Le Korân, sa poésie et ses lois/Le contenu du Korân

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Ernest Leroux (Bibliothèque orientale elzévirienne n°34p. 1-16).

I

LE CONTENU DU KORÂN



Le Korân est un de ces livres, que tout le monde cite et que personne ne lit, qu’on appelle classiques. C’est le triste sort de ces livres d’être si fameux que l’on ne voit plus la nécessité de les lire. Selon les habitudes d’aujourd’hui, savoir le nom d’une de ces divinités de l’Olympe littéraire, c’est tout ce qu’on peut demander à ceux qui ne font pas profession de science. Prétendre à une connaissance plus approfondie que celle du seul titre serait une affectation presque pédante, et sinon inutile, toutefois assurément ennuyeuse. Aussi les livres classiques, ces trésors des pensées les plus profondes de l’humanité, ces annales du progrès humain tracées par ses apôtres et prophètes, ses poètes, ses orateurs, ses tragiques, sont-ils relégués au rayon le plus haut de la bibliothèque et au coin le plus étroit du cerveau.

Mais dira-t-on, si peu que l’on puisse s’excuser au sujet des autres livres classiques, le Korân n’est-il pas vraiment illisible ? N’est-il pas d’une longueur effrayante et d’un désordre inextricable ? Si même il était le plus long des livres classiques, et la plus inextricable des rapsodies prophétiques du monde entier, le Korân n’en serait pas moins, de toutes les créations de l’intelligence après la Sainte-Écriture, le livre qui a exercé la plus grande influence sur le monde entier et, par conséquent, est digne de l’étude sérieuse de l’homme, qui en a profité, sinon individuellement, au moins comme membre de la famille humaine.

Mais, en fait, le Korân n’est pas un long ouvrage, et il ne manque ni d’ordre ni de régularité, comme on le suppose généralement. En temps que nombre de versets, le Korân ne représente guère que les deux tiers du Nouveau Testament, et, si les histoires interminables des patriarches juifs que Mohammed raconte et répète étaient laissées de côté, il ne serait pas plus long que l’Évangile et les Actes des Apôtres réunis. Mais le véritable contenu du Korân, en négligeant les détails purement personnels et contemporains de Mohammed, est de beaucoup au-dessous de cette étendue. Le livre est rempli, — je ne dirai pas de répétitions inutiles, car, en prêchant et en enseignant, les répétitions sont nécessaires, — mais d’affirmations répétées de certains articles de foi fondamentaux et de certaines applications de ces articles, en vue de les démontrer plus amplement. De même que les nombreuses histoires empruntées par Mohammed au Talmud n’ont guère d’intérêt que pour les archéologues, nombre de ces arguments et exemples réitérés peuvent avec avantage être laissés de côté. Il y a aussi une notable portion du Korân qui est consacrée à la réfutation de ceux qui, par motifs de politique, de commerce, ou de religion, s’étaient fait un devoir de contrarier Mohammed dans ses tentatives de réforme. Ces allocutions toutes personnelles et pleines de l’esprit de parti ne sont valables que pour le biographe et l’historien. Elles ne jettent que peu de lumière sur le caractère de Mohammed lui-même. Elles le montrent, certainement, comme nous le savions déjà, impressionnable, irritable, et très sensible au ridicule et au mépris ; mais ceci eût été suffisamment démontré par un exemple unique. Nous ne formons pas notre appréciation d’un grand homme d’État d’après ses moments d’irritation, mais bien sur ses grandes pensées qui révèlent une vie d’étude des hommes et du gouvernement. Ainsi, pour Mohammed, nous pouvons abandonner les éléments personnels et temporaires du Korân et appuyer notre jugement sur ces idées qui sont valables pour tous les temps et qui ne dépendent ni des individus ni des classes sociales, mais de l’homme tel qu’il est en Arabie ou en France, ou n’importe quel pays.

Ce point de vue n’est pas choisi pour détacher Mohammed de lui-même. Ses attaques à ses adversaires peuvent être comparées à celles de n’importe quel homme d’État. Elles sont, sans aucun doute, conçues en un style plus barbare que celui auquel nous sommes habitués, et par lequel nous déguiserions ses imprécations. Mais en face de l’opposition traîtresse et de mauvaise foi, le prophète arabe s’est comporté avec un sang-froid remarquable. Il ne fit que menacer du feu de l’enfer, de même que de nos jours encore les mêmes menaces sont adressées chaque dimanche. En laissant de côté les histoires juives et les répétitions inutiles, les exhortations temporaires et les revendications personnelles, les discours (suras) de Mohammed peuvent être réunis en un très petit espace. Les discours, ou chapitres, se suivent l’un après l’autre si souvent sur le même objet, qu’en réalité un nombre très restreint contient toutes les idées qu’une étude minutieuse de la totalité du Korân peut découvrir.

