Le Lendemain de la victoire - scènes socialistes/02

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LE
LENDEMAIN DE LA VICTOIRE.

SECONDE PARTIE.[1]
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I.


L’antichambre du général Galuchet.


FRITZ.

Vous ici, madame la comtesse !

EULALIE.

Je ne pensais pas vous y revoir, Fritz.

FRITZ.

J’y suis prisonnier, madame. Au moment de s’éloigner, M. le comte avait eu la bonté de me donner ce que je pourrais sauver du pillage. Étant alors moi-même socialiste, je comptais ne rien perdre. Hélas ! j’ai bientôt rencontré plus socialiste que moi. Ce Galuchet arrive avec sa bande, trouve la maison à son gré, s’y installe et s’empare de tout, moi compris. Il me traite comme un nègre et ne me donne pas de gages.

EULALIE.

Ne pouvez-vous chercher une autre place ?

FRITZ.

Où trouver une autre espèce de maître ? Il n’y a plus que ces gens-là qui aient des domestiques. Ah ! si j’étais libre ! Mais Galuchet me ferait fusiller. Ce monsieur veut un valet de chambre de bonne maison.

EULALIE.

Pourrai-je avoir une audience ?

FRITZ.

Madame la comtesse voit combien de gens attendent. Quelques-uns sont assez importans. Madame la comtesse me permet-elle une question ?

EULALIE.

Très volontiers.

FRITZ.

Est-ce que madame la comtesse a extrêmement besoin de parler à ce Galuchet ? Il est d’une insolence effroyable.

EULALIE.

J’ai une grâce à lui demander.

FRITZ.

Hélas ! madame, quand même il vous l’accorderait, je vous plains. Voir un pareil misérable dans le cabinet de M. le comte, à la place où M. le comte s’asseyait, avec une de ses robes de chambre sur le dos ; le voir là, dans cette maison, jadis si pure, entouré de va-nu-pieds, d’actrices et d’autres femmes qui parlent en public, quelle épreuve pour vous !

EULALIE.

Je pensais bien trouver le général Galuchet au milieu de ses amis. Quant à le voir dans cette maison… que la volonté de Dieu soit faite !

FRITZ, bas

Avez-vous des nouvelles de M. le comte ?

EULALIE.

Pas d’autres que celles qui courent.

FRITZ.

Si nous pouvions le rejoindre !

EULALIE.

Je ne puis abandonner mes parens, et l’intérêt de plusieurs orphelines que mon travail fait vivre me retient ici. C’est là ce qui m’amène auprès du général. On nous persécute ; j’ai besoin de sa protection. A-t-il pitié des pauvres ?

FRITZ.

Lui ! Pas un pauvre n’a mis le pied dans cette maison depuis que vous l’avez quittée. Quelques-uns des anciens sont venus, mais insolens comme le maître, et revêtus des dépouilles de leurs bienfaiteurs. Que madame la comtesse prenne garde d’en rencontrer un, si elle a intérêt à n’être pas reconnue.

EULALIE.

Commencez donc par ne plus m’appeler madame la comtesse.

FRITZ.

Mille pardons ! Ça fait tant de bien de parler un peu honnêtement !

EULALIE.

Vous annoncerez la citoyenne Dupuis, maîtresse de salle d’asile, qui vient présenter une pétition au général Galuchet.

FRITZ.

Grand Dieu !… Mais, madame, s’il vous insulte ?

EULALIE.

Que voulez-vous, mon pauvre Fritz ? je serai insultée.

FRITZ, à part.

Je n’ose lui dire de quelles insultes il est capable. (Haut.) Vous n’avez point l’air d’une socialiste. Il est homme à vous faire mettre en prison.

EULALIE.

Dieu alors prendra soin de mes orphelines, et moi je servirai les prisonniers. Allez, Fritz, je suis résolue à tenter l’aventure.

(Entre Libéria, grande jeune lillc, hardie et belle. Elle est vêtue avec luxe d’une espèce de costume antique, et coiffée d’un bonnet rouge. Tout le monde se lève. Elle remarque Eulalie.)
LIBERIA, à Fritz, désignant Eulalie.

Qui est cette femme ?

FRITZ.

Une pauvre maîtresse d’école qui demande la protection du général.

LIBERIA.

Je ne veux pas que le général la voie. Elle a toute la mine d’une intrigante. Dis-lui de s’en aller.

FRITZ.

Mais, citoyenne…

LIBERIA.

Qu’elle s’en aille ! Si je la retrouve ici, tu auras affaire à moi. (Elle traverse le salon, et entre chez Galuchet.)

FRITZ.

Madame, cette femme que vous venez de voir passer est la première actrice du grand théâtre. Elle a ici tout pouvoir, et elle m’ordonne de vous chasser. Croyez-moi, c’est un service qu’elle vous rend.

EULALIE.

Je vous comprends, Fritz, merci. Que Dieu prenne pitié de mes pauvres orphelines ! (Elle sort.)

PREMIER BOURGEOIS, à son voisin.

Vous aviez raison, le domestique la renvoie sur l’ordre que Libéria lui a donné. C’est une tigresse, cette Libéria !

SECOND BOURGEOIS.

Galuchet n’est pas malheureux ! une si belle personne et un si beau talent ! Quand on pense que Galuchet, il y a quatre mois, vendait des contre-marques à la porte du grand théâtre ! Je l’ai vu, moi qui vous parle, abaisser le marchepied de la voiture où Libéria montait avec le ministre des finances.

PREMIER BOURGEOIS.

Vous faites erreur, c’était le ministre de la justice.

SECOND BOURGEOIS.

C’était le ministre de la justice du 10 août ; mais, dans le cabinet du 7 octobre qui a suivi, c’était le ministre des finances. Ensuite, ç’a été Galuchet.

PREMIER BOURGEOIS.

Voilà de ces choses qu’on ne voit qu’en révolution… Ce qui m’étonne, c’est que Libéria n’ait pas essayé d’empaumer le consul ou le Vengeur.

SECOND BOURGEOIS.

Que voulez-vous qu’elle fasse des douze mille francs du consul ? Tandis que Galuchet, comme général en second de la force ouvrière, jouit d’un crédit illimité.

PREMIER BOURGEOIS.

Le commerce en sait quelque chose.

SECOND BOURGEOIS.

Quant au Vengeur, il se contente d’inspirer l’effroi. J’ai pu le voir un jour dans la caserne où il demeure, abordable à ses seuls soldats : c’est à faire frémir ! Il habite une chambre de huit pieds carrés, meublée d’une chaise et d’une paillasse. Il n’a pas quitté ses habits d’ouvrier.

PREMIER BOURGEOIS.

Était-il vraiment ouvrier ?

SECOND BOURGEOIS.

Qui le sait ? Beaucoup de personnes assurent qu’il a été carabin, d’autres disent clerc d’huissier, et d’autres journaliste.

PREMIER BOURGEOIS.

On le croit fou.

SECOND BOURGEOIS.

Une chose positive, c’est qu’il se refuse toute jouissance.

PREMIER BOURGEOIS.

Voilà, je l’avoue, ce qui m’étonne.

SECOND BOURGEOIS.

Et moi donc ! Dans un temps où personne n’est sûr de rien, saisissons la jouissance au passage. Si je le pouvais, je n’y manquerais pas. C’est la philosophie du jeune Galuchet. Il a mis la main sur tous les plaisirs en homme qui n’est pas certain d’en tâter long-temps. Ma foi ! je ne le blâme point.

PREMIER BOURGEOIS.

Nous le blâmerions que ce serait la même chose. Avouez que les gouvernans ne se gênent plus avec le public. Si un prince s’était permis une fois le quart de ce que Galuchet et cent autres font tous les jours…

SECOND BOURGEOIS.

Chut ! Vous en dites plus qu’il ne faut pour passer en jugement.

PREMIER BOURGEOIS.

Je n’ai plus que la vie à perdre, et je n’y tiens pas. Je suis ruiné. Ma pauvre boutique a été pillée hier.

SECOND BOURGEOIS.

Pourquoi l’aviez-vous ouverte ?

PREMIER BOURGEOIS.

Il faut bien tâcher de vivre. On disait que ceux qui n’ouvraient pas devenaient suspects. J’ouvre : quatre individus entrent, prennent de la marchandise, et m’offrent leurs signatures. Je leur demande au moins des bons d’état. Ils se mettent en fureur, et brisent tout. Comme ils avaient les ceintures de la force ouvrière, je viens demander satisfaction au général. J’aime encore mieux m’adresser à Galuchet qu’au Vengeur.

SECOND BOURGEOIS.

Vous croyez qu’il vous fera payer ?

PREMIER BOURGEOIS.

Peu… Ah ! elles nous coûtent, les révolutions ! Tel que vous me voyez, j’étais pourtant des plus chauds à crier : Vive la réforme !… Fichue bête !… Quand donc aurons-nous un bon maître qui pende tout, et fasse revivre le commerce ?

SECOND BOURGEOIS.

Prenez patience ; ce que nous voyons ne peut durer. La grande terreur de 93 n’a été qu’une affaire de dix-huit mois.

PREMIER BOURGEOIS.

Merci ! En dix-huit mois, on a le temps de mourir plus de trente-six fois, quand ce ne serait que de faim. Comment vivez-vous donc, vous ?

SECOND BOURGEOIS.

J’étais rentier. Flairant les sinistres, j’ai mis mon capital en sûreté aux États-Unis. Dès-lors, ne craignant plus pour personne, je me divertis assez. Vous imaginez que, quand la pièce sera finie, je serai content de l’avoir vue. J’en aurai de bonnes à conter en faisant ma partie de dominos. Je viens ici par curiosité. Il s’y passe de drôles de scènes, allez !

PREMIER BOURGEOIS.

Je présume que vous n’êtes pas marié.

SECOND BOURGEOIS.

Seul comme une truffe !… et bien content, je vous en réponds. Le bruit court que les gouvernans vont abolir le mariage. Je ne les approuve pas. Cependant il est de fait qu’ils éviteront par là bien de la peine à bien du monde.

PREMIER BOURGEOIS.

C’est vrai. Ils ont des idées qui ne seraient pas mauvaises.

SECOND BOURGEOIS.

Des idées vraiment philosophiques, monsieur !

PREMIER BOURGEOIS.

Oui, monsieur. Malheureusement ils appliquent cela d’une façon trop brutale. Par exemple, je ne leur en voudrais pas de l’extinction de la noblesse et de la grande propriété ; mais tuer à tort et à travers comme ils font, humilier les gens paisibles, ruiner le commerce, voila ce que j’appelle de la tyrannie.

SECOND BOURGEOIS.

Chut ! Ah ! la porte s*ouvre. Les audiences vont commencer. Vous aurez le plaisir d’expliquer votre affaire à Galuchet devant la belle Libéria.

PREMIER BOURGEOIS.

Comment ! elle est présente lorsqu’il reçoit ? C’est indécent.

SECOND BOURGEOIS.

Pour ce qui est des convenances, il s’en prive. Tiens, le voici.

GALUCHET, en robe de chambre, le cigare à la bouche.

Citoyens, salut et fraternité. Vous êtes bien aimables de venir me voir, mais je vous entendrai plus tard. Pour aujourd’hui, j’ai d’autres chiens à peigner. Les affaires de l’état m’accablent. Ainsi prenez vos cannes et vos chapeaux, et rentrez chez vous. Ceux qui sont pressés repasseront la semaine prochaine. Adieu, mes amis. Bien des choses à vos épouses, et vive la sociale ! (On entend des éclats de rire dans le cabinet.)

PREMIER BOURGEOIS.

Général, écoutez-moi.

GALUCHET.

Veux-tu me faire le plaisir de te taire et de filer ?

PREMIER BOURGEOIS.

On a pillé ma boutique.

GALUCHET.

Voilà quelque chose de rare.

PREMIER BOURGEOIS.

Ce sont vos soldats qui ont commis ce crime.

GALUCHET.

C’est que tu es un mauvais citoyen. Hors d’ici, ou je te fais empoigner !

PREMIER BOURGEOIS.

J’obtiendrai justice.

GALUCHET.

Tu vas obtenir une raclée.

PREMIER BOURGEOIS.

Il m’est dû plus de deux mille francs.

GALUCHET.

Qu’on solde monsieur tout de suite. Je règle son compte à cinquante coups de savate. Enlevez le bourgeois !

UNE VIEILLE, se précipitant vers Galuchet.

C’est lui, je reconnais la physionomie et la voix de son père. Ô mon fils !

GALUCHET.

Ma vieille, le tour est connu. Voilà déjà une douzaine d’ex je ne sais quoi qui prétendent m’avoir donné le jour. Je conçois qu’on se flatte d’être ma mère ; mais jamais je n’ai pu avoir tant de mères que ça. Trop est trop. Je te renie, quand même tu serais la vraie. (Les rires continuent.)

LA VIEILLE.

J’en mourrai !

GALUCHET.

Ne te gêne pas ; mais va mourir dehors. Que tout le monde sorte, et vite ! Laissez-moi m’occuper des affaires de l’état. (On se retire. Un vieillard reste.) Eh bien ! l’ancien, ne m’as-tu pas entendu ?

LE VIEILLARD.

J’ai quarante-cinq ans de service, j’ai été blessé vingt fois, j’ai assisté à trente batailles, et j’en ai gagné deux : j’étais lieutenant-général.

GALUCHET.

Sans vouloir t’offenser, mon vieux, j’en ai démoli qui te valaient bien.

LE VIEILLARD.

Plusieurs valaient mieux que moi. Je ne viens pas disputer de ton mérite et du mien. Je viens t’adresser une prière. Mon fils est en prison…

GALUCHET.

Tu es l’ex-général Hermann ? Ton fils m’a insulté ; tu ne le verras pas.

LE VIEILLARD.

Je te demande pardon pour lui.

GALUCHET.

Je ne pardonne rien à personne. Va-t’en.

LIBERIA.

Fais-lui grâce, à ce bonhomme ; laisse-lui voir son fils.

GALUCHET.

Non.

LIBERIA.

Je t’en prie, je le veux, accorde-lui cela pour l’amour de moi.

GALUCHET.

Il faut que je t’aime ! {Au général.) Eh bien ! tu verras ton fils. (À un de ses hommes.) Fais-lui donner un laissez-passer.

LE VIEILLARD.

Merci.

GALUCHET.

Ce n’est pas moi qui te fais cette grâce : c’est Libéria. Remercie-la.

LE VIEILLARD, avec effort.

Madame, je vous remercie. (Il se retire.)

GALUCHET, à Libéria

Ne me fais plus faire du sentiment, ça m’embête. Tous ces gueux d’aristos ne valent pas une parole de ta bouche. Celui-ci, que tu viens d’obliger, te méprise.

LIBERIA.

J’ai voulu juger de mon pouvoir sur toi ; je me moque du reste.

GALUCHET.

Fée ! comme tu m’ensorcelles !… Ah çà, causons politique. Eh ! les autres ! venez ici ! (Entrent Chenu, Griffard et Rheto.) Je n’ai pas besoin de toi, Rheto ; retourne à ta besogne, et ficelle-moi ça proprement. (Rheto se retire.)

CHENU.

Il est un peu vexé, l’ami Rheto.

GALUCHET.

Ça m’amuse. Je n’ai pas eu d’autre idée en le prenant pour secrétaire. Il voulait être ministre, et il se rappelle le temps où je vendais sa Lanterne dans les rues. Il est complètement coulé. — Dites-moi, mes amis, comment trouvez-vous que vont les choses ?

CHENU.

Pas bien. La réaction relève la tête.

LIBERIA.

Il me semble que le consul passe du côté des bourgeois.

GRIFFARD.

La chose devient visible.

CHENU.

Le peuple murmure. Il dit que la révolution ne marche point, et que le Vengeur s’endort.

GALUCHET.

Voilà précisément mon avis. Dans la force ouvrière, on n’est pas content non plus. On accuse le ministère de mollesse. Plusieurs ministres tourmentent les bons citoyens ; tous les jours, quelques-uns de nos amis sont destitués. Les conspirations s’ourdissent dans l’ex-garde nationale.

LIBERIA.

Il serait temps que le Vengeur prît la dictature.

GALUCHET.

Tu dis le mot, ma biche. Le consul est un avocat, un bavard, un joufflu. Je déteste les avocats, les bavards et les joufflus. Celui-ci, en outre, est plein de préjugés, il n’a pas d’imagination, toutes les idées lui font peur, on ne voit rien d’original paraître à son étalage. Bref, j’en ai assez. Il faut, comme dit ce phraseur de Rheto, une main ferme au gouvernail du vaisseau de l’état, et qu’on nous serve du neuf.

CHENU.

À bas le consul !

GRIFFARD.

Citoyen représentant, ce mot n’est pas parlementaire. — À propos, depuis que la constitution est votée, que faites-vous à la convention ?

CHENU.

Nous sommes bien sages, va. De petites séances de deux heures, une ou deux par semaine, pour voter des poursuites ou des sentences contre les collègues suspects ; point de discours, point de bruit, point d’interruptions, point de public… Il faudra finir par nommer des femmes pour qu’on jase un peu.

GRIFFARD.

J’ai envie d’y aller voir un de ces jours.

CHENU.

Ce n’est pas dangereux, mais ce n’est pas amusant.

GALUCHET.

On passe un moment agréable à regarder la figure raflée des anciens. Ils ne peuvent, malgré leurs efforts, se mettre au pas de la révolution. Eux qui marchaient les premiers, ils s’étonnent d’être distancés toujours. Cependant ils n’ont encore rien vu, du moins je l’espère. Venez ce soir dîner. Je vous lirai ce que je fais en ce moment rédiger par Rheto. Ce sont mes idées sur le gouvernement et sur l’avenir de l’humanité. Quand nos ci-devant exagérés entendront cela, ils se trouveront mal.

GRIFFARD.

À ce soir. Je vais rejoindre le Vengeur.

