Le Lac Ontario/02

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 17p. 17-32).

CHAPITRE II.


« Oui, tant que le plus humble fils de la nature en a gardé le temple sans souillure, les plus belles vues de la terre sont à lui ; il est monarque, et son trône s’élève au milieu des cieux. »
Wilson.

Le Mohican continua son repas, mais le second homme blanc ôta son bonnet, se leva et salua poliment Mabel Dunham. Il était jeune, bien portant, avait un air mâle, et portait un costume qui, quoiqu’il annonçât moins positivement sa profession que celui de Cap, indiquait un homme habitué à l’eau. En ce siècle, les vrais marins formaient une classe entièrement séparée des autres ; leurs idées, leur langage habituel et leurs vêtements indiquant aussi évidemment leur métier, que les opinions, les discours et la robe flottante d’un Turc indiquent un Musulman. Quoique Pathfinder ne fût pas encore d’un âge avancé, Mabel l’avait envisagé avec une fermeté qui pouvait être la suite de la précaution qu’elle avait prise de préparer ses nerfs à cette entrevue ; mais quand ses yeux rencontrèrent ceux du jeune homme, ils se baissèrent en voyant, ou en s’imaginant voir, le regard d’admiration qu’il fixa sur elle en la saluant. Dans le fait, chacun d’eux sentit pour l’autre cet intérêt que la similitude d’âge, de condition, et de bonne mine, est faite pour inspirer à une jeunesse ingénue dans la situation nouvelle où ils se trouvaient tous deux.

— Voici, — dit l’honnête Pathfinder à Mabel en souriant, — voici les amis que votre digne père a envoyés à votre rencontre. Celui-ci est un grand Delaware, un homme qui s’est fait autant d’honneur qu’il a eu d’embarras pendant sa vie. Son nom indien convient parfaitement à un chef, mais comme cette langue n’est pas facile à prononcer pour ceux qui n’y sont pas initiés, nous l’avons traduit par le Grand-Serpent. Mais n’allez pas supposer, d’après ce nom, qu’il soit plus traître que ne doit l’être un Indien ; cela veut dire seulement qu’il est prudent, et qu’il connaît les ruses qui conviennent à un guerrier. — Arrowhead que voilà, sait ce que je veux dire.

Pendant que Pathfinder parlait ainsi, les deux Indiens se regardaient l’un l’autre. Le Tuscarora s’approcha et parla au Mohican d’un air qui paraissait amical.

— J’aime à voir cela, — dit Pathfinder ; — la rencontre amicale de deux peaux-rouges dans ces bois, maître Cap, est comme deux bâtiments amis qui se hèlent sur l’Océan. Mais à propos d’eau, cela me rappelle mon jeune ami que voici, Jasper Western. Il doit s’y connaître un peu, vu qu’il a passé toute sa vie sur l’Ontario.

— Je suis charmé de vous voir, l’ami, — dit Cap en serrant cordialement la main du jeune marin d’eau douce, — quoique vous deviez avoir encore quelque chose à apprendre, vu l’école à laquelle vous avez été élevé. — Voici ma nièce Mabel. Je l’appelle Magnet pour une raison dont elle ne se doute pas ; mais il est possible que vous ayez reçu assez d’éducation pour la deviner, car je suppose que vous avez quelque prétention à connaître la boussole.

— La raison s’en comprend aisément, — répondit le jeune homme, ses yeux noirs et vifs fixés involontairement sur le visage sage de la jeune fille, qui rougissait. — Je suis sûr que le marin qui se dirige par votre aimant, ne fera jamais un mauvais atterrage.

— Ah ! je vois que vous employez quelques-uns de nos termes, et vous vous en servez convenablement et avec intelligence. Je crains pourtant qu’au total vous n’ayez vu plus d’eau verte que de bleue.

— Il n’est pas étonnant que nous sachions quelques-unes des phrases qui appartiennent à la terre ; puisque nous la perdons rarement de vue vingt-quatre heures de suite.

— Tant pis, jeune homme, tant pis ! Très-peu de terre doit plus que suffire à un marin. Or, si la vérité était connue, maître Western, je suppose qu’il y a plus ou moins de terre tout autour de votre lac ?

— Et n’y a-t-il pas plus ou moins de terre tout autour de l’océan, — mon oncle ? — demanda Mabel avec vivacité ; car elle craignait que le vieux marin n’affichât trop tôt son humeur dogmatique, pour ne pas dire pédantesque.

