec anxiété, comme s’il eût voulu hâter la marche lente de la voiture.

Le bon petit père, son socius, ne le quittait pas du regard ; ce regard avait une expression aussi sournoise qu’étrange.

Enfin la voiture, entrant dans la rue Saint-François, s’arrêta devant la porte ferrée de la vieille maison, naguère fermée depuis un siècle et demi.

Rodin sauta du fiacre, agile comme un jeune homme, et heurta violemment à la porte, pendant que le père Caboccini, moins leste, prenait terre plus prudemment.

Rien ne répondit aux coups de marteau retentissants que Rodin venait de frapper.

Frémissant d’anxiété, il frappa de nouveau ; cette fois, prêtant l’oreille attentivement, il entendit s’approcher des pas lents et traînants ; mais ils s’arrêtèrent à quelques pas de la porte, qui ne s’ouvrait pas.

— C’est griller sur des charbons ardents, dit Rodin, car il lui semblait que sa poitrine en feu se desséchait d’angoisse. Après avoir violemment heurté de nouveau à la porte, il se mit à ronger ses ongles selon son habitude.

Soudain la porte cochère roula sur ses gonds ; Samuel, le gardien juif, parut sous le porche…

Les traits du vieillard exprimaient une douleur amère ; sur ses joues vénérables on voyait encore les traces de larmes récentes, que ses mains séniles et tremblantes achevaient d’essuyer lorsqu’il ouvrit à Rodin.

— Qui êtes-vous, messieurs ? dit Samuel à Rodin.

— Je suis le mandataire chargé des pouvoirs et procurations de l’abbé Gabriel, seul héritier vivant de la famille Rennepont, répondit Rodin d’une voix hâtée. Monsieur est mon secrétaire, ajouta-t-il en désignant d’un geste le père Caboccini, qui salua.

Après avoir attentivement regardé Rodin, Samuel reprit :

— En effet… je vous reconnais. Veuillez me suivre, monsieur.

Et le vieux gardien se dirigea vers le bâtiment du jardin, en faisant signe aux deux révérends pères de le suivre.

— Ce maudit vieillard m’a tellement irrité en me faisant attendre à la porte, dit tout bas Rodin à son socius, que j’en ai, je crois, la fièvre… Mes lèvres et mon gosier sont secs et brûlants comme du parchemin racorni au feu…

— Vous ne voulez rien prendre, mon bon père, mon cher père ?… Si vous demandiez un verre d’eau à cet homme ? s’écria le petit borgne avec la plus tendre sollicitude.

— Non, non, répondit Rodin, cela n’est rien… L’impatience me dévore… c’est tout simple.

Pâle et désolée, Bethsabée, la femme de Samuel, était debout à la porte du logement qu’elle occupait avec son mari, et qui donnait sous la voûte de la porte cochère ; lorsque l’Israélite passa devant sa compagne, il lui dit en hébreu :

— Et les rideaux de la chambre de deuil ?

— Ils sont fermés…

— Et la cassette de fer ?

— Elle est préparée, répondit Bethsabée aussi en hébreu.

Après avoir prononcé ces paroles, complètement inintelligibles pour Rodin et pour le père Caboccini, Samuel et Bethsabée, malgré la désolation qui se lisait sur leurs traits, échangèrent une sorte de sourire singulier et sinistre.

Bientôt Samuel, précédant les deux révérends pères, monta le perron et entra dans le vestibule, où brûlait une lampe ; Rodin, doué d’une excellente mémoire locale, se dirigeait vers le salon rouge où avait eu lieu la première convocation des héritiers, lorsque Samuel l’arrêta et lui dit :

— Ce n’est pas là qu’il faut aller…

Puis, prenant la lampe, il se dirigea vers un sombre escalier, car les fenêtres de la maison n’avaient pas été démurées.

— Mais, dit Rodin, la dernière fois… on s’était rassemblé dans ce salon du rez-de-chaussée…

— Aujourd’hui… on se rassemble en haut, répondit Samuel.

Et il commençait de gravir lentement l’escalier.

— Où ça… en haut… ? dit Rodin en le suivant.

— Dans la chambre de deuil…, dit l’Israélite.

Et il montait toujours.

— Qu’est-ce que la chambre de deuil ?… reprit Rodin assez surpris.