GALUCHET.

Fais-lui bien entendre qu’il faut qu’on marche, sacrebleu ! (À Libéria.) Allons au bois. Chenu, viens avec nous, tu nous feras rire. (Il chante.)

En chasse, et chasse heureuse !
Allons mon amoureuse,
Le pied dans l’étrier.

Chenu, ces vers-là sont meilleurs que les tiens.

CHENU.

Je ne fais plus de littérature. Je veux entrer à l’Académie comme homme politique.

GALUCHET.

C’est meilleur genre. Holà ! Fritz, mon habit !


II.
Place publique ; au fond, une église.
UN AGENT DU GOUVERNEMENT.

Que les délégués des divers corps d’état s’approchent et me déclarent, chacun à son tour, quelle profession et combien de citoyens de cette profession ils représentent.

PREMIER DÉLÉGUÉ.

Nous sommes ici quatre cents typographes, presque tous pères de famille. Les imprimeries sont fermées ; la suppression totale des journaux nous a plongés dans la plus profonde misère. Nous demandons qu’on rétablisse la liberté de la presse. La république sociale sait quels services nous lui avons rendus. Veut-elle nous laisser mourir de faim ?

L’AGENT.

Si la république sociale rétablissait la liberté de la presse, elle périrait elle-même. Quel est le typographe assez ennemi de la république sociale et de l’humanité pour vouloir mettre son art au service des royalistes et des réactionnaires ? Ce traître ne se trouve pas parmi vous.

LE DÉLÉGUÉ.

Quand nous combattions pour l’avènement de la république sociale, nous pensions qu’elle ne craindrait pas la discussion.

L’AGENT.

Elle ne la craint pas, elle la dédaigne, et elle agit sans discuter. Pensez-vous qu’il y ait de bonnes raisons à donner contre la république sociale ?

LE DÉLÉGUÉ.

Non sans doute.

L’AGENT.

Que servirait donc de les produire ?… À un autre.

SECOND DÉLÉGUÉ.

Nous sommes là trois cents carrossiers ; aucun de nous n’a travaillé depuis quatre mois ; plusieurs n’ont pas mangé depuis deux jours : nous avons femmes et enfans ; nous demandons de l’ouvrage.

L’AGENT.

La république n’encourage pas les industries de luxe. Les socialistes sont tous égaux.

SECOND DÉLÉGUÉ.

Quand on nous disait que nous serions tous égaux, nous entendions que nous pourrions aller tous en carrosse.

L’AGENT.

Tel est l’heureux avenir que notre glorieuse révolution réserve à l’humanité ; mais il faut d’abord détruire les classes aristocratiques, et que tout le monde apprenne à marcher à pied.

SECOND DÉLÉGUÉ.

Nous savions marcher à pied. Depuis que tout le monde marche ainsi, nous mourons de faim.

L’AGENT.

Au lieu de faire des carrosses, que ne fesiez-vous des charrettes ? Souffrez quelques privations pour expier vos fautes passées et pour mériter des jours meilleurs. À un autre.

TROISIÈME DÉLÉGUÉ.

Je représente mille ouvriers tailleurs, ayant tous marqué parmi les plus anciens et les plus zélés socialistes.

L’AGENT.

Eh bien ! vos vœux sont remplis : vous voyez enfin la république sociale !

TROISIÈME DÉLÉGUÉ.

Nous sommes menacés de ne la pas voir long-temps. Nous manquons de pain, nous, nos enfans et nos femmes.

L’AGENT.

Vous dites tous la même chose. Vous manquez tous de pain, vous avez tous des enfans et des femmes. Pourquoi avez-vous tant de femmes et tant d’enfans ? Les tailleurs sont insatiables. On a beaucoup fait pour eux.

TROISIÈME DÉLÉGUÉ.

Ils ont encore plus fait pour vous. Ce sont eux qui vous ont donné la révolution.

L’AGENT.

Alors de quoi se plaignent-ils ? Les révolutions se chargent de déshabiller un certain nombre de gens, et non pas d’habiller tout le monde. À un autre.

QUATRIÈME DÉLÉGUÉ.

Je me présente au nom de cent cinquante ex-négocians absolument ruinés et sans ressources.

L’AGENT.

Dis au nom de cent cinquante exploiteurs du peuple.

QUATRIÈME DÉLÉGUÉ.

Si nous avons exploité le peuple, il nous l’a bien rendu. Nos magasins ont été pillés, nos machines brisées ; nos débiteurs ont refusé de payer ce qu’ils nous devaient.

L’AGENT.

C’est bien fait ! Vous êtes tous criminels.

QUATRIÈME DÉLÉGUÉ.

Qu’on nous mette en prison. Nous ne demandons pas mieux.

L’AGENT.

Vous n’êtes pas dégoûtés. Vous seriez là logés et nourris à ne rien faire.

CINQUIÈME DÉLÉGUÉ, un drapeau à la main.

Voici le drapeau des mécaniciens. On l’a toujours vu sur les barricades. Nous y avons mis un crêpe, en mémoire non pas de nos camarades morts pour la république, mais de ceux qui sont morts depuis par suite de leurs misères et de leurs privations.

L’AGENT.

Ceux-là sont morts pour la république comme les autres ; vous auriez tort de les pleurer :

Mourir pour la patrie…
CINQUIÈME DÉLÉGUÉ.

Assez ! Nous demandons à exercer notre droit au travail.

L’AGENT.

Tout à l’heure vous l’exercerez.

SIXIÈME DÉLÉGUÉ, au nom de plusieurs autres.

Nous sommes les passementiers, les brodeurs, les bijoutiers, les coiffeurs.

L’AGENT.

Vous auriez dû apprendre d’autres états.

SIXIÈME DÉLÉGUÉ.

C’est possible. En attendant, nous pensons que nous devons vivre. Le droit au travail est pour nous comme pour les autres.

L’AGENT.

Sans doute ; vous l’exercerez comme les autres.

SEPTIÈME DÉLÉGUÉ.

Délégué des gens de lettres et des artistes. C’est dire assez les misères que je représente.

L’AGENT.

Quel est ton nom ?

SEPTIÈME DÉLÉGUÉ.

Je le tais. Puissé-je l’oublier !

L’AGENT.

Pourquoi ?

SEPTIÈME DÉLÉGUÉ.

Je ne voudrais pas que la postérité pût accuser la république d’avoir laissé mourir de faim un homme tel que moi. Je me nomme…

L’AGENT.

Ne me le dis pas. Si j’allais ne te point connaître, tu serais trop malheureux. Vivais-tu de ton métier ? Vous n’en viviez pas tous. Combien êtes-vous ici ?

SEPTIÈME DÉLÉGUÉ.

Écrivains, peintres, musiciens, nous sommes quinze cents. Tant bien que mal, nous nous tirions d’affaire agréablement pour le public et pour nous. Nous étions l’esprit et le délassement de la nation.

L’AGENT.

Il paraît que la nation ne tient plus tant à s’amuser, ou que vous ne l’amusez plus. Que veux-tu que la république y fasse ?

SEPTIÈME DÉLÉGUÉ.

Je voudrais que la république nous donnât du pain. Elle y est tenue par l’intérêt de sa gloire ou tout au moins par le devoir de la reconnaissance. Qui a fait plus que nous pour elle ?

L’AGENT.

Je ne vois pas en quoi la gloire de la république est intéressée à ce que vous fassiez des chansons, des romans, de la musique, des tableaux. Vous vous occupiez de tout cela pour les oisifs. Il n’y a plus d’oisifs, vous n’êtes plus bons à rien. Le peuple est sérieux et n’a nul besoin de vos petits talens. Quant à la reconnaissance, la république n’en doit à personne, et tout le monde lui doit respect, dévouement et amour. Vous causez volontiers, vous autres ; ne perdez pas de vue ce principe dans vos entretiens. La république, comme une bonne mère, va vous procurer du travail. Ne déchirez pas la main qui vous nourrit. (Élevant la voix et s’adressant à la foule.) Citoyens, la république sociale vous donne à la fois tout ce que vous pouvez désirer : du travail et du pain, un pain bien gagné par un travail utile. (Montrant l’église.) Voyez ce monument, foyer des superstitions que l’ordre nouveau vient abolir, et que plusieurs d’entre vous avaient dès long-temps ébranlées : la république vous en fait don. Un décret du consul vous le livre. Il est à vous. Détruisez-le sans respect pour l’art qui s’est efforcé de l’embellir. L’art n’est digne de respect qu’autant qu’il se respecte lui-même. En se consacrant à la superstition, il a mérité le sort de la superstition. — Si, chose impossible, une contre-révolution éclatait, que du moins elle ne retrouve pas ces bastilles de l’intelligence, d’où les préjugés, la misère et l’esclavage se sont répandus sur le monde. Ces édifices odieux vont disparaître du sol libre qu’ils ont trop long-temps souillé. Ceux même que l’on réserve temporairement pour suppléer à l’insuffisance des prisons ne resteront pas long-temps debout. Mettez-vous donc à l’œuvre. Le service que vous rendez à l’humanité sera votre première récompense, la plus douce à vos ames socialistes. — La république sait que l’ouvrier doit vivre de son travail. C’est à quoi le gouvernement a pourvu en vous abandonnant cette église. Les matériaux seront vendus par vous à votre profit. Pierre, fer, bois, tableaux, et ce que vous pourrez trouver d’objets précieux dans les sépultures, tout vous appartient. Vous vous partagerez ce bénéfice au moyen d’une répartition fraternelle. La république ne se réserve que le bronze et le plomb pour en fondre des canons et des balles. Vive la république ! (Profond silence.) Ce silence m’étonne. Ai-je affaire à des ingrats ou à des royalistes, ou à des jésuites ?

UN DÉLÉGUÉ.

C’est trop se moquer de nous.

UN AUTRE DÉLÉGUÉ.

Nous demandons du pain, on nous donne des pierres. (Murmures.)

L’AGENT.

Le travail changera ces pierres en pain.

UN DÉLÉGUÉ.

Si nous en faisons du pain, on nous le volera. La république est gouvernée par des voleurs.

UN AUTRE DÉLÉGUÉ.

Nous voulons bien démolir l’église, mais nous voulons être payés.

L’AGENT.

Et avec quoi voulez-vous qu’on vous paie ? Le trésor est vide.

UN DÉLÉGUÉ.

C’est la faute de ceux qui en tiennent la clé.

CRIS DANS LA FOULE.

À bas le gouvernement ! à bas les voleurs !

L’AGENT.

Ces cris sont séditieux. S’ils continuent, je dissous l’atelier, et je fais arrêter les coupables.

UN DÉLÉGUÉ, montant sur une borne.

À bas les voleurs, les insolens et les traîtres ! À bas les scélérats qui ont abusé le peuple, et qui, parvenus au pouvoir, ne savent plus que nous insulter, nous décimer et nous faire mourir de faim ! Citoyens, laisserons-nous encore long-temps cette vermine nous dévorer ? Pour moi, j’aime mieux la mort. (À l’agent.) Regarde-moi, et reconnais-moi, pour m’envoyer au bourreau quand tu m’auras pris ! Mais, avant de me prendre, tu goûteras du pain que la république nous donne. (Il lui lance une pierre.)

L’AGENT.

Je suis mort : feu sur ces gredîns !

(L’escorte de l’agent fait feu. Plusieurs ouvriers tombent. Les autres se précipitent sur les soldats, les désarment et les chassent. L’agent est lapidé et pendu.)
UN DÉLÉGUÉ.

Barricadons-nous. Puisque nous ne pouvons vivre en travaillant, mourons du moins en combattant. Allons chercher la liberté jusque dans la tombe.


III.

Une Ferme.


On entend des cris et des pleurs dans la maison. La porte s’ouvre, des femmes éplorées sortent, traînant des enfans. Un homme de quarante ans les suit bientôt, pâle, les vêtemens déchirés. Il soutient un vieillard presque mourant. Un jeune garçon l’accompagne. Plusieurs paysans paraissent aux fenêtres, tenant des bouteilles et des verres.


UN PAYSAN, à la fenêtre.

Bon voyage, les Gervais ! Votre petit vin est gentil. Tranquillisez-vous, on soignera les vignes.

JEANNE GERVAIS.

Voleurs ! craignez le bon Dieu !

GERVAIS.

Silence, Jeanne ! que ces brigands n’entendent pas nos plaintes.

SECOND PAYSAN.

Le bon Dieu ! il n’y en a plus de bon Dieu, la Gervaise ! Supprimé par décret de la république sociale.

PREMIER PAYSAN.

Le bon Dieu, c’est le soleil. Celui-là est juste. Il n’en donne pas aux uns plus qu’aux autres. Il luira sur tes champs, maintenant qu’ils sont à nous, comme lorsqu’ils étaient à toi.

SECOND PAYSAN.

Dis donc, la Gervaise, demande au père Gervais ce qu’il en pense du bon Dieu. Si tu ne sais pas pourquoi l’église que nous venons de démolir était neuve, il le sait, lui !

PREMIER PAYSAN.

Pardine ! il avait démoli l’autre. Va dans son toit à porcs, tu trouveras encore les marbres de l’autel. (Les femmes baissent la tête en pleurant.)

GERVAIS, bas.

Que n’ai-je mon fusil !

SECOND PAYSAN.

Et la ferme, à qui était-elle ? Aux moines. Combien lui a-t-elle coûté ? Ce qu’elle nous coûte.

PREMIER PAYSAN.

Nous partageons en frères. Il avait pris tout pour lui seul.

LE VIEUX GERVAIS.

J’ai payé la terre, mais je n’avais pas payé le crime ; maintenant, je le paie. Vous paierez le vôtre, et bientôt. (À son fils.) Gervais, mène-moi là-bas, sur ce fumier.

GERVAIS.

Pourquoi, mon père ?

LE VIEUX GERVAIS.

C’est là que le prieur est mort, âgé comme je le suis. Moi, je riais à cette fenêtre, la bouteille en main ; lui, râlait sur ce fumier. Il me dit que j’y viendrais à mon tour. Conduis-moi.

GERVAIS.

Non, mon père.

LE VIEUX GERVAIS.

J’irai donc tout seul. (Il se dirige en chancelant vers le fumier, l’atteint, tombe et meurt, la main tendue vers la maison. Les fenêtres se ferment.)

GERVAIS, à son enfant.

Écoute, garçon. Tu vois, ils ont tué ton grand-père, ils prennent ma maison, qui devait t’appartenir. Nous étions les plus aisés de la commune ; nous voici à la besace. Je vais emmener les femmes. Toi, tu resteras ; tu te cacheras par là dans les halliers, et tu reviendras à la nuit. Ils seront encore à boire notre vin. Tu attendras qu’ils soient soûls tous ; tu rentreras alors. Sans faire semblant de rien, tu fermeras à clé toutes les portes et puis tu iras dans la grange, au grenier, dans l’écurie, dans l’étable…

LE PETIT GERVAIS.

Et je mettrai le feu, pas vrai ?… Oui, père,… et je le mettrai aussi aux meules sous le vent, et j’ouvrirai aussi l’écluse pour qu’il n’y ait pas d’eau, et je couperai la corde du puits, et je lâcherai les chiens sur ceux qui pourraient s’ensauver. Et si tu veux m’attendre aux quatre ormes, je t’apporterai bien ton fusil, va, pour tuer les gens de Bromeil, lorsqu’ils viendront avec leur pompe.


IV.

Dans l’ouest. — Un village.


Benoît et sa femme sont assis sur un banc, au seuil de leur maison. Le mur est tapissé d’une vigne et d’un églantier en fleurs. Quatre heures sonnent au clocher.
BENOÎT.

Allons, femme, voici l’heure. Nos hommes vont se réunir ici pour se rendre à l’église, où nous vous laisserons. Va chercher le petit, que je l’embrasse encore une fois.

MARGUERITE.

Cher ami !… (Elle pleure.)

BENOIT.

Je n’ai pas déjà le cœur si gai ; ne m’attendris point. Nos hommes m’ont pris pour chef, je dois leur donner l’exemple, ici comme au feu. (Marguerite l’embrasse et sanglote.) Ma pauvre femme, regarde sur ma poitrine, là où tu poses ton front, cette croix que tu as brodée ; c’est la croix du Rédempteur. Il était innocent, il a donné sa vie pour sauver des coupables. Nous ne sommes pas innocens, nous, et nous n’exposons nos jours que pour nous sauver nous-mêmes.

MARGUERITE.

Cette guerre ne finira donc pas ? Tu as été blessé déjà, tu as rempli ton devoir.

BENOIT.

J’aurai rempli mon devoir quand je serai dans l’impossibilité de combattre, ou quand le pays sera délivré. Veux-tu que je laisse les autres se sacrifier pour moi ? Tous ils nous défendent comme je les défends. Si nous ne prenions pas les armes, nos villages seraient envahis, nos églises dépouillées, nos prêtres massacrés. Celui qui souffrirait cela serait-il un chrétien et un homme ?

MARGUERITE.

Oui, Benoit, tu as raison ; mais je suis bien malheureuse.

BENOIT.

Tu le deviendrais davantage, si, n’écoutant que ta douleur, tu murmurais trop contre les épreuves que Dieu nous envoie. Assure-toi sa miséricorde par ta résignation. Fais comme le petit lorsqu’il nous voit fâchés. Il s’avance tout doucement et nous baise la main. Quelle colère pourrait tenir contre sa soumission ?

MARGUERITE.

Pauvre petit ! reverra-t-il son père ?

BENOIT.

Fais-lui connaître son père qui est au ciel ; celui-là ne lui manquera jamais, et lui tiendra compte de mon sacrifice. Dès que l’enfant pourra comprendre, tu lui diras : Petit, ton père est mort en brave homme pour son Dieu. Ne lui dis que cela ; le reste n’en vaut pas la peine.

MARGUERITE.

Hélas ! tu ne seras plus là !

BENOIT.

