Le Laurier Sanglant/7

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 17-22).

LES FRANCS-FILEURS[1]



Camp de Saint-Maur, octobre 1870.


Le régiment des francs-fileurs
Est un vrai régiment modèle ;
Et ses soldats sont des meilleurs
Pour s’élancer à tire-d’aile…

Ailleurs !


Quand, pour investir notre ville,
L’Allemand jeta son filet,

On vit, comme « bouche inutile »,
Plus d’un franc-fileur… qui filait.
L’un s’en allait pour sa famille,
Qu’il ne pouvait laisser ici ;
Pour ses enfants, sa grande fille,
Qui lui causait bien du souci ;
L’autre, pour défendre la Loire
Et mettre le pays debout ;
Tel autre partait… pour la gloire,
Et tel autre… pour rien du tout.
C’est ainsi qu’avec une entente,
Un ensemble des plus parfaits,
Ces messieurs plièrent leur tente
Et firent vite leurs paquets.

Étant d’intelligence rare,
Ils avaient très bien su prévoir
Qu’au jour où le Prussien barbare
Autour de nous viendrait s’asseoir,
On pourrait faire maigre chère,

Manger du perdreau rarement,
Du bœuf, fort peu ; du mouton, guère ;
Du pain, même… modérément.
Là-bas, c’était manger et vivre ;
Mais ici, vivre sans manger.
Quel embarras ! quel parti suivre ?
La solitude ou le danger ?
Bah ! la gloire est chose tentante,
Mais les estomacs délicats
Ont besoin de viande saignante :
J’aime mieux m’en aller là-bas.

Et puis, plus que la nourriture,
Ils craignaient, et non sans raison,
Que les Prussiens — par aventure ! —
Ne se servissent du canon.
Or, la nuit, tandis qu’on sommeille,
Est-il assez fastidieux
Ce tonnerre qui vous réveille
Et vous fait entr’ouvrir les yeux ?

Et puis les blessés… car sans doute
On en verra plus d’un passer…
Qui sait ? Peut-être sur la route
Forcera-t-on à les panser ?
Ah ! cette crainte est la dernière :
Et puis, la viande de cheval…
Non ! Tenons-nous loin en arrière…
Tout cela me ferait trop mal !



Quand, après la guerre finie,
Frais et gaillards, ils reviendront,
Ceux qui restaient pour la Patrie,
Quand ils partaient, se souviendront.
Lorgnon dans l’œil, mine riante,
Tranquilles comme Ali-Babas,
De la ville encor palpitante
Ils visiteront les dégâts.

En nous rencontrant sur leur route,
Tendant vers nous leurs doigts gantés,
Ils nous demanderont sans doute
Des nouvelles de nos santés…
Nous alors, sans vouloir leur rendre
Leurs joyeux serrements de main,
De façon qu’ils puissent l’entendre,
Nous fredonnerons ce refrain :

« Le régiment des francs-fileurs
» Est un vrai régiment modèle,
» Et ses soldats sont des meilleurs
» Pour s’élancer à tire-d’aile…

» Ailleurs ! »



  1. Qu’on se garde bien de prendre à la lettre cette petite boutade d’un gamin d’alors ! Les francs-fileurs, grands-pères des « embusqués », furent infiniment rares en 1870.