Quant à l’apparence désordonnée du Korân, il est facile de montrer qu’elle est due principalement à l’arrangement primitif des chapitres. Le texte arabe a été réuni d’une manière purement fantaisiste dont le seul mérite est la fidélité. Nous pouvons affirmer en toute certitude que le présent texte ne contient rien autre que les paroles de Mohammed. Mais c’est tout ce que nous pouvons affirmer en sa faveur. Les premiers éditeurs méritent tout crédit pour leur délicatesse et le soin scrupuleux avec lequel ils ont réuni tout ce qui a été réellement dit par Mohammed, sans rien ajouter de leur propre fonds ; mais autrement il est impossible de les féliciter. Leur tâche était certainement difficile, car les révélations de Mohammed furent délivrées pendant une longue période, et souvent par courts fragments. Parfois la totalité d’un chapitre (tel que nous l’avons maintenant) a été prononcée en une seule fois, mais très souvent quelques versets seulement furent délivrés à la fois, auxquels d’autres fragments furent ajoutés plus tard, quelquefois d’après instructions spéciales du prophète, de les insérer dans tel ou tel chapitre, mais fréquemment sans aucune indication de ce genre. Ces versets et chapitres ne furent pas classés, ni même souvent écrits, à l’époque de la mort du prophète ; ce ne fut que lorsque la guerre eut commencé à diminuer le nombre de ceux qui avaient confié la garde du Korân à leur seule mémoire, que les Musulmans comprirent combien périssable était la base sur laquelle leur livre sacré s’appuyait.

C’est alors qu’effrayés eux-mêmes d’une si grave innovation ils se décidèrent à réunir les fragments épars du Korân écrits jusque-là « sur palmiers, peaux, os d’animaux, et aussi dans le cœur des hommes. » Le disciple fidèle du prophète, Zeid ibn Thabit, entreprit cette œuvre importante sous le gouvernement d’Abou Bekr, le premier khalife. Il réunit, des paroles de Mohammed, tout ce dont on se pouvait rappeler aussi bien que tout ce qu’il trouva écrit sous une forme quelconque, et décida, d’après des principes qu’il nous est maintenant impossible de connaître, de quelle manière devaient être répartis les versets entre les divers chapitres. Les dates respectives de la plupart des chapitres étaient apparemment oubliées, car Zeid ne put trouver de meilleur arrangement que celui de la longueur, et, en conséquence, il plaça les plus longs chapitres au commencement et les plus courts à la fin, les faisant précéder de la courte prière connue sous le nom de Fâtiha. On peut douter que Zeid eût adopté un ordre chronologique même si la date précise de chaque chapitre lui avait été connue ; car, bien qu’il sût que certains chapitres avaient été donnés à la Mekke et d’autres à Médine (c’est-à-dire dans la première et la seconde moitié de la carrière de Mohammed), il les mélangea indistinctement ensemble et plaça généralement les derniers chapitres, ceux de Médine, à la première partie du livre. L’édition de Zeid est à peu près le Korân tel que nous l’avons aujourd’hui. Il est vrai qu’une seconde rédaction fut faite quelque vingt années plus tard, rédaction à laquelle Zeid lui-même prit part. Mais elle avait plutôt pour objet la rectification de détails douteux de prononciation et de différences dialectales, plutôt que de modifier la substance du texte, et aucunes altérations ultérieures n’ont eu lieu. Nous pouvons donc admettre comme certain que le texte arabe du Korân actuel est identique à celui de l’édition préparée quelques années seulement après la mort de Mohammed et qui a été adoptée par la majorité de ses compagnons et disciples.