— Non, mon enfant ; il y a plus ou moins d’Océan tout autour de la terre. C’est ce que je dis aux gens qui demeurent sur la terre, jeune homme. Ils vivent, pourrait-on dire, au milieu de la mer, sans le savoir, et en quelque sorte par souffrance, l’eau étant de beaucoup le plus puissant et le plus étendu des deux éléments. Mais il n’y a pas de bornes à la vanité dans ce monde ; car un drôle qui n’a jamais vu l’eau salée, s’imagine souvent en savoir plus que celui qui a doublé le cap de Horn. Non, non, cette terre n’est véritablement qu’une île, et tout ce qu’on ne peut pas appeler ainsi, est de l’eau.

Western avait beaucoup de déférence pour un marin de l’Océan, sur lequel il avait bien des fois vivement désiré de faire voile ; mais il éprouvait aussi une affection naturelle pour la magnifique nappe d’eau sur laquelle il avait passé sa vie, et qui n’était pas sans beauté à ses yeux.

— Ce que vous dites, monsieur, — répondit-il avec modestie, — peut être vrai quant à l’Atlantique ; mais ici, sur l’Ontario nous avons du respect pour la terre.

— C’est parce que vous êtes toujours resserrés par la terre, répliqua le vieux marin, en riant de tout son cœur. — Mais voici Pathfinder, comme on l’appelle, qui nous apporte un plat dont le fumet est appétissant, et qui nous invite à en prendre notre part : or je conviens qu’il n’y a pas de venaison sur mer. — Maître[1] Western, la civilité pour une jeune fille, à votre âge, est chose aussi facile que d’embraquer le mou de la drisse du pavillon de poupe ; et si vous voulez avoir l’œil sur l’assiette et le gobelet de bois de ma nièce, tandis que je partagerai la gamelle de Pathfinder et de nos amis indiens, je ne doute pas qu’elle ne s’en souvienne.

Maître Cap en dit plus qu’il ne le savait alors ; mais si Jasper eut attention de pourvoir à tous les besoins de Mabel, dans leur première entrevue, il est certain qu’elle s’en souvint long-temps. Il avança le bout d’un tronc d’arbre pour lui servir de siège, lui présenta une tranche délicieuse de venaison, remplit son gobelet d’une eau pure puisée dans une source, et s’asseyant en face d’elle, il fit du chemin dans son estime par la manière franche et aimable avec laquelle il lui donna des soins ; hommage qu’une femme désire toujours de recevoir, mais qui n’est jamais si flatteur ni si agréable que lorsqu’il est offert par la jeunesse à la jeunesse, par le sexe le plus fort au sexe le plus doux. Comme la plupart de ceux qui passent leur temps loin de la société du beau sexe, le jeune Western fut ardent, sincère et obligeant dans toutes ses attentions ; et quoiqu’il y manquât ce raffinement de convention dont Mabel ne remarqua peut-être pas l’absence, elles avaient ces qualités attrayantes qui le remplacent bien suffisamment. Laissant ces deux jeunes gens sans expérience, et sans autres maîtres que la nature, faire connaissance ensemble, plutôt par leurs sensations que par l’expression de leurs pensées, nous nous occuperons de l’autre groupe, dans lequel Cap, avec cette aisance à prendre soin de lui-même qui ne le quittait jamais, était déjà devenu un des principaux acteurs.

Tous quatre avaient pris place autour d’un grand plat de bois, dont l’usage devait être commun, et qui contenait des tranches de venaison grillée ; la conversation se ressentait naturellement du caractère différent de ceux qui y prenaient part. Les Indiens étaient silencieux et fort occupés ; l’appétit des aborigènes Américains pour la venaison paraissait être insatiable. Les deux hommes blancs étaient plus communicatifs, et chacun d’eux montrait de l’opiniâtreté dans ses opinions. Mais comme cet entretien servira à faire connaître au lecteur certains faits qui pourront rendre plus claire la narration qui va suivre, il est à propos de le rapporter.

— Vous devez sans doute trouver de la satisfaction à vivre comme vous le faites, monsieur Pathfinder, — dit Cap, quand l’appétit des voyageurs fut assez rassasié pour qu’ils commençassent à chercher les meilleurs morceaux. — Elle offre quelques-unes des chances que nous aimons, nous autres marins ; et si les nôtres sont toutes eau, les vôtres sont toutes terre.

— Nous avons aussi de l’eau dans nos voyages et nos marches, nous autres hommes des frontières ; nous manions la rame et la javeline presqu’autant que le mousquet et le couteau de chasse.

— Oui, mais maniez-vous les bras des vergues, les boulines, la roue du gouvernail et la ligne de sonde, les garcettes de ris et les drisses des vergues ? L’aviron est sans doute une bonne chose dans un canot, mais à quoi sert-il dans un navire ?

