Le Laurier Sanglant/5

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 11-14).

À MONSIEUR X***
propriétaire




Bobigny, novembre 1870.


Au sein d'un vaste champ d’oignons et de poireaux,
Une vieille maison sans porte ni carreaux,

Où le vent pleure ;

Quatre murs enfumés, ornés par-ci, par-là,
De créneaux et de trous, un toit percé, voilà

Notre demeure.


C’est dans cette oasis que nous avons passé
Quelques nuits, étendus sur un parquet glacé,

Par un froid russe ;

Que nous avons fermé, sans trêve ni merci,
Le chassepot en main, la route du Drancy

Au roi de Prusse.


C’est là que nous montions nos grand’gardes de nuit,
Près d’un mur crénelé, dans la plaine, sans bruit,

— Maussades pauses ! —

Aux heures où jadis nous dormions chaudement,
En faisant à loisir — et sans bombardement, —

Des rêves roses.


C’est là qu’en sentinelle, assis sur un tonneau,
Stoïque, j’ai reçu de la grêle, de l’eau

Et de la neige ;

Là que plus d’une fois dans ce tonneau plongé
Jusques au haut des reins, j’ai pris, pauvre assiégé,

Des bains de siège.


C’est là que j’ai compris qu’un soldat, aujourd’hui,
Est une molécule, un lui qui n’est plus lui,

Une machine

À qui le bout du nez doit servir d’horizon,
Et produisant l’effet sans chercher la raison

Qui détermine…


Ô toi, qui que tu sois, dont j’ignore le nom,
Monsieur X***, de ce champ et de cette maison

Propriétaire,

Sois sûr qu’en les quittant je n'ai rien regretté,
Rien, si ce n’est pourtant ceci : d’avoir été

Ton locataire !