— Un lieu de larmes et de mort…, dit l’Israélite.

Et il montait toujours à travers les ténèbres qui s’épaississaient davantage, car la petite lampe les dissipait à peine.

— Mais…, dit Rodin, de plus en plus surpris et en s’arrêtant court, pourquoi aller… dans ce lieu ?

— L’argent y est…, répondit Samuel.

Et il montait toujours.

— L’argent y est ? C’est différent, reprit Rodin.

Et il se hâta de gagner les quelques marches qu’il avait perdues pendant son temps d’arrêt.

Samuel montait… montait toujours.

Arrivé à une certaine hauteur, l’escalier faisant brusquement un coude, les deux jésuites purent apercevoir, à la pâle clarté de la petite lampe, et dans le vide laissé entre la balustrade de fer et la voûte, le profil du vieil Israélite qui, les dominant, gravissait l’escalier en s’aidant péniblement de la rampe de fer.

Rodin fut frappé de l’expression de la physionomie de Samuel ; ses yeux noirs, ordinairement doux et voilés par l’âge, brillaient d’un vif éclat… Ses traits, toujours empreints de tristesse, d’intelligence et de bonté, semblaient se contracter, se durcir, et de ses lèvres minces il souriait d’une façon étrange.

— Ce n’est pas excessivement haut, dit tout bas Rodin au père Caboccini, et pourtant j’ai les jambes brisées, je suis tout essoufflé… et les tempes me bourdonnent.

En effet, Rodin haletait péniblement ; sa respiration était embarrassée ; à cette confidence, le bon petit père Caboccini, toujours si rempli de tendres soins pour son compagnon, ne répondit pas ; il paraissait fort préoccupé…

— Arrivons-nous bientôt ?… dit Rodin à Samuel d’une voix impatiente.

— Nous y voici…, répondit Samuel.

— Enfin ! c’est bien heureux, dit Rodin.

— Très-heureux, répondit l’Israélite.

Et, se rangeant le long d’un corridor où il avait précédé Rodin, il indiqua, de la main dont il tenait sa lampe, une grande porte d’où sortait une faible clarté.

Rodin, malgré sa surprise croissante, entra résolument, suivi du père Caboccini et de Samuel.

La chambre où se trouvaient alors ces trois personnages était très-vaste ; elle ne pouvait recevoir de lumière que par un belvédère carré ; mais les vitres des quatre faces de cette lanterne disparaissaient sous des plaques de plomb percées chacune de sept trous formant la croix :


◈ ◈ ◈


Aussi, le jour n’arrivant dans cette pièce que par ces croix ponctuées, l’obscurité eût été complète sans une lampe qui brûlait sur une grande et massive console de marbre noir appuyée à l’un des murs. On eût dit un appartement funéraire ; ce n’étaient partout que draperies ou rideaux noirs frangés de blanc. On ne voyait d’autre meuble que la console de marbre dont on a parlé.

Sur cette console était une cassette de fer forgé du dix-septième siècle, admirablement travaillée à jour, une véritable dentelle d’acier.

Samuel, s’adressant à Rodin qui, s’essuyant le front avec son sale mouchoir, regardait autour de lui très-surpris, mais nullement effrayé, lui dit :

— Les volontés du testateur, si bizarres qu’elles puissent vous paraître, sont sacrées… pour moi… je les accomplirai donc toutes… si vous le voulez bien.

— Rien de plus juste, reprit Rodin ; mais que venons-nous faire ici ?…

— Vous le saurez tout à l’heure, monsieur… Vous êtes le mandataire de l’unique héritier restant de la famille Rennepont, M. l’abbé Gabriel de Rennepont ?

— Oui, monsieur, et voici mes titres, répondit Rodin.

— Afin d’épargner le temps, reprit Samuel, je vais, en attendant l’arrivée du magistrat, faire devant vous l’inventaire des valeurs, montant de la succession Rennepont, renfermées dans cette cassette de fer, et qu’hier j’ai été retirer de la Banque de France.

— Les valeurs… sont là ?… s’écria Rodin d’une voix ardente en se précipitant vers la cassette.

— Oui, monsieur, répondit Samuel ; voici mon bordereau ; monsieur votre secrétaire fera l’appel des valeurs ; je vous en présenterai à mesure les titres, vous les examinerez, et ils seront ensuite replacés dans cette cassette, que je vous remettrai en présence du magistrat.