— Je respecte tout homme dans sa profession, et je puis croire que toutes les choses dont vous parlez ont leur usage. Un homme qui a vécu, comme moi, dans un grand nombre de tribus différentes, comprend la différence des coutumes. La manière dont le Mingo se peint le corps, n’est pas la même que celle du Delaware ; et celui qui s’attendrait à voir un guerrier vêtu comme une squaw serait désappointé. Je ne suis pas encore très-vieux, mais j’ai vécu dans les bois, et j’ai quelque connaissance de la nature humaine. Je n’ai jamais beaucoup cru au savoir de ceux qui demeurent dans les villes, car je n’en ai jamais vu un seul qui eût l’œil sûr pour tirer un coup de mousquet, ou pour trouver une piste.

— C’est ma manière de raisonner, monsieur Pathfinder, juste à un fil de caret près. Se promener dans les rues, aller le dimanche à l’église et entendre un sermon, n’ont jamais fait un homme d’un être humain. Envoyez un jeune homme sur le vaste Océan, si vous voulez lui ouvrir les yeux ; et qu’il regarde les nations étrangères, ou ce que j’appelle la face de la nature, si vous voulez qu’il comprenne son propre caractère. Voilà mon frère le sergent, c’est un aussi brave homme à sa manière, que quiconque a jamais broyé un biscuit sous ses dents ; mais qu’est-il, après tout ? rien qu’un soldat. Il est vrai qu’il est sergent, mais c’est une sorte de soldat, comme vous le savez. Lorsqu’il voulut épouser la pauvre Bridget, ma sœur, je dis à celle-ci ce qu’il était, et ce qu’elle pouvait attendre d’un tel mari ; Mais vous savez ce que c’est qu’une fille dont l’amour a tourné la tête. Il est vrai que le sergent s’est élevé dans sa profession, et l’on dit que c’est un homme d’importance dans le fort ; mais sa femme n’a pas assez vécu pour voir son avancement, car il y a maintenant quatorze ans qu’elle est morte.

— La profession d’un soldat est toujours honorable, pourvu qu’il ne se batte que pour la justice, — dit Pathfinder ; — et comme les Français ont toujours tort, et Sa Majesté et ses colonies toujours raison, je suppose que ce sergent à la conscience aussi tranquille qu’il jouit d’une bonne réputation. Je n’ai jamais dormi plus tranquillement qu’après avoir combattu contre les Mingos, quoique ce soit une loi pour moi de combattre toujours en homme blanc et jamais en Indien. Le Grand-Serpent que voilà a ses manières, et moi j’ai les miennes ; et pourtant nous avons combattu côte à côte bien des fois sans que jamais l’un de nous trouvât à redire aux manières de l’autre. Je lui dis qu’il n’y a qu’un ciel et un enfer, malgré toutes ses traditions, quoiquebdifférents chemins conduisent à l’un et à l’autre.

— Cela est raisonnable et il doit vous croire, quoique je pense que la plupart des chemins qui conduisent à l’enfer sont sur la terre. La mer est ce que ma pauvre sœur Bridget avait coutume d’appeler une place de purification, et l’on est à l’abri des tentations dès qu’on est hors de vue de terre. Je doute qu’on puisse en dire autant en faveur de vos lacs dans ce pays.

— Que les villes et les établissements conduisent au péché, j’en conviens ; que les hommes ne soient pas toujours les mêmes, même dans le désert, je dois l’avouer aussi ; car la différence entre un Mingo et un Delaware se reconnaît aussi clairement que celle qui existe entre le soleil et la lune. Quoi qu’il en soit, ami Cap, je suis charmé que nous nous soyons rencontrés, quand ce ne serait que pour que vous puissiez dire au Grand-Serpent qu’il y a des lacs dont l’eau est salée. Nous avons été assez souvent du même avis depuis que nous avons fait connaissance, et si le Mohican[2] a seulement en moi moitié de la confiance que j’ai en lui, il croit tout ce que je lui ai dit sur les manières des hommes blancs et sur les lois de la nature ; mais il m’a toujours paru qu’aucune peau-rouge ne croit aussi sincèrement que le voudrait un honnête homme ce qu’on lui dit des grands lacs d’eau salée et des rivières qui coulent contre le courant.

