Le Liban et Davoud-Pacha/01

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Le Liban et Davoud-Pacha
Revue des Deux Mondesvolume 58 (p. 139-168).
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LE LIBAN
ET
DAVOUD-PACHA

I.
L'INSTALLATION DU NOUVEAU GOUVERNEMENT.

Le Liban paie depuis 1861 par un oubli profond la sinistre célébrité qu’il devait aux massacres de l’année précédente. Ce serait à croire la question enterrée, quand tous les morts eux-mêmes ne le sont pas. Un silence si subit et si général, presque au lendemain de cette universelle explosion d’indignation et d’épouvante qu’aucune satisfaction sérieuse n’était venue apaiser, ne peut pas uniquement s’expliquer par une réaction de lassitude ou par les nombreuses diversions de la politique européenne proprement dite, si tout le monde a paru oublier le Liban, c’est qu’au fond personne ne se souciait beaucoup d’en parler. Les vainqueurs de la triste bataille diplomatique de 1861, avec une modestie bien explicable, laissaient sous le boisseau un succès dont le résultat le plus clair était d’avoir tout à la fois consacré l’impunité des massacres, aggravé le savant système de division qui les avait préparés et renforcé, du moins en principe, l’action officielle qui les avait diriges. La France avait des motifs de réserve bien différens, mais où n’entrait pas d’ailleurs, — il est essentiel de bien l’établir pour l’exacte appréciation de son attitude depuis bientôt quatre ans, — le moindre besoin de dissimuler ses mécomptes militaires de 1860 ou sa défaite diplomatique de 1861.

Ces mécomptes, ne l’oublions pas, sont le résultat d’une illusion fort avouable, celle d’avoir supposé au premier moment, c’est-à-dire au vrai moment de l’action, que les Turcs, vu la gravité de la circonstance, cesseraient pour une fois d’être Turcs, — qu’allant au plus pressé, ils visaient avant tout à se réhabiliter vis-à-vis de l’Europe par la plénitude et la rapidité de la réparation, — qu’à défaut même du soin de leur considération, le désir bien naturel de se débarrasser de l’expédition française les ferait se hâter de rendre sa présence inutile, et qu’il y avait dès lors générosité et habileté à leur laisser le mérite d’une initiative qui, sincère ou non et en les libérant peut-être à trop bon compte pour le passé, les aurait plus ou moins liés pour l’avenir. Notre sécurité à cet égard était d’autant plus naturelle que nous avions droit de faire quelque fond sur la pression de l’opinion anglaise, si énergiquement associée à la nôtre dans cette affaire des massacres, et même de la politique anglaise, qui, pour atténuer la complicité des Druses, dénonçait hautement la culpabilité des agens turcs. Si nous n’avons pas à nous vanter ici de notre perspicacité, nous pourrions tout au moins nous prévaloir de notre désintéressement. Cette attitude de notre alliée de 1854, c’est-à-dire de la seule puissance qui eût dans la circonstance autorité pour discuter et surveiller notre intervention, — la stupeur ahurie des Turcs, qui, en voyant débarquer l’expédition française, semblaient uniquement préoccupés de savoir par quel côté on les laisserait partir, — le terrible conseil de discipline et d’union que venaient de recevoir les différens rites chrétiens, les avances secrètes que dictait aux Druses soit le sentiment de l’écrasante responsabilité encourue par leur race, soit la certitude d’avoir fait un double marché de dupes en oubliant leur traditionnelle antipathie envers ces Turcs qui, après s’être servis d’eux comme assassins, ne demandaient pas mieux que de les offrir comme victimes expiatoires[1] ; — enfin, et pour sortir du Liban, la notoire lâcheté de ces musulmans de Damas, qu’on aurait immanquablement vus tomber à plat ventre devant une armée vengeresse, eux qui, en pleine fièvre de pillage et de massacre, et lorsque les baïonnettes turques fraternisaient avec leurs couteaux, avaient, comme au temps d’Ibrahim-Pacha, baissé pavillon devant quelques centaines d’Algériens[2], — tout nous donnait assurément beau jeu pour prendre sans coup férir, presque sans bruit, une complète revanche de la trahison européenne de 1840. Comme pour ne pas nous laisser sur ce point l’ombre d’un scrupule, le commissaire extraordinaire de la Porte se chargeait bientôt lui-même d’ouvrir libre carrière à notre action en violant ostensiblement le contrat européen qui, pour la légaliser, était venu après coup la restreindre à un simple concours. Il demeura, on s’en souvient, avéré, dès la quatrième étape de nos colonnes, que Fuad-Pacha entendait faire de l’expédition française, non plus l’auxiliaire d’une œuvre de réparation, mais bien le chaperon et le paravent d’un système préconçu d’impunité. Or, du moment où la Porte se départait et se jetait même en travers du but qu’elle s’était engagée à poursuivre avec nous, à qui la faute si nous l’avions poursuivi sans elle et au besoin contre elle, sans autre limite à notre liberté d’appréciation que le strict maintien de la suzeraineté du sultan ? Au point de simplification où toutes ces circonstances réunies avaient amené les choses, le Liban eût pu être reconstitué et la Syrie entière organisée avant même le réveil des défiances qui vinrent plus tard marchander à l’occupation française une inutile prorogation de trois mois, mais qui alors se seraient estimées quittes à fort bon compte en n’achetant le rappel de nos troupes que par la simple reconnaissance du fait accompli.

Quant au rejet presque absolu de nos idées dans la discussion du règlement de 1861, il ne serait point en second lieu, et si l’on voulait rapetisser la question, sans certains dédommagemens d’amour-propre. L’Europe, si prompte à oublier ses querelles devant cette terrible influence française dont chaque manifestation en Syrie pourrait cependant se compter par des sacrifices, — des sacrifices forcément et sciemment gratuits, — l’Europe n’a peut-être pas pris garde qu’en nous laissant seuls à défendre dans la conférence de Constantinople l’intérêt des chrétiens du Liban, elle reconstituait implicitement, aux yeux de ceux-ci, le vieux monopole de patronage que nous l’avions de si bonne grâce invitée à partager. Nous ne voyons pas trop non plus ce que l’Angleterre, l’Autriche et la Russie auront gagné à mettre en évidence, pour les Druses comme pour les chrétiens, pour les Grecs comme pour les Maronites, pour les schismatiques comme pour les catholiques, qu’en 1861, non moins qu’en 1840[3], nous étions également seuls à vouloir résolument l’unité politique et l’autonomie administrative de la montagne. La France n’avait donc pas à éluder le souvenir de ses deux échecs : outre qu’il n’y aurait ici de véritablement vaincues que l’humanité, la logique et la justice, le premier ne prouverait que la méticuleuse loyauté de notre intervention, l’autre constate la légitimité de notre influence sur les populations libanaises ; mais nous devions par cela même éviter, sous peine de nous amoindrir, gratuitement, toute récrimination qui ressemblât à de puériles revanches de la vanité froissée, ou qui pût nous faire soupçonner de demander à l’avenir quelque égoïste et cruelle justification de nos prévisions et de nos conseils.

Sous ce dernier rapport, la politique officielle est même allée beaucoup plus loin que le sentiment public. Non contente de promettre sa neutralité à l’expérience triennale inaugurée par le règlement de 1861[4], notre diplomatie, au risque de créer des argumens contre ses propres craintes, au risque de donner le change sur la valeur d’un système dont elle désirait si justement la condamnation, n’avait pas hésité à saisir la première occasion d’en atténuer pour les populations libanaises l’action malfaisante. La Porte, qui jugeait prudent de ne pas nous laisser trop ostensiblement le rôle de vaincus et qui tenait d’ailleurs à ne pas effaroucher ses complaisans alliés en faisant immédiatement produire aux nouvelles institutions tout ce qu’elle en pouvait attendre, la Porte, dis-je, nous ayant abandonné, en forme de dédommagement, la désignation du sujet ottoman, chrétien, mais non indigène[5], qui allait avoir mission de les mettre en vigueur, nous ne nous sommes pas récusés, et nous l’avons pris tel que nous aurions pu le vouloir pour recommander un système de notre choix. Qui plus est, dans les trois ans qui viennent de s’écouler, ce gouverneur non indigène n’aura jamais en vain sollicité notre médiation entre lui et les préventions locales bien que, à n’écouter que l’intérêt étroit de notre influence, nous eussions droit de rester au moins neutres vis-à-vis de celles-ci, soulevées au nom des principes qui n’avaient pas cessé d’être notre programme dans la question du Liban.

J’ai hâte de dire que pour cette fois, et comme compensation des avortemens auxquels avait abouti notre bruyante initiative de 1860, l’abnégation est devenue en définitive de l’habileté. Par une singulière contre-partie de la série de surprises qui avait fait sortir le triomphe complet des Turcs d’événemens considérés comme leur condamnation finale, ce qui pouvait passer à bon droit pour la défaite décisive et même pour une sorte d’abdication de l’idée française aura servi à la consacrer doublement en lui apportant tout à la fois la sanction de la preuve et de la contre-preuve. Comme on va le voir, Davoud-Pacha n’a pu faire quelque bien et il n’a pu surtout empêcher beaucoup de mal qu’en atténuant, en éludant ou même en violant ouvertement les institutions de 1861. Par contre, on le verra aussi, toutes ses défaillances et toutes ses impuissances sont le produit visible et direct de ces institutions, des intérêts spéciaux qu’elles lui créent, des moyens de pression qu’elles donnent à la Porte, des défiances et des griefs positifs qu’elles suscitent dans le principal élément libanais. Cette double démonstration, que résument fort nettement sous ses deux faces l’ordre parfait qui règne dans la moitié sud de la montagne et la quasi-insoumission de la moitié nord, est du reste loin d’avoir produit toutes ses conséquences logiques dans la récente révision du règlement, — ou plutôt il était parfaitement logique que la majorité de la conférence ne s’émût pas trop en 1864 d’inconvéniens sur lesquels elle avait plus ou moins spéculé en 1861. Nous en sommes donc réduits à considérer comme un véritable succès diplomatique de n’avoir pas été cette fois battus sur toute la ligne. On peut même avouer que, dans les deux seules modifications sérieuses obtenues par l’ambassade de France, l’idée favorite des Turcs regagne en fait peut-être plus qu’elle ne perd en principe ; mais enfin la question reste désormais engagée de façon que, dans l’un ou l’autre des deux sens entre lesquels elle se partage, elle aboutit forcément à l’une ou l’autre de ces conclusions : que les Libanais sont éminemment gouvernables en dehors du système anglo-turc, et qu’ils cessent de l’être au contact de ce système. L’essentiel pour des populations si éprouvées, c’est que, dût-elle mûrir plus lentement, cette question ne mûrisse pas dans les orages, et voilà pourquoi la France n’a pas hésité, une fois bien persuadée que l’heure de l’indigénat n’était pas encore venue, à demander le renouvellement pour cinq ans des pouvoirs de Davoud-Pacha, lequel souffle le chaud et le froid en proportions assez égales pour inspirer certaine sécurité à cet égard, De leur côté, les Turcs, heureux d’avoir mis la main sur un homme si propre à faire patienter les répugnances soulevées par la nouvelle organisation, et qui comptent d’ailleurs beaucoup sur les nécessités de défensive où il se trouve placé pour arriver graduellement et sans esclandre, sous le couvert de la confiance relative qu’il inspire, à l’annulation des grandes influences locales, ses antagonistes-nés, les Turcs, disons-nous, n’ont pas mis moins d’empressement que la France à proposer ce renouvellement.

