Le Laurier Sanglant/35

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 157-160).

LE RIRE QUI BLESSE




1915.


Un journal frivole et badin
Que parfois je lisais naguère
Tombe sous mes yeux, ce matin,
Un sombre matin de la guerre.

Ce texte « très parisien »,
Cette féminine frimousse
Me semblent quelque air ancien
Dont l’effet démodé s’émousse.


Oui, certes, les temps reviendront
Où la bonne gaîté française
Relevant joliment le front
Pourra s’épanouir à l’aise ;

Il n’est pas mort, le rire clair,
Le bon rire franc et sonore
Qui monte en crépitant dans l’air
Et qui trop vite s’évapore…

Oui ! quand dans ses bras grands ouverts
Étreignant nos héros sublimes
La Paix, ceinte de lauriers verts,
Aura crié : « Plus de victimes ! »

Quand, dans les cœurs las et meurtris
Les douleurs seront apaisées ;
Quand les blessures du pays
Seront toutes cicatrisées,


Alors le vieil esprit gaulois,
Avec sa verve familière,
Reprendra ses chants d’autrefois,
Tel qu’un oiselet de volière ;

Mais tant que ces douces clartés
Ne luiront pas sur notre France,
Sachons modérer nos gaîtés
Trop voisines de la souffrance !

Tant que les obus ennemis
Faucheront les rangs de nos braves,
Soyons graves, ô mes amis,
Comme il convient aux heures graves !

Sachons, dignes et sérieux,
Prendre la vie avec noblesse…
Le rire, en ces jours anxieux,
Est trop vite un rire qui blesse…


Pensons à nos champs dévastés
Où gronde le fracas des armes ;
À tous les malheurs supportés,
Et tous les yeux remplis de larmes ;

Pensons à ceux qui chaque jour
Pour le pays souffrent et meurent ;
Pensons, avec un même amour,
Aux inconsolés qui les pleurent ;

Pensons aux douleurs, aux sanglots,
Aux héroïques hécatombes…
Et ne laissons pas les grelots
S’agiter à l’ombre des tombes !