— Cela vient de ce qu’on prend les choses par le mauvais bout, — répondit Cap avec un signe de condescendance. — Vous avez pensé à vos lacs et à vos rapides comme à un navire, et à l’Océan et aux marées comme à un canot. Ni Arrowhead ni le Grand-Serpent ne doivent douter de ce que vous leur avez dit sur ces deux points, quoique j’avoue que moi-même j’ai quelque peine à avaler l’histoire qu’il existe des mers intérieures, et surtout qu’il y ait des mers d’eau douce. J’ai fait ce long voyage autant pour mettre mes yeux et mon palais en état de prononcer sur ces faits que pour obliger le sergent et Magnet, quoique le premier ait été le mari de ma sœur et que j’aime l’autre comme si elle était ma fille. — Vous avez tort, ami Cap, vous avez grand tort de ne pas croire fermement à la puissance de Dieu en toute chose, — répondit Pathfinder avec chaleur. — Ceux qui vivent dans les établissements et dans les villes se font une idée étroite et injuste du pouvoir de sa main ;’mais nous, qui passons notre temps en sa présence, comme on peut le dire, nous voyons les choses tout différemment ; — je veux dire ceux de nous qui sont de la nature d’hommes blancs. Une peau-rouge à ses idées, ce qui est juste ; et si elles ne sont pas exactement les mêmes que celles d’un homme blanc chrétien, il n’y a pas de mal à cela. Cependant il y a des choses qui appartiennent entièrement à l’ordre établi par la providence de Dieu, et ces lacs d’eau douce et d’eau salée en font partie. Je ne prétends pas expliquer ces choses, mais je pense qu’il est du devoir de tous d’y croire. Quant à moi, je suis de ceux qui croient que la main qui a fait l’eau douce peut faire l’eau salée.

— Tenez à cela, ami Pathfinder, — dit Cap, non sans quelque énergie ; — en ce qui concerne une foi ferme et convenable, je ne tourne le dos à personne quand je suis à flot. Quoique plus accoutumé à carguer les huniers et les perroquets et à mettre ou établir les voiles convenables qu’à prier, quand l’ouragan arrive, je sais que nous ne sommes que de faibles mortels, et je me flatte de rendre honneur à qui honneur est dû. Ce que je veux dire, et je l’insinue plutôt que je ne le dis, se borne à ceci, — qui, comme vous le savez tous, est simplement une intimation de ma pensée, — qu’étant accoutumé à voir l’eau en grande masse salée, je serais charmé de la goûter pour pouvoir me convaincre qu’elle est douce.

— Dieu a accordé le lick[3] aux bêtes fauves, et il a donné à l’homme, blanc ou peau-rouge, la source délicieuse où il peut étancher sa soif. Est-il déraisonnable de penser qu’il ne puisse pas avoir donné des lacs d’eau pure à l’ouest, et des lacs d’eau impure à l’est ?

Le ton simple, quoique véhément, de Pathfinder imposa à Cap malgré son humeur dogmatique, quoiqu’il n’aimât pas l’idée de croire un fait qu’il avait pendant tant d’années opiniâtrement déclaré ne pouvoir être vrai. Ne voulant pas céder sur ce point, et ne pouvant répondre à un raisonnement auquel il n’était pas accoutumé, et qui possédait au même degré la force de la vérité, de la foi et de la probabilité, il fut charmé de pouvoir se débarrasser de ce sujet par une évasion.

— Eh bien ! eh bien ! ami Pathfinder, — dit-il, — nous n’en dirons pas davantage, et comme le sergent vous a envoyé pour nous servir de pilote sur votre lac, nous goûterons l’eau quand nous y serons arrivés. Seulement faites attention à ce que je vais vous dire : — Je ne dis pas que l’eau n’en puisse pas être douce à la surface, ce qui arrive quelquefois sur l’Atlantique, près de l’embouchure des grands fleuves ; mais comptez-y bien, je vous montrerai le moyen de goûter l’eau qui se trouve à quelques brasses de profondeur, ce à quoi vous n’avez jamais songé, et alors nous en saurons davantage.

Pathfinder ne parut pas avoir d’objection à changer de sujet d’entretien ; et il dit après un court intervalle de silence : — Les dons que nous avons reçus du ciel ne nous inspirent pas trop d’amour-propre. Nous savons que ceux qui vivent dans les villes et près de la mer…

— Dites plutôt sur la mer.

— Sur la mer, si vous le voulez, — ont des occasions qui nous manquent à nous autres habitants du désert. Cependant nous connaissons nos talents, et ils sont ce que je regarde comme des talents naturels. Or, mes talents à moi consistent à savoir me servir du mousquet et suivre une piste, soit pour chasser, soit pour observer ; car quoique je puisse manier la javeline et la rame, ce n’est pas ce dont je me pique particulièrement. Jasper, ce jeune homme que voilà, qui est à causer avec la fille du sergent, est une créature différente ; car on peut dire qu’il respire l’eau, en quelque sorte, comme un poisson. Les Indiens et les Français du côté du nord l’appellent Eau-Douce, à cause de ses talents à cet égard. Il est plus habile à manier la rame et la ligne, qu’à faire du feu sur une piste.

— Après tout, il faut qu’il y ait quelque chose dans les talents dont vous parlez. Ce feu, par exemple, j’avoue qu’il a bouleversé toutes mes connaissances en marine. Arrowhead que voilà, a dit que la fumée était produite par du feu allumé par une face-pâle, et c’est une science qui me paraît égale à celle de gouverner un bâtiment pendant une nuit obscure, le long d’un banc de sable.