On sera tenté de demander qui se trompe ici. À notre avis, personne. La Porte spécule sur les mauvais côtés de Davoud-Pacha, comme la France sur les bons. Remarquons seulement, à l’appui du vote de la France, que les premiers tiennent à des vices de situation dont tout successeur non indigène du gouverneur actuel subirait au moins autant que lui l’influence, tandis que les seconds tiennent à des qualités personnelles qu’on ne rencontre pas une fois sur mille parmi les fonctionnaires expédiés de Constantinople. C’est, croyons-nous, l’impression qui résultera de l’ensemble de faits que nous allons exposer.


I

Davoud-Pacha[6], devenu ainsi pour la seconde fois, et à l’issue d’une expérience qui semblait devoir irrémédiablement le compromettre d’un côté ou de l’autre, l’expédient de deux politiques opposées, est Arménien catholique, c’est-à-dire qu’il appartient à la fraction la plus européanisée de la seule race chrétienne d’Orient chez laquelle se soit encore manifesté un véritable sens politique. Aux instincts organisateurs et à la dextérité native de cette race, qui, en plein asservissement et tout en paraissant s’identifier par ses fonctionnaires, ses fermiers-généraux, ses banquiers, aux principaux rouages du pouvoir oppresseur, a trouvé le secret de sauvegarder son individualité nationale, administrative, intellectuelle, bien mieux que d’autres en pleine autonomie, il joint un degré de probité et de dignité personnelle beaucoup plus rare chez les Arméniens en place, volontiers plus turcs que les Turcs en ce qui ne touche pas aux intérêts de la grande famille arménienne. Dans la direction générale des télégraphes, où M. de La Valette et Aali-Pacha étaient allés presque simultanément le prendre pour le transformer en mouchir ou pacha de premier rang, le futur gouverneur du Liban n’avait pas seulement réalisé ces trois miracles d’une administration ottomane payant régulièrement ses employés, avouant malgré cela un excédant de recettes et faisant intégralement arriver cet excédant de recettes au trésor ; il avait encore mis une fermeté qui pouvait passer à Constantinople pour de la raideur à éconduire les diverses influences qui auraient voulu exploiter sa position. Avant cela, il avait longtemps servi dans les ambassades, notamment comme chargé d’affaires à Berlin, où il occupa assez studieusement son séjour pour pouvoir publier sur les origines du droit germanique un travail qui fut remarqué par le monde savant d’Allemagne. Davoud-Pacha était donc assez bien préparé par ses triples antécédens d’administrateur, de légiste et de diplomate au gouvernement d’un pays où l’administration était toute à créer, où le droit civil et le droit pénal ne reposaient sur aucune base fixe, et où lui, gouverneur, allait avoir à louvoyer entre six élémens nationaux armés de droits égaux et de prétentions contraires, sans parler des cinq commissaires des puissances intervenantes, qui s’entendaient encore moins. À ces différentes aptitudes, il joignait le grand mérite de ne pas savoir le premier mot de la question libanaise, et par suite de n’y apporter ni préventions ni compromis d’aucune sorte. Davoud-Pacha ne feuilleta pour la première fois le règlement de 1861 qu’à bord du paquebot de Syrie, et on l’entend souvent dire que, s’il n’eût pas été trop tard pour se raviser, il aurait décliné le mandat ou ne l’aurait du moins accepté qu’en faisant de nombreuses conditions. A coup sûr, ce n’est pas sa première entrevue avec les Libanais qui dut le remettre en goût. Elle eut lieu le 18 juillet 1861, près de Beyrout, sur l’emplacement du camp français, où, par une dérision fortuite ou calculée, Fuad-Pacha avait convoqué les représentans de la montagne pour leur notifier l’inauguration du régime qui donnait un si cruel démenti à toutes les espérances nées de l’intervention française. Le nouveau gouverneur-général ne fut salué à son apparition que par les malédictions de quelques centaines de femmes de Deir-el-Qamar et de Djezzin, veuves, mères, filles de massacrés, qui, vociférant, sanglotant, se frappant à coups redoublés la poitrine, s’arrachant les cheveux, ramassant la poussière du chemin pour s’en couvrir la tête, erraient comme des folles le long de la haie de soldats turcs qui défendait l’abord de l’estrade officielle. Parmi ceux-ci, plus d’une disait reconnaître les meurtriers des siens. L’élément maronite n’était guère représenté que dans cette lugubre émeute de désespérées, car il n’eût certes pas avoué à pareil moment son tribun favori Yussef Caram-Beck, lequel, toujours dupe de cette incurable circonspection arabe qui l’a si souvent empêché d’avancer ou de reculer à propos, avait consenti, bien qu’implicitement relevé des fonctions provisoires où Fuad-Pacha avait eu l’adresse de l’enchevêtrer, à venir faire nombre avec les croque-morts turcs et européens de cet enterrement présumé de la nationalité libanaise. Pas un seul délégué du Kesraouan en particulier n’autorisait de sa présence la proclamation de cette monstruosité : que désormais les Maronites, dont le nombre est sept fois celui des Druses, huit fois celui des Grecs schismatiques, douze fois celui des Grecs catholiques, vingt fois celui des Métualis, trente fois celui des musulmans, ne comptaient pas plus à eux tous que la moindre de ces minorités[7], dont deux avaient dû être pour le moins aussi stupéfaites que flattées de se voir ériger en « nations. »

Cette assimilation réalisait, il est vrai, le rêve favori des Grecs catholiques et schismatiques ; mais ils auraient pour le moment préféré à la consécration de leur existence morale comme « nations » la garantie de leur existence physique comme individus. C’étaient eux qu’avaient principalement atteints les massacres et les dévastations passées, et eux dès lors que menaçait le plus dans le présent et dans l’avenir l’audacieux déni de réparation que la Porte avait pu se permettre en présence même de l’intervention européenne. Devant une solution qui sanctionnait de fait ces crimes et cette impunité en donnant un surcroît d’action à l’administration turque, au moins solidaire des uns et directement responsable de l’autre ; devant ce gouverneur-général qu’on leur présentait comme chrétien, mais qu’ils voyaient sous l’uniforme maudit des pachas, ― qu’ils pouvaient d’ailleurs supposer chrétien à la façon d’autres Arméniens, inspirateurs ou agens des plus odieuses manœuvres de Fuad-Pacha, ― on conçoit que les coreligionnaires libanais des morts de Damas, d’Hasbeya et de Rachaya, les échappés de Zahlé en cendres, et les : rares survivans de Deir-el-Qamar[8] se préoccupaient d’autre chose que des vanités de rite. Les sinistres appréhensions qu’ils puisaient dans leurs souvenirs étaient d’autant plus excusables que le règlement de 1861, en attendant l’organisation d’une force indigène, organisation pour laquelle il n’assignait ni délai ni ressources, confiait la sûreté des routes de Beyrout à Damas, et de Saïda à Tripoli, — c’est-à-dire le Liban en long et en large, — aux bataillons turcs. C’est donc en vain qu’un ancien prêtre catholique de Damas, récemment revenu de Constantinople évêque schismatique et grand ami des Turcs, essaya, dans une harangue de remercîmens à l’adresse du sultan et du commissaire impérial, de réveiller la fibre sensible des deux communautés. Le patriarche schismatique lui-même ne réussit pas à donner le branle aux marques d’approbation. Les Grecs des deux communions abandonnaient décidément, eux aussi, au groupe toujours sanglotant et maudissant des femmes la tâche de répondre à la notification pour laquelle ils avaient été convoqués.

Les Druses, qui, tout en exécrant au fond du cœur Fuad-Pacha, se sentaient plus d’un motif de le ménager, avaient répondu en assez grand nombre à cette convocation ; mais leur morne attitude disait suffisamment que les appréhensions et les regrets n’étaient pas tous du côté de leurs victimes. Qu’avaient-ils en effet gagné à trahir la solidarité nationale qui les unissait de temps immémorial aux chrétiens, à ne pas se contenter d’un partage où, malgré leur infériorité numérique, ils pesaient dans la balance des pouvoirs et des influences le même poids que tous les chrétiens ensemble, à chercher dans l’alliance de l’ennemi commun des moyens d’oppression qui, devant les résistances bien naturelles de l’élément lésé, devaient, les Turcs aidant, fatalement se transformer en tactique d’extermination ? Ils y avaient gagné, comme Libanais, de tomber sous l’autorité directe de la Porte. Ils y avaient gagné, comme Druses, de voir abolir la puissante organisation féodale à laquelle ils devaient non-seulement leur indépendance vis-à-vis de celle-ci, mais encore leur ascendant social et militaire dans la montagne[9], et de devenir politiquement, qui pis est, le sixième d’une nationalité morcelée et décapitée, lorsqu’il n’avait tenu qu’à eux de rester sans contestation la moitié d’une nationalité réelle. Au réveil enfin de leur rêve de domination générale sur les chrétiens de la montagne, ils perdaient jusqu’à leur suprématie traditionnelle sur ceux du Liban druse proprement dit : ils s’y voyaient assimiler, — outre la colonie maronite, que le classement par religion allait rendre participante de tous les droits de la race mère, — deux communautés jusque-là sans individualité politique, regardées tout au plus par eux comme le tiers-état de leur système social, et qui pouvaient désormais, en se concertant, mettre au service de leurs griefs une influence politique et judiciaire double de celle de l’ancien élément oppresseur, — ou triple, si les Maronites s’en mêlaient.