Mais il n’est pas dit que je mourrai. À la guerre comme ailleurs Dieu nous protège, et il n’y a jamais que sa très sainte volonté qui s’accomplit. Pense à l’éternité, ma Marguerite, où nous serons pour jamais réunis loin des misères de ce bas-monde. Sans doute, tu ne croyais pas avoir épousé un soldat, et c’est dur de penser qu’un paisible laboureur est exposé à périr d’un coup de sabre ou d’un boulet ; mais quoi ! pour n’être pas soldat, en étais-je moins mortel ? Quand nous nous sommes mariés, mes jours étaient comptés comme aujourd’hui. Nous savions que les draps bénis du jour des noces nous serviraient un jour de linceuls. Courage, courage, espérance et courage !

MARGUERITE.

On dirait que tu vas à une fête… Si je connaissais moins ton amitié pour nous, je te croirais heureux.

BENOÎT.

Je le suis. Depuis qu’il a coulé pour Dieu, mon sang n’est plus le même dans mes veines ; il a comme une envie de se répandre. Au milieu de mes afflictions, j’éprouve un bonheur qui m’étonne. Loin de l’enfant, loin de toi, toujours en présence de la mort, mon cœur (qui me l’aurait dit ?), mon cœur plein de vous tressaille de joie, pensant que Dieu me regarde et qu’il sait que je suis là pour sa cause. Alors je ne sens plus ni fatigue ni tristesse. Je m’avancerai vers la mitraille du même pas et du même cœur que je faisais deux lieues après une journée de travail pour te voir un instant dans la maison de ton père. Quelle inquiétude puis-je garder ? Dieu n’a pas coutume d’abandonner la veuve et l’orphelin… Ce pauvre enfant ! va le chercher… Tu feras bien attention de ne pas troubler le sommeil de mon père. (Marguerite rentre dans la maison. Benoît la rappelle.) Cependant, Marguerite, si l’enfant dort… Non, va. S’il dort, tu l’éveilleras. Il faut que je l’embrasse ! (Seul.) Nous aurons beau temps. Nos révolutions ne troublent rien là-haut… Les insensés ne croient plus en Dieu, parce qu’il leur donne du soleil et des fruits tandis qu’ils blasphèment. Je vous bénis, mon Dieu, de m’avoir appris que vous êtes le créateur et le dispensateur équitable de toutes choses. Ceux qui l’ignorent souffrent comme nous, mais ils n’ont ni la consolation de l’espérance, ni la joie du repentir, ni le bonheur du sacrifice… (Il prend son fusil, appuyé sur la muraille, et cueille une fleur de l’églantier.) J’ai planté cet églantier le jour de mon mariage ; il m’a donné moins de fleurs que Marguerite ne m’a donné de jours heureux. Adieu l’églantier, et la vigne, et l’enfant, et l’épouse ! Adieu, s’il le faut, pour jamais ! Vous n’étiez pas à moi, chers trésors. Vous ne m’étiez que prêtés, comme la vie, et je ne dispute point contre l’unique possesseur sur le jour où il lui plaira de tout reprendre. (Marguerite reparaît tenant un bel enfant. Benoît prend l’enfant, le presse sur son cœur, et l’élève ensuite vers le ciel.) Grand Dieu ! ils s’empareraient de mon enfant, ils l’instruiraient à mépriser tes lois saintes, à se jouer de la vie de ses frères, à rire du sang versé !… Non, Dieu juste, tu ne le souffriras point ! Garde mon fils, ravis-leur cette proie, et si ce n’est pas assez de mon sang pour sauver son ame, prends encore le sien…

MARGUERITE.

Que dis-tu ? (Elle reprend l’enfant.)

BENOÎT.

Je dis qu’il n’y a qu’un malheur en ce monde, c’est d’offenser Dieu ; je dis qu’il vaut mieux que notre enfant et nous-mêmes nous vivions soumis à toutes les misères et nous mourions dans toutes les tortures, plutôt que de n’être pas chrétiens. Femme, écoute-moi, c’est mon dernier vœu peut-être, et mon testament de mort. Si nous étions vaincus, si vous entendiez dire que les socialistes vont arriver, ouvre la Fleur des Saints, songe à moi, songe à l’éternité, et lis la vie de sainte Apollonia et celle de saint Cyr. Tu sauras ce que tu dois faire et ce qu’espèrent de toi ma confiance et mon amour (Un vieillard paraît au seuil de la maison.) Mon père !…

LE VIEILLARD.

Pars sans crainte. Toutes les armes et tous les cœurs ne s’éloigneront pas du village avec vous. Les socialistes, s’ils viennent, trouveront ici plus de ruines que de maisons et plus de cadavres que d’habitans. Vainqueurs, ils ne nous auront pas encore vaincus. Ils pourront faire tomber nos têtes, elles ne se courberont jamais sous leurs lois infâmes, elles ne s’inclineront que pour laisser l’ame et le sang jaillir ensemble vers le ciel. Va combattre, va mourir. Ton père a combattu, ton grand-père et tes oncles sont morts, et ta mère a mis sur ton berceau une croix faite des épis et des fleurs cueillis dans les champs où je les ai ensevelis. Tu es du sang des saints. Vivant ou mort, tu entendras le cri de triomphe des saints. Une voix qui remue le cœur plus délicieusement que le sourire de l’épouse et la première parole du premier-né retentira du faîte des cieux aux entrailles de la terre. Elle dira : Victoire à Dieu !

(Les paysans, qui se sont rassemblés pendant que le vieillard parlait et qui l’ont écouté en silence, crient d’une seule voix : Victoire à Dieu !)
LE CURÉ.

Mes enfans, M. le vicaire n’est pas assez remis de sa blessure pour pouvoir partir avec vous. C’est moi qui le remplacerai. Partons. Je suis vieux, mais vous êtes robustes, et, quand la marche sera trop longue, j’en trouverai toujours un parmi vous pour me donner le bras…


V.

Le cabinet du consul.


LE CONSUL.

Eh bien ! quelles nouvelles ?

LE SECRÉTAIRE.

Assez bonnes. On a tué quelques centaines d’individus et fait sauter trois maisons. L’insurrection ne tient plus que dans un seul quartier.

LE CONSUL.

Mais enfin, que veulent-ils ?

LE SECRÉTAIRE.

Ce qu’il y a de plus impossible à leur donner : du pain.

LE CONSUL.

A-t-on saisi quelques papiers ?

LE SECRÉTAIRE.

Probablement ; mais le préfet de police voudra-t-il nous les montrer ? Je ne suis pas sûr de lui.

LE CONSUL.

Ni moi. Je suis entouré de traîtres.

LE SECRÉTAIRE.

Il faut prendre garde au ministre de l’intérieur.

LE CONSUL.

Pas plus à lui qu’à ses collègues. Ils conspirent presque tous, chacun pour le compte des autres et pour le sien en particulier. Des gredins que j’ai tirés de la crotte, et dont les plus capables n’auraient pas été jugés dignes, il y a quelques mois, de devenir commis à quinze cents francs.

LE SECRÉTAIRE.

Heureusement, le Vengeur reste fidèle.

LE CONSUL.

C’est celui que je crains le plus. Il a la force en main. Tout en me servant, il évite de se compromettre ; j’ignore ce qu’il veut, et il est capable de tout.

LE SECRÉTAIRE.

Si tu le crains, il faut le faire juger… par surprise.

LE CONSUL.

Ces moyens me répugnent… Et puis, comment le saisir au milieu des bandits qui l’entourent et qu’il a fanatisés ? Mettre la main sur lui, ici, personne ne le voudrait ou ne l’oserait. Il est l’idole de mes propres gardes.

LE SECRÉTAIRE.

Veux-tu que je tâte Galuchet ?

LE CONSUL.

Non. Si le Vengeur concevait un soupçon, il n’aurait pas mes scrupules. Que ferais-je d’ailleurs sans lui ? Tous les jours le sang coule dans la ville ; il coulerait bien davantage, il coulerait par torrens, et m’emporterait en quelques heures, si cet homme de fer n’était plus là.

LE SECRÉTAIRE.

En attendant, il faut en passer par tous ses caprices. Que de choses funestes et absurdes il t’a imposées ! On t’appelle le dictateur, c’est lui qui l’est.

LE CONSUL.

Ne me le dis pas, je le sais trop. Je n’évite de plus grandes atrocités qu’en lui cédant.

LE SECRÉTAIRE.

À force de céder, nous serons pendus. À ta place, ou je brusquerais la partie, ou, ma foi, je décamperais.

LE CONSUL.

À ma place, tu aurais d’autres pensées. Il se passe en moi des choses étranges. Je m’attache à ce pouvoir qui n’est qu’un esclavage ignominieux ; j’ai pitié de ce peuple insensé qui déjà me hait et qui peut, à la première occasion, me traîner mort, avec des cris de joie, dans les rues. Je voudrais lui rendre la paix, je voudrais l’empêcher de se déchirer lui-même, je voudrais lui donner du pain. Depuis que j’ai tant de vies humaines entre les mains, le sentiment de la responsabilité pèse sur moi d’un poids qui m’écrase.

LE SECRÉTAIRE.

Tu m’étonnes.

LE CONSUL.

Moi-même j’ai peine à me comprendre. D’où me viennent ces angoisses que je n’avais pas prévues et que d’autres ne connaissent pas ? Si ce que j’ai fait était mal, pourquoi n’en ai-je rien senti ? Et s’il n’y a ni mal ni bien, si je n’ai eu que des volontés légitimes auxquelles j’ai légitimement obéi, pourquoi ce trouble dans mon cœur ? Mon énergie révolutionnaire s’est éteinte. Je ne puis voir ces destructions sans raison et sans but que mon ame ne soit torturée de remords. Non, je n’étais pas né pour de telles œuvres.

LE SECRÉTAIRE.

Permets-moi de te dire que tu t’en aperçois un peu tard.

LE CONSUL.

Hélas !… Mais tu as raison, et ce que je peux faire de mieux est de ne point perdre mon temps à me plaindre. Que dit-on dans les quartiers riches ?

LE SECRÉTAIRE.

On y meurt de faim en silence. On y souffre toutes les avanies avec une résignation inconcevable et stupide. Le désarmement est à peu près terminé. Selon ton désir, j’ai tâché qu’il ne fût pas très rigoureux.

LE CONSUL.

Les bourgeois ne parlent point de moi ?

LE SECRÉTAIRE.

Les plus intelligens ne te sont pas hostiles. Si nous pouvons gagner du temps, nous parviendrons à les travailler en ta faveur. (Il rit.) Je ne puis m’empêcher de rire quand je pense que ces braves gens, qui ont lâché le dernier roi et successivement tous les modérés, finiront par descendre dans la rue pour te défendre.

LE CONSUL.

Je suis la dernière espérance de l’ordre.

LE SECRÉTAIRE.

Ma foi, à mon avis, ni l’ordre ni la liberté n’ont plus d’espérance depuis long-temps. Tout est flambé. Le gouvernement est impossible avec des imbéciles qui ne savent ce qu’ils veulent, et des coquins qui ne veulent que le mal. Si les bourgeois te soutiennent un jour, ils t’abandonneront le lendemain, comme ils ont abandonné les autres. Et puis, même soutenu d’eux et eux d’accord, que feras-tu ? où iras-tu ? La voie est bouchée de toutes parts. On trouve partout à faire des choses à la fois indispensables et impossibles. Ne sens-tu pas l’absence d’un outil universel, d’une force supérieure et indéfinie, sans quoi tout manque ? Quel est cet outil, quelle est cette force qui rend les peuples gouvernables ? Nous ne pouvons nous en passer, et nous ne savons où la prendre ; nous ne savons pas même très bien quelle elle est.

LE CONSUL.

Il se pourrait que ce fût la religion.

LE SECRÉTAIRE.

Peut-être. En tout cas, si ce n’est pas la religion, c’est la vie.

LE CONSUL.

Valentin de Lavaur est plus heureux que moi. La discipline règne dans son camp, et le peuple qu’il a insurgé contre nous le bénit.

LE SECRÉTAIRE.

C’est là qu’est le dernier espoir de l’ordre ; mais cet espoir sera bientôt écrasé par nous-mêmes. Il ne trouvera pas, au siècle où nous sommes, assez de chrétiens pour résister aux légions de démons qui se lèvent de toutes parts.

LE CONSUL.

Cette malheureuse société est vouée à la destruction.

LE SECRÉTAIRE.

Came fait bien cet effet-là. Et, franchement, nous pourrons nous vanter de n’y avoir pas nui ; mais nous paierons notre part du dégât. (Entre un officier.)

L’OFFICIER.

Citoyen consul, j’ai vu défaire la dernière barricade.

LE CONSUL.

A-t-on des prisonniers ?

L’OFFICIER.

Quelques douzaines.

LE CONSUL.

Ils seront transportés.

LE SECRÉTAIRE.

Où ? Les moyens de transport sont rares, les pontons regorgent.

LE CONSUL.

Qu’on les emprisonne.

LE SECRÉTAIRE.

Les prisons sont pleines… Pour quelques douzaines de pauvres diables, tu peux bien les mettre en liberté.

LE CONSUL.

Soit. Écris.

L’OFFICIER.

Citoyen secrétaire, ce n’est pas la peine d’user ton encre. Les prisonniers seront placés ce soir et tranquilles, vu que le général Galuchet les a fait fusiller.

LE CONSUL.

Comment !

L’OFFICIER.

Comment ? Comme ça donc. Je te trouve coulant, toi, pour des canailles de rebelles qui ont fait feu sur nous.

LE SECRÉTAIRE, tirant un pistolet de sa poche.

Tu insultes le consul. Si je n’avais pas des égards pour ton général, je te brûlerais la cervelle. (Il sonne, deux gardes paraissent.) Mettez cet homme au cachot.

L’OFFICIER.

En voilà de la liberté ! Tas d’avocats ! (On l’emmène.)

LE CONSUL.

Quelle vie ! quelles scènes ! Cette exécution animera le peuple contre moi. Galuchet n’aurait pas pris sur lui de l’ordonner. C’est un trait du Vengeur.

LE SECRÉTAIRE.

Les bourgeois t’en sauront gré ; ils aiment la force.

LE CONSUL.

Combien a-t-il fait fusiller de ces malheureux ?

LE SECRÉTAIRE.

Bah ! un demi-cent !

LE CONSUL.

Je ne puis m’habituer à ce mépris de la vie humaine. Qui aurait cru à tant de férocité dans un peuple naguère si paisible ?

LE SECRÉTAIRE.

Tu me rappelles une phrase que j’ai lue dans le vieux Bonald, du temps que je rédigeais des journaux conservateurs. « Nul peuple, dit-il, n’est plus près d’avoir des mœurs féroces que celui qui a des mœurs voluptueuses. » Il est très fort, ce Donald. Auprès de lui, tous les publicistes révolutionnaires ne sont que des crétins ; … mais voilà justement leur mérite.

UN HUISSIER.

Citoyen consul, les ministres t’attendent.

LE SECRÉTAIRE.

Donne-moi congé pour quelques heures.

LE CONSUL.

Où vas-tu ? J’ai constamment besoin de toi ; il faut au moins que je sache où te prendre.

LE SECRÉTAIRE.

Je vais tenir conseil aussi. J’ai mon avis à donner sur un costume de première danseuse.

LE CONSUL.

Heureux drôle ! ce sont là tes soucis, à toi.

LE SECRÉTAIRE.

Ne m’en blâme pas. Les danseuses m’empêchent de conspirer. Trouve autre chose qui puisse attacher à la révolution sociale un homme qui a lu les pères de l’église.


VI.

La salle du conseil.


LE CONSUL.

Citoyens, l’insurrection est complètement vaincue. C’est la huitième dont la république sociale triomphe depuis son glorieux avénement.

LE MINISTRE DE l’INTÉRIEUR.

C’est la douzième.

LE CONSUL.

Douze victoires en quatre mois ! Ce fait prouve avec quelle énergie le gouvernement que nous avons fondé saura se défendre contre les factions. Il prouve aussi l’assentiment que nous trouvons dans le pays, puisque, toujours attaqués par les ennemis éternels de toute liberté, nous sommes toujours vainqueurs. Cette fois, la victoire a coûté peu. Tout en usant d’une juste sévérité, le général Galuchet a su ne pas multiplier les victimes.

LE MINISTRE DU PROGRÈS.

Il en a fusillé cent.

LE MINISTRE DE l’INTÉRIEUR.

Il en a laissé échapper beaucoup.

LE CONSUL.

Je ne lui reproche ni sa rigueur, ni son humanité. Une leçon était nécessaire, il l’a donnée ; elle sera profitable. Que les factieux de toute couleur soient exterminés ou terrifiés : le règne de l’idée est à ce prix.

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE.

C’est sur le sang que l’on fonde. Sachons nous élever à la hauteur de la mission sociale, sacredié !

LE MINISTRE DU PROGRÈS.

Je demande formellement qu’on ne s’occupe pas tant de tuer et un peu plus de civiliser. Nous nous traînons dans les vieilles ornières, nous ne développons que la crainte, il faut développer l’amour. Cela est certain, cela est évident, car…

LE CONSUL.

N’interromps pas l’ordre des délibérations. Tu parleras à ton tour.

LE MINISTRE DU PROGRÈS.

On ne me laisse pas parler. Le ministre du progrès, qui devrait en quelque sorte diriger les délibérations du conseil, n’a jamais la parole qu’à l’heure de lever la séance. Le peuple murmure et demande ce que je fais.

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Dis-lui que tu fais l’amour.

LE MINISTRE DU PROGRÈS.

Mauvais plaisant !

LE CONSUL.

