Le Laurier Sanglant/21

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 85-90).

BIBLIOTHÉCAIRE…




Saint-Jean-de-Luz, 1914.


Des livres vaguement classés,
Des « illustrés » de toute sorte,
Voilà ce qu’à nos chers blessés

Chaque matin j’apporte.


N’ayant, pour les désennuyer,
Que la seule littérature,
Je m’efforce de varier

L’ordinaire pâture.


Je vais, des romans-feuilletons,
Aux petits récits bien honnêtes ;
Quelquefois, pour hausser le ton,

Je risque les poètes.


Ils sont d’ailleurs, ces braves gens,
De goût facile et d’âme bonne,
Prenant, sans désirs exigeants,

Tout ce que je leur donne.


Et puis, lorsque j’ai terminé
Le « tour des cigarettes »,
On fait, à cœur déboutonné,

De petites causettes.


Je demande, en m’apitoyant,
Des nouvelles de la blessure ;
Si le moral est… vacillant

De mon mieux je l’assure.


Je leur parle de leur pays,
De leur famille, de leurs mioches ;
Et l’on tombe à bras raccourcis

Sur la tête des Boches.


Je saute des graves propos
À quelque plaisant badinage,
Y mêlant toujours ces deux mots :

« Patience et courage ! »


Je prédis les beaux lendemains ;
Je sème la verte espérance ;
Je sens battre, en serrant leurs mains,

Le vrai pouls de la France !



Ainsi doucement j’accomplis
Ma besogne simple et modeste ;

Je vais, viens, effleurant les lits

D’un pied qui n’est plus leste.


Certes, j’étais moins lent jadis,
La marche m’était plus facile
En mil-huit-cent-soixante-dix

Humble petit « mobile ! »


Au lieu de porter des bouquins,
— Timide et pacifique rôle —
Je narguais les humbles pékins,

Mon fusil sur l’épaule :


Car j’ignorais que la douleur
De toute joie est sœur jumelle ;
Et ma jeunesse, à peine en fleur,

Se croyait immortelle…


Mais le temps, ce maudit vieillard,
Change les poèmes en proses,

Et démolit, plus ou moins tard,

Les êtres et les choses :


Nos pas sont plus lourds et plus lents
Sous le poids furtif des années ;
Les cheveux noirs deviennent blancs ;

Les lèvres sont fanées ;


Lassés d’avoir tant vu, les yeux
Brillent d’un éclat plus précaire ;
Et le moblot devenu vieux

Est… bibliothécaire !