Les Druses ne devaient guère en effet compter, pour rétablir l’équilibre des voix, sur l’adjonction des Métualis et des musulmans, qui, presque sans contact territorial et par suite sans lien d’intérêt avec eux, auraient au contraire avantage à bien vivre avec la population chrétienne, au milieu de laquelle ces deux minorités sont comme perdues. Les trois communautés non chrétiennes ne se rencontraient d’ailleurs que dans les deux grands midjelès ou cours centrales de justice et d’administration. Au sein des midjelès judiciaires et administratifs de première instance, où ne devaient figurer que les élémens locaux, les Druses, dans deux au moins des trois arrondissemens que comprend leur ancienne caïmacamie, allaient, si le règlement de 1861 était sincèrement appliqué, se trouver seuls en face des différens groupes chrétiens, fort jaloux, à la vérité, l’un de l’autre, mais pour longtemps unis contre eux par la solidarité du massacre. Cette invention de la représentation par communautés, sur laquelle les Turcs comptaient avec raison beaucoup pour achever de désorganiser les chrétiens en étendant les rivalités de rite à tous les détails de la vie civile, devenait ainsi dans la circonstance pour les Druses une nouvelle cause d’infériorité. Tout se tournait contre eux jusqu’à leur impunité même, car les deux milliers et plus de massacreurs que Fuad-Pacha avait aidés, lors de l’expédition française, à s’esquiver dans le Hauran, mais qu’il se gardait bien de rappeler et qu’il y faisait au besoin traquer pour mieux les tenir en défiance et les dégoûter de revenir, formaient l’élite de leurs combattans[10]. C’était sans contredit le tour de force de ce diabolique jeu de bascule si savamment pratiqué par la Porte que d’avoir ainsi combiné avec un refus de réparation qui maintenait dans son intégrité la sanglante dette contractée par les Druses leur affaiblissement politique et militaire et l’avènement officiel des deux élémens chrétiens qui avaient le plus terrible compte à leur demander.

Quel usage Davoud-Pacha allait-il faire de cette nouvelle machine à diviser et à broyer ? Si, ce qu’on donnait à entendre, il était franchement chrétien[11] et imposé comme une expiation aux Druses, le moins que ceux-ci crussent devoir en redouter, c’est qu’il laissât les trois communions chrétiennes se dédommager de concert, par exemple dans les questions d’impôt et de cadastre, dévolues aux midjelès administratifs, de l’ajournement dérisoire des indemnités. Les Druses s’étaient assez édifiés depuis dix mois sur le caractère de la protection turque pour comprendre qu’autant celle-ci se montrait jalouse de les couvrir lorsqu’il s’agissait d’entraver toute composition régulière et équitable entre les deux races[12], autant elle serait portée à fermer les yeux sur une liquidation qui prendrait la forme de représailles. Ce serait bien pis, si Davoud-Pacha n’était qu’un de ces chrétiens courtisans dont fourmillent les bureaux de Constantinople, car il ne perdrait certainement pas si belle occasion de réaliser sous le masque d’un feint emportement de secte, c’est-à-dire sans responsabilité visible pour son gouvernement, le second point du programme traditionnel de Constantinople, de reprendre sous forme de guerre civile la fameuse tentative judiciaire de Fuad-Pacha, en un mot de faire écraser l’élément massacreur par les élémens décimés, qui, résultat non moins précieux, resteraient par le fait seul de leur victoire à la merci de la Porte[13]. — L’Europe ne se croirait-elle pas en éfFet dispensée de les protéger en les voyant se faire justice à eux-mêmes ? — Outre l’avantage d’en finir ainsi du même coup avec les deux pivots de la nationalité libanaise[14], la Porte, avait à cette manœuvre un grave intérêt de circonstance : celui de couper court aux dangereux pourparlers engagés par les chefs druses du Hauran avec les Maronites, auxquels ils proposaient une réconciliation dont l’usurpation ottomane eût payé tous les frais. Sous l’apparente solidarité qu’une impunité commune, et dont, je le répète, il n’avait pas tenu aux Turcs de les exclure, leur donnait de loin avec le triomphe diplomatique de ceux-ci, les Druses trouvaient donc dans la solution nouvelle plus de sujets de mécompte et autant de motifs d’inquiétude que les chrétiens.

II

Dans cette mêlée de défiances contradictoires, mais qui s’accordaient pour le mettre en quarantaine, les unes comme chrétien, les autres comme fonctionnaire turc, toutes comme étranger, Davoud-Pacha arrivait désarmé de toute initiative, de tout moyen normal d’action ou de résistance.

Les membres du medjlis administratif central, auquel appartenaient le vote, la répartition, le contrôle des recettes et des dépenses, ceux des midjelès administratifs d’arrondissement, à la fois tribunaux de contentieux et organes des réclamations individuelles ou collectives des contribuables, ceux enfin de la hiérarchie judiciaire à tous ses degrés, jusqu’aux juges de paix inclusivement, allaient être nommés et dès lors dirigés par les chefs de leurs communautés respectives. L’impôt et la sanction pénale, c’est-à-dire les deux grands ressorts du gouvernement, restaient donc pour commencer à la merci d’influences doublement menaçantes pour le gouverneur. Sans parler de la redoutable unité de direction qu’ils gagnaient à ce système, les griefs de chaque élément allaient tour à tour emprunter et prêter, un surcroît d’aigreur à l’antagonisme obligé de l’autorité religieuse vis-à-vis du pouvoir civil. Davoud-Pacha n’avait même pas la ressource de tenter la diversion d’usage, d’opposer aux prétentions ecclésiastiques les exigences laïques dans un pays où les intérêts tant généraux que locaux se classent plus que jamais par religion. En l’absence d’un pouvoir central indigène et par l’abolition des sous-centres féodaux, les chefs de communauté restent aujourd’hui, chacun dans son milieu, la seule incarnation visible et acceptée de ces intérêts[15]. Quoi qu’il plût aux différens clergés d’entreprendre contre Davoud-Pacha, le pays allait donc y voir, non pas un empiétement sur le pouvoir civil, mais bien une légitime revanche du véritable pouvoir civil sur l’immixtion étrangère.

En même temps qu’il accumulait les griefs au sein de cette multiple opposition, le règlement de 1861 l’avait, comme on le voit, formidablement armée, et ce n’est pas tout : comme pour lui donner le branle, le règlement instituait auprès du gouverneur-général six ouékils ou procureurs fondés des communautés, également nommés par les chefs de ces communautés, et qui, sans attributions spéciales, n’allaient être que plus empressés de faire constater leur utilité en saisissant toutes les occasions de conflit. Ces occasions naissaient par milliers du fait seul de la brutale assimilation établie entre six élémens si inégaux, car tous, petits et grands, ceux-ci pour affirmer leur importance méconnue, ceux-là pour essayer leurs nouveaux droits, s’évertueraient à qui mieux mieux à rendre la vie dure au gouverneur. Quelques moyens de division que ce système lui mît aux mains, Davoud-Pacha ne pouvait pas les faire tourner au profit de l’action régulière du gouvernement. Essayer de gagner les Maronites et les Druses en leur restituant dans la pratique la prépondérance traditionnelle que leur enlevait le règlement, c’était indisposer les quatre minorités qu’il favorisait et s’aliéner huit voix sur douze dans le medjlis administratif central. Intéresser au contraire ces minorités par une application littérale du règlement à assurer la marche du nouveau régime, c’était alimenter le mécontentement des cinq sixièmes du pays. Davoud-Pacha n’avait donc ici que le choix d’entrer en lutte ou avec la majorité qui vote l’impôt, ou avec la majorité qui le paie.

La conférence de Constantinople avait d’ailleurs réglé le budget du Liban de telle façon qu’elle ne s’y serait pas mieux prise, si elle s’était donné pour tâche de faire de cette question de l’impôt non plus seulement un moyen, mais encore une cause directe d’opposition. Après avoir voté une organisation qui devait coûter annuellement, et au plus bas, 11,000 bourses[16], elle maintenait l’impôt de la montagne à l’ancien chiffre de 3,500 bourses, en se bornant à ajouter, d’une part, qu’il pourrait être porté au double lorsque les circonstances le permettraient, et d’autre part que, « si les frais généraux strictement n²cessaires à la marche de l’administration dépassaient le produit des impôts, la Porte aurait à pourvoir à ces excédans de dépense. » Ceci revenait du même coup à créer un déficit immédiat et à fermer indéfiniment la source des recettes qui pouvaient seules le combler. Est-ce au lendemain d’un massacre qui avait privé des milliers de familles de leurs soutiens, au lendemain d’incendies et de pillages qui avaient anéanti le capital des deux principaux centres manufacturiers et commerciaux de la montagne, — est-ce surtout quand l’ajournement des indemnités maintenait, aggravait même dans une effrayante progression les conséquences économiques de ces désastres, qu’on pouvait considérer comme remplie la condition mise à toute augmentation de l’impôt[17] ? Les « circonstances » dont le règlement requérait formellement la sanction n’autorisaient-elles pas plutôt les chrétiens, c’est-à-dire l’immense majorité des contribuables, à réclamer un dégrèvement, ou pour le moins à rejeter sur la Porte, — puisqu’elle se déclarait responsable de toute insuffisance justifiée des ressources locales, — le surcroît de charges apporté par un régime que le Liban n’avait pas demandé, et qui méconnaissait même tous ses vœux, toutes ses traditions ? Il va sans dire que Davoud-Pacha ne pouvait guère compter de son côté sur l’exactitude de la Porte à parfaire le budget des services courans, lorsqu’elle se pressait si peu de combler le déficit bien autrement impérieux créé par le pillage et l’incendie. Le résultat le plus clair de l’obligation qu’elle assumait ici était donc d’ouvrir la voie à un nouvel empiétement des Turcs, qui allaient pouvoir librement s’immiscer dans le contrôle des recettes et des dépenses, en un mot de fournir tout à la fois aux contribuables une nouvelle défaite et un nouveau grief[18]. Il n’était pas jusqu’aux deux seules bonnes dispositions du règlement, l’abolition de l’exécution par garnisaires et la prescription de lever le cadastre des terres cultivées, qui ne vinssent compliquer cette question de l’impôt. La première, si elle supprimait la cause d’intolérables exactions, enlevait par contre au fisc un moyen de coercition d’autant plus redouté, le seul devant lequel fût habitué à céder le contribuable arabe. La seconde, qui demandait beaucoup de temps, était l’infirmation immédiate du vieux mode de répartition, et elle donnait en attendant aux petits contribuables le prétexte d’arguer de lésions notoires pour refuser l’impôt.