— Ceci est parfait de tous points, dit Rodin.

Samuel remit un carnet au père Caboccini, s’approcha de la cassette, fit jouer un ressort, que Rodin ne put apercevoir ; le lourd couvercle se leva, et, à mesure que le père Caboccini, lisant le bordereau, énonçait une valeur, Samuel en mettait le titre sous les yeux de Rodin, qui le remettait au vieux juif, après mûr examen.

Cette vérification fut rapide, car ces valeurs immenses ne se composaient, comme on sait, que de huit titres[9] et d’un appoint de cinq cent mille francs en billets de banque, de trente-cinq mille francs en or, et de deux cent cinquante francs en argent ; total : deux cent douze millions cent soixante-quinze mille francs.

Lorsque Rodin, après avoir compté le dernier des cinq cents billets de banque de mille francs, dit, en les remettant à Samuel : C’est bien cela… total : deux cent douze millions cent soixante et quinze mille francs, il eut sans doute une espèce d’étouffement de joie, d’éblouissement de bonheur, car, un instant sa respiration s’arrêta, ses yeux se fermèrent, et il fut forcé de s’appuyer sur le bras du bon petit père Caboccini, en lui disant d’une voix altérée :

— C’est singulier… je me croyais… plus fort contre les émotions… Ce que je ressens est extraordinaire.

Et la lividité naturelle du jésuite augmenta tellement, il fut agité de frémissements convulsifs si saccadés, que le père Caboccini s’écria tout en le soutenant :

— Mon cher père… revenez à vous… revenez à vous ; il ne faut pas que l’ivresse du succès vous trouble à ce point…

Pendant que le petit borgne donnait à Rodin cette preuve de sa tendre sollicitude, Samuel s’occupait de replacer les titres et les valeurs dans la cassette de fer.

Rodin, grâce à son indomptable énergie et à l’indicible joie qu’il ressentait en se voyant sur le point de toucher à un but si ardemment poursuivi, Rodin surmonta cet excès de faiblesse, et se redressant, calme et fier, il dit au père Caboccini :

— Ce n’est rien… je n’ai pas voulu mourir du choléra, ce n’est pas pour mourir de joie le 1er juin.

Et en effet, quoique d’une lividité effrayante, la face du jésuite rayonnait d’orgueil et d’audace.

Lorsqu’il eut vu Rodin complètement remis, le père Caboccini sembla se transformer, quoique petit, obèse et borgne : ses traits, naguère si riants, prirent tout à coup une expression si ferme, si dure, si dominatrice, que Rodin recula d’un pas en le regardant.

Alors, le père Caboccini, tirant de sa poche un papier, qu’il baisa respectueusement, jeta un regard d’une sévérité extrême sur Rodin, et lut ce qui suit, d’une voix sonore et menaçante :

« Au reçu du présent rescrit, le révérend père Rodin remettra tous ses pouvoirs au révérend père Caboccini, qui demeurera seul chargé, ainsi que le révérend père d’Aigrigny, de recueillir la succession de Rennepont, si, dans sa justice éternelle, le Seigneur veut que ces biens, qui ont été autrefois dérobés à notre compagnie, nous soient rendus.

« De plus, au reçu du présent rescrit, le révérend père Rodin, surveillé par un de nos pères, que désignera le révérend père Caboccini, sera conduit dans notre maison de la ville de Laval, où, mis en cellule, il restera en retraite et claustration absolue jusqu’à nouvel ordre. »

Et le père Caboccini tendit le rescrit à Rodin pour que celui-ci pût y lire la signature du général de la compagnie.

Samuel, vivement intéressé par cette scène, laissant la cassette entr’ouverte, se rapprocha de quelques pas.

Tout à coup Rodin éclata de rire… mais d’un rire de joie, de mépris et de triomphe, impossible à rendre.

Le père Caboccini le regardait avec un étonnement irrité, lorsque Rodin, se grandissant encore, et redevenant plus impérieux, plus hautain, plus souverainement dédaigneux que jamais, écarta du revers de sa main crasseuse le papier que lui tendait le père Caboccini, et lui dit :

— De quelle date est ce rescrit ?