— Ce n’est pas un grand secret, — répondit Pathfinder en riant intérieurement de tout son cœur, quoique son habitude de circonspection l’empêchât de faire aucun bruit ; — ce n’est pas un grand secret. Rien n’est plus facile pour nous, qui passons notre temps à la grande école de la Providence, que d’apprendre ses leçons. Nous ne serions pas plus utiles que des souches de bois pour suivre une piste ou porter un message dans le désert, si nous n’apprenions bientôt ces petites distinctions. Eau-Douce, comme nous l’appelons, aime tellement l’eau, qu’il a ramassé, pour allumer notre feu, quelques branches vertes ou humides, quoiqu’il n’en manque pas de sèches, éparses sur la terre, et le bois humide produit une fumée noire, comme je suppose que vous le savez même vous autres qui vivez sur mer. Ce n’est pas un grand secret, mais tout est mystère pour ceux qui n’étudient pas les voies du Seigneur avec humilité et reconnaissance.

— Cet Arrowhead doit avoir d’excellents yeux, pour s’apercevoir d’une si légère différence.

— Ce serait un pauvre Indien sans cela. Non, non ; nous sommes en temps de guerre, et pas une peau-rouge n’est en marche dans le désert sans se servir de tous ses sens. Chaque peau a sa propre nature, et chaque nature à ses lois comme sa peau. Il se passa plusieurs années avant que je fusse complètement instruit dans les plus hautes branches d’une éducation de forêt ; car il n’est pas dans la nature d’une peau-blanche d’apprendre aussi aisément les connaissances d’une peau-rouge, que celles qui, comme je le suppose, sont particulièrement destinées aux peaux blanches, quoique je n’aie qu’un bien petit nombre de ces dernières, vu que j’ai passé la plupart de mon temps dans le désert.

— Vous avez bien profité de vos études, maître Pathfinder, car vous paraissez entendre parfaitement toutes ces choses ; je suppose qu’il ne serait pas bien difficile à un homme régulièrement élevé sur mer d’apprendre ces bagatelles, s’il pouvait seulement se résoudre à s’y appliquer un peu.

— Je n’en sais rien. L’homme blanc a autant de peine à prendre les habitudes d’un Indien, qu’une peau-rouge à se faire aux manières d’une peau-blanche. Quant à la nature réelle, mon opinion est qu’aucun d’eux ne peut véritablement prendre celle de l’autre.

— Et pourtant nous autres marins qui parcourons tellement le monde, nous disons qu’il n’y a qu’une nature pour l’homme, n’importe qu’il soit chinois ou hollandais. Quant à moi, je suis assez de cet avis, car j’ai trouvé qu’en général toutes les nations aiment l’or et l’argent, et que la plupart des hommes aiment à fumer.

— En ce cas, vous autres marins, vous connaissez peu les peaux rouges. Avez-vous jamais entendu un de vos Chinois chanter son chant de mort, tandis qu’on lui enfonce des éclats de bois dans la chair, qu’on la lui coupe avec des couteaux, qu’on entoure son corps d’un feu ardent, et qu’il a la mort en face ? Jusqu’à ce que vous me trouviez un Chinois ou un chrétien qui puisse faire tout cela, vous ne pouvez me montrer un homme blanc qui ait la nature d’une peau-ronge, quelque vaillant qu’il ait l’air d’être, et quand même il aurait lu tous les livres qui ont jamais été imprimés.

— Ce n’est qu’entre eux que les sauvages jouent ces tours infernaux, — dit Cap, en jetant autour de lui un coup d’œil inquiet sous les arches d’une forêt qui lui paraissait sans fin ; — aucun homme blanc n’est jamais condamné à subir de pareilles épreuves.

— C’est sur quoi vous vous trompez encore, — répliqua Pathfinder en choisissant avec sang-froid un morceau délicat de venaison pour sa bonne bouche ; — car, quoiqu’il n’appartienne qu’à la nature d’une peau-rouge de supporter bravement ces tortures, la nature d’une peau-blanche peut-être réduite à l’agonie par de pareils tourments, et elle l’a été plus d’une fois.

— Heureusement, — dit Gap, faisant un effort pour donner à sa voix son ton ordinaire, — il n’est pas probable qu’aucun des alliés de Sa Majesté essaie d’exercer de si infernales cruautés sur aucun des sujets de Sa Majesté. Je n’ai pas servi long-temps dans la marine royale, c’est la vérité ; mais j’y ai servi, et c’est quelque chose ; et quant à servir à bord de corsaires, et à s’emparer de bâtiments ennemis et de leurs cargaisons, j’en ai eu ma bonne part. Mais j’espère qu’il n’y a pas de sauvages alliés aux Français de ce côté du lac, et je crois que vous m’avez dit que l’Ontario est une grande nappe d’eau.