Or, sans l’impôt, c’est-à-dire sans argent, comment organiser une force armée ? Sans force armée, comment assurer, dans les dispositions actuelles du pays, la rentrée de l’impôt ? Il n’y avait à ce cercle vicieux qu’une issue visible, l’emploi des forces ottomanes, mises par le règlement à la disposition du gouverneur « jusqu’à l’organisation d’une force indigène suffisante pour faire face à tous les besoins de la police ordinaire. » La Porte devait d’autant moins se faire marchander ce genre de concours qu’elle y voyait à la fois le prétexte d’ajourner indéfiniment le rappel de ceux de ses détachemens que le départ de nos troupes avait laissés en possession des districts mixtes[19], et une occasion légale de pénétrer enfin, à la faveur des résistances bien prévues du grand district maronite du Kesraouan, dans la partie jusque-là inviolée de la montagne. Il fallait bien plutôt craindre que les Turcs n’en vinssent jusqu’à imposer ce concours armé en vertu même de l’adroite concession qui ouvrait déjà la voie à leur contrôle administratif. Engagés qu’ils étaient à parer à l’insuffisance de l’impôt, n’avaient-ils pas en effet quelque droit d’exiger que Davoud-Pacha commençât par employer le seul moyen en son pouvoir de faire rendre à cet impôt tout ce qu’il devait légalement rendre ? Par un de ces savans enchaînemens de contradictions dont le règlement abonde, les garanties et les moyens de défense laissés aux élémens nationaux concouraient ainsi fatalement à provoquer l’invasion turque, et l’apparent sacrifice par lequel la Porte, non contente de renoncer à la redevance qui était le signe traditionnel de sa suzeraineté, allait jusqu’à se reconnaître éventuellement tributaire du Liban légalisait d’avance cette invasion sous les deux formes.

Le piège était d’autant plus habilement tendu qu’en cédant à la tentation ou à la nécessité de se servir provisoirement des soldats turcs, le gouverneur-général se condamnerait à ne pouvoir plus s’en passer, La moitié nord du Liban, qui, même avant de les avoir vus à l’œuvre dans la moitié sud, n’avait jamais toléré, fût-ce à titre d’auxiliaires, leur présence, devait encore moins les accepter comme porteurs de contrainte, et lorsqu’il s’agissait d’un impôt dont la majorité maronite, groupée en masse compacte sur le premier de ces territoires, pouvait le règlement en main, nier absolument la validité[20]. L’apparition du moindre détachement turc dans le Kesraouan y serait donc le signal d’une insurrection générale contre laquelle il n’y aurait de ressource que dans un siège en règle et l’occupation permanente de chacune des innombrables citadelles naturelles qui hérissent le pays. Dans le Liban mixte, dont elles détenaient déjà de fait les principales positions, l’action des troupes turques pouvait être à la rigueur restreinte à un simple service de police, mais avec le double inconvénient d’aggraver là aussi la nécessité d’une force armée et d’y rendre impossible l’organisation d’une force indigène, ce qui revenait toujours, et deux fois pour une, au même résultat final, c’est-à-dire à perpétuer l’occupation turque.

Si la solution nouvelle inspirait aux notables druses assez de défiances pour qu’ils désirassent peut-être plus que jamais un rapprochement avec les chrétiens, l’effet avait été fort différent sur la masse druse. Stylée par ses propres chefs à ne jamais aller au fond même des choses et à ne prendre conseil que de son intérêt immédiat, celle-ci s’était bornée à conclure, en voyant les nizam rester maîtres du terrain, qu’ils étaient incontestablement les plus forts et par conséquent les seuls à ménager[21]. Tout en maudissant in petto le perfide et onéreux patronage qu’elle était condamnée à subir, elle avait d’autant moins hésité à fraterniser avec eux dans les délirantes démonstrations qui célébraient, depuis le départ de nos troupes, la « défaite » des chrétiens, que, fort perplexe sur le parti qu’un gouverneur à la fois chrétien et pacha allait tirer de ce brutal instrument, elle jugeait prudent à tout hasard de se mettre du côté du manche. D’autre part, les chrétiens, en se retrouvant seuls face à face avec les deux élémens impunis et en apparence plus liés que jamais de la conspiration des massacres, n’avaient pu réprimer un effroi bien naturel, qui puisait déjà dans son excès même, dans l’énergie désespérée de l’instinct de conservation, un caractère résolument agressif. On comprend quel surcroît d’excitations réciproques l’emploi des soldats turcs comme gendarmerie allait chaque jour apporter aux haines ravivées par leur seule présence. Le moins qui pût en résulter, c’était de maintenir dans un isolement farouche, implacable, des élémens dont le concert au moins tacite était la condition de rigueur mise à la création d’une milice indigène[22] ; mais, à vrai dire, le choc était inévitable, et c’est le règlement encore qui se chargeait de le déterminer.

Après avoir impitoyablement écarté ou, qui pis est, faussé le principe des majorités dans l’organisation représentative et judiciaire, le règlement de 1861 l’avait admis et même poussé à outrance en ce qui concerne l’administration proprement dite. Les moudirs ou administrateurs d’arrondissement, sur la proposition desquels le gouverneur-général devait nommer les administrateurs de canton, devaient être eux-mêmes choisis par celui-ci dans « le rite dominant soit par le chiffre de sa population, soit par l’importance de ses propriétés. » De cet apparent retour à l’équité, qu’on pouvait même accepter comme réel dans cinq arrondissemens sur six[23], résultait malheureusement ceci, que, dans l’arrondissement du Chouf, les chrétiens, bien qu’ils fussent sous les deux rapports l’élément dominant, se trouveraient, par suite de leur fractionnement en trois rites, éliminés du pouvoir exécutif au profit du groupe druse, qui l’emportait sur chacun de ces rites. Le Chouf était justement le foyer et le principal théâtre de la conspiration druso-turque de 1860 : ce qui dit tout, c’est là qu’est Deir-el-Qamar. La population qui avait fourni le plus de victimes aux massacres allait en un mot avoir pour magistrats civils, c’est-à-dire pour gardiens de sa sûreté et de ses droits, les représentans officiels de l’élément massacreur, lesquels auraient eux-mêmes pour auxiliaires obligés ces soldats turcs qui tenaient si bien les têtes quand les cangiars druses sciaient les cous. Pour ne pas voir qu’une telle combinaison devait engendrer des collisions et des rébellions quotidiennes, il fallait oublier que les nerfs tressaillent et que le cœur bat.

L’outrage était surtout irritant et cruel pour Deir-el-Qamar, qui n’avait commis, seize ans auparavant, la faute si lugubrement expiée d’appeler un gouverneur turc qu’en haine et défiance des Druses, dans le lot desquels cette ville se fût trouvée naturellement comprise lors de la fameuse division territoriale en deux caïmacamies. Telles étaient ses susceptibilités sur ce point que, pour protester à la fois contre les prétentions de la féodalité druse, qui n’avait pas cessé de considérer comme une usurpation l’existence au centre de ses domaines d’un grand’municipe chrétien[24], et contre les humiliations, les vexations croissantes dont cette féodalité accablait ses vassaux chrétiens, Deir-el-Qamar en était arrivée jusqu’à ne pas souffrir d’habitans druses[25]. L’acte tardif de justice qui venait la soustraire à la protection turque, et où la France elle-même voyait une garantie, prenait donc, grâce aux pièges du règlement, pour les survivans de cette population ulcérée, un tout autre caractère : celui d’une consécration officielle et définitive de la conspiration des massacres. C’est par trahison que l’autorité turque avait livré Deir-el-Qamar aux égorgeurs druses, et c’est légalement que l’autorité druse allait pouvoir la livrer aux soldats turcs.

Ce n’est pas encore tout : dans l’évidente pensée d’en activer la reconstruction et le repeuplement, mais sans prendre garde que, sous chacune des ruines à relever, il y avait des morts non vengés, la conférence de Constantinople érigeait Deir-el-Qamar en capitale. L’intention était bonne. Au point d’excitation où, par les causes énumérées plus haut, se trouvait ramené l’antagonisme des masses druses et chrétiennes, j’aurais cependant défié le mauvais génie auquel le Liban semble échu en partage de trouver mieux qu’une combinaison qui donnait pour rendez-vous obligé aux deux races cette mare de sang à peine figée.

Je m’arrête à mi-chemin dans l’énumération déjà bien longue des incohérences logiques, des fatalités calculées, des absurdités sincères de la loi organique de 1861, et dont la plupart sont maintenues dans celle de 1864. Je n’en pouvais pas moins dire, et j’en ai assez dit pour bien faire voir qu’à défaut même de la double pression que la Porte exerçait, par le droit de nomination ou de révocation et par la question de subsides, sur le gouverneur, tout autour de lui concourait à le pousser dans les voies turques. En face d’une situation violente dont les moindres détails semblaient combinés pour armer les différentes fractions l’une contre l’autre et toutes ensemble contre lui, le règlement ne lui laissait le choix qu’entre deux expédiens : diviser ou comprimer, — la tactique turque ou l’occupation turque, — et, à vrai dire, les deux s’enchaînaient, La politique de division aboutissait nécessairement à des désordres d’où il ne pourrait dégager sa responsabilité que par l’emploi des troupes ottomanes, et l’on a vu que l’emploi de ces troupes ne pouvait qu’envenimer les divisions.

C’est le grand honneur de Davoud-Pacha de n’avoir pas fléchi devant ce dilemme. Assez honnête pour repousser le premier expédient, assez habile et assez hardi pour se passer à ses risques et périls du second, il a été en récompense assez heureux pour trouver des moyens accidentels de gouvernement dans les difficultés mêmes qui l’entouraient. Au bout de cette première et brillante période de son administration, nous aurons, il est vrai, la déception d’entrevoir qu’il résiste moins bien à l’épreuve du succès qu’à celle de la lutte ; mais, si les pièges tendus aux ambitions, aux vanités, même aux louables impatiences de cet esprit à la fois si tenace et si délié le faisaient un jour tomber, du rôle d’initiateur qu’on lui reconnaissait déjà, au niveau d’un simple agent de la Porte ; si, cédant à la pente au bord de laquelle ses amis ont pu le voir, osciller, juste au moment où la France obtenait pour lui une prorogation et un accroissement de pouvoirs, Davoud-Pacha inclinait définitivement vers le système turc, il faudrait encore beaucoup lui pardonner en faveur des argumens inattendus et décisifs qu’il a fournis contre ce système.