Silence ! Le ministre de l’intérieur me proposera les mesures nécessaires pour fortifier l’état de siège et assurer la tranquillité publique. Le ministre des affaires étrangères a la parole sur la situation de son département.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Citoyens, nous n’avons d’envoyés qu’auprès des gouvernemens insurrectionnels. Ils n’ont pas tous été bien reçus. Leurs sentimens sont parfaits, mais en général ils manquent de capacité ou de prudence. Plusieurs ignorent la langue du pays où ils sont en mission ; ceux qui savent la langue prêchent des doctrines trop avancées. Un seul se montrait plein de talent et de prudence, c’est l’habile Filowski, dont vous connaissez tous les services démocratiques. Malheureusement, la passion du jeu l’emporte…

LE CONSUL.

Eh bien ?

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Il a eu des malheurs.

LE CONSUL.

Il a beaucoup perdu ?

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Non, il a beaucoup gagné. On nous le renvoie.

LE MINISTRE DE LA MARINE.

Calomnie ! Filowski est mon vieux camarade. Je réponds de lui comme de moi-même.

LE CONSUL, à part.

Belle caution ! — Le citoyen Filowski sera réprimandé, — et je l’emploierai ailleurs.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Le personnel diplomatique exige de grandes réformes ou de grandes mutations. On l’a choisi parmi les écrivains et les orateurs, et il est excessivement ignorant. En outre, ses mœurs ne répondent guère à ce qu’on attend de l’austérité républicaine.

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Veux-tu qu’ils aillent à confesse ?

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Ils compromettent ailleurs les secrets de la république.

LE CONSUL.

J’aviserai.

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Prends garde aux intrigans.

LE CONSUL.

La parole est au ministre de la marine.

LE MINISTRE DE LA MARINE.

Je n’ai rien de bien important à communiquer. Le vieil amiral Guillaume, convaincu d’incivisme, a été exécuté par jugement de la nouvelle commission martiale instituée pour épurer les cadres de la marine. Deux vice-amiraux, trois capitaines de vaisseau et plusieurs autres ci-devant officiers sont poursuivis pour le même crime. La commission fonctionne avec énergie et activité. Les nouveaux officiers, élus par leurs camarades, font preuve d’une ardeur républicaine qui ne laisse rien à désirer. Cependant l’esprit d’insurrection continue de se manifester à bord de plusieurs bâtimens. Je propose d’y envoyer des détachemens de la force ouvrière…

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

On parle d’un sinistre ?

LE MINISTRE DE LA MARINE.

Oui ; le citoyen Cancro, qui s’est montré si dévoué à la cause sociale sous l’ex-tyrannie, a éprouvé un malheur. Rentrant au port après une petite excursion sur les côtes, il a perdu son bâtiment. Néanmoins la capacité de Cancro est incontestable comme son civisme. Je le connais. Il a été mon collaborateur au Brûlot. Il doit son grade au suffrage universel.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Il a tout de même perdu son navire. Je demande que Cancro soit mis en jugement.

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Je demande que le ministre des affaires étrangères, qui se fait ici l’accusateur des meilleurs citoyens, et qui ne prend plus la peine de déguiser ses tendances modérantistes, soit lui-même décrété d’accusation.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Que mes collègues me délivrent de leur compagnie ! J’aime mieux servir la république dans ses bagnes que dans ses conseils.

(Plusieurs ministres se lèvent avec impétuosité et interpellent le ministre des affaires étrangères en lui montrant le poing. D’autres s’interposent.)
LE CONSUL.

Du calme, au nom de la patrie ! La parole est au ministre de la guerre.

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

Citoyens, je ne vous dirai pas que ça va chez nous comme sur des roulettes, mais ça va comme sur l’eau ; autrement dit pas trop bien, pour être franc et sincère, suivant la devise du troupier. Nous abattons tous les jours la graine d’épinards et nous en faisons pousser d’autre à vue d’œil. Si c’est bon, c’est mauvais aussi. C’est bon pour la liberté et l’égalité et pour ceux qui victimaient le soldat ; c’est mauvais pour la discipline ; pas moyen de se dissimuler la chose. Voilà un sergent, un caporal, un soldat, qui passent d’emblée capitaine, lieutenant, chef de bataillon ; ils sont satisfaits, ceux-là, c’est-à-dire tout juste. Ils demandent encore pourquoi ils ne sont pas colonels ou officiers-généraux ; mais, clampins, il n’y en a pas pour tout le monde ! Qu’est-ce que cela leur fait ? Il y en a, ils en veulent. Et comme c’est le gouvernement qui choisit pour les hauts grades, tous mes propres à rien se mettent à invectiver, disant que le ministre fait des passe-droit. Et le soldat, vous croyez qu’il est content d’avoir nommé ses chefs ? Oui, dans le moment, ça le flatte, vu que les postulans font des extra pour s’agglomérer les suffrages ; mais le lendemain, va te promener ! il ne les respecte plus, il les méprise. Les régimens se détériorent simultanément ; ça devient pire qu’une garde nationale. Pour la désertion, je n’ose en parler. Il y a des compagnies qui fondent en un jour, des bataillons entiers qui disparaissent. Une si belle armée ! Je leur envoie des proclamations tous les jours. Je ne veux pas vous lire les chansons qu’ils m’adressent en réponse sur l’air : Va-t’en voir s’ils viennent. Les lettres de leurs parens sont encore une grande cause de désertion. Les unes disent : Viens défendre notre champ ; les autres : Viens prendre le champ du voisin. Ils partent deux ensemble pour se flanquer des coups de fusil quand ils arriveront. Voulez-vous conserver l’armée ? défendez au soldat de correspondre avec sa famille ; mais ça ne s’arrangera guère avec la déclaration des droits de l’homme. — Autre misère. Le soldat n’est pas payé. Ce n’est rien encore : il n’est pas nourri. Le service des subsistances n’était déjà pas fameux, il a été démantibulé. Les anciens riz-pain-sel étaient des renards, ceux qui les ont remplacés sont des vampires. Je ne conteste pas leurs vertus civiques : presque tous président plus ou moins un club ; mais je défie qu’on trouve leurs pareils, même à la Plata. J’ai beau les surveiller ; plus j’évente leurs frimes, plus ils les multiplient. Ils échappent aux châtimens, et nous n’échappons pas à leurs poisons. L’armée ne consomme plus que des viandes gâtées, des vins falsifiés, des farines avariées. Ces Israélites-là nous fournissent des souliers d’amadou et des habits de toile d’araignée. Il y a des régimens dont la moitié est à l’hôpital, où de soi-disant médicamens, préparés par d’autres gueux, les achèvent. Je me mange les sens de voir tant de voleries et de n’y pouvoir rien du tout. Toutes les nuits, j’entends mes camarades qui me disent que je perds l’armée et que je les fais mourir. J’en ai assez, j’en ai trop… Citoyen consul, après y avoir bien réfléchi, je te donne ma démission. Tu t’es trompé, et moi aussi, quand nous avons cru qu’un sergent pouvait être ministre de la guerre. Pour ce poste-là, il faut une autorité, une expérience et des connaissances que je n’ai pas. On a beau faire, un briquet ne se change en épée que sur le champ de bataille et avec le temps. Tu le tremperais cent fois dans l’urne électorale, que ce serait toujours un briquet. Donne la croix au soldat qui prend un drapeau, donne un grade à l’officier qui fait une action d’éclat et qui sait bien sa théorie, ne donne le ministère qu’au vieux guerrier qui t’a donné des victoires et qui a long-temps manié le commandement. Et, quant aux pékins qui prétendent qu’on fait des officiers et des généraux comme on fait des représentans du peuple, donne-leur un logement aux petites-maisons, car ils perdront l’armée et la patrie.

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Le ministre de la guerre vient d’outrager grossièrement le suffrage universel. Je proteste.

PLUSIEURS AUTRES.

Moi aussi !

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

(Il secoue le ministre du progrès, qui est endormi.) Réveille-toi et proteste.

LE MINISTRE DU PROGRÈS.

Je proteste… Contre quoi ?

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Contre le ministre de la guerre.

LE MINISTRE DU PROGRÈS.

Certainement ; il faut abolir la guerre et développer l’amour. (Il se rendort.)

LE CONSUL.

J’honore la franchise du ministre de la guerre… et j’accepte sa démission.

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Il faut nommer Galuchet.

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

Galuchet ? Citoyen consul, tu trouveras mieux au bagne.

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Vas-y remplacer ton successeur.

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

J’abdique aussi le grade de général que je n’ai point gagné, et je me retire simple soldat.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Homme de cœur !

LE MINISTRE DE LA MARINE.

Imbécile !

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

Je perçois des murmures inconsistans et des paroles plus qu’osées. Certains qui n’entendent pas mieux leur besogne que je n’entendais la mienne m’inculpent de mauvais citoyen et d’imbécile, parce que je m’en vais. Je les réciproque de cambusiers, parce qu’ils restent. Leur opinion sur moi m’est inférieure ; si la mienne sur eux ne leur va pas, je la mets dans le fourreau de mon sabre, qu’ils viennent la retirer ! (Il sort lentement.)


VII.


LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE, au consul.

Fais-le arrêter.

LE CONSUL.

Va l’arrêter toi-même. La parole est au ministre des travaux publics.

LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS.

Citoyens, un décret rendu sur ma proposition a ordonné la démolition et la vente des matériaux des ex-églises. Ces démolitions nationales marchent fort bien. Dans les campagnes révolutionnaires et éclairées, tout est à peu près fini. Les paysans, devançant le décret, ont démoli leurs églises et s’en sont partagé les débris. Mainte masure deviendra une jolie maisonnette, maint rétrograde deviendra bon socialiste, mainte commune sera régénérée par cette opération hautement philosophique. En l’ordonnant, vous avez bien mérité de la civilisation et de l’humanité.

LE CONSUL.

Après ?

LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS.

J’ai le regret d’ajouter que les autres travaux languissent, par suite soit du manque de fonds, soit du refus des ouvriers. Nous n’avons pu rétablir encore les chemins de fer, les ponts et les routes, coupés par divers motifs depuis la révolution. Les lignes restées intactes ne fonctionnent plus ou ne fonctionneront pas long-temps, à cause de la rareté du charbon qui n’arrive plus, de l’épuisement des machines qu’on ne répare plus, et principalement à cause du petit nombre des voyageurs. Le mouvement se ralentit de jour en jour, les transactions sont suspendues. Il faudrait ranimer l’industrie.

LE CONSUL.

Que proposes-tu pour la ranimer ? Voilà ce que tu aurais dû dire d’abord.

LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS.

Je me suis entendu avec le ministre du commerce et le ministre du progrès.

(Le ministre de l’instruction publique secoue le ministre du progrès.)
LE MINISTRE DU PROGRÈS, s’éveillant.

Hein !

LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS.

Le moyen que la science sociale indiquait et que nous avons employé n’a pas réussi. Nous avons fait arrêter, juger et exécuter plusieurs manufacturiers, et nous avons remis à des associations ouvrières leurs établissemens, qui ont été déclarés propriétés nationales.

LE CONSUL.

Eh bien ?

LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS.

Eh bien ! les ouvriers ont eu de la peine à s’entendre. Après de longs chômages, consacrés à faire les élections, ils sont parvenus cependant à se donner des chefs. Ils ont choisi en général les plus éloquens et les plus patriotes ; cependant ceux-ci n’ont pas su se faire obéir. Le chômage a continué. Les mauvaises têtes venaient fumer leur pipe autour du poteau sur lequel on lisait : Celui qui ne travaille pas est un voleur. Dans quelques manufactures, les chefs ayant déployé de l’énergie, les mécontens ne se sont pas bornés à les révoquer. Croyant pouvoir les juger parce qu’ils les avaient élus, ils ont formé entre eux un tribunal et les ont condamnés à mort…

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Comme aristocrates.

LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS.

N’importe à quel titre, c’était toujours une illégalité. Ces sentences ont reçu leur exécution. Elles ont répandu l’indignation et la terreur parmi les bons ouvriers et porté au comble l’audace des mauvais…

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Cette expression est anti-républicaine : il n’y a pas de mauvais ouvriers. Respectez le peuple.

LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS.

Je retire l’expression, si elle peut blesser un sentiment que j’honore et que je partage… Pour finir, la discorde s’est glissée dans les ateliers à propos du travail, à propos des comptes, à propos de tout. Un grand nombre d’excellens travailleurs se sont expatriés ; l’anarchie est arrivée à un tel excès parmi les autres, qu’ils nous ont demandé eux-mêmes des chefs pour régir les usines et diriger les travaux. Ces chefs, demandés avec instance, ont été mal reçus.

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Ils n’étaient pas purs.

LE MINISTRE DU PROGRÈS.

Ils n’ont pas su développer l’amour.

LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS.

Je ne veux point contredire mes honorables collègues. Ces chefs, quoique capables, se sont donnés sans doute de graves torts. Ce qui le prouverait, c’est qu’ils ont été battus, chassés, et quelques-uns même assassinés.

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

C’est-à-dire punis.

LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS.

Je veux dire punis. D’autres, qui s’étaient d’abord mieux emparés des cœurs, ont disparu.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Avec la caisse.

LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS.

Mon honorable collègue a malheureusement raison. Ce qu’ils ont emporté était d’ailleurs peu de chose. Enfin, citoyen consul, le résumé de la situation n’est pas brillant. La plupart de nos grands établissemens industriels sont fermés. Dans ceux qui tiennent encore, ou le travail manque aux bras, ou les bras manquent au travail. Peut-être faudra-t-il essayer quelques mesures assez rigoureuses, en apparence du moins.

LE MINISTRE DU PROGRÈS.

Je demande qu’on développe l’amour.

LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS.

Oui, d’abord. Ensuite il serait urgent : 1° de s’emparer, au nom de l’état, de toutes les usines, manufactures, ateliers de tout genre ; 2° d’arrêter par les lois les plus sévères l’émigration des ouvriers habiles, qui devient véritablement désastreuse ; 3° d’installer dans tous les établissemens industriels que le gouvernement voudra remettre en activité une force assez respectable pour y faire régner le travail et la paix. Le commandant de cette force, qui conserverait justement le nom de force ouvrière, serait investi d’un pouvoir absolu. Il pourrait même interdire les conversations pendant les heures de travail, et mettre hors la loi tout travailleur qui franchirait un certain rayon hors de l’atelier.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

C’est le régime des bagnes.

LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS.

Ma proposition doit paraître un peu sévère ; mais, en mon ame et conscience, je ne vois aucun autre moyen de sauver l’industrie nationale et d’en obtenir même la faible production qu’exigent les besoins si réduits du consommateur. En moins d’un an, la contrebande nous aura dévorés.

LE MINISTRE DU COMMERCE.

C’est vrai.

LE MINISTRE DES FINANCES.

C’est vrai.

LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS.

Remarquez que les travailleurs eux-mêmes recevront avec amour ces mesures. Premièrement, elles ont un caractère énergique et Spartiate qui doit charmer des ames républicaines ; en second lieu, l’ordre qu’elles feront régner paraîtra toujours préférable au désordre actuel : les travailleurs se féliciteront de n’être plus exposés sans cesse, comme ils le sont aujourd’hui, à mourir de faim ou d’un coup de couteau ; enfin, et voici le grand avantage que je vous prie de méditer, ces lois, déjà si salutaires, prépareront puissamment la féconde harmonie et la vaste communauté qui fera de nous, dans l’avenir, un peuple d’égaux et de frères.

LE MINISTRE DU PROGRÈS.

Nous y voici !

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Tais-toi donc.

LE MINISTRE DU PROGRÈS.

Vous n’êtes que des phalanstériens et des communistes.

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Et toi, tu n’es qu’un jobard.

LE CONSUL.

Le ministre de l’instruction publique apporte ici un langage constamment irritant. S’il ne veut pas respecter davantage les convenances je l’invite à sortir du conseil.

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

J’apporte ici l’amour du peuple et la foi la plus profonde à toutes les idées qui ont fait notre sainte et immortelle révolution. Je ne tiens nullement à être du conseil ; mais je tiens fort à ne pas laisser étouffer des sentimens auxquels j’ai voué ma vie.

LE CONSUL, à part.

Baisemain devient bien insolent. (Haut.) Ces sentimens t’honorent. Honore-les toi-même en les exprimant avec modération.

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE, à part.

Il file.

LE MINISTRE DU PROGRÈS.

Baisemain est un enthousiaste dont les paroles n’ont aucune valeur. Nous sommes de vieux amis. Je lui pardonne ses sottises. Il se croit socialiste, et il n’entend rien au socialisme. Aucun de vous n’y entend rien. Vous n’êtes tous que des politiques et des hommes d’affaires. Vous n’avez pas pour deux liards de doctrine. Vos intentions sont bonnes, mais, au lieu d’affranchir l’humanité, vous ne rêvez que de l’asservir. Vous croyez sauver la révolution, vous la perdez. Pourquoi ne voulez-vous jamais m’écouter, jamais faire ce que je vous demande ? Sachez qu’on ne fonde rien par la force, qu’on fonde tout par l’amour. Quand vous aurez renouvelé les folies sanglantes de la première révolution, vous serez bien avancés ! Voilà du beau et du nouveau, de couper des têtes, d’abattre des monumens, de faire de la patrie entière un bagne immense et plein de décombres, où les citoyens tremblent, où les gardes chiourmes règnent le pistolet au poing ! Tout cela s’est essayé jadis. Qu’en est-il résulté ? Des réactions et des restaurations. Au lieu de comprimer en tous sens la liberté, développez-la en tous sens, dans la morale, dans les travaux, dans les plaisirs ; faites que les hommes s’aiment, ils seront heureux, et vous aurez sauvé le monde.

LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS.

Je crois que le citoyen ministre du progrès a parfaitement raison ; mais je pense que les faits, pour le moment, ne sont pas complétement d’accord avec sa théorie, et que le premier progrès que nous avons à réaliser, c’est de vivre. Or, les ouvriers ne travaillant pas, ou parce qu’ils ne le veulent pas, ou parce qu’ils ne le peuvent pas, ils ne vivent pas, et nous non plus nous ne vivons pas. Pour les faire vivre, il faut donc les forcer à travailler. Je propose un moyen ; si le ministre du progrès en connaît un meilleur…

LE MINISTRE DU PROGRÈS.