— Elle est grande à nos yeux, — répondit Pathfinder, sans chercher à cacher le sourire qui animait des traits sur lesquels le soleil avait imprimé une teinte de rouge foncé, — quoique je pense qu’il peut y avoir des gens qui la trouvent petite, et dans le fait, elle est petite si l’on veut tenir l’ennemi loin de soi ; car l’Ontario à deux bouts, et l’ennemi qui n’ose le traverser, ne manque pas d’en faire le tour.

— Ah ! voilà ce qui résulte de vos maudites mares d’eau douce, — murmura Cap en toussant assez fort pour se repentir de son indiscrétion. — Personne n’a jamais entendu parler d’un pirate ou d’un bâtiment quelconque, étant au bout de l’Atlantique et en faisant le tour.

— L’Océan n’a peut-être pas de bouts ?

— Non, — ni bouts, ni côtés, ni fond. La nation qui est bien amarrée sur une des côtes de l’Atlantique n’a rien à craindre de celle qui est à l’ancre sur l’autre, quelque sauvage qu’elle soit, à moins qu’elle ne connaisse l’art de construire des vaisseaux. Non, non ; le peuple qui habite les côtes de l’océan n’a que peu de chose à craindre pour sa peau ou pour sa chevelure. Un homme peut se coucher le soir dans ces pays avec l’espoir de retrouver le lendemain matin ses cheveux sur sa tête, à moins qu’il ne porte perruque.

— Ce n’est pas la même chose ici ; mais je n’entrerai dans aucun détail, car je ne veux pas effrayer la jeune fille, quoiqu’elle paraisse écouter Eau-Douce avec assez d’attention. Cependant, sans l’éducation que j’ai reçue, je croirais qu’en ce moment, et dans l’état où se trouve la frontière, un voyage d’ici au fort n’est pas sans risque. Il y a à peu près autant d’Iroquois de ce côté de l’Ontario que de l’autre. — C’est même pour cette raison, ami Cap, que le sergent nous a engagés à venir à votre rencontre pour vous montrer le chemin.

— Quoi ! les drôles osent-ils croiser si près des canons des forts de Sa Majesté ?

— Les corbeaux ne se rassemblent-ils pas autour de la carcasse du daim, quoique le chasseur ne soit qu’à vingt pas ? Les Iroquois viennent ici aussi naturellement. Plus ou moins de blancs passent sans cesse entre les établissements et les forts, — et ils sont sûrs de retrouver leur piste. Le Grand-Serpent est venu d’un côté de la rivière, et moi j’ai suivi l’autre, pour tâcher de voir où les coquins sont en embuscade, tandis que Jasper amenait le canot en hardi marinier qu’il est. Le sergent lui avait parlé de sa fille les larmes aux yeux ; il lui avait dit qu’il l’aimait, combien elle était douce et obéissante ; et je crois que le jeune homme se serait jeté seul dans un camp de Mingos, plutôt que de ne pas nous accompagner.

— Nous l’en remercions, — nous l’en remercions, et je n’en penserai que mieux de lui pour cet empressement. Mais je suppose qu’il n’a pas couru grand risque, après tout ?

— Seulement le risque de recevoir un coup de mousquet ; tandis qu’il remontait un fort courant avec son canot et un autre en enfilant un coude sur la rivière, ses yeux attachés sur les tournants. De tous les voyages dangereux, il n’y en a pas qui le soit davantage que sur une rivière bordée d’embuscades ; et ce danger Jasper l’a couru.

— Et pourquoi diable le sergent m’a-t-il fait faire un voyage de cent cinquante milles d’une manière si étrange ? Donnez-moi du large, mettez-moi l’ennemi en vue, et je jouerai avec lui, à sa manière, aussi long-temps qu’il le voudra, à longues bordées, ou bord à bord. Mais recevoir un coup de fusil comme une tourterelle endormie, cela ne convient pas à mon humeur. Si ce n’était pour la petite Magnet que voilà, je virerais de bord à l’instant, je retournerais le plus tôt possible à York, et je laisserais l’Ontario devenir ce qu’il pourra, eau douce ou eau salée.

— Cela ne rendrait pas vos affaires meilleures, ami marin, car la route pour vous en retourner est plus longue et presque aussi dangereuse que celle pour aller au fort. Ayez confiance en nous, et nous vous y conduirons en sûreté, ou nous perdrons nos chevelures.