III.

L’explosion fut assez prompte pour que le gouverneur-général n’eût pas le temps de se fourvoyer dans l’impasse des tâtonnemens et des demi-mesures. A l’entrée de Deir-el-Qamar, il dut littéralement se frayer un passage entre deux haies mobiles d’ossemens humains que les femmes et les mères des massacrés brandissaient autour de lui. La vue des quelques Druses qui, dans la traversée de la montagne, s’étaient joints au cortège officiel, la pensée qu’à partir de ce moment tous les Druses sans exception pourraient, sous le couvert d’affaires avec l’administration centrale, pénétrer librement, en nombre et à toute heure, dans cette ville dont ils venaient de faire une ruine et un charnier, avaient subitement inspiré cette furieuse évocation du massacre, et Davoud-Pacha allait être encore obligé de jeter de l’huile sur le feu. Il fallait apprendre dès le lendemain à la population survivante qu’outre les allées et venues des Druses, elle aurait à subir, par suite de son fractionnement en trois rites, un moudir druse. Les protestations, les assurances de toute nature par lesquelles Fuad-Pacha était parvenu, lors du départ de nos troupes, à la retenir près de ses foyers détruits l’avaient certes mal préparée à voir interpréter contre elle, — et précisément contre elle seule, — l’unique concession faite par le règlement au principe des majorités. Le moins qu’eussent le droit d’espérer les trois fractions chrétiennes de Deir-el-Qamar, c’est que les législateurs de 1861 auraient la logique des assassins de 1860, et que, confondues dans l’égorgement, elles le seraient aussi dans le dénombrement des intérêts locaux.

Pour donner une idée de l’effet produit par cette annonce d’un préfet druse, il suffira de dire que des groupes ameutés sur la place du sérail, — devant ce même sérail que les Turcs ouvraient, treize mois, auparavant, comme un asile inviolable aux chrétiens trains, et qui devenait pour ceux-ci un abattoir, — plusieurs voix s’élevèrent pour redemander un gouverneur turc… Ce qui était encore plus significatif et plus inquiétant que ces hyperboles de l’exécration, c’est que l’émeute avait subitement renoncé au mot d’ordre d’émigration qui était jusque-là sa protestation habituelle, et qu’opposant le parti pris du désespoir à ce qui lui semblait être le parti pris de la dérision et de l’iniquité, elle manifestait une résolution froide, inexorable, de ne tolérer, coûte que coûte, ni l’autorité ni même la présence des Druses.

Bâillonner ces menaces qui n’étaient que des sanglots, réprimer ces répulsions et ces révoltes qui n’étaient que l’involontaire frémissement de la chair, employer la force, ce qui signifiait pour le moment les soldats turcs, à protéger les Druses contre les malédictions et les clameurs d’une cité à qui Druses et Turcs n’avaient laissé que ce moyen de défense en n’y laissant guère de vivant que des femmes, — jeter pour l’exemple les plus acharnées, c’est-à-dire les plus désespérées de ces malheureuses, dans cette prison du sérail dont les murs et les dalles gardaient l’empreinte encore rouge du massacre, — ne pas craindre en un mot de faire dire que, pour son début, le gouverneur chrétien enchérissait sur le commissaire ottoman, et qu’après Fuad-Pacha, qui s’était contenté d’éluder les griefs de la population, Davoud-Pacha venait les transformer en délits, — voilà, bon gré, mal gré, la solution naturelle et légale qui se présentait. Mais c’était d’une part justifier et exaspérer les préventions locales, qui, fussent-elles matées sur place, allaient se réveiller en échos indignés dans l’ensemble des trois communautés chrétiennes de la montagne, toutes représentées, on l’a vu, à Deir-el-Qamar, et c’était d’autre part donner aux sauvages passions des masses druses, qui épiaient le premier acte du gouverneur pour s’en faire une règle de conduite, le double encouragement d’une sauvegarde officielle de leur passé et d’une apparente solidarité de défensive entre elles et la nouvelle administration. Au point de tension où il trouvait les choses, Davoud-Pacha se serait vu sur les bras une formidable coalition chrétienne et une nouvelle guerre civile avant de pouvoir dissiper le malentendu.

Se rejeter sur l’expédient opposé, rester neutre dans un conflit où le gouvernement ne pouvait intervenir en faveur de la loi qu’en outrageant l’équité et réprimer le désordre qu’en le généralisant, — compter, non pas certes pour la réconciliation, mais pour une sorte d’apaisement sans lequel la réunion des divers élémens de l’administration centrale devenait impossible, sur l’intérêt évident et avoué des chefs druses à témoigner à force de ménagemens et d’avances leur regret du passé, c’était une solution moins pratique encore, et l’obstacle, tout bien considéré, ne venait peut-être pas ici tant des terreurs de la population survivante que des terreurs des meurtriers eux-mêmes. Exposés à se rencontrer chaque jour face à face avec quelque parent de leurs victimes qui, dans les idées du pays, aurait sur eux un incontestable droit de talion, sauraient-ils tous résister à la tentation de saisir et au besoin de faire naître le prétexte de légitime défense pour se libérer de la dette de sang par la mort du créancier ? Or qu’on s’imagine à ces heures de lugubre anxiété, de farouche attente, où, d’un bout à l’autre du pays mixte, chrétiens et Druses s’observaient, l’oreille tendue à tous les bruits et la main sur le couteau, qu’on s’imagine arrivant de sommet en sommet, par ce télégraphe vocal qui transmet les cris d’alarme et de guerre, l’annonce qu’on assassinait de nouveau à Deir-el-Qamar ! Avant que des deux côtés on s’enquit des détails, c’eût été à qui tuerait pour n’être pas tué. Outre qu’en voulant dégager sa responsabilité Davoud-Pacha se fût ainsi exposé à l’aggraver d’une façon terrible, c’était une des fatalités de la situation dont il héritait que sa neutralité eût apporté à l’hostilité réciproque et aux défiances communes des deux races une excitation de plus. Le doute n’était plus en effet permis après la double expérience de 1845 et de 1860 ; c’est en donnant les coudées franches aux animosités qu’ils provoquaient sous main, c’est en les laissant bien se développer, bien s’envenimer par le libre jeu des représailles de façon à n’intervenir qu’au dernier moment et pour donner le coup de grâce, que tous les pachas et tous les commissaires impériaux qui se succédaient depuis vingt ans avaient invariablement procédé. J’ai dit les motifs des Druses de se croire dorénavant aussi menacés que les chrétiens par ce système traditionnel de la Porte : les uns et les autres se seraient donc empressés de voir dans l’effacement de Davoud-Pacha une arrière-pensée de guet-apens, et par suite un conseil de s’écraser à la première occasion sans merci, afin d’échapper à la perspective de se trouver plus tard sur les bras deux ennemis pour un.

En un mot, la première et en apparence la plus : insignifiante application du règlement, — la simple installation des divers services au chef-lieu, — allait faire jaillir des catastrophes effroyables, et soit qu’il agît, soit qu’il s’abstînt, Davoud-Pacha allait avoir pour rôle forcé de mettre lui-même le feu aux poudres. La machine était si savamment combinée qu’elle défiait au besoin les hésitations et le mauvais vouloir du machiniste. Responsabilité pour responsabilité, le nouveau gouverneur eut l’intelligent courage d’assumer celle qui ne compromettait que lui seul. Il enraya purement et simplement la machine au risque d’en gauchir ou même d’en briser les ressorts.

Pour commencer, Davoud-Pacha laissa passer en principe qu’aucun Druse ne pourrait rentrer à Deir-el-Qamar. À quelques jours de là, une famille druse, qui, sous le couvert de vieilles relations d’hospitalité avec un habitant, s’était risquée à venir sonder la portée réelle de cet interdit, dut fuir en toute hâte devant les menaces de mort de la population ameutée, et à cette occasion le gouverneur sut fort adroitement échapper à l’alternative de se rendre suspect aux chrétiens par une médiation intempestive ou de prendre parti contre ces Druses qui avaient après tout la loi pour eux : il punit l’hôte chrétien de ceux-ci pour avoir, par son imprudente hospitalité, créé une occasion de lutte entre Druses et chrétiens. L’illégalité et la partialité prenaient ainsi la forme d’une mesure d’ordre et de conciliation.

En second lieu, Davoud-Pacha détacha arbitrairement Deir-el-Qamar du district du Chouf pour la constituer en municipalité indépendante relevant du gouvernement seul et avec une force armée exclusivement recrutée parmi ce qu’il y restait d’habitans mâles. Afin de mieux établir son isolement du moudirat druse, Deir-el-Qamar eut en propre un simulacre officiel de moudir, et pour ne pas réveiller à cette occasion les misérables rivalités des trois fractions chrétiennes, rivalités qui survivaient à l’immense immolation où leur sang venait de se mêler en ruisseaux, Davoud-Pacha confia ce mandat nominal à un Arménien de sa suite.

En troisième lieu, Davoud-Pacha transporta le siège de son gouvernement à l’opposite de la vallée, au château isolé de Beit-ed-Din. Placé au rond-point de cinq ou six voies qui rayonnent séparément, les unes vers les centres druses, les autres vers les centres chrétiens, Beit-ed-Din était un véritable terrain neutre où Druses et chrétiens n’étaient exposés à se rencontrer que sous les yeux de l’autorité centrale, et où ils pouvaient d’ailleurs se rencontrer sans que les têtes de mort se missent de l’entrevue. Ce n’est pas que le massacre n’eût fait largement sa besogne dans l’ancienne demeure de l’émir Béchir : pour tout dire, il y avait là aussi une garnison turque ; mais elle s’était passée du concours des Druses, fort occupés dans ce moment-là aux environs, pour égorger les cent et quelques paysans maronites que l’offre sacramentelle de protection avait attirés avec leurs familles dans cet antre[26].