L’amour.

LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS.

L’amour est excellent, mais on trouverait difficilement aujourd’hui deux hommes qui consentent à s’aimer, je dis plus, qui puissent passer ensemble quelques heures sans en venir aux coups, à moins qu’un troisième placé entre eux et assez fort ne les empêche. Comment les amènerons-nous à s’aimer, si d’abord nous ne les contraignons à se laisser vivre ?

LE MINISTRE DU PROGRÈS.

Tu me persifles, parce que, faute de m’écouter à temps, la situation s’est empirée au point de n’avoir plus d’issue pacifique. Tu crois au phalanstère, parce que tu n’as pas eu le courage de lire mes livres. C’est bien ; fais du phalanstère ! fais du communisme ! Assouvis de jouissances l’orgueil et la sensualité de quelques adeptes, et de misère et d’ignominie le reste du genre humain ; je verrai combien cela durera, et je rirai à mon tour.

LE CONSUL.

Terminons cet incident.

LE MINISTRE DU PROGRÈS.

Comment ! un incident ? Mais il s’agit de l’existence même de la révolution et du socialisme ! Vous ne devriez pas sortir d’ici que la question ne soit résolue. Vous devriez y employer au besoin la nuit.

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Crois-moi, tu n’en verrais pas plus clair dans tes idées, ni nous non plus.

LE MINISTRE DU PROGRÈS.

Toi, je te regarde comme tout-à-fait inintellectuel. Je m’adresse au consul, il doit comprendre la situation. Est-ce que tu n’es pas épouvanté, citoyen consul, de l’état des choses et de l’état des esprits ? Est-ce que tu vois en tout ce qu’on te propose un moyen de sortir de ce labyrinthe de folies où nous marchons les pieds dans le sang ? Le sang monte, monte d’heure en heure. Nous en avons jusqu’aux genoux, nous en aurons bientôt jusqu’aux lèvres, nous y serons noyés et étouffés. Le fleuve roule du sang et des têtes coupées… Un autre l’avait vu déjà ; son ame est entrée en moi, pleine d’horreur pour les crimes passés et condamnée à les voir s’accomplir encore. Fouquier-Tinville était bon. Je m’en doutais… je le vois maintenant aux transports d’amour que j’éprouve… J’aime l’humanité, je veux qu’elle soit heureuse… Vous, vous êtes des meurtriers. Vous êtes des prêtres. Exterminons les prêtres… Ils ont une idole muette et voilée ; ils lui donnent du sang. Vous dites : Le salut par le sang ; je dis : Le salut par l’amour. Ô amour ! amour ! tu ne me jugeras pas avec ces coupables ! Je t’ai toujours chanté, ils ne t’ont jamais compris. Si Lamartine avait été philosophe, lui et moi nous aurions possédé le monde, et nous ne lui aurions fait porter que des liens de fleurs ; mais Lamartine est incomplet… ce que un est à trois. Quant à ceux-ci, ils ne sont point ; ils n’ont point d’ailes ; ils sont faits pour ramper dans cette fange rouge et chaude qui se forme de sang versé. Dieu de Gnide, écrase ces reptiles qui rongent la chair des cadavres ; écrase-les et développe l’amour !

LE CONSUL. (Il sonne, des huissiers paraissent.)

Reconduisez chez lui le ministre du progrès, atteint d’aliénation mentale.

LE MINISTRE DU PROGRÈS.

Dieu d’amour, écrase-les ! (On l’emmène.)

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Le pauvre diable est décidément fou.

LE CONSUL.

Il l’a toujours été.

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Nous ne devons pas cesser d’honorer en lui l’un des pères de la république sociale.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Assurément.

LE CONSUL.

Le ministre du commerce a la parole.

LE MINISTRE DU COMMERCE.

Le ministre des travaux publics a parlé pour moi. Il n’y a plus de commerce, parce qu’il n’y a plus d’industrie. — Je dois soumettre au consul un plan singulier et même extravagant en apparence, mais cependant réalisable, et qui pourrait faire entrer quelque argent dans les coffres de l’état, en même temps qu’il nous soulagerait d’un embarras politique. Nous avons beaucoup de femmes prisonnières. Elles gênent ; elles tiennent leur place comme les hommes. Il faut les nourrir, ou les laisser mourir de faim, ou multiplier des exécutions qui ne paraissent pas toujours suffisamment motivées. Plusieurs compagnies de spéculateurs s’offrent à nous dégager de ce trop plein. Ils les exporteraient dans les pays où les femmes manquent et où celles d’Europe sont particulièrement recherchées, à Tripoli, au Maroc, à Tunis, en Perse, en Californie. Ils recevraient d’assez fortes commissions pour pouvoir payer eux-mêmes à l’état une patente considérable.

LE CONSUL.

Quelle monstruosité !

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

C’est la traite.

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Comment ! la traite ?

LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS.

L’expression me semble exagérée. Je ne vois pas ce que l’exportation a de plus affreux que la déportation ou la transportation.

LE MINISTRE DU COMMERCE.

On pourra n’exporter que celles qui donneront leur consentement ; elles ne se trouveraient pas en petit nombre. Toutes les mesures d’ailleurs seraient prises pour que l’opération se fît avec convenance et humanité.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Mais quand même vous n’exporteriez que les femmes qui voudraient partir, plusieurs ont des maris, des familles dont vous devez respecter les droits.

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Les droits ! cette parole est étrange. Après l’état, personne n’a de droits sur l’individu que l’individu lui-même. Le ministre des affaires étrangères oublie perpétuellement les résultats et l’esprit de la révolution dont il est le ministre. Ignore-t-il que déjà le divorce a rendu les droits égaux dans le ménage, que la petite famille, la famille caste, doit disparaître graduellement, mais rapidement dans cette grande famille humanitaire qui s’appelle la patrie, et qui s’appellera un jour le genre humain ? Le projet du ministre du commerce mérite d’être pris en sérieuse considération, non-seulement par le côté économique et politique, mais encore au point de vue social, moral et civilisateur. Il nous offre l’occasion de briser quelques-uns des préjugés qui limitent encore la puissance de l’état. Autrefois on se croyait bien hardi de soutenir que l’enfant n’appartient pas à la famille, mais qu’il appartient à l’état. Cette vérité frappait inutilement des yeux aveugles sur tout le reste. On ne pouvait la formuler qu’elle ne soulevât partout d’ineptes clameurs. Elle a triomphé ; les enfans aujourd’hui appartiennent sans conteste à l’état, il les coule dans son moule, il les élève, il en dispose. Bientôt il leur distribuera les vocations et leur assignera les aptitudes. Montrez aujourd’hui que l’individu n’est pas plus que l’enfant dans cette main sage et puissante qui ordonne de tout au service de tous. Votre droit n’est pas douteux. Créateurs d’un ordre social nouveau, vous avez les droits de l’inventeur sur la matière première qu’il transforme, qu’il pétrit pour en faire un chef-d’œuvre. Que sont d’ailleurs les individus sur qui vous ferez la première expérience ? Des criminels. Les femmes qu’il s’agit d’exporter invoqueraient en vain le prétendu droit de rester dans la grande famille nationale ; elles l’ont trahie, elles en sont du moins soupçonnées. Rejetez-les, et que, coupables ici contre la civilisation, elles en deviennent ailleurs les apôtres. Chez nous, elles étaient les agens du despotisme ; dans les pays moins avancés où elles iront vivre, elles seront les missionnaires de la liberté. Ne craignez pas de leur faire franchir même les murs du sérail ; ces murs tomberont aussitôt qu’elles y seront renfermées. (Murmures d’approbation.)

LE CONSUL, à part.

Il a vraiment du talent cet animal-là ! (Haut.) Les paroles éloquentes que je viens d’entendre ont produit sur mon esprit une impression que je ne dissimulerai pas. Néanmoins mon opinion n’est pas entièrement formée. Le ministre du commerce me présentera sans délai un rapport détaillé sur cette affaire.

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE, à part.

Il file !

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, à part.

Le lâche !

LE MINISTRE DES FINANCES.

Nulle recette, rien en caisse, des dettes partout, voilà le bilan des finances. Je demande qu’on adopte au plus vite le projet d’exportation proposé par le ministre du commerce. Il me permettra d’assurer pendant quelques jours au moins le service de la police et de poursuivre certaines réquisitions importantes. Nous sommes en pourparler avec divers spéculateurs étrangers pour la vente des musées, des collections et des bibliothèques. Concluons : faisons argent des ces objets inutiles.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Ils sont inutiles, mais ils sont beaux ; le peuple regrettera de les perdre.

LE MINISTRE DES FINANCES.

Le peuple s’en moque bien ! Il préfère l’ombre du houblon à l’ombre des chênes, et une gaudriole lithographiée à toutes les toiles de Raphaël.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Il faudrait s’attacher à former son goût.

LE MINISTRE DES FINANCES.

Il demande qu’on s’attache à lui donner du pain.

LE CONSUL, au ministre des finances.

Continue.

LE MINISTRE DES FINANCES.

Je n’ai plus rien à dire. L’état n’a eu besoin que d’un décret pour payer toutes ses dettes antérieures à la révolution ; il a fait, depuis, un peu d’argent et beaucoup de dettes nouvelles, grâce aux moyens que vous connaissez ; maintenant, il ne peut plus faire ni argent ni dettes que par des coups du hasard. La planche aux bons d’état ne produit qu’un papier sans aucune valeur ; les propriétés nationales ne rapportent rien. On ne les achète pas, ou on ne les paie pas, ou ceux qui s’en emparent ne les cultivent pas. Le numéraire a disparu totalement, la famine nous menace. Il n’y a pas de combinaison, pas de force qui n’échoue contre la force inerte du fait. Le ministre des finances doit être aujourd’hui ministre de la guerre et ministre de l’intérieur.

LE CONSUL.

N’as-tu rien à proposer ?

LE MINISTRE DES FINANCES.

Rien d’efficace et que j’espère accomplir, surtout étant servi comme je le suis.

LE CONSUL.

Tu as cependant régénéré ton administration ?

LE MINISTRE DES FINANCES.

Que trop ! On m’a fait placer des milliers d’anciens prisonniers pour dettes, faillis, banqueroutiers, sous prétexte qu’ils avaient été victimes de la tyrannie du capital. Ils ne valent pas les aristocrates dont nous avons purgé la finance. Leur incapacité, leur improbité, sont de plus en plus révoltantes.

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Et toi aussi, Samuel, tu attaques les socialistes !

LE MINISTRE DES FINANCES.

Oui ; c’est par trop fort. Je prévoyais bien, en les nommant, qu’ils voudraient se remplumer, et j’étais disposé, suivant ton conseil, à fermer les yeux ; mais, c’est trop fort. Par Mammon, quels artistes ! Après trente ans passés dans les affaires et dans la politique, je n’avais pas idée de cela !

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, à part.

Décidément, c’est fort !

LE CONSUL.

Samuel, tu es ministre des finances pour trouver de l’argent. Trouves-en, ou donne ta démission.

LE MINISTRE DES FINANCES.

Tu es consul pour faire régner l’ordre. Réduis au silence les conspirateurs, fais trembler les fripons, emploie des hommes capables et honnêtes, rétablis la confiance et le crédit, je te trouverai de l’argent.

UN HUISSIER.

Le citoyen commandant supérieur de la force ouvrière.

(Entre le Vengeur. Il s’assied en silence.)


VIII.


LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, à part.

Ah ! ah ! voici le maître.

LE CONSUL.

Le commandant supérieur a-t-il quelque communication à faire ?

LE VENGEUR.

Aucune.

LE CONSUL.

La parole est au ministre de l’instruction publique.

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE.

J’apporte des détails consolans. Les mesures énergiques décrétées immédiatement après l’avénement de la république sociale ont été couronnées du succès le plus flatteur. Les colléges de l’état sont pleins, les autres n’existent plus. Je n’ai eu que peu d’épurations à faire pour rendre le corps enseignant complètement digne de sa haute mission, et c’est parmi nous que le socialisme compte ses apôtres les plus actifs, ses coadjuteurs les plus utiles ; c’est par notre travail incessant que le jésuitisme, l’obscurantisme, ont été minés, renversés, anéantis. Personne aujourd’hui ne nous contestera cette gloire. Le corps enseignant peut donc lever la tête et dire avec un saint orgueil : S’il y a des socialistes, c’est par moi qu’ils ont vaincu ! (Approbation.)

LE CONSUL.

C’est vrai.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Très vrai.

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE.

La république sociale règne partout, son esprit coule partout à pleins bords. Elle remplit de la grandeur et de la beauté de ses maximes jusqu’au cœur des plus jeunes enfans. Donnez-moi trois ans, j’en aurai fini avec tous les préjugés qui arrêtent encore l’essor du monde dans les voies glorieuses qu’il s’ouvre en ce moment par le feu et par le fer. Dans trois ans, la contre-révolution ne pourra plus rien ; eût-elle à ses ordres vingt armées, elle ne pourra plus rien contre la puissance de l’idée fortifiée à cette source féconde où boivent aujourd’hui toutes nos jeunes générations. Ce que vous voyez, ce que vous admirez d’élans généreux et irrésistibles vers le bonheur et vers la liberté n’est pas comparable aux résultats que vous donnera l’effort unanime et sans frein du corps enseignant.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Je le crois.

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Ce que tu ne crois pas et ce que tu pourras voir, c’est l’extinction définitive des haines et des malheurs qu’entraîne depuis la création du monde l’antagonisme barbare de la morale et de la liberté. Cette lutte anarchique cessera, suivant la parole des révélateurs, pour faire place à l’harmonie éternelle. Délivré des fausses solutions qui affaiblissent sa conscience et qui l’égarent, l’homme se donnera pour but de jouir, il s’imposera le bonheur. Libérateurs du genre humain, je vous annonce la bonne nouvelle. Hosannah ! la cause de la jouissance est gagnée, gagnée dès à présent ! Le lent effort de la pensée humaine a triomphé, Dieu est vaincu ! Il a reculé devant l’homme, ses temples tombent, ses prêtres sont muets, ses fidèles sont écrasés, il n’a plus de foudre, il n’a plus d’enfer, il est vaincu !

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Je n’en voudrais pas jurer.

LES AUTRES MINISTRES.

Silence, donc ! Continue, Baisemain.

LE MINISTRE DE LA MARINE.

Chante-nous l’hymne de la délivrance.

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Oui, citoyens, mes amis, mes frères, nous sommes délivrés, et l’humanité est délivrée. Tenez pour accompli ce grand résultat, qui semblait hier encore si loin de nous. Mais ce que l’on croyait solide était déjà rompu. Tout l’édifice de la vieille morale a croulé, comme ces cadavres qui tombent en poudre au premier attouchement. Il faut maintenant que cette poussière même s’envole. La république sociale y a pourvu en décrétant l’éducation uniforme, gratuite et obligatoire, et en chargeant le corps enseignant de cette mission auguste. Il saura la remplir ; au milieu des décombres de l’ancienne société, seul il reste debout pour façonner la société nouvelle. Partout une organisation habile nous avait préparé le terrain, partout nous l’avons occupé sans résistance. Nous avons vaincu par le doute, nous saurons régner par l’affirmation et gouverner par la foi. Ne craignez pas que le corps enseignant laisse entamer les vérités dont il a le dépôt et permette d’élever autel contre autel. La tactique dont il s’est servi a réussi trop bien pour qu’il souffre qu’on l’emploie contre lui. Vous l’avez compris ; comptez sur sa vigilance pour faire exécuter les lois qui garantissent le peuple de tout enseignement contraire à celui de la révolution. Toute voix suspecte qui voudra s’élever sur un point quelconque du territoire sera immédiatement étouffée.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

C’est l’inquisition.

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Oui, l’inquisition pour la liberté. Le corps enseignant ne rougira pas de l’employer et saura l’exercer, s’il le faut, avec rigueur. Pourquoi donc le fanatisme aurait-il la permission de relever la tête plutôt que le royalisme, l’aristocratie ou la ploutocratie ? Monarchien, aristocrate, riche ou jésuite, c’est tout un. Je ne vois dans celui qui veut ranimer la superstition, comme dans celui qui veut relever le trône, qu’un traître et qu’un rebelle.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

À tout homme la liberté !

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE.

À tout rebelle la mort !

LE MINISTRE DE LA MARINE.

Bravo ! Baisemain.

LE VENGEUR.

Tu parles comme il faut agir. (Sensation.)

LE CONSUL, à part.

Voilà des paroles de sang.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, à part.

Ils ont soif.

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Citoyens, un seul danger menace l’instruction publique, ou plutôt un seul obstacle s’oppose à son action. Les fonds manquent. Le service de l’instruction gratuite exige une dotation considérable. Confians dans l’avenir, les instituteurs multiplient les efforts et les sacrifices. En attendant que le trésor puisse les rétribuer selon leurs services et leur rang, je demande qu’ils soient affranchis de tout impôt immobilier et personnel.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

C’est la main-morte.

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Et qu’un prélèvement se fasse à leur profit sur tout revenu dépassant deux mille francs.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

C’est la dîme.

LE VENGEUR.

Rien ne me semble plus juste. Parmi mes hommes, je reconnais à la pureté de leurs sentimens tous ceux qui ont passé par les mains des instituteurs communaux.

LE CONSUL, au ministre de l’instruction publique.

Tu prépareras le décret, et tu le feras précéder d’un rapport.

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE, bas au Vengeur.

Je te remercie.

LE CONSUL.

La parole est au ministre de la justice.

LE MINISTRE DE LA JUSTICE.