Cap portait ses cheveux en queue, serrée et entourée d’une peau d’anguille, tandis que le haut de sa tête était presque chauve, et il passa machinalement la main sur le tout, comme pour s’assurer que chaque chose était à sa place. C’était pourtant au fond un homme brave, et il avait affronté la mort avec sang-froid mais non sous la forme effrayante qu’elle présentait dans la relation brève mais animée de son compagnon. Cependant il était trop avancé pour reculer, et il résolut de payer de hardiesse, quoiqu’il ne pût s’empêcher de donner à part soi quelques malédictions à l’indiscrétion imprudente avec laquelle son beau-frère le sergent l’avait mis dans un tel embarras.

— Je ne doute pas, — dit-il quand ces pensées eurent le temps de se présenter à son esprit, — que nous n’entrions dans le port en sûreté. À quelle distance pouvons-nous être du fort à présent ?

— À quinze milles et guère plus ; et ce sont des milles qui seront bientôt faits, du train dont coule la rivière, si les Mingos nous laissent passer tranquillement.

— Et je suppose que nous aurons des bois à babord et à tribord comme jusqu’ici ?

— Comment ?

— Je veux dire que nous aurons encore à marcher à travers ces maudits arbres ?

— Non, non. Vous monterez sur le canot, et l’Oswego a été débarrassé par les troupes de tout le bois flottant. Nous descendrons la rivière, et le courant en est rapide.

— Et qui diable empêchera ces Mingos dont vous parlez, de nous cribler de leurs balles quand nous doublerons un promontoire, ou que nous aurons à manœuvrer pour éviter des rochers ?

— Le Seigneur, — celui qui en a si souvent aidé d’autres dans de plus grandes difficultés. Bien des fois ma tête aurait été dépouillée de ses cheveux et de sa peau, si le Seigneur n’avait combattu pour moi. Jamais je n’entreprends une escarmouche sans penser à ce puissant allié, qui peut faire dans un combat plus que tous les bataillons du 60e, quand on les mettrait en une seule ligne.

— Oui, oui, tout cela est assez bien pour un escarmoucheur ; mais nous autres marins, nous aimons le large, et nous commençons l’action sans avoir autre chose dans l’esprit que l’affaire dont il s’agit, — bordées sur bordées, — ni arbres ni rochers pour épaissir l’eau.

— Ni Seigneur non plus, j’ose dire, si la vérité était connue. Croyez-en ma parole, maître Cap, la bataille n’en va pas plus mal quand on a le Seigneur de son côté. Regardez la tête du Grand-Serpent ; vous pouvez voir la cicatrice qui passe le long de son oreille gauche : rien qu’une balle sortie de cette longue carabine l’empêcha d’être scalpé ce jour-là ; car le couteau avait commencé sa besogne, et une demi-minute de plus l’aurait laissé sans chevelure. Quand le Mohican me serre la main et me dit que je lui ai rendu un service d’ami en cette affaire, je lui réponds que c’est le Seigneur qui m’a conduit au seul endroit d’où je pouvais lui être utile, et qui m’a fait connaître par la fumée le danger qu’il courait. Il est bien certain que, lorsque je fus en bonne position, je finis l’affaire de ma propre volonté ; car un ami sous le tomahawk fait qu’un homme pense vite et agit de même, et ce fut ce qui m’arriva ; sans quoi l’esprit du Grand-Serpent serait en ce moment à chasser dans le pays de ses pères.

— Allons, allons, Pathfinder, cet entretien est pire que d’être écorché de l’avant à l’arrière ; nous n’avons plus que quelques heures de jour, et nous ferions mieux de nous laisser aller en dérive sur le courant dont vous parlez. — Magnet, ma chère, n’êtes-vous pas prête à lever l’ancre ?

Mabel tressaillit, rougit et se prépara à partir à l’instant. Elle n’avait pas entendu une seule syllabe de la conversation que nous venons de rapporter, car Eau-Douce, comme on appelait le plus communément le jeune Jasper, lui avait fait la description du port encore éloigné auquel elle se rendait, lui avait parlé d’un père qu’elle n’avait pas vu depuis son enfance, et lui avait peint la manière de vivre de ceux qui sont en garnison dans les postes des frontières. Elle y avait pris un profond intérêt sans s’en apercevoir ; et elle avait trop entièrement donné son attention aux choses dont on lui parlait, pour en accorder aucune aux objets moins agréables dont les autres s’entretenaient. Les apprêts du départ mirent fin à toute conversation, et comme ils n’étaient pas très-chargés de bagage, tous furent prêts à partir en quelques minutes. Cependant à l’instant où ils allaient se mettre en marche, Pathfinder, à la grande surprise même des deux Indiens, ramassa une bonne quantité de branches dont la plupart étaient humides, et les jeta sur le feu, afin de produire une fumée aussi noire et aussi épaisse qu’il était possible.