Cette triple violation du règlement par laquelle Davoud-Pacha inaugurait son entrée en fonctions, et où il ne voyait probablement lui-même qu’un expédient de circonstance et de détail, déblaya comme par enchantement la situation tout entière, Si prévenues qu’elles fussent contre les pachas qui parlent français et qui citent l’Évangile (une des rubriques de Fuad-Pacha), un fait sautait aux yeux des populations chrétiennes : c’est que, pour reprendre en grand et d’emblée l’œuvre que les agens turcs n’avaient pas cessé de poursuivre même au prix d’une responsabilité effroyable, il eût suffi à Davoud-Pacha de se retrancher, les bras croisés, dans le respect littéral de la nouvelle constitution. En l’enfreignant à ses risques et périls plutôt que de laisser se développer une situation qui devait légalement rallumer la guerre civile et rendre légalement obligatoire l’intervention des troupes turques, il rompait donc deux fois pour une avec la tradition de ses devanciers. Par le rapprochement d’autres faits ; ce doute calmant devenait peu à peu une certitude. Ainsi à Djezzin, cet autre grand foyer du massacre, Davoud-Pacha avait appliqué la constitution dans le même esprit qui la lui faisait violer à Deir-el-Qamar, c’est-à-dire dans le sens de la réparation et de la conciliation. La population de ce moudirat étant presque entièrement maronite, tandis que la majeure partie du sol y appartient aux Druses, le moudir pouvait être indifféremment pris dans l’un ou l’autre élément au choix du gouverneur, et celui-ci avait nommé un maronite ; mais en même temps, pour que les Druses ne pussent pas se croire systématiquement sacrifiés, ce qui n’eût fait que déplacer les causes de défiance et d’irritation, et sans doute aussi par compensation de l’illégalité qui leur enlevait Deir-el-Qamar, il créait au profit de ceux-ci un nouveau rouage : deux fonctionnaires druses étaient nommés pour représenter et défendre exceptionnellement dans les midjelès administratif et judiciaire les intérêts fonciers de l’arrondissement. — Davoud-Pacha ne se séparait pas moins par son langage que par ses actes de l’école turque. Tout en reconnaissant les griefs des chrétiens et en prenant l’engagement de les réparer dans la mesure de son action, il se déclarait prêt à réprimer les vengeances même les plus légitimes. Tout en assurant d’autre part aux Druses que le passé ne remontait pas pour lui au-delà du jour de son installation, il leur donnait en termes sévères le conseil de ne pas réveiller des souvenirs antérieurs. Un Européen n’eût vu là que des banalités administratives ; mais, pour les auditeurs écœurés de Fuad-Pacha, qui naguère adjurait, la larme à l’œil, les notables chrétiens de lui demander beaucoup de têtes druses, et qui, dans les villages druses, appelait des massacreurs notoires « mes enfans, » en poussant au besoin la cordialité jusqu’à leur épargner la restitution des objets volés dans les églises, dans les maisons et sur les cadavres des chrétiens, le contraste était ; décisif[27]. Enfin Davoud-Pacha ne courait le pays qu’avec une insignifiante escorte de cavaliers indigènes alors que l’absence de toute force locale organisée lui fournissait un si bon prétexte de promener à sa suite les détachemens turcs dans les districts où ils n’avaient pu encore pénétrer, et au besoin de les oublier en route. Ce respect des invincibles répugnances soulevées par l’uniforme turc ne parut pas surtout joué lorsqu’on vit le nouveau gouverneur se passer des nizam même là où il était exposé à payer de sa personne, comme au Kesraouan, où, nous le raconterons plus tard, il alla parlementer avec une véritable insurrection, et comme à Zahlé, où il eut à faire acte d’autorité au milieu d’un autre mouvement populaire. Les menaçantes et irritantes suspicions auxquelles Davoud-Pacha s’était heurté en arrivant fléchirent insensiblement devant ces habiles témoignages de confiance et de sincérité, et trois ou quatre mois s’étaient à peine écoulés que les chrétiens du pays mixte voyaient déjà en lui bien moins la personnification officielle qu’un palliatif accidentel de la solution anglo-turque.

L’effet ne fut ni moins marqué ni moins salutaire sur les Druses. En s’apercevant que les nizam étaient mis pour le moment au rebut, la plèbe des massacreurs, qui les courtisait pour s’en faire, selon le cas, des protecteurs ou des auxiliaires, leur tourna le dos avec empressement. Elle pouvait, d’autre part, conclure de la concession faite par Davoud-Pacha aux invincibles rancunes de Deir-el-Qamar que, s’il reconnaissait les griefs des chrétiens, il n’entendait ni favoriser, ni tolérer des représailles, puisqu’il en supprimait l’occasion, même au prix d’une illégalité. Soustraite ainsi tout à la fois aux encouragemens de la complicité turque et aux excitations de la peur, cette plèbe, brutalement, mais essentiellement calculatrice, ne trouvait plus à puiser dans le sentiment de son redoutable passé que des conseils de docilité et de prudence. Pas une protestation ne s’éleva contre l’interdiction de Deir-el-Qamar, dont au reste les notables druses recommandaient tous les premiers de ne pas évoquer le souvenir[28]. Pas un village druse ne fit mine de répondre à cette interdiction par l’expulsion de ses habitans chrétiens, et enfin, pour que la conversion parût bien complète, les contribuables druses, qui depuis l’émir Béchir n’avaient jamais payé l’impôt, ou qui ne l’avaient payé qu’avec l’argent des colons chrétiens, obéirent avec un empressement unanime à la première invitation de s’exécuter.

Pour avoir su violer à propos le règlement, et surtout pour n’en avoir pas suivi l’esprit, c’est du sein même de la plus inextricable difficulté que ce règlement créât, c’est de la question de Deir-el-Qamar, que Davoud-Pacha voyait ainsi sortir ses premiers moyens moraux et matériels de gouvernement.

Tout en se promettant bien de ramener à la raison un pacha qui employait son savoir-faire à enlever des prétextes à l’occupation ottomane, la Porte avait fermé les yeux sur la violation dont il s’agit. Le commissaire impérial en Syrie était toujours Fuad-Pacha, et bien que celui-ci n’eût pas tout récemment dédaigné, dans son impatience d’annuler coûte que coûte l’intervention française, de mettre sa fine et redoutable intelligence au service de cette lourde rouerie turque qui surprend et arrive à ses fins par la grossièreté même des moyens, par la poursuite brutale et inconsidérée du but immédiat, il recula effrayé devant la certitude d’un succès trop complet et trop prompt. La commission internationale siégeait encore à Beyrout pour surveiller et étudier la mise en train d’une organisation où chacune des puissances signataires avait glissé à la hâte quelques lambeaux de son idée favorite, mais dont le monstrueux ensemble, qui ne pouvait être bien saisi que sur place, commençait à effrayer plusieurs des commissaires. Le doute inquiétant qui planait sur le nouveau règne ne contribuait pas peu à les tenir en éveil sur le formidable usage que la Porte pouvait faire du règlement[29]. Le moment eût donc été doublement mal choisi pour rappeler Davoud-Pacha à la stricte exécution de ce règlement, car il n’en aurait pas fallu davantage pour que, dans huit jours, tout le Liban mixte fût en feu, — et ceci n’était pas une simple hypothèse. Lors de sa tournée au nord du Liban, le gouverneur ayant prolongé son absence bien au-delà des prévisions, le bruit courut dans les districts mixtes qu’il était retenu prisonnier à Eden par un soulèvement des amis de Yussef Caram, et aussitôt Druses et chrétiens de croire que tout allait recommencer. Les khalouié[30] s’éclairent chaque nuit ; les soldats et officiers turcs redeviennent un moment pour chaque maison druse des hôtes choyés. Ici, c’est un village druse dont les quelques habitans chrétiens s’évadent sans bruit ; ailleurs, les chrétiens se comptent et visitent leurs armes, surveillant surtout avec anxiété les gorges par où arrivaient d’ordinaire les bandés du Hauran. — Bientôt même le plus pillard des cheiks druses, jugeant le bon temps revenu, courait avec ses gens à son poste officiel de combat, c’est-à-dire sur la grand’route, et tailladait à coups de yatagan un passant chrétien qui n’avait pas livré assez vite son argent. Sur un autre point, un chrétien, se trouvant inopinément face à face avec trois Druses, se ruait en désespéré, presque en aveugle, sur ceux-ci, et tuait sur place l’un d’eux, un vieillard qui n’avait pas pu fuir aussi vite que ses compagnons. Le meurtrier, outre qu’il était seul contre trois, n’avait pour arme qu’un mauvais couteau : la croyance à un nouveau duel à mort entre sa race et les Druses avait pu seule le porter à cet acte, où l’on ne saurait dire ce qui dominait, de la vengeance ou de la terreur. — Pour provoquer ces transes meurtrières d’une part, ces réveils d’audace cupide de l’autre, il avait suffi, je le répète, du simple bruit que Davoud-Pacha pourrait bien ne pas revenir, c’est-à-dire que le règlement, avec son cortège d’incompatibilités sanglantes, d’influences turques et de garnisons turques, allait être mis purement et simplement en vigueur.

Le gouverneur arriva à temps pour isoler les deux courans ennemis et rétablir la trêve ; mais Fuad-Pacha se le tint pour dit, et, comptant sur l’avenir pour faire regagner à l’idée turque tout le terrain qu’elle avait momentanément perdu, il accepta, approuva même des violations et des dérogations sans lesquelles c’était le principe même du règlement qui pouvait être mis en cause. Ainsi Davoud-Pacha avait cette fois encore pour auxiliaire les impossibilités de sa situation. Le commissaire extraordinaire du sultan fit plus. Il délégua en partant à Davoud-Pacha le pouvoir de faire exécuter les condamnations a mort avant d’en avoir référé à Constantinople, ce qui devait singulièrement contribuer à tenir en respect les Druses, qui n’auraient ainsi plus à compter sur la protection traditionnelle que tout ennemi des chrétiens trouve au sein du grand divan. Ce n’est pas tout encore : le jour même de son départ de Beyrout, Fuad-Pacha escamotait, c’est le mot, Yussef Caram, qui, en agitant le Kesraouan, en plaçant Davoud-Pacha dans la triple alternative d’y jeter des troupes ottomanes, ou d’y encourager par son abstention l’anarchie, ou de chercher à y dominer par les divisions, faisait, — et assurément sans le vouloir, — les affaires de l’idée turque. En un mot, c’est le commissaire impérial lui-même qui, par peur de jouer le tout pour le tout en laissant le règlement produire trop vite ses fruits naturels, délivrait Davoud-Pacha de la pression turque sous toutes ses formes.