— Du 11 mai…, dit le père Caboccini stupéfait.

— Voici un bref que j’ai reçu cette nuit de Rome ; il est daté du 18… et m’apprend que je suis nommé général de l’ordre… Lisez…

Le père Caboccini prit la cédule, lut, et resta d’abord atterré.

Puis il rendit humblement le rescrit à Rodin, en ployant respectueusement le genou devant lui.

Ainsi se trouvait accomplie la première visée ambitieuse de Rodin… Malgré tous les soupçons, toutes les défiances, toutes les haines qu’il avait soulevées dans le parti dont le cardinal Malipieri était le représentant et le chef, Rodin, à force d’adresse, de ruse, d’audace, de persuasion, et surtout à raison de la haute idée que ses partisans de Rome avaient de sa rare capacité, était parvenu, grâce à l’activité, aux intrigues de ses séides, à faire déposer son général et à se faire élever à ce poste éminent… Or, selon les combinaisons de Rodin, garanties par les millions qu’il allait posséder, de ce poste au trône pontifical… il ne lui restait plus qu’un pas à faire…

Muet témoin de cette scène, Samuel sourit aussi, lui, d’un air de triomphe, lorsqu’il eut fermé la cassette au moyen du secret que lui seul connaissait.

Ce bruit métallique rappela Rodin des hauteurs d’une ambition effrénée aux réalités de la vie, et il dit à Samuel d’une voix brève :

— Vous avez entendu ?… À moi… à moi seul… ces millions…

Et il étendit ses mains impatientes et avides vers la caisse de fer comme pour en prendre possession avant l’arrivée du magistrat.

Mais alors Samuel à son tour se transfigura ; croisant les bras sur sa poitrine, redressant sa taille courbée par le grand âge, il apparut imposant, menaçant ; ses yeux, de plus en plus brillants, lançaient des éclairs d’indignation ; il s’écria d’une voix solennelle :

— Cette fortune, d’abord humble débris de l’héritage du plus noble des hommes, que les trames des fils de Loyola ont forcé au suicide… cette fortune, devenue royale, grâce à la sainte probité de trois générations de serviteurs fidèles… ne sera pas le prix du mensonge, de l’hypocrisie… et du meurtre… Non, non… dans son éternelle justice… Dieu ne le veut pas…

— Que parlez-vous de meurtre, monsieur ? demanda témérairement Rodin.

Samuel ne répondit pas… il frappa du pied… et étendit lentement le bras vers le fond de la salle.

Alors Rodin et le père Caboccini virent un spectacle effrayant.

Les draperies qui cachaient les murailles s’écartèrent, comme si elles eussent cédé à une main invisible…

Rangés autour d’une sorte de crypte éclairée par la lueur funèbre et bleuâtre d’une lampe d’argent, six corps étaient couchés sur des draperies noires, et vêtus de longues robes noires…

C’étaient : Jacques Rennepont,

François Hardy,

Rose et Blanche Simon,

Adrienne et Djalma.

Ils paraissaient endormis… leurs paupières étaient closes… leurs mains croisées sur leur poitrine…

Le père Caboccini, tremblant de tous ses membres, se signa et recula jusqu’à la muraille opposée, où il s’appuya en cachant sa figure dans ses mains.

Rodin, au contraire, les traits bouleversés, les yeux fixes, les cheveux hérissés, cédant à une invincible attraction, s’avança vers ces corps inanimés.

On eût dit que ces derniers des Rennepont venaient d’expirer à l’instant même, car ils semblaient être dans la première heure du sommeil éternel[10].

— Les voilà… ceux que vous avez tués…, reprit Samuel d’une voix entrecoupée de sanglots. Oui, vos horribles trames ont dû causer leur mort… car vous aviez besoin de leur mort… Chaque fois que tombait, frappé par vos maléfices… un des membres de cette famille infortunée… je parvenais à m’emparer de ses restes avec un soin pieux… car, hélas ! ils doivent tous reposer dans le même sépulcre. Oh !… soyez maudit… maudit… maudit, vous qui les avez tués ;… mais leurs dépouilles échapperont à vos mains homicides.

