Le Laurier Sanglant/38

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 169-172).

LA FLEUR DES TRANCHÉES




À Edmond Rostand.


1915.



Ce soir, dans le courrier, une lettre m’arrive :
Enveloppe modeste, écriture naïve…
Je l’ouvre… Une humble fleur des champs, un bouton d'or
S’échappe de la feuille et tombe, fraîche encor,
Sur ma table, à la place aimée et coutumière
Où ma lampe arrondit sa paisible lumière.
C’est d’un jeune soldat du front, un inconnu.
Là-bas, entre ses mains, un journal est venu
Apporter quelques vers de moi… maigre pitance !

Elle lui plut pourtant, car, « par reconnaissance »,
M’écrit-il, il m’envoie un poème, à son tour.
Ouvrier ciseleur, voulant parler d’amour
À quelque blonde amie, il cisela… des rimes.
« Lisez mes vers, monsieur : ils ne sont pas sublimes ;
» Mais ils m’ont donné bien de la peine, entre nous…
» J’y joins un bouton d’or que j’ai cueilli pour vous
» Ce matin, dans le pré bordant notre tranchée… »



Ah ! que sincèrement mon âme fut touchée
Par cette jeune lettre, et quel émoi profond !
Je lus les vers, des vers sincères, tels qu’en font
Les simples, ignorants de la règle imposée,
Mais dont l’âme a souvent des fraîcheurs de rosée.
Cela parlait d’azur, de ciel… comme toujours…
Mais, à la fin, ces mots héroïquement courts :
— « Pense à moi si je meurs… Je garde l’espérance
» De te revoir… Donne tes yeux… Vive la France ! »

Ô jeunesse adorable ! ô courage charmant
De l’amour à la mort passant si crânement !
Ce gamin, retroussant sa naissante moustache,
Cher Cyrano, t’a pris un brin de ton panache !
Il aime… il est aimé… demain il peut mourir…
D’implacables obus sifflent, prêts à meurtrir
Sa chair tendre, et briser sa vie à peine éclose…
Qu’importe ! Il est Français : dédaigneux de la prose,
Il fait des vers, des vers d’amour ; il fait des vers
Près des cadavres noirs, aux crânes entr’ouverts ;
Des vers, dans la tranchée où le sang et la boue
Sous ses pieds douloureux sautent jusqu’à sa joue ;
Des vers, des vers coquets et sur un rythme gai ;
Des vers du bon vieux temps chantant : « ma mie, ô gué ! »
Des vers, qui sous le nez des Boches au teint blême,
Disent : « Je peux mourir… » aussi bien que : « Je t’aime ! »



Brave petit poilu, — puisqu’on les nomme ainsi, —
Pour ta lettre et tes vers reçois un grand merci !

Cette humble fleur des champs cueillie à mon adresse
Avec une naïve et vibrante allégresse,
Je la conserverai comme un rare trésor.
Regarde : je le mets, ton petit bouton d’or,
Dans les feuillets d’un livre aimé : qu’il y repose
Comme une délicate et périssable chose,
Mais dont le souvenir ne se fanera pas…
Et, pour finir, enfant, je t’avouerai tout bas
Que, de tout mon vieux cœur frémissant, je t’envie,
Et que je donnerais le reste de ma vie
Pour entendre à nouveau les heures de jadis,
Redevenir soldat comme en soixante-dix,
Et, bravant les hasards d’une balle ennemie,
Rimer des vers d’amour en l’honneur de ma mie !