Citoyens, à travers les difficultés inséparables d’une création, la nouvelle institution judiciaire commence à fonctionner admirablement. Je ne vous parle pas des tribunaux politiques ; leur dévouement et leur énergie sont au-dessus de tout éloge. Ils ont fait justice et ils ont tiré vengeance de tous les oppresseurs du peuple, de tous les persécuteurs de la liberté, de tous ces Cosaques en soutane, en robe et en habit brodé, qui rêvaient de s’imposer encore au genre humain. Tout a fléchi, tout s’est courbé, tout a passé sous le niveau. Le peuple voudrait des maîtres qu’il n’en trouverait plus ; la race en est anéantie ; il n’a plus d’autre maître que lui-même.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, à part.

Celui-là peut suffire.

LE MINISTRE DE LA JUSTICE.

La justice civile s’organise rapidement. La grande institution du jury électif en matière civile, cette création à laquelle les plus fervens socialistes n’osaient croire, marche pour ainsi dire toute seule. Le pauvre, maintenant, n’a plus à craindre la prépondérance de la richesse et les ruses de la jurisprudence. Le bon sens et l’équité seuls prononcent et rendent sans frais leurs arrêts, dont les juges eux-mêmes, descendus de leurs sièges, assurent l’exécution. Ainsi beaucoup de pauvres injustement dépossédés sont rentrés dans les biens qu’on leur avait ravis de temps immémorial.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Et ceux qui les possédaient de temps immémorial en ont été dépouillés.

LE MINISTRE DE LA JUSTICE.

Non ; ils les ont restitués, après en avoir dix fois et vingt fois reçu le prix des pauvres qui les ont si long-temps cultivés pour eux… Je m’étonne que l’on conteste la justice de cette opération. Dans mes discours, dans mes écrits, dans mon journal, ne l’ai-je pas vingt et cent fois indiquée comme le vœu du peuple et le besoin même de la conscience publique ? C’est alors qu’il fallait réclamer ; mais alors on voulait conquérir la popularité socialiste, et on se taisait.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Tu as raison. Honte et malheur à ceux qui se sont tus lorsqu’il fallait parler !

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Honte et malheur à toi, car tu n’as pas parlé !

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Oui, honte et malheur à moi !

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Ainsi tu renies le socialisme ?

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Je renie le brigandage.

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Tu mérites la mort.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Je le sais, et c’est pourquoi je ne marche qu’avec la vie de plusieurs d’entre vous dans les mains.

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Assassin !

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Tu te trompes, Baisemain, je n’assassine pas, et j’y ai quelque mérite quand je vois ta face et quand j’entends tes discours. Sais-tu ce qui te sauve ? C’est qu’en t’écoutant je commence à croire en Dieu et à lui demander pardon. Je ne veux plus me souiller du sang d’aucun homme, pas même du tien, misérable ! Mais que personne ne porte la main sur moi !

LE VENGEUR.

Cessons ces bravades et ces menaces. Nous sommes ici pour donner nos avis au consul, et pour les donner en liberté.

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE.

J’ai cédé à un emportement qu’on trouvera naturel. Je m’en excuse.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Je prie aussi le consul de m’excuser.

LE CONSUL.

Dépose tes armes, ne crains rien ; je ne partage point tes opinions, mais tu as le droit de les exprimer.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Je place ma liberté sous ta protection et sous celle du commandant de la force ouvrière : quand tu m’enverras devant les juges, j’irai.

(Il remet ses pistolets au consul.)
LE CONSUL.

Au nom de la république et de la fraternité, réconciliez-vous.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Soit !

LE MINISTRE DE l’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Il n’y a point de haine dans mon cœur. (Ils se donnent la main.)

LE MINISTRE DE LA JUSTICE.

Ô touchant exemple de candeur républicaine ! Le mutuel pardon que s’accordent devant nous deux adversaires généreux m’encourage à proposer au conseil un grand acte de réparation sociale. Cet acte ferait couler bien des larmes heureuses. Il suffirait pour illustrer et pour sanctifier à jamais dans l’histoire la part que nous avons prise au gouvernement de notre pays.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, à part.

Quel pot de crème au sang va-t-il nous servir ?

LE MINISTRE DE LA JUSTICE.

Citoyens, en même temps que nous sommes sévères et implacables pour les fauteurs du despotisme et de la superstition, et que nous poursuivons par le fer et par le feu ce crime des crimes, sachons prouver au monde que nous croyons à la bonté, à l’excellence de la nature humaine. À mesure que la justice nous enlève des citoyens et des frères, demandons à la clémence, ou plutôt à cette même justice, de nous en donner d’autres. Il existe dans les prisons, dans les cachots, dans les bagnes, des multitudes de malheureux enfans du peuple que l’on a qualifiés long-temps, que l’on qualifie encore de criminels, et qui sont simplement, aux yeux de la philanthropie et de la raison, les victimes du milieu déplorable et subversif où ils ont vécu. J’ai vu de près, comme avocat, beaucoup de ces infortunés. J’atteste que j’ai trouvé en eux plus de sentimens généreux, plus d’aspirations énergiques et fortes vers la justice et la liberté qu’il ne s’en rencontrait souvent chez leurs accusateurs et chez leurs juges. Proscrits par une société qui leur reprochait d’avoir voulu participer à ses jouissances, ils se sont cabrés et révoltés. Ce sont des âmes indignées, ce ne sont point des âmes corrompues…

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, à part.

Au contraire !

LE MINISTRE DE LA JUSTICE.

Ce ne sont point surtout des cœurs ingrats ni de faibles intelligences. Qu’ont-ils fait pour la plupart ? Ils ont bravé des préjugés que vous voulez, que vous devez abolir ; ils ont obéi à des instincts que vous reconnaissez respectables et sacrés ; ils ont été condamnés par des juges que vous avez déclarés indignes de rendre la justice. Nulle part la république sociale n’a été mieux comprise, saluée avec plus d’espérance et d’amour. Ah ! s’écriait dernièrement un de ces proscrits, répétant une parole célèbre, je ne sais pas si la révolution a été faite pour moi, mais je sens que je suis fait pour elle ! N’êtes-vous pas touchés, citoyens, de cette confiance et de cet amour d’un pauvre banni ? Il n’espérait plus. Son cachot était muré, il y demeurait voué aux fers et à l’infamie ; mais la république sociale apparaît et n’a qu’un mot à dire pour qu’il sorte du tombeau. Ce mot, prononcez-le, citoyens, non-seulement pour lui, mais pour ses frères. Vous ne ferez d’ailleurs que vous conformer à la pratique constante des révolutions. Toutes ont senti qu’elles avaient des amis dans ces lieux de douleur, où les abus renversés savouraient de lâches vengeances, long-temps après leur chute ; toutes ont fait quelque chose pour ces prétendus criminels, en qui souvent, je l’ose dire, elles devaient saluer des précurseurs. Citoyens, grâce ou plutôt justice pour les Galilées de la république sociale ! Que la révolution sociale, la plus complète, la plus radicale et la dernière de toutes, fasse pour les victimes de la vieille justice et de la vieille morale plus que toutes les autres n’ont fait ; qu’elle donne ce soufflet aux préjugés ; qu’elle affiche dans le monde et dans l’histoire ce témoignage de sa puissance ; qu’elle ne craigne pas de ressusciter les morts. Rompez les portes des cachots ; rappelez en masse à la vie, à la liberté, à l’honneur ceux qu’une justice aveugle et barbare a osé croire indignes de la vie, de la liberté et de l’honneur. Vous consolerez cinquante mille familles éplorées, vous donnerez à la patrie cinquante mille citoyens, à la république sociale cinquante mille soldats. Ne craignez point quelques retours au mal, ils seront rares comme le mal lui-même va le devenir, ou plutôt je suis convaincu qu’il n’y en aura pas. Ces pauvres cœurs s’élèveront à la hauteur du bienfait. Relevés par vous, réintégrés dans tous les droits, dans toute la dignité du citoyen, admissibles à tous les emplois, comment voulez-vous qu’ils ne deviennent pas vertueux ?

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Ils ont d’ailleurs si peu de chose à faire.

LE CONSUL.

Le ministre du progrès est devenu fou tout à l’heure. Je crains qu’il n’y ait une épidémie de folie dans le conseil. La parole est au ministre de l’intérieur.

LE VENGEUR.

Un moment ! Je ne trouve pas que la proposition du ministre de la justice mérite d’être tournée en dérision.

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Ni moi ; son argumentation me paraît aussi forte qu’éloquente.

LE MINISTRE DE LA MARINE.

Cette amnistie aurait quelque chose de titanesque et d’incommensurable qui me séduit.

LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR.

Je ne vois pas pourquoi la société n’essaierait point d’un pardon généreux envers des hommes plus égarés que coupables.

LE VENGEUR.

J’ai besoin de soldats.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Moi, j’ai besoin d’ambassadeurs, le ministre des finances a besoin de percepteurs, le ministre de la guerre a besoin d’intendans ; à l’exception de l’instruction publique, tous les ministères ont besoin d’hommes sûrs. Le ministre de la justice va nous donner ce qu’il nous faut, et il lui restera de quoi se pourvoir lui-même !

LE MINISTRE DE LA JUSTICE.

Tu ne crois donc pas à la perfectibilité de l’ame humaine ?

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Non.

LE MINISTRE DE LA JUSTICE.

Alors tu n’es pas révolutionnaire.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

C’est connu.

LE CONSUL.

Ne discutez pas davantage. Rien de semblable à ce que l’on propose n’aura lieu tant que je garderai le pouvoir.

LE VENGEUR.

Tu manques de foi.

LE CONSUL.

C’est possible. Je ne manquerai pas de conscience… D’ailleurs, je ne refuse point d’accorder des grâces isolées et motivées en aussi grand nombre qu’il le faudra.

LE MINISTRE DE LA JUSTICE.

L’effet moral ne sera pas le même.

LE CONSUL.

La parole est au ministre de l’intérieur.

LE MINISTRE DE LA JUSTICE.

Cependant…

LE CONSUL.

Tu n’as pas la parole.

LE MINISTRE DE LA JUSTICE.

Je donne ma démission.

LE CONSUL.

Je l’accepte. (Le ministre de la justice sort.)


IX.


LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR.

Citoyens, nous faisons une grande expérience. Pour ne rien se dissimuler, elle a ses résultats douteux et ses côtés effrayans. Si nous n’avions pas vu de nos yeux combien toute autre forme de gouvernement est devenue impossible, nous pourrions douter que la nation fût mûre pour la république sociale ; mais loin de moi ce doute impie ! En somme, au milieu de ces convulsions, la vieille société se dissout jusque dans les principes faux et menteurs sur lesquels elle était basée. La famille, la propriété, ne sont plus que des mots, la religion est à peine un souvenir. Voilà ce que nous avons gagné. À côté de ces avantages, de ces gains réels, se présente un péril : le désordre est partout ; partout il est au comble. Il faut le vaincre par la force et au besoin par la terreur. Personne ne veut travailler, personne ne veut obéir ; l’action du gouvernement est nulle, même dans les parties les plus socialistes du territoire. Il importe de supprimer au plus vite toute espèce de publication, d’interdire toute espèce de réunion, de défendre le séjour des villes aux habitans des campagnes, de couper toute communication entre les bourgeois et les paysans. En un mot, la liberté de locomotion doit être suspendue, sauf pour les besoins reconnus essentiels. En outre, il conviendrait d’appliquer immédiatement à l’agriculture le système de surveillance proposé pour l’industrie. Si nous ne rétablissons pas la paix dans les campagnes, nous périrons par la famine avant peu. Rien de plus certain.

LE CONSUL.

Mais comment rétablir la paix ? Voilà le problème.

LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR.

Il faut partout organiser tous les bons citoyens en garde nationale mobile, infanterie, cavalerie et artillerie. Cette garde nationale, divisée dans chaque district en autant de détachemens que la nécessité l’exigera, parcourra sans relâche le territoire où elle devra faire régner le travail et la paix. Tout paysan qui ne travaillera pas sera puni des peines les plus sévères, tout terrain en friche sera confisqué, et devra être cultivé par l’ancien propriétaire au profit du trésor public.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Et comment vivra ta garde nationale ?

LE MINISTRE DE l’INTÉRIEUR.

Elle sera entretenue et soldée par les habitans dont elle protégera le travail et dont elle garantira la sécurité.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

C’est le régime turc avec beaucoup d’aggravations.

LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR.

Turc ou maure, nul autre régime ne peut mettre en sûreté les précieuses conquêtes de la révolution démocratique et sociale.

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Si nous n’acceptons pas ce moyen, la réaction nous déborde, l’esprit humain fait un pas en arrière.

LE CONSUL.

Mais ce moyen est odieux.

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Ce qui serait odieux, c’est que la révolution fût livrée pieds et poings liés aux Cosaques de l’extérieur et de l’intérieur.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Tes gardes nationaux mobiles, tu ne les appelles pas des Cosaques !

LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Non ; je n’ai pas l’habitude de blasphémer.

LE CONSUL.

Citoyen ministre de l’intérieur, tes services démocratiques t’ont naturalisé, et tu es devenu l’un de nos plus chers concitoyens ; mais tu n’es pas né parmi nous, et ce n’est pas t’injurier de dire que tu ne connais pas complètement nos mœurs. Ce que tu proposes, c’est tout simplement une guerre civile ajoutée à celle que nous subissons déjà. Ce n’est plus un certain nombre de provinces insurgées que le gouvernement central devra contenir, ce sera le pays tout entier. La garde nationale mobile, en supposant qu’elle ne se débande point, que ses chefs ne trahissent point, sera écharpée en quelques jours.

LE VENGEUR.

Tu t’abuses. Le pays est mûr pour toutes les dominations, pour celle-là comme pour une autre. Il serait facile de nous renverser, il nous est facile de nous maintenir. Terrifions seulement nos ennemis et rassurons nos complices. Maintenant que voici les parts faites, ceux qui sont pourvus ne demandent qu’à conserver. Ils accepteront tout maître qu’ils croiront décidé à reconnaître les faits accomplis, dût-il nous envoyer à la guillotine, nous, leurs libérateurs ; mais, s’ils nous voient forts, ils auront toujours plus de confiance en nous. Prévenons le péril ; n’attendons pas un succès signalé de nos ennemis, n’attendons pas l’approche d’une armée étrangère. Soyons terribles, c’est notre salut, c’est notre devoir. Avec nous la liberté tombe. Serrons d’une main plus ferme ce pouvoir qu’on nous ravirait trop aisément, et qui est le dernier boulevard de la liberté. En même temps, pour assurer à la fois toutes nos conquêtes, écrasons les restes trop remuans de l’esprit individuel. Exigeons de tous, des socialistes eux-mêmes, cet esprit de dévouement, de sacrifice, d’abnégation absolue devant l’état, sans lequel nous ne serons ni égaux, ni frères, ni libres. Nous avons changé beaucoup de choses ; il nous en reste à changer une encore, c’est la nature humaine. Ce peuple-ci n’a pas le sentiment de la communauté, aucun peuple ne l’a eu. On ne l’a vu que dans les congrégations chrétiennes. Ce que la superstition a fait, la raison, la vérité, le peuvent faire ; la crainte aussi le peut à défaut de mobiles meilleurs. La superstition est une crainte. Si on nous aime moins qu’on n’a aimé Dieu, on ne craindra pas moins nos baïonnettes qu’on n’a craint l’enfer. Donc, par force ou par amour, nous inculquerons au peuple le sentiment de la communauté. Nous avons mis le pied sur l’espèce humaine, ne le levons pas qu’elle n’ait pris le pli. Au nom de la patrie, au nom du socialisme, au nom de notre propre intérêt et du sien même, j’invite de la façon la plus pressante le consul à prendre en considération les deux projets dont nous venons de nous occuper : celui du ministre de la justice sur la libération des malheureux condamnés, et celui du ministre de l’intérieur sur l’organisation d’une force mobile destinée à assurer le travail et la paix dans les campagnes. Les deux projets se tiennent par un lien visible, et que, pour mon compte, je ne veux pas cacher. Je suis pour la réhabilitation éclatante des victimes de la justice humaine ; cette réhabilitation leur est due. Les révolutions ne se font pas pour les heureux. Non-seulement il faut délivrer les prisonniers, les galériens, les voleurs, mais il faut leur témoigner une grande et loyale confiance ; il faut leur donner des armes en même temps que des droits. Bien dirigés, ces hommes constitueront la force révolutionnaire la plus redoutable, la plus invincible et la plus fidèle. Avec eux, nous commanderons les campagnes, nous y ferons pousser du blé et des soldats, et nous serons en mesure de tenir tête aux réactions et aux invasions. Autrement, attendons-nous à périr. (Il se lève.) Si quelqu’un ici veut périr, périr avec la révolution, périr sans se défendre, ce n’est pas moi !

TOUS, excepté le consul et le ministre des affaires étrangères.

Ni moi ! ni moi ! Vive la république sociale !

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Voilà la question de cabinet posée.

LE VENGEUR.

J’ai dit mon avis, je ne suis plus nécessaire au conseil. (Il sort. Les ministres le suivent, à l’exception du ministre des affaires étrangères.)


X.


LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Nous serons fusillés aujourd’hui ou demain, mais je ne suis pas d’humeur à donner ma vie gratis. Je reprends mes pistolets. (Il les regarde.) Je les ai pris dans l’appartement du prince royal, lorsque nous venions de chasser le roi. J’étais loin de prévoir le premier usage, et le dernier probablement, que j’en ferai… Une certaine justice ne laisse pas de se manifester au milieu de ce chaos où nous avons précipité le monde. Comme elle m’atteint, elle atteindra aussi le Vengeur. (An consul.) Tu avais sous ta main de si bonnes armes, et tu n’as pas brûlé la cervelle à ce galérien ! (Le consul ne répond pas.) Il n’entend point ; il est sourd d’épouvante. Pauvre sot, ambitieux et poltron, qui a marché vers le pouvoir suprême sans jamais perdre de vue la potence ! Le voilà parvenu au terme de sa course. Il voudrait bien être encore à griffonner ses procédures sous la surveillance du tyran ! Je gage qu’il ne saura pas même mourir, et qu’il finira par tomber dans un égout en fuyant le supplice. (Il le secoue.) À quoi te résous-tu ?