Rodin… toujours attiré malgré lui, s’était peu à peu approché de la couche funèbre de Djalma ; surmontant sa première épouvante, le jésuite, pour s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’une effrayante illusion… osa toucher les mains de l’Indien qu’il avait croisées sur sa poitrine… Ces mains étaient glacées, mais leur peau était souple et humide.

Rodin recula d’horreur… pendant quelques secondes, il frémit convulsivement ; mais sa première stupeur passée, la réflexion lui vint, et avec la réflexion, cette invincible énergie, cette infernale opiniâtreté de caractère qui lui donnaient tant de puissance ; alors, se raffermissant sur ses jambes chancelantes, passant sa main sur son front, redressant la tête, mouillant deux ou trois fois ses lèvres avant de parler, car il se sentait de plus en plus la poitrine, la gorge et la bouche en feu, sans pouvoir s’expliquer la cause de cette chaleur dévorante, il parvint à donner à ses traits altérés une expression impérieuse et ironique, se retourna vers Samuel, qui pleurait silencieusement, et lui dit d’une voix rauque et gutturale :

— Je n’ai point besoin de vous montrer les actes de décès… les voici… en personne.

Et de sa main décharnée il désigna les six cadavres.

À ces mots de son général, le père Caboccini se signa de nouveau avec effroi, comme s’il eût vu le démon.

— Ô mon Dieu ! dit Samuel, vous vous êtes donc tout à fait retiré de lui ?… De quel regard il contemple ses victimes !…

— Allons donc, monsieur, dit Rodin avec un affreux sourire, c’est une exposition de Curtius au naturel… rien de plus… Mon calme vous prouve mon innocence. Allons au fait… car j’ai un rendez-vous chez moi à deux heures. Descendons cette cassette…

Et il fit un pas vers la console.

Samuel, saisi d’indignation, de courroux et d’horreur, devança Rodin, et pesant avec force sur un bouton placé au milieu du couvercle de la cassette, bouton qui céda sous cette pression, il s’écria :

— Puisque votre âme infernale ne connaît pas le remords… peut-être la rage de la cupidité trompée l’ébranlera-t-elle…

— Que dit-il ?… s’écria Rodin. Que fait-il ?…

— Regardez, dit à son tour Samuel avec un farouche triomphe ; je vous l’ai dit, les dépouilles de vos victimes échapperont à vos mains homicides.

À peine Samuel eut-il prononcé ces mots, qu’à travers les découpures de la cassette de fer, travaillée à jour, s’échappèrent quelques jets de fumée, et une légère odeur de papier brûlé se répandit dans la salle.

Rodin comprit…

— Le feu !… s’écria-t-il en se précipitant sur la cassette pour l’enlever.

Elle était rivée à la pesante console de marbre.

— Oui… le feu…, dit Samuel ; dans quelques minutes… de ce trésor immense il ne restera plus que des cendres… et mieux vaut qu’il soit réduit en cendres que d’être à vous et aux vôtres… Ce trésor ne m’appartient pas… il ne me reste que le droit de l’anéantir, car Gabriel de Rennepont sera fidèle au serment qu’il a fait.

— Au secours !… de l’eau !… de l’eau !… criait Rodin en se précipitant sur la cassette qu’il couvrait de son corps, tâchant en vain d’étouffer la flamme qui, activée par le courant d’air, sortait par les mille découpures de fer ; puis bientôt son intensité diminua peu à peu, quelques filets de fumée bleuâtre s’échappèrent encore de la cassette… et tout s’éteignit !…

C’en était fait…

Alors Rodin, éperdu, haletant, se retourna ; il s’appuyait d’une main sur la console ;… pour la première fois de sa vie… il pleurait ;… de grosses larmes… larmes de rage, ruisselaient sur ses joues cadavéreuses.

Mais soudain, d’atroces douleurs, d’abord sourdes, mais qui avaient peu à peu augmenté d’intensité, quoiqu’il usât de toute son énergie pour les combattre, éclatèrent en lui avec tant de furie, qu’il tomba sur ses genoux en portant ses deux mains à sa poitrine, et il murmura, tâchant encore de sourire :

— Ce n’est rien… ne vous réjouissez pas ;… quelques spasmes, voilà tout. Le trésor est détruit… mais je… reste toujours… général… de l’ordre… et je… Oh !… je souffre… quelle fournaise ! ajouta-t-il en se tordant sous d’horribles étreintes. Depuis… que je suis entré dans cette maison maudite…, reprit-il, je ne sais… ce que j’ai ;… si… je ne vivais… depuis longtemps… que de racines… d’eau et de pain… que je vais… acheter moi-même… je croirais… au poison ;… car… je triomphe… et le… cardinal Malipieri… a les bras longs… Oui… je triomphe… aussi… je ne mourrai pas ;… non… pas plus cette fois que les autres… je ne veux pas… mourir, moi.