La pression turque a pris depuis lors mainte revanche ; mais, avant de passer au chapitre des regrets et des craintes, nous devrons arrêter le lecteur devant un tableau fort rassurant et dont nous nous bornions pour aujourd’hui à indiquer les traits principaux. Dès le commencement de 1863, le pays mixte était complètement pacifié : sans la multiplicité des reconstructions, qui racontait les dévastations passées, sans les vêtemens de deuil, qui, dans certaines localités, annonçaient toute une population de veuves, on aurait pu ne pas se douter que l’incendie et le meurtre venaient de passer là. Bien que les Turcs, par l’ajournement systématique des indemnités, laissassent toujours ouvert entre les deux races ce compte de sang et de ruines, la vendetta avait disparu non-seulement du domaine des faits, mais encore, et ce qui était bien autrement inattendu, des mœurs. Druses et chrétiens manœuvraient confondus, au commandement de sous-officiers druses et d’officiers chrétiens, dans le noyau de milice indigène qu’un officier français organisait avec un succès où nous aurons peut-être à chercher l’origine de certains refroidissemens et de certaines reculades. Les Druses étaient encore obligés d’éviter Deir-el-Qamar ; mais la pacifique progression de l’élément chrétien dans le pays druse avait déjà repris son cours : sur douze cent vingt mutations immobilières enregistrées dans l’année pour l’arrondissement du Chouf, cet élément avait fourni huit cents acheteurs et seulement trois cents vendeurs[31]. L’élément druse regagnait de son côté en activité productrice plus qu’il ne perdait en étendue territoriale : faute d’emploi, des bandits de profession étaient redevenus de paisibles et laborieux paysans, et ces bandits-laboureurs poussaient le zèle de régularité jusqu’à payer par anticipation l’impôt. La justice fonctionnait si rapidement et si équitablement que les justiciables se montraient aussi empressés à réclamer l’arbitrage des tribunaux que naguère à l’éviter ou à l’éluder. L’action judiciaire était si assurée que la plupart des prévenus et accusés obéissaient à une simple sommation de comparaître, et que des condamnés en fuite trouvaient, réflexion faite, moins risqué de venir volontairement purger leur contumace que de courir les chances de l’impunité. La loi était si bien réhabilitée enfin auprès de ces populations, qui ne voyaient naguère dans l’insoumission qu’un cas de légitime défense et une sorte de point d’honneur, que des villages entiers faisaient, sans délégation ni réquisition, pour le compte de l’autorité, l’office de la gendarmerie, car celle-ci, — et voilà le trait le plus imprévu du tableau, — ne fonctionnait même pas encore. Les Maronites de la moitié nord, jusque-là partagés entre la bouderie et l’hostilité ouverte, cédaient eux-mêmes peu à peu à la contagion : dès la troisième année de son mandat, Davoud-Pacha n’aurait eu véritablement qu’à vouloir pour étendre au grand district du Kesraouan l’ordre modèle dont jouissaient les districts méridionaux[32].

Dans ces résultats si inespérés, il nous faudra faire la part de circonstances exceptionnelles et celle des instincts gouvernementaux du pays ; mais, disons-le dès à présent, pour utiliser ces circonstances et mettre en jeu ces instincts, pour opérer en moins de deux années cette merveilleuse identification de l’opinion avec un régime dont elle réprouvait si profondément et l’origine et le programme officiel, il aura suffi à Davoud-Pacha d’ériger en système les expédiens de son début, de prendre en tout et partout le contre-pied des traditions et des espérances de la Porte, de se débarrasser graduellement des troupes ottomanes, et de ne pas même reculer devant une humiliation passagère pour laisser croire qu’il pousserait au besoin jusqu’à l’abnégation et au sacrifice son parti-pris de ne pas les employer. Le reniement de la politique turque lui tenait lieu de légitimité ; la simple absence des détachemens turcs lui tenait lieu de gendarmerie.


GUSTAVE D’ALAUX.