LE CONSUL.

On ne pourra jamais prouver que j’aie violé la constitution !

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Là ! n’en étais-je pas sûr ? Eh ! mon ami, ne t’occupe pas de plaider. Nous ne serons pas jugés par des docteurs en droit. Oublie ta science, souviens-toi que tu es consul et que tu portes une épée.

LE CONSUL.

Tu as raison. Ce sont des bêtes enragées. Ils nous tueront sans aucune des formes protectrices de la justice. Il faut fuir.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

N’as-tu donc absolument aucun moyen de défense ?

LE CONSUL.

Si fait ! grâce à Dieu. Viens avec moi ; j’ai des déguisemens tout préparés, et je connais une issue secrète pour sortir d’ici.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Voyons, voyons, tu n’as pas si peu de courage ! Avant de fuir, il faut voir si on ne peut pas résister.

LE CONSUL.

Je suis perdu. Ils conspirent, et le peuple m’abandonnera. Ils m’ont fait consul pour user ma popularité et mieux combiner leurs coups. À présent, la garde nationale est désarmée ; le peuple, mitraillé par eux en mon nom, me hait. Infâme peuple ! J’ai été son idole, il va me traîner aux gémonies. Nous sommes sous la griffe et dans la gueule des tigres.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

À qui la faute ? (Entre le secrétaire.)

LE CONSUL.

Ah ! te voilà. Eh bien ! que sais-tu ?

LE SECRÉTAIRE.

Je sais qu’une conspiration des ministres va éclater pour porter le Vengeur à la dictature, et qu’il faut gagner au plus tôt les quartiers commerçans. Le Vengeur a fait fusiller tantôt plusieurs chefs de maison chez lesquels on a trouvé des armes ; il en est résulté une certaine émotion. On s’attroupe, on se barricade contre la force ouvrière. Ta présence au milieu des bourgeois insurgés doublera leur courage. Ils croiront avoir la légalité pour eux.

LE CONSUL.

Ils l’auraient en effet… Allons… mais nous n’arriverons jamais jusque-là.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Essaie toujours.

LE CONSUL.

Je suis accablé de fatigue, je suis malade.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Le lâche !

LE CONSUL.

Ne m’insulte pas, mon pauvre ami. Veux-tu te brouiller avec moi au moment de mourir ?

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Comment, malheureux ! tu as fait tout ce que nous t’avons vu faire ; tu as soufflé partout les émeutes, les révolutions ; tu as déclaré la guerre au monde, et tu l’as allumée dans ton pays ; tu as renversé les lois, détruit les fortunes, institué les tribunaux révoltitionnaires, plongé un peuple immense dans l’angoisse et dans le sang ; tu as fait tout cela, et, lorsqu’il se trouve encore de braves gens pour te défendre, tu n’essaieras pas d’aller mourir au milieu d’eux ! Tu es plus vil que les bandits qui te tueront tout à l’heure à coups de pied.

LE CONSUL.

Mon pauvre ami, ménage-moi. Ce que j’ai fait, je ne l’ai pas fait par méchanceté, mais par vanité et par peur. Si tu savais comme ces coquins-là ont toujours pesé sur moi. Demande à mon secrétaire, il te le dira.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Viens tout de suite, ou je te brûle la cervelle ici, immédiatement.

LE CONSUL.

Eh bien, allons ! mais nous serons massacrés par la canaille. (Ils veulent sortir.)

UN SOLDAT, au consul.

Tu es prisonnier.

LE CONSUL, au ministre des affaires étrangères.

Vois-tu !

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

De quel droit et par l’ordre de qui le consul est-il prisonnier ?

LE SOLDAT.

Du droit et par l’ordre du consul.

LE SECRÉTAIRE.

Mais le consul est ici, le voilà.

LE SOLDAT.

Je serais porté à croire qu’il y en a un autre, et que c’est l’autre qui est le bon, vu que c’est le plus nouveau.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Laisse-nous sortir ; il y va de ton existence et du salut de la patrie.

LE SOLDAT.

Assez causé. Étant à cheval sur la consigne, ça ne me coûterait rien du tout de te passer ma baïonnette dans le ventre.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, bas au consul et au secrétaire.

Nous avons encore chance d’échapper. Nous sommes trois, ce soldat est seul. Défaisons-nous de lui. Nous gagnerons ensuite le passage secret.

LE CONSUL.

Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu !

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Comme il devient dévot ! Quel Dieu invoque-t-il, ce destructeur d’églises ?

LE SECRÉTAIRE.

Il serait embarrassé de le dire… Tu es armé ?

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

J’ai des pistolets.

LE CONSUL.

Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu !

LE SECRÉTAIRE.

Mon poignard fera moins de bruit. (Au consul.) Tiens, prends ce pistolet ; il est à deux coups : l’un pour l’ennemi qui te serrerait de trop près ; l’autre, en cas de nécessité, pour toi-même, si le cœur t’en dit.

LE CONSUL.

Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu !

LE SECRÉTAIRE.

Il n’aura pas même le courage de fuir.

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Observe un curieux phénomène : il maigrit à vue d’œil. Jamais il ne pourra nous suivre. Laissons-le là.

LE SECRÉTAIRE.

Encore une fois, veux-tu tenter de te sauver avec nous ?

LE CONSUL.

Mes amis, mes amis, vous allez me compromettre.

LE SECRÉTAIRE.

Silence ! (Au ministre des affaires étrangères.) Tiens-toi prêt. Tu vas voir donner un joli coup de couteau. J’ai pris des leçons d’un Italien… (Il ouvre la porte ; le soldat l’arrête.) Je ne suis pas le consul, moi, je puis sortir.

LE SOLDAT.

Ni toi, ni un autre.

LE SECRÉTAIRE.

J’ai un laissez-passer.

LE SOLDAT.

Je m’en moque.

LE SECRÉTAIRE.

Appelle ton officier. (Le soldat se retourne. Il est frappé et tombe. Le ministre et le secrétaire se sauvent. Des gens armés accourent. Ils trouvent le soldat mort et le consul évanoui.)


XI.

Une église convertie en prison.


SIMPLET.

Aie ! aie ! Oh ! la, la ! mon rhumatisme !

UN SAVANT.

Que ce pauvre diable est importun !… Prenez patience, mon ami.

SIMPLET.

Je crie, je ne me plains pas. J’ai mérité la douleur, je l’accepte… Aie ! aie ! quel froid !

UN SAVANT.

C’est vrai. (Il s’enveloppe de son manteau.) Mais, mon ami, comment croyez-vous avoir mérité la douleur ?

SIMPLET.

En faisant le mal.

UN SAVANT.

Vous m’étonnez. Qu’appelez-vous le mal ?

SIMPLET.

Vous m’étonnez aussi. Connaissez-vous la religion catholique ?

UN SAVANT.

Oui dà… et plusieurs autres.

SIMPLET.

Il suffit de celle-là pour savoir ce qui est bien et ce qui est mal.

UN SAVANT.

Celle-là n’est pas la seule.

SIMPLET.

C’est la seule, parce que c’est la vraie. Il n’y a pas deux vraies religions, puisqu’il n’y a qu’un Dieu.

UN SAVANT.

Le mystère est plus compliqué que cela, mon ami. L’homme est bien multiple, bien divers. Il ne faudrait pas s’étonner que deux puissances y eussent travaillé.

SIMPLET.

Je vous vois venir. J’ai dit tout cela.

UN SAVANT.

Vous avez donc lu les philosophes ?

SIMPLET.

Par exemple ! À l’article de la morale, les difficultés me sont venues toutes seules et en foule. J’aurais composé un livre pour prouver que je devais nécessairement suivre toutes mes passions. Oui, mais que me restait-il à dire contre les voleurs, les gueux de toute espèce qui veulent jouir sans travailler ?…

UN SAVANT.

Cependant…

SIMPLET.

Laissez donc ! vous parlez à un ancien socialiste. Prouvez-moi que vous devez avoir un manteau, et moi pas. Vous direz : J’ai acheté mon manteau ; je vous dirai : J’ai froid. Je vous tuerai pour avoir votre manteau, un autre me tuera pour me le prendre, cet autre à son tour sera tué. On se tuera tant que durera le manteau. Tâchez d’en finir sans la religion.

UN SAVANT.

Il y a des argumens, mon ami ; il y en a de très forts. Le mystère de la société a reçu une autre solution.

SIMPLET.

Comme le mystère de la soif. Il y a deux solutions : la fontaine et le cabaret. Quand j’ai bu à la fontaine, je suis désaltéré ; quand j’ai bu au cabaret, j’ai encore soif, et, de plus, je suis ivre. Par la solution chrétienne, je suis honnête homme ; par les autres, j’étais ivrogne, émeutier, bête féroce. La solution chrétienne me donne le repos intérieur et me promet le ciel ; les autres solutions m’ont valu un œil crevé, un bras cassé, les rhumatismes gagnés dans cette prison. Je ne dis rien des accidens qui menacent mon cou. Je n’y songe plus depuis que mes remords se sont changés en repentir.

UN SAVANT.

Celui qui vous a catéchisé est un habile homme.

SIMPLET.

J’avais froid, il m’a donné la moitié de ses vêtemens. Voilà sa malice.

(Entre le père Alexis en costume de geôlier.)
LE PÈRE ALEXIS.

Simplet, ton déjeuner t’attend.

SIMPLET, bas.

Père, un mot à ce pauvre homme. Il ne sait rien de rien. C’est un savant.

UN SAVANT, regardant le père Alexis.

Je connais ce geôlier.

LE PÈRE ALEXIS.

Vous cherchez où vous m’avez vu, monsieur ? C’est à votre cours. Le père Alexis.

UN SAVANT.

Un jésuite ! tout s’explique. Je causais avec votre élève, mon révérend père. Il me paraît déterminé.

LE PÈRE ALEXIS.

C’est une petite conquête qui ne vous fait pas grand tort. Simplet n’était que platonicien.

UN SAVANT.

Je suis étonné de vous voir ici.

LE PÈRE ALEXIS.

La merveille est que j’y suis libre et fonctionnaire… Ah ! ce n’est pas sans beaucoup de ruses que j’ai pu m’introduire ! Vous soupçonnez bien à quoi je m’occupe. J’ai fait ma cellule d’une chapelle semblable à celle-ci. Le confessionnal et l’autel y sont encore. Je m’en sers.

UN SAVANT.

On vous coupera la tête.

LE PÈRE ALEXIS.

Il n’est pas nécessaire, nous dit Tertullien, que vous viviez ; il est nécessaire que vous serviez Dieu.

UN SAVANT.

Et votre foi n’est pas ébranlée ?

LE PÈRE ALEXIS.

Jamais elle ne fut soutenue par plus de miracles. Je recueille des repentirs précieux, des larmes saintes ; je vois la charité couvrir de fruits abondans cette terre aride, et l’espérance fleurir jusque sur l’échafaud. Quelle grâce pour beaucoup de gens d’être venus échouer ici !

UN SAVANT.

Vous en parlez à votre aise. J’aurais choisi un autre sort.

LE PÈRE ALEXIS.

Votre foi serait-elle moins assurée que la mienne ?

UN SAVANT.

Ma foi, à moi, n’est pas tenue de me consoler. Il suffit qu’elle m’éclaire… Et elle me montre un avenir prochain où vous ne serez plus. Regardez donc ce qui tombe.

LE PÈRE ALEXIS.

Je vois aussi ce qui repousse. Ce qui tombe, c’est votre œuvre. Ces gouvernemens emportés au moindre choc, ces institutions risibles, ces doctrines fécondes seulement en monstruosités, tout cela, mon cher adversaire, est bel et bien de votre façon. Tout cela tombe, et vous était fort nécessaire. Il nous suffit, à nous, que la nature humaine reste avec son invincible besoin de vivre et de croire. Pensez-vous que nous négligerons de l’instruire ? Je ne me donne pas pour un héros, l’exemple n’en est que meilleur. J’enseigne dans cette prison, non sans fruit, au mépris de la mort. Ce que je fais, d’autres le font. Nous rejeter dans les catacombes, c’est nous retremper dans l’air natal. Le monde, dites-vous, n’est plus chrétien. S’il ne l’est plus, il le redeviendra. Qu’importent les siècles ? Là même où il n’est plus chrétien, il se souvient de l’avoir été. En blasphémant le christianisme, il y aspire. Oui, reconnaissant l’impossibilité de vivre autrement qu’en société, l’impossibilité de vivre en société autrement qu’à force de dévouement et de sacrifices mutuels, et l’impossibilité d’obtenir d’aucun individu le dévouement et le sacrifice par la raison, par la nécessité ou la crainte, le genre humain conclura comme Stolberg : « L’homme est né pour vivre en société, donc il doit être catholique. » (On entend le canon et la fusillade.) Tenez ! pour la centième fois, le dilemme se pose. (Entre Simplet.)

SIMPLET.

Encore une révolution ! Le consul est renversé, le Vengeur prend la dictature, et Galuchet est général en chef de la force ouvrière. On s’attend à un massacre des prisons.

UN SAVANT.

Le Vengeur ! Galuchet ! (Bas au père Alexis.) Mon révérend père… puisque tous avez pu faire évader ces jeunes gens…

SIMPLET, à part.

Voilà le moment de la dernière lessive. (Au père Alexis.) Père, je voudrais me confesser.

LE PÈRE ALEXIS

J’y songeais, monsieur. (À Simplet.) Viens, mon enfant.


XII.

La campagne.


(Une troupe d’hommes armés de faux, de bâtons et de fusils.)
JEAN BONHOMME.

Mille tonnerres ! je crève d’impatience. Ils n’arriveront pas. Allons les chercher. Si je n’en extermine pas trois ou quatre aujourd’hui, je deviendrai fou. Depuis ce matin, je compte là-dessus ; il m’en faut !

LE CHEF.

Calmez-vous. Ils passeront par ici et ne nous échapperont point. Personne ne serait plus fâché que moi de les manquer.

JEAN BONHOMME.

Les brigands ! jamais ils ne me paieront mes deux fils morts et mon bien volé, un bien que j’avais hérité de mon père et agrandi par vingt ans de travail.

LE CHEF.

Nous sommes logés tous à la même enseigne. J’avais une maison, et je m asseyais à table tous les dimanches entre mon père, ma mère et huit enfans. Mon père a été assassiné, ma mère est morte d’effroi, ma femme de faim, à la porte de sa maison ; mes fils sont emprisonnés ; mes filles… Allez, compagnons, j’ai bien pris mes mesures, et je vous promets qu’ils passeront par ici ! Ils seront une centaine. Laissons-les s’engager dans le bois : pas un n’en sortira.

CERVAIS.

Eux massacrés, il faudra nous porter à marche forcée sur le village d’où ils viennent, y arriver cette nuit, et le mettre à feu et à sang. Les habitans, quoique suspects à présent aux socialistes, ne valent pas mieux. Ce sont tous voleurs qui se pillent les uns les autres après avoir pillé les honnêtes gens. Nous n’avons pas besoin de regarder où nous frapperons, nous n’atteindrons jamais que des scélérats.

LE CHEF.

Quand pourrons-nous en faire autant dans la capitale !

JEAN BONHOMME.

Je ne tiens à vivre que pour aller là, servir certaines pratiques.

LE CHEF.

Tous nos maux viennent des villes ; elles paieront tout avec usure.

GERVAIS.

Vous n’iriez pas dans les régions de l’ouest, vous ? La vie et la mort y sont moins dures qu’ici, mais ils font des prisonniers… Ce ne serait pas votre goût.

LE CHEF.

Ni le vôtre, je pense.

JEAN BONHOMME.

Ni le mien. Quand j’ai vu des prêtres, j’ai dit : Non ! il ne me faut pas des patenôtres, il me faut du sang. Dans l’ouest ils se battent, ici on se mange…

LE PETIT GERVAIS, accourant.

Voici les galériens !

LE CHEF.

Notre dernier poste commencera le feu à bout portant ; on se lèvera au premier coup de fusil. Face à terre et silence.

(La colonne mobile paraît et s’engage dans le bois. Guyot et le commandant viennent à l’arrière-garde.)
GUYOT.

Pas l’ombre d’un chouan ! Citoyen commandant, reçois mes félicitations. Le travail et la tranquillité règnent dans ton district.

LE COMMANDANT.

Par malheur, l’abondance n’y règne pas, citoyen préfet. Nous avons beau nous faire craindre des paysans, ils se décident encore mieux à recevoir des coups de bâton qu’à nous tremper la soupe. Et tu verras qu’ils finiront par se joindre tous aux révoltés pour nous écraser.

GUYOT.

Ensuite ils s’entre-dévoreront. Ceux qui ont pris ne voudront jamais rendre ; ceux qui ont été dépouillés voudront reprendre plus qu’on ne leur a pris.

LE COMMANDANT.

C’est-à-dire qu’ils s’égorgeront perpétuellement en criant les uns contre les autres : Au voleur !

GUYOT.

Oui, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne. Je commence à croire que les socialistes ont entrepris une besogne au-dessus de leurs forces.

LE COMMANDANT.

À moins qu’ils n’aient voulu tout simplement dépeupler la terre… Quel temps pour ceux qui aiment la paix !

GUYOT.

Tout le monde soupire après la paix ; mais voilà le malheur : personne ne la peut faire. Quand les révolutions sont commencées, c’est le diable, rien ne peut les finir. On croyait saisir la liberté, on tombe dans l’esclavage ; on croyait assurer son bien-être, on ne fait que son malheur et celui d’autrui !

LE COMMANDANT.

Dire que nous ne sommes même pas libres de rester tranquilles, et qu’il nous faut ravager notre pays ou être guillotinés !

GUYOT.