Ces compagnons et disciples avaient plusieurs avantages sur les lecteurs d’aujourd’hui. Ils avaient connu personnellement le prophète et n’avaient pas à apprendre comment s’était développé son enseignement et modifié son style. Ils n’auraient, du reste, accepté aucune théorie de développement. Leur prophète avait toujours été infaillible, et ils ne pouvaient comprendre un progrès ou une détérioration dans ses révélations. Toutes étaient également venues de Dieu, copiées de la grande « Mère du Livre » placée devant le trône du Très-Haut et écrite avant tous les siècles. Il ne pouvait donc y avoir pour eux aucune importance à déterminer l’âge des diverses parties de la révélation. Puisqu’elles venaient toutes de la même source divine, que signifiait une année plus tôt ou plus tard ? La même opinion serait exprimée par presque tous les musulmans encore aujourd’hui. À l’exception de quelques commentateurs, qui ne cherchent que matière à commenter, les musulmans n’attachent pas plus d’importance à la date d’un chapitre quelconque du Korân qu’un bon chrétien à l’âge du Deutéronome ou des Cantiques.

Mais si les fidèles refusent d’étudier l’organisation et le développement de leurs livres sacrés, est-il nécessaire que les chercheurs, qui ne se préoccupent d’aucune révélation particulière, soient forcés de s’embarrasser de l’arrangement non scientifique et désordre qui satisfait les croyants ? Pour nous, l’intérêt du Korân est multiple, et son côté le moins important n’est pas la lumière qu’il jette sur le caractère de Mohammed. Avec l’arrangement vulgaire, il est presque impossible d’être impressionné par les changements qui se sont opérés dans le caractère et l’esprit du prophète ; il est même difficile de concevoir un si curieux melimelo comme l’œuvre d’un seul individu.

Une classification scientifique est parfaitement possible, ainsi que l’a démontré un professeur allemand qui possède un sentiment merveilleux de la langue arabe et peut, sans flatterie, être considéré comme le génie le plus remarquable des arabisants que l’Allemagne ait produits. La Geschichte des Korans de Nöldeke, que l’Institut de France a couronnée, a réglé définitivement la question de l’ordre chronologique du Korân, et il n’est pas probable qu’aucun progrès sérieux puisse être fait au-delà de son profond et « scharfsinnig » ouvrage. Il serait beaucoup trop long de détailler les preuves sur lesquelles s’appuient ses conclusions ; il nous suffira de dire qu’elles consistent simplement en indications dérivées d’une étude minutieuse du style et du vocabulaire du Korân. Des preuves tirées d’autres sources manquent presque entièrement, sauf pour les derniers chapitres, ceux de Médine, et les allusions que l’ouvrage contient relativement aux événements contemporains ne sont pas assez explicites pour être sérieusement utiles. La langue est la seule preuve à laquelle il soit possible de se fier complètement. Il suffit de lire, même rapidement, le Korân pour sentir une différence marquée de style entre certains chapitres et les autres. C’est cette différence que le professeur Nöldeke a fait ressortir et à l’aide de laquelle il a trouvé un certain progrès dans le style. La rime vient à l’appui de cette investigation. Mohammed ne parlait pas en vers, ni précisément en prose. En fait, il détestait la poésie, et le seul vers qu’il ait jamais commis, tout à fait involontairement du reste, est très mauvais.

Aucune partie du Korân ne se conforme aux exigences de la prosodie arabe. Ce n’est cependant pas de la prose pure, mais plutôt une forme rhétorique de prose qui a beaucoup du caractère de la poésie sans en avoir la mesure. Les mots tombent en courtes sentences (du moins dans les premiers chapitres), qui se balancent l’une l’autre plus ou moins musicalement, et les derniers mots riment généralement ensemble. Plus tard, les phrases deviennent de plus en plus longues, et la rime subit diverses modifications, jusqu’à ce qu’enfin les derniers chapitres soient devenus presque simple prose. Il est facile de comprendre quel guide valable les variations de rime et de longueur des versets présentent aux recherches sur les dates des différentes parties du Korân. D’après ces preuves, le professeur Nöldeke a été à même non-seulement de décider la position chronologique respective de la plupart des chapitres, mais même de déterminer quels versets ont été interpolés par l’éditeur primitif d’un chapitre différent. Dans quelques cas très rares, il est possible de fixer l’ordre des chapitres ou l’année exacte dans laquelle ils ont été délivrés. Tout ce que l’on peut faire est de les classer en certains groupes dont chacun appartient à une période limitée ; mais nous ne pouvons généralement pas fixer la place que chaque chapitre devrait occuper en dedans de son propre groupe. Toutefois les quatre groupes entre lesquels Nöldeke répartit les cent quatorze chapitres du Korân permettent de se former une appréciation presque aussi complète du développement graduel de la doctrine et du style de Mohammed que si l’ordre en avait été plus minutieusement détaillé.