Puis, faisant un bond convulsif, et roidissant les bras :

— Mais c’est du… feu… qui me dévore les entrailles… Plus de doute… on… a voulu… m’empoisonner… aujourd’hui ;… mais… où ? mais qui ?…

Et, s’interrompant encore, Rodin cria de nouveau d’une voix étouffée :

— Au secours !… mais secourez-moi donc ! Vous me regardez là… tous deux… comme des spectres… Au secours !

Samuel et le père Caboccini, épouvantés de cette horrible agonie, ne pouvaient faire un mouvement.

— Au secours !… criait Rodin d’une voix strangulée, car ce poison est horrible… Mais comment… me l’a-t-on… ?

Puis, poussant un terrible cri de rage comme si une idée subite se fût offerte à sa pensée, il s’écria :

— Ah !… Faringhea… ce matin… l’eau bénite… qu’il m’a donnée… il connaît des poisons si subtils… Oui… c’est lui… il avait… eu une entrevue… avec Malipieri… Oh ! démon… C’est bien joué… je l’avoue… les Borgia… chassent de race… Oh !… c’est fini… je meurs… ils me regretteront… les niais… Oh !… enfer !… enfer !… Oui… l’Église ne sait pas… ce qu’elle perd !… mais je brûle ! Au secours !

On vint au secours de Rodin.

Des pas précipités se firent entendre dans l’escalier ; bientôt le docteur Baleinier, suivi de la princesse de Saint-Dizier, parut à la porte de la chambre de deuil.

La princesse, ayant appris vaguement le matin même la mort du père d’Aigrigny, accourait interroger Rodin à ce sujet.

Lorsque cette femme, entrant brusquement, eut jeté un regard sur l’effrayant spectacle qui s’offrait à ses yeux… lorsqu’elle eut vu… Rodin se tordant au milieu d’une affreuse agonie, puis, plus loin, éclairés par la lampe sépulcrale, les six cadavres… et parmi eux le corps de sa nièce et ceux des deux orphelines qu’elle avait envoyées à la mort… la princesse resta pétrifiée ;… sa raison ne put résister à ce formidable choc… Après avoir lentement regardé autour d’elle, elle leva les bras au ciel et éclata d’un rire insensé…

Elle était folle…

Pendant que le docteur Baleinier, éperdu, soutenait la tête de Rodin, qui expirait entre ses bras, Faringhea parut à la porte, resta dans l’ombre et dit en jetant un regard farouche sur le cadavre de Rodin :

— Il voulait se faire chef de la compagnie de Jésus pour la détruire ;… pour moi, la compagnie de Jésus remplace Bhowanie ;… j’ai obéi au cardinal.