— Quand vous voulez cacher votre piste, Jasper, — dit-il, la fumée, lorsque vous quittez votre campement, peut vous servir au lieu de vous nuire. S’il y a une douzaine de Mingos à dix milles d’ici, quelques-uns sont sur les hauteurs ou sur les arbres pour chercher à apercevoir quelque fumée. Qu’ils voient celle-ci, et grand bien leur fasse ; je leur permets de profiter de nos restes.

— Mais ne pourront-ils pas découvrir notre piste et la suivre ? — demanda le jeune homme, qui était plus attentif aux dangers de leur situation depuis qu’il avait rencontré Mabel. Nous laisserons une large piste d’ici à la rivière.

— Plus elle sera large, mieux cela vaudra. Quand ils seront arrivés à la rivière, il faudra qu’ils soient plus malins que des Mingos pour deviner si le canot l’a remontée ou l’a descendue. L’eau est la seule chose de la nature qui puisse faire perdre entièrement une piste, et l’eau même ne le fait pas toujours quand la piste laisse de l’odeur. Ne voyez-vous pas, Eau-Douce, que, si quelques Mingos ont trouvé nos traces au-dessous de la cataracte, ils avanceront vers cette fumée, et concluront naturellement que ceux qui ont commencé par remonter la rivière, continueront de même ? Tout ce qu’ils peuvent savoir à présent, c’est qu’une troupe a quitté le fort, et il faudrait plus que l’esprit d’un Mingo pour s’imaginer que nous soyons venus jusqu’ici uniquement pour le plaisir de nous en retourner le même jour, et au risque de nos chevelures.

— Certainement, — dit Jasper, qui causait à part avec Pathfinder, en retournant vers le wind-row, — ils ne peuvent rien savoir de la fille du sergent, car le plus grand secret a été gardé à cet égard.

— Et ils n’en apprendront rien ici, — ajouta Pathfinder en faisant remarquer à son compagnon qu’il marchait avec le plus grand soin sur les traces laissées sur les feuilles par le petit pied de Mabel, afin de les effacer par les siennes, — à moins que ce vieux poisson d’eau salée n’ait promené sa nièce en long et en large dans le wind-row, comme un chevreau qui saute autour de la chèvre.

— Du bouc, vous voulez dire.

— N’est-ce pas un original sans copie, Eau-Douce ? Je puis m’entendre avec un marin comme vous, et je ne trouve rien de bien contraire dans nos occupations, quoique les vôtres soient sur les lacs ; et les miennes dans les bois. — Écoutez, Jasper, — continua Pathfinder riant sans bruit à son ordinaire, — si nous essayions la trempe de sa lame, et que nous le fissions sauter par-dessus la cataracte ?

— Et que deviendrait la jolie nièce pendant ce temps ?

— Oh ! il ne pourra lui arriver aucun mal ; elle fera à pied le tour du portage. Mais vous et moi nous pouvons tâter ainsi ce marin de l’Atlantique, et nous nous connaîtrons mieux ensuite. Nous verrons si son briquet produit du feu, et nous lui apprendrons quelque chose de nos tours des frontières.

Le jeune Jasper sourit, car il n’était pas fâché de trouver l’occasion de s’amuser en jouant un tour à quelqu’un, et le ton dogmatique de Cap l’avait un peu piqué. Mais l’image des traits aimables de Mabel, de sa forme agile et légère, et de son sourire attrayant, était comme un bouclier entre son oncle et l’épreuve qu’il s’agissait de lui faire subir.

— La fille du sergent sera peut-être effrayée, — dit-il.

— Pas du tout, pour peu qu’elle ait du sang du sergent dans ses veines. Elle n’a pas l’air d’être fille à s’effrayer aisément. Laissez-moi faire, Eau-Douce ; je me charge seul de toute l’affaire.

— Non, Pathfinder, non ; vous ne feriez que vous noyer tous deux. Si le canot passe la cataracte, il faut que j’y sois.

— À la bonne heure. — Fumerons-nous la pipe du consentement au marché ?

— C’est convenu.

Il ne fut plus question de ce sujet, car ils arrivaient en ce moment au canot, et quelques mots suffirent pour décider de beaucoup plus grands intérêts.


  1. Master d’un bâtiment de commerce, capitaine en français.
  2. L’auteur appelle ce personnage tantôt Mohican et tantôt Delaware, parce que la première de ces deux tribus était une branche de la seconde. (Note du traducteur.)
  3. On appelle licks dans l’Amérique septentrionale, et carrieros dans le Brésil, des terrains sablonneux où le sel se cristallise, comme par efflorescence, et que tous les animaux qui broutent l’herbe, sauvages ou domestiques, vont lécher. (Note du traducteur.)