Et tout cela pour nous reposer un jour sous la trique des Cosaques ! car ils vont arriver. Divisés comme nous le sommes, nous ne résisterons guère.

LE COMMANDANT.

Quelle résistance veux-tu que fassent des gens que leurs concitoyens humilient, volent et assassinent ? Quand les Cosaques seraient aussi insolens, aussi pillards, aussi féroces que nous, ils auront toujours plus de discipline, et les citoyens ne subiront plus du moins l’avanie d’être insultés dans leur propre langue. Je m’explique aujourd’hui bien des choses qui m’étonnaient. À voir ce que nous voyons, on apprend l’histoire !… Ce que je ne puis concevoir, c’est que les deux républiques séparatistes du nord et de l’ouest ne nous aient point culbutés.

GUYOT.

Elles n’y ont pas renoncé. Les constitutionnels s’affermissent dans le nord, et les catholiques de l’ouest, en s’unissant avec eux, nous donneront du fil à retordre. Le fanatisme de ces gens de l’ouest est indomptable. Le Vengeur doit se repentir d’avoir délivré Valentin de Lavaur, quand le gouvernement provisoire voulait le faire arrêter.

LE COMMANDANT.

Il lui a fait payer assez cher sa générosité. Sais-tu cela ?

GUYOT.

Non.

LE COMMANDANT.

Mme de Lavaur était cachée dans la capitale, soignant sa mère et menant la vie d’une sœur de charité. Elle a été découverte, trahie, je crois. Le Vengeur a mis la main sur elle, l’a envoyée dans une ville assiégée par les catholiques, et a fait dire à Valentin, qui dirigeait le siège, que le jour de l’assaut, sa femme serait attachée à l’endroit le plus menacé des remparts.

GUYOT.

C’est bien l’homme !

LE COMMANDANT.

Valentin rassemble son conseil. Ayant montré la nécessité d’enlever la ville, il ajoute que l’affaire sera meurtrière et que plusieurs y perdront leurs parens et leurs fils. Personne ne bronche, tout le monde veut l’assaut. Valentin commande le feu, monte le premier sur la brèche et voit parmi les morts le cadavre de sa femme. Il le fait enlever sans prononcer un mot, de peur que ses hommes exaspérés ne massacrent les prisonniers.

GUYOT.

En voilà un sur qui la révolution a passé comme un cylindre de fer ! Son père et sa mère ont été tués du même coup devant moi.

LE COMMANDANT.

Et faire encore la guerre avec tant d’humanité ! Ces gens-là sont étonnans.

GUYOT.

Oui, mais quel fanatisme ! Dans leur fédération, ils vivent comme des capucins. Les prêtres y gouvernent, et la civilisation recule. Ils ne veulent pas de spectacles, ils vont à la messe tous les jours. C’est une vie bien triste.

LE COMMANDANT.

Pas plus triste que la nôtre… Je suis revenu de beaucoup d’illusions.

GUYOT.

Moi aussi, mais… (On entend un coup de fusil.)

JEAN BONHOMME, se levant.

Reçois enfin ton compte ! (Il tire, Guyot tombe. Combat et carnage.)


XIII.

Salle du conseil dans la capitale de la fédération de l’Ouest.


(Les membres du conseil, en petit nombre, ecclésiastiques, paysans, soldats et bourgeois, sont agenouillés devant un grand crucifix qui s’élève au fond de la salle.)
VALENTIN DE LAVAUR, président.

Messieurs, la république sociale vous a demandé la paix ; elle n’a obtenu qu’une trêve, et vous ne l’avez accordée qu’en considération de l’invasion qui menace nos anciens concitoyens. La trêve est conclue. Les socialistes, se fiant à notre parole, ont dégarni leur frontière. La partie de leur armée qui n’est pas occupée à comprimer l’intérieur est maintenant en présence de l’ennemi. Une bataille décisive est imminente. Le résultat ne semble pas douteux. Je vais me rendre sur le point de notre territoire le plus rapproché du théâtre de ce grand événement. Par devoir, nous sommes neutres entre les parties belligérantes. Nous ne voulons point défendre la cause des socialistes, hostile à Dieu et aux hommes ; mais nous ne pouvons oublier que si les socialistes sont nos persécuteurs, ils furent aussi nos concitoyens, nos amis, nos frères, qu’ils parlent la même langue que nous, que le sol qu’ils vont arroser de leur sang, après l’avoir arrosé du nôtre, a été pour nous aussi et sera encore, je l’espère, le sol de la patrie. Entre les Cosaques et les socialistes, nous laissons le ciel rendre ses justes arrêts. Qu’il nous rende dignes seulement de combattre le vainqueur !

Messieurs, nous nous sommes donné une grande tâche ; elle n’est point achevée ; néanmoins, ce que nous avons accompli avec l’aide de Dieu doit nous remplir d’une invincible espérance. Après bien des efforts et bien des combats, dans un lambeau de la patrie déchirée nous nous sommes fait une nouvelle patrie. Une république chrétienne s’est échappée, sanglante, mais pure et pleine de vie, des serres de la république sociale. Tout ce que la folie furieuse de nos anciens concitoyens veut abattre et anéantir se relève et prospère parmi nous. Le peuple qui nous a donné sa confiance n’avait jamais outragé les autels du Christ ; béni dès ce monde, il a été choisi pour les défendre. Plus sage que tant de faux sages qui se sont perdus eux-mêmes après avoir abusé les multitudes, ce généreux peuple a discerné la pierre angulaire de l’édifice social. Il a posé la famille, la propriété, l’ordre et la paix sur le seul fondement qui les puisse porter ; il a voulu et su n’être libre que sous la loi du devoir. Grâce à son courage, nous avons bâti pendant que la terre tremblait. Nous avons donné sur la terre un asile à Dieu, insolemment et follement chassé de partout ; nous lui avons rendu un royaume parmi les hommes. Il y règne, maître de toutes les volontés, appui de tous les courages, espoir et consolation de tous les cœurs. Vous savez quelles bénédictions nous ont récompensés, quels prodiges nous ont soutenus, quels miracles nous ont sauvés. Tous nous sentons cette vertu secrète qui sort de la tombe de nos martyrs, et qui nous anime à suivre leur exemple ; mais, comme nous devenons plus forts après qu’ils ont péri, ne semble-t-il pas que leur sang enrichit le sol en même temps qu’il crie pour nous vers le ciel ? En vain le père meurt et le fils est au combat : la charrue, guidée par la débile main des enfans et des femmes, n’en creuse pas un sillon moins fécond, et le citoyen revenu de la guerre trouve son champ couvert d’une moisson qu’il n’a pas semée. Nous avons pu, presque sans argent et sans impôts, soutenir une lutte gigantesque ; l’instruction est distribuée partout, jusque dans nos camps ; les malades sont soignés partout, les pauvres assistés partout, et nous n’avons ni budget de l’instruction publique, ni budget des pauvres. Pour subvenir à de si grands besoins et à de si pressans devoirs, il nous a suffi d’accueillir les prêtres, les saintes femmes que la république sociale n’a pu égorger. Cette armée de serviteurs et d’esclaves volontaires du pauvre s’est mise à l’œuvre avec tout le zèle de la charité. Elle a prié et travaillé pendant que nous combattions ; elle a élevé l’esprit public à un degré de vertu et de foi que nous-mêmes n’espérions pas.

Cet esprit est notre salut ; il sera le salut de l’humanité. C’est pour l’avoir étouffé que les sociétés succombent ; elles ne se relèveront comme nous et ne renaîtront qu’avec lui. Lui seul, nous le voyons, inspire et soutient les dévouemens sans nombre que nécessitent les misères inhérentes à la condition humaine ; lui seul, en donnant satisfaction et soulagement à ces misères, contient, apaise, supprime dans la foule des petits et des derniers d’ici-bas les révoltes formidables de l’orgueil, de l’envie, du désespoir. En lui sont vraiment la liberté, l’égalité et la fraternité. Par lui, nous avons pu réaliser bien au-delà tout ce que le socialisme prétendait faire. Le socialisme annonçait une création nouvelle, et il expire en enfantant le néant. Nous avons humblement invoqué l’esprit de foi, et l’immuable vérité se manifeste, nouvelle et toujours la même, par une résurrection. Nous devons au peuple, nous devons à la patrie, à l’humanité et à nos ames de ne point laisser la flamme du christianisme s’éteindre ou s’affaiblir parmi nous. Cette considération qui inspire tous nos règlemens a été la loi de nos relations avec la république constitutionnelle. Nous sommes en parfait rapport d’amitié, d’alliance, nous fesons cause commune contre les socialistes ; mais nous n’avons pas cru le moment arrivé de conclure une union plus complète, quelque désirable qu’elle fût d’ailleurs. La république constitutionnelle, née, en même temps que nous, des mêmes événemens, des mêmes périls, des mêmes efforts, n’a pas apprécié comme nous la cause des désastres dont nous avons tous souffert ; nous ne concevons pas de la même manière ce que nous appelons la liberté. Les événemens, l’expérience, beaucoup de besoins identiques, un mutuel désir de concorde et d’agrandissement, nous mettront d’accord. Assurés qu’on ne traitera point de nous sans nous, que nous ne perdrons rien de ce que nous avons conquis, nous attendrons sans entêtement, sans impatience et sans faiblesse le jour cent fois heureux où, sur l’autel relevé de la grande patrie, nous brûlerons tous nos drapeaux pour n’en avoir qu’un seul aux mains de la justice et de la paix. (La séance continue.)


XIV.


(La capitale de la république sociale. Rue silencieuse et déserte. Plusieurs maisons en ruine. L’herbe pousse entre les pavés. À l’extrémité, la rue est coupée par une barricade, au bas de laquelle se cache un homme déguenillé. Un autre homme, en blouse, franchit la barricade. Ces deux hommes, se voyant face à face, s’observent avec une certaine inquiétude.)

L’HOMME DÉGUENILLÉ.

Citoyen, je suis un pauvre ouvrier sans ouvrage. J’ai faim.

L’HOMME EN BLOUSE.

Moi aussi.

L’HOMME DÉGUENILLÉ.

Mais tu as de quoi manger ; tu portes un pain sous ta blouse.

L’HOMME EN BLOUSE.

Moi !

L’HOMME DÉGUENILLÉ.

Je le sais. Je t’ai suivi. Deux fois par semaine, tu vas chercher ce pain à l’entrée du faubourg. Donne-m’en un morceau.

L’HOMME EN BLOUSE.

Ce pain, que je paie au poids de l’or, est tout ce que j’ai pour nourrir une femme et trois enfans.

L’HOMME DÉGUENILLÉ.

Donne-m’en un morceau ; je n’ai pas mangé depuis deux jours. Il faut que je mange ou que je meure. (il montre un pistolet.)

L’HOMME EN BLOUSE.

Je suis armé aussi.

L’HOMME DÉGUENILLÉ.

Donne-moi un morceau de pain, et ne nous tuons pas. Si par bavard on venait au bruit et qu’on te trouvât un pain, tes enfans ne verraient ni le pain ni toi.

L’HOMME EN BLOUSE.

Prends ; … mais tu m’arraches le cœur. (Il lui donne un peu de pain.)

L’HOMME DÉGUENILLÉ.

Mon pauvre ami, j’en suis bien fâché. Je te dirais, si cela pouvait te consoler, que tu sauves la vie à un homme de lettres célèbre, à un ancien ministre, à un membre marquant de plusieurs de nos anciennes assemblées.

L’HOMME EN BLOUSE.

Cela ne me console aucunement.

L’HOMME DÉGUENILLÉ.

Je ne t’en veux point.

L’HOMME EN BLOUSE.

Et moi je t’apprends, s’il est nécessaire de te montrer ce que tu as fait avec tant d’autres, que tu manges la dernière bouchée de pain d’un millionnaire.

L’HOMME DÉGUENILLÉ.

Tu ne m’apprends rien. Pour se procurer deux pains toutes les semaines, il faut avoir un reste de coffre assez bien garni ; mais le temps approche où tu pourras refaire ta fortune. Quant à moi, mon industrie est pour long-temps supprimée. Si tu avais par la suite besoin d’un précepteur…

L’HOMME EN BLOUSE.

Je ne te choisirais pas.

L’HOMME DÉGUENILLÉ.

Je sais tenir une classe, et je suis d’une assez jolie force sur la guitare. L’enseignement serait ma vocation. Cependant je me contenterais d’être valet de chambre ou portier. Je vaux mieux que ma mine et mes anciennes professions. Je suis devenu honnête homme, je voudrais faire une bonne fin.

L’HOMME EN BLOUSE.

Espères-tu vraiment que nous sortions bientôt de l’affreux état où nous sommes ?

L’HOMME DÉGUENILLÉ.

Nous avions annoncé aux Cosaques que nous irions délivrer nos frères les Russes. Les Cosaques nous ont répondu qu’ils viendraient délivrer leurs frères les honnêtes gens. Je ne crois pas que nous délivrions les Russes.

L’HOMME EN BLOUSE.

Sais-tu quelque chose ?

L’HOMME DÉGUENILLÉ.

Je sais qu’il est défendu de donner les mauvaises nouvelles.

L’HOMME EN BLOUSE.

Mais les bonnes ?

L’HOMME DÉGUENILLÉ.

Oh ! pour les bonnes, c’est différent. Nous avions un dernier général qui semblait capable. À la suite d’un combat dont ses soldats ont paru trop fiers, il a été arrêté par l’ordre du dictateur et fusillé cette nuit.

L’HOMME EN BLOUSE.

L’assaut ne peut tarder ?

L’HOMME DÉGUENILLÉ.

Fi donc ! les murailles de la capitale du socialisme vont tout à l’heure se déplacer d’elles-mêmes, et par leur masse mettre l’ennemi en fuite. (Coup de canon.)

L’HOMME EN BLOUSE.

En attendant, voici son canon.

L’HOMME DÉGUENILLÉ.

C’est le nôtre. Ne lis-tu pas les bulletins ? Tous les coups de l’ennemi ratent. Aucun ne porte. (Une bombe tombe dans la rue.) Tu vois bien ! Si tu m’en crois, nous irons causer ailleurs. (On entend une cavalcade.)

L’HOMME EN BLOUSE.

Qu’est-ce qui vient là ?

L’HOMME DÉGUENILLÉ.

Fuyons ! c’est le Vengeur. Nous avons moins à craindre des boulets de l’ennemi que de ce fou furieux et des bandits qui l’accompagnent. (Ils sortent.)


XV.


LE VENGEUR., (Il est à cheval, seul à vingt pas d’une faible escorte.)

Je suis vaincu. L’humanité m’échappe et retourne au joug du Christ. Ce qu’elle a souffert ne m’a pas donné la joie que j’en attendais. (Il regarde autour de lui.) Elle se souviendra de moi pourtant. Voici le grand bazar, le centre de l’activité, des richesses, des plaisirs. Voici ces rues traversées jadis de tant d’équipages, illuminées de tant de feux, décorées de tant de merveilles. Je les ai parcourues alors, inconnu, méprisé, chargé de misère, dévoré d’envie. L’herbe y pousse aujourd’hui sous les pieds de mon cheval, et ce qu’elles conservent d’habitans se cache dans les ruines quand je passe ! Qui m’aurait dit que je verrais cela, et que mes vœux ne seraient pas remplis, et que mon cœur ne serait pas content, et que ma fureur, déchaînée au milieu de ce sang et de ces ruines, rugirait de son impuissance ?… (Entre Galuchet, à cheval, suivi de Chenu et de quelques autres.) Qu’y a-t-il ?

GALUCHET.

La brèche est ouverte ; l’assaut sera donné dans une heure ; la troupe hésite, et le peuple murmure. Il faut capituler.

LE VENGEUR.

Il faut mourir et que l’ennemi ne trouve ici que des cadavres et des ruines.

GALUCHET.

Il faut capituler.

CHENU ET LES AUTRES.

Il faut capituler ! il faut se rendre !

VOIX DANS L’ESCORTE.

À bas le dictateur !

LE VENGEUR, se tournant vers l’escorte.

Traîtres et lâches ! (Il tire son épée.)

GALUCHET, passant derrière le Vengeur.

Tiens, voilà ton affaire ! (Il le frappe.)

CHENU.

Tiens ! brigand, oppresseur du peuple ! (Il frappe.)

LES AUTRES.

Tiens ! tiens ! (Tous frappent. Le Vengeur tombe percé de cent coups.)

GALUCHET.

Mes amis, le tyran est mort ! Souvenez-vous que c’est moi qui l’ai tué ! Nous sommes libres ! Vive la paix ! vive le commerce ! vive le plaisir ! vive l’empereur ! (À Chenu.) Vite, en parlementaire aux avant-postes ! et n’oublie rien de ce que tu dois dire. (Ils sortent. Presque au même instant le père Alexis franchit la barricade.)


XVI.


LE PÈRE ALEXIS.

Grand Dieu ! grand Dieu ! juge terrible ! c’est assez de colère ; miséricorde, ô mon Dieu ! (Il aperçoit le Vengeur.) Voici l’homme qu’on vient de massacrer. Voyons s’il respire encore. (Il s’approche du Vengeur, le relève et l’assied près d’un mur.) Mon frère ! mon frère !

LE VENGEUR, avec effort.

Qui es-tu ?

LE PÈRE ALEXIS.

Je suis prêtre, et je viens vous ouvrir le ciel.

LE VENGEUR

Il n’y a pas de ciel pour moi.

LE PÈRE ALEXIS.

Qui que vous soyez et quoi que vous ayez fait, le ciel ne se fermera pas à votre repentir.

LE VENGEUR

Laisse-moi, je suis le Vengeur, et je ne veux pas me repentir. (Il meurt.)

LE PÈRE ALEXIS.

Malheureux ! le seul vengeur est là-haut ; tu n’étais que la vengeance ! (Il ferme les yeux du cadavre, prie un moment et s’éloigne.)


Louis Veuillot.
  1. Voyez la livraison du 15 juillet.