  1. Parmi ceux-ci, nous sommes heureux de pouvoir citer M. Froment-Meurice qui a bien voulu nous communiquer des documents statistiques des plus curieux sur l’épidémie, et qui, l’un des premiers, concourut à organiser, dans le quartier de l’Hôtel de Ville, l’un des plus décimés par la contagion, un service d’ambulance qui rendit d’immenses services à la classe pauvre. Si nous classons M. Froment-Meurice parmi les artistes, c’est qu’ayant fait faire un grand pas à l’orfèvrerie, et excellent ciseleur lui-même, il peut, grâce au fini, au goût, à l’originalité charmante, ou au grand caractère de ses œuvres, prétendre au surnom de Benvenuto français. Nous regrettons de ne pouvoir citer, à l’appui de cette justice rendue à un rare talent, les beaux vers adressés à M. Froment-Meurice par M. Victor Hugo, vers qui, d’ailleurs, paraîtront prochainement.
  2. Voir à ce propos un inconcevable mandement de M. de Bonald, cardinal, archevêque de Lyon, primat des Gaules, etc., cité par l’Univers ; dans cette homélie comico-dévotieuse, M. de Bonald plaisante très-drôlement les œuvres de celui qui écrit ces lignes. (L’auteur du Juif errant a eu l’inconvénient d’être excommunié par M. de Bonald et plusieurs autres de ses compères de Langres, de Châlons, de Chartres, etc., etc.) Ces joyeusetés nous ont fort diverti, et nous en accordons, de grand cœur, la rémission et l’absolution au vénérable et facétieux primat des Gaules, si ses béates gaudrioles ont quelque peu égayé ses ouailles ; la gaieté est chose si rare et si douce ! Mais une bourde d’une autre sorte, et archibouffonne, est d’oser soutenir, du haut du trône archiépiscopal, que le sentiment de charité, de fraternité humaine, est comme qui dirait la propriété exclusive des ultramontains, et qu’en dehors du parti prêtre ou de ses adhérents, il n’y a qu’égoïsme et dureté. Nous prions le facétieux et vénérable cardinal-archevêque de Lyon, primat des Gaules, de se rassurer ; pour donner plus de poids au fait que nous allons lui citer à l’appui de notre opinion, nous le choisirons dans l’une des classes les plus déshéritées de toute croyance religieuse : chez… les lorettes, par exemple. Eh bien ! nous offrons à M. le primat des Gaules de gager vingt-cinq louis, pour les indigents, que la somme des bonnes œuvres de plusieurs de ces pauvres filles, en secours de toute sorte donnés à des femmes et à des enfants dans la misère, est égale aux aumônes répandues par même nombre de chanoines choisis dans le chapitre du facétieux et vénérables primat des Gaules, même en y comprenant le vilain chanoine qui nous a très-platement et très-furieusement injurié dans une manière de pieux pamphlet. À ces bêtises forcenées, nous préférons de beaucoup les drôleries séniles, les vénérables risettes du cher et facétieux primat des Gaules, à notre endroit, car nous sommes de l’avis d’Anacréon : « Une douce gaieté sied aux vieillards ; il est agréable de voir la rose, aux fraîches couleurs, se mêler à l’éclat argenté des cheveux blancs. »
  3. À propos de captation, nous recevons la communication du fait suivant, dont nous pouvons garantir l’authenticité. Seulement, par convenance, nous ne donnerons pas les noms.

    « Monsieur,

    « Voici une captation que les jésuites opèrent en ce moment (20 juillet 1845) ; ceci vous fera voir toute l’étendue de leur puissance et du mal qu’ils peuvent faire :

    « Le fils de M. ***, horloger, rue ***, no **, est âgé de vingt-huit ans. Il occupe la chaire de *** au collège de ***. Il paraît que les jésuites ont pénétré dans ce collège, et qu’ils ont d’abord déterminé ce jeune homme à embrasser l’état ecclésiastique ; M. *** père est établi depuis trente-six ans, rue *** ; c’est un des citoyens les plus estimables de l’arrondissement ; des médailles et la croix d’honneur, données en récompense d’actes de dévouement et de courage, le grade d’officier dans la garde nationale, décerné par le choix de ses concitoyens, témoignent assez de ce qu’il y a d’honorable dans le caractère de cet excellent homme ; mais, par cela même, il n’a pas dû faire fortune. Père d’une nombreuse famille qu’il a libéralement élevée, il comptait sur son fils aîné pour le soutenir dans sa vieillesse, et pour aider ses autres enfants. Ce fils lui avait constamment manifesté le plus entier dévouement et l’affection la plus tendre ; il voulait, disait-il sans cesse, grâce au fruit de ses travaux, acheter une maison de campagne à son père, où il pourrait se reposer de ses longs travaux, soutenir ses jeunes frères et devenir le protecteur de ses sœurs ; il touchait, en effet, à ce résultat : outre les quatre mille francs d’appointements affectés à sa chaire de ***, il avait des répétitions au collège ***, et pouvait se faire au moins dix mille francs par an ; puis la Sorbonne, le collège de France l’attendaient peut-être un jour… Tels étaient la position et le noble cœur de ce jeune homme ; c’était une belle proie pour les jésuites ; ils viennent de s’en emparer. M. *** fils se fait jésuite ; il part pour Rome où le général l’appelle. Aux pleurs, au désespoir d’un père, de frères, de sœurs qui attendaient tout de lui, le nouvel adepte, dont le cœur naguère si généreux est déjà flétri, répond froidement : « Le ciel en a décidé autrement, » et lorsque le digne père s’écrie : « Mais ces promesses pour moi et pour tes frères et sœurs, que tu nous faisais quand tu nous aimais tant, que sont-elles devenues ?Le ciel a prononcé ! » telle est l’unique réponse du nouvel adepte des jésuites ; il a été impossible de rien obtenir de plus de ce jeune homme naguère si bon, si expansif, si dévoué à sa famille ; il n’a plus de cœur, il part pour Rome. Le plus malheureux des pères me racontait hier cette cruelle détermination, et il ajoutait : « Si on le portait au cimetière, je pleurerais sa mort ; mais le savoir vivant et sans âme depuis qu’il est devenu la victime de ces infâmes corrupteurs, c’est pire que la mort. »

    « Agréez, monsieur, etc.

    « ***, avocat à la cour royale de Paris. »

    Nous livrons à tous les pères, à toutes les mères de famille l’appréciation de ce fait d’effrayante captation ! Et le parti prêtre, qui prend son mot d’ordre à Rome, et qui dispose de ces terribles moyens d’action sur la jeunesse, même en dehors de ses séminaires, ose demander une part égale à celle des laïques dans le libre enseignement ! Et ce parti a l’audace de s’étonner de ce que les gens de bon sens ne veulent lui accorder qu’un droit d’enseignement très-limité, et, encore, prudemment entouré des réserves les plus excessives, des restrictions les plus sévères et de la surveillance la plus incessante, la plus directe, la plus absolue !

  4. La femme prend le nom de son mari. Du reste, depuis longtemps, la haute aristocratie féminine s’est révoltée contre cette étrange prétention de la partie la plus laide et la plus barbue du genre humain, qui aime assez à être non pas moitié, mais tout dans le mariage. Ainsi, par exemple, une jeune personne du nom de Montmorency épouserait quelqu’un du nom de Crillon, qu’après son mariage elle signerait toujours fièrement Montmorency de Crillon.
  5. La femme est en état de minorité perpétuelle, et ne peut aucunement disposer de ce qui lui appartient.
  6. Au père seul est réservé de diriger l’éducation des enfants ; le père seul a le droit d’autoriser leur mariage, que la mère y consente ou non, peu importe ; et pourtant qui ne sait l’admirable sagacité, le merveilleux instinct du cœur maternel, surtout lorsqu’il s’agit de sa fille ?
  7. La femme doit suivre partout son mari, depuis la glace des pôles jusqu’à la zone torride inclusivement, quels que soient les goûts, la santé de la créature enchaînée aux caprices masculins, fût-il mortel à son cœur de quitter une mère ou des enfants adorés ; l’homme peut aussi empêcher la famille de sa femme de mettre les pieds chez lui, il jouit en un mot de bien d’autres jolis… jolis droits du seigneur ! qu’il serait trop long d’énumérer ici.
  8. Voir les effets étranges du wambay, gomme résineuse provenant d’un arbuste de l’Himalaya, dont la vapeur a des propriétés exhilarantes d’une énergie extraordinaire et beaucoup plus puissantes que celle de l’opium, du hachich, etc. On attribue à l’effet de cette gomme l’espèce d’hallucination qui frappait les malheureux dont le prince des assassins (le vieux de la Montagne) faisait les instruments de ses vengeances.
  9. À savoir deux millions de rente française en 5 pour cent français au porteur ; neuf cent mille francs de rente française 3 pour cent aussi au porteur ; cinq mille actions de la Banque de France au porteur ; trois mille actions des Quatre Canaux, au porteur ; cent vingt-vinq mille ducats de rente de Naples, au porteur ; cinq mille métalliques d’Autriche, au porteur ; soixante et quinze mille livres sterling de rente 3 pour cent anglais, au porteur ; un million deux cent mille florins hollandais, au porteur ; vingt-huit millions huit cent soixante mille florins des Pays-Bas, au porteur.
  10. Que, si cela semble étrange, on se rappelle les dernières et merveilleuses découvertes de momification, et entre autres, celle du docteur Gannal
◄   Quinzième partie Épilogue  ►