  1. Les seules condamnations à mort prononcées par le tribunal extraordinaire de Beyrout tombèrent, comme on sait, sur les chefs druses, lesquels ne durent leur salut qu’aux délais occasionnés par la commission européenne elle-même, qui demandait peine égale pour Kourchid-Pacha, Taher-Pacha et les autres accusés turcs, condamnés, quoique les plus coupables de tous, à un simple emprisonnement. On doit se rappeler aussi l’insistance avec laquelle Fuad-Pacha offrait une large exécution de Druses, à la seule condition que les évêques et, sur le refus de ceux-ci, les notables chrétiens (qui refusèrent également) consentiraient à donner à cet acte de justice le caractère d’un talion de race en désignant eux-mêmes les têtes à frapper.
  2. C’est au moyen d’une insignifiante garnison de Barbaresques qu’Ibrahim-Pacha avait maté jusqu’à la servilité l’indiscipline et le fanatisme de cette population. Du reste Fuad-Pacha, qui, dans un intérêt facile à comprendre, exagérait avec un empressement presque comique les risques d’un coup de main sur Damas, Fuad-Pacha savait tout le premier à quoi s’en tenir à cet égard, lui qui, sans autre point d’appui que des agens de police indigènes, complices du massacre, et quelques bataillons turcs, au moins sympathiques aux massacreurs, avait si aisément opéré les quelques exécutions, et les milliers d’arrestations que lui imposa l’arrivée de l’expédition française.
  3. Avec moins de succès, il est vrai. En 1840-41, bien que le guet-apens diplomatique du 15 juillet ne nous eût pas laissé le temps de nous reconnaître, et bien que les soulèvemens habilement fomentés parmi les Druses et les Maronites ajoutassent à l’argument du fait accompli celui d’une sorte de consentement national, l’idée française inspirait encore assez de ménagemens à la coalition européenne victorieuse pour que celle-ci, tout en sacrifiant l’émir Béchir, respectât dans le Liban le double principe de l’unité et de l’indigénat : ce n’est en effet que beaucoup plus tard, et encore à titre d’expédient, que fut substitué à l’unité le fatal système des deux caïmacamies. Comment avons-nous moins obtenu il y a quatre ans, malgré l’autorité exceptionnelle que nous donnaient dans la question le récent sauvetage de la Turquie, le contraste du service rendu, avec l’égorgement systématique de nos protégés, la présence en Syrie d’une expédition française, le consentement officiel de l’Europe à cette intervention armée ?… C’est qu’apparemment l’Europe ne prenait pas pour une simple curiosité archaïque ces vieilles chartes de protection dont notre diplomatie dédaignait même de se souvenir en 1854 et qu’elle annulait bénévolement, deux années plus tard, en consentant à ne plus figurer que pour un sixième dans l’arbitrage des affaires chrétiennes du Levant. La coalition de 1840 recula devant ce qu’elle eût considéré encore comme une violation du droit européen, tandis que nos alliés de 1861, en écartant l’idée française, restaient dans les limites nouvelles de ce droit, dans le rôle légal et accepté de majorité.
  4. Documens diplomatiques de 1861. Circulaire de M. Thouvenel du 1er juillet 1861.
  5. L’indigénat n’était ni admis ni exclu par la nouvelle loi organique, ce qui équivalait à réserver la question ; mais en fait la Porte et l’Angleterre l’avaient repoussé formellement.
  6. Garabet Artine Davoud (et non pas Daoud, comme on s’obstine à l’écrire, même dans les documens officiels) est né à Constantinople en 1816. Sa famille, originaire de l’Asie-Mineure, eut beaucoup à souffrir des persécutions de 1827. Il fit ses premières études au collège français de Smyrne, et débuta dans la carrière des emplois comme professeur de langues étrangères et traducteur à l’école militaire ottomane. Il parle couramment six langues vivantes et en comprend déjà suffisamment une septième, l’arabe, pour pouvoir surveiller ses drogmans, point capital dans le pays. C’est en 1845 qu’il publia, et en français, son Histoire de la Législation des anciens Germains, qui le fit nommer membre honoraire de l’académie des sciences de Berlin et lui valut en outre une grande médaille de prix. En 1858, il fut reçu docteur en droit par l’académie des sciences d’Iéna à l’occasion de son troisième anniversaire séculaire.
  7. Le règlement de 1861 n’accordait aux Maronites, comme à chacun des cinq autres élémens de la population libanaise, que le sixième des voix (2 sur 12) dans chacun des deux grands conseils administratif et judiciaire.
  8. La moitié environ de la population de Deir-el-Qamar appartenait aussi aux deux rites grecs.
  9. L’abolition des privilèges féodaux (art. 6 du règlement de 1861), qui pouvait être considérée comme un bienfait par les masses chrétiennes du Liban, était une déchéance pour toutes les catégories de la communauté druse, qui n’en avaient que le bénéfice. La population agricole, la gent taillable et corvéable des cantons druses, se composait presque entièrement d’immigrans maronites et de réfugiés de l’un et l’autre rites grecs, que les cheiks et émirs druses attiraient chez eux de temps immémorial comme colons ou comme fermiers. Les Druses des classes inférieures se rangeaient au contraire autour des cinq familles féodales de leur caste comme agens et copartageans des exactions de celles-ci. De là, par parenthèse, ces airs dominateurs qu’on remarque chez le dernier va-nu-pieds druse, et qui, par le contraste, font paraître servile la politesse affectueuse du paysan chrétien. De là aussi la supériorité militaire très mal interprétée des Druses, qui, toujours sur le pied de guerre et presque toujours en expédition (car plusieurs de leurs cheiks, ayant perdu ou aliéné leurs domaines, n’avaient pour ressource que d’aller prélever la dime sur les grands chemins), se trouvaient naturellement mieux rompus à la discipline que les paysans chrétiens, lesquels n’abandonnaient la pioche pour le fusil que dans les grandes occasions. L’émir Béchir avait à la fois utilisé et contribué à développer ces différences en composant le noyau de ses forces de Druses, soldats déjà tout faits et que le service militaire n’enlevait qu’au brigandage ou à de dangereuses influences féodales, tandis que les chrétiens étaient des soldats à former et qu’il aurait fallu enlever à l’agriculture.
  10. Ce n’est point certes par égard pour l’opinion européenne que Fuad-Pacha agissait ainsi. Après les monstrueux acquittemens et les condamnations plus dérisoires encore ou avaient abouti, à la face des cinq commissaires européens, les procès de Mocktara et de Beyrout, les Turcs n’avaient plus à reculer sous ce rapport devant aucun genre d’audace.
  11. Les agens de la Porte le répétaient tout les premiers avec affectation afin de débarrasser Beyrout des milliers de malheureux que le départ des troupes françaises et la réapparition des troupes ottomanes avaient de nouveau chassés de la montagne.
  12. Témoin le double contre-ordre qui, pendant l’hiver de 1860, vint suspendre dans les villages mixtes non-seulement les secours en nature par lesquels les Druses étaient tenus d’aider à la réinstallation des chrétiens, mais encore la restitution des objets pillés. Illusoires partout où l’exécution en était confiée aux autorités turques, les mesures prises dans ce sens étaient secondées par les cheiks druses eux-mêmes partout où l’autorité militaire française les couvrait de son contrôle.
  13. La crainte que les Turcs préméditassent une contre-partie chrétienne des massacres n’avait pas même attendu pour se manifester la nomination d’un pacha chrétien. Au départ des troupes françaises, c’est-à-dire au moment même où le Liban mixte retombait sous la protection exclusive des garnisons turques, une cinquantaine des principales familles druses de Badine, de Barouck et d’Amatour s’empressèrent d’émigrer.
  14. Bien que ces différens dangers ne se soient pas réalisés, nous avons dû les énumérer, non-seulement pour faire comprendre les difficultés et les tentations contre lesquelles a dû lutter Davoud-Pacha, mais encore et surtout parce qu’ils pèsent comme une menace permanente sur la montagne tant qu’elle sera administrée par un gouverneur non indigène à mission révocable et temporaire, c’est-à-dire lié vis-à-vis des Turcs par la triple chaîne de la reconnaissance, d’une position à sauver et d’un avancement à conquérir.
  15. Dans les guerres civiles et dans les petites luttes féodales des régimes précédens, les différentes communautés, tout en réservant comme aujourd’hui leurs prétentions à former chacune une nation distincte, se confondaient dans les deux camps.
  16. Environ 1,200,000 francs. Pour ne pas dépasser ce chiffre, le premier budget de Davoud-Pacha réduisait à cinq hommes sur mille habitans au lieu de sept, proportion fixée par le règlement, l’effectif de la gendarmerie indigène, qui, ainsi limitée, ne devait pas moins coûter 5,154 bourses ou près de la moitié du budget. Quant aux traitemens civils, qui absorbaient presque entièrement le reste, ils n’avaient assurément rien d’exagéré. Celui des ouékils variait entre 550 francs et 150 francs par mois. Les membres des deux cours supérieures touchaient 210 francs, ceux des tribunaux judiciaires et administratifs d’arrondissement 80 fr., les juges de paix 36 fr., les cheiks communaux 22 fr. Parmi les moudirs (espèces de préfets), un seul, celui du Kesraouan, recevait 660 fr. par mois, et les autres 600, — 550, — 440 et 330 fr.
  17. Dans les transactions les plus régulières, les plus courantes, l’intérêt de l’argent s’élève souvent en Syrie à 30, 40, 48 pour 100, même pour les emprunts de l’agriculture. Les capitaux engagés dans le petit commerce de détail y servent en moyenne a cinq ou six opérations par an, en rapportant à chaque opération au moins 20 pour 100. Dans la principale industrie libanaise, celle du tissage à la main des étoffes pures ou mélangées de soie, de laine ou de coton, les bénéfices de l’ouvrier, du fabricant et du marchand, dont le total n’est pas inférieur à 50 ou 60 pour 100, se réunissent dans la même main et se renouvellent au moins tous les six mois. Sur ces données, on peut donc hardiment calculer que le retard apporté au paiement des indemnités à chaque année ajouté environ 100 pour 100 aux pertes générales résultant de la disparition des capitaux marchands et manufacturiers détruits par l’incendie ou dispersés par le pillage. Or les indemnités de Deir-el-Qamar et de Zahlé n’ont été tellement quellement réglées qu’au bout de quatre ans, et encore en papier qui s’escompte à 30 et 40 pour 100 de perte. Pour le reste de la montagne, il n’est même plus question d’indemnités. Rappelons en passant que la mauvaise foi turque, plus ruineuse encore pour les Libanais que le massacre de 1860, a été probablement aussi meurtrière. Dès 1861, et quand n’avaient pas encore cessé les abondantes aumônes faites par les divers comités européens, le comité anglais évaluait déjà à plusieurs milliers le nombre des survivans du massacre qui avaient péri de misère. Vers le milieu de 1862, c’est-à-dire quand une réaction complète de sécurité avait bien certainement ramené à Deir-el-Qamar le ban et l’arrière-ban de la population survivante, cette ville d’environ 8,000 âmes n’avait retrouvé que 3,500 habitans. Le massacre n’en ayant pris au plus que 2,000, la part du désespoir et de la faim dans le déficit total s’élevait au moins au même chiffre.
  18. Comme première conséquence de cette apparente concession de la Porte, tous les services financiers furent mis sous la direction d’un chef de bureau turc, que son gouvernement, comme pour rendre plus visible la fusion des deux administrations financières, nomma en outre commissaire des indemnités.
  19. Aux termes du règlement et sauf le cas de réquisition par le gouverneur-général, l’occupation provisoire par les troupes, turques était restreinte aux deux routes de Saida à Tripoli et de Beyrout à Damas.
  20. Indépendamment des objections communes à tous les élémens chrétiens, les Maronites avaient le droit de dire qu’un système qui, tout en les considérant comme unités individuelles dans le partage des charges communes, ne les acceptait que comme unité nationale dans le vote, la répartition et le contrôle de ces charges, violait le principe « d’égalité devant la loi » proclamé par le règlement. Dans ce système en effet, 170,000 Maronites environ n’étaient appelés à se partager qu’un sixième de la puissance législative et administrative, tandis que les 80,000 contribuables restans s’en partageaient les cinq sixièmes. On pouvait, il est vrai, répondre aux Maronites que, le principe d’égalité et la violation de ce principe figurant côte à côte dans le règlement, l’un et l’autre avaient force de loi au même titre. — C’est encore là une des curiosités de l’œuvre bizarre de la conférence de Constantinople.
  21. « Défie-toi de ton âme, » — c’est-à-dire ne réfléchis pas, ne regarde pas au-delà du but immédiat, — tel est le principal précepte donné par les ockats ou initiés aux zahels ou non initiés, et il a pour commentaires ces deux autres maximes : « tout est permis dans le secret, tout ce qui est utile est bien. » — On comprend, soit dit en passant, quel genre d’avantage cette indifférence’ pour les moyens, cet élan aveugle et sourd vers le but, doivent à l’occasion donner aux Druses sur les chrétiens, que leurs rivalités de rite, les pièges incessans et multiformes de la Porte, une incontestable supériorité intellectuelle aussi, ont dressés à outrer la qualité contraire, c’est-à-dire à muser, au moment d’agir, dans le dédale des raffinemens de la circonspection arabe. Ajoutons qu’après avoir épuisé les si et les mais de la prévoyance humaine, les chrétiens ont encore à délibérer sur la question de savoir comment ils s’arrangeront dans l’autre monde avec Dieu et dans ce monde avec le prophète Élie, si redouté des Syriens tant chrétiens que musulmans.
  22. Aux termes du règlement, elle doit être mixte et recrutée par la voie des engagemens volontaires.
  23. Les Grecs schismatiques dans le Coura, les Grecs catholiques à Zahlé, les Maronites dans le Kesraouan, le Méten et la circonscription de Djezzin, l’emportaient sur l’ensemble des autres élémens disséminés dans chacun de ces arrondissemens.
  24. Deir-el-Qamar, sur le versant occidental, et Zahlé, au pied du versant oriental de la montagne druse, n’avaient été en effet, celle-ci créée, celle-là développée par le vieil émir Béchir que comme contre-poids chrétien de cette féodalité.
  25. L’autorité turque, qui comptait bien exploiter la fureur produite chez les Druses par cette explicable, mais insultante exclusion, n’avait eu garde de s’y opposer.
  26. Le bimbachi où commandant turc recommandait à sa troupe de tuer sans tirer, c’est-à-dire à coups de crosse et à coups de baïonnette, de crainte sans doute que le bruit de la fusillade ne donnât inopportunément l’éveil aux chrétiens traqués qui pouvaient être encore tentés de venir se réfugier à Beit-ed-Din. La femme du bimbachi sauva une douzaine de ces malheureux en barrant de son corps aux baïonnettes turque » la porte de la chambre où ils s’étaient cachés.
  27. Dans les villages mixtes, la nécessité de ménager à la fois et séance tenante les voleurs et les volés mettait souvent les ressources oratoires de Fuad-Pacha en défaut. Il ne sut un jour se tirer d’embarras qu’en désintéressant de ses propres deniers, et à la condition qu’il ne serait plus question de l’affaire, un habitant chrétien qui avait profité de la circonstance pour réclamer la restitution d’une somme assez ronde à lui enlevée par un habitant druse. De tous les expédiens mis en jeu par Fuad-Pacha pour empêcher une liquidation régulière entre les deux races, celui-là est assurément le seul dont les chrétiens n’aient pas payé les frais. Quant au contre-ordre qui était venu suspendre la recherche des cachettes où les massacreurs avaient entassé leur butin, Fuad-Pacha daigna le colorer officiellement du prétexte qu’au lieu de donner l’éveil aux détenteurs de ce butin par des perquisitions successives, il valait mieux les englober dans un vaste coup de filet ; mais, comme des indiscrétions bruyantes avaient mis tout Beyrout dans la confidence de ce prétexte, comme la précaution avait été poussée jusqu’à divulguer, près d’une semaine à l’avance, le jour et l’heure du susdit coup de filet, les pillards n’avaient à voir là qu’un compérage amical, un avis très peu indirect de mettre en sûreté les objets volés, qu’ils purent en effet expédier à loisir vers le Hauran, sous le regard souriant des officiers turcs et malgré les clameurs indignées des chrétiens.
  28. A Deir-el-Qamar et à Hasbaya, les Druses, grisés par l’exemple des soldats turcs avaient tué et violé des femmes et des filles, ce que n’a jamais toléré le point d’honneur, d’ailleurs si tolérant, des guerres locales. Ils disaient aux survivantes : « Si nous épargnons vos vies, c’est pour que vos cœurs soient brûlés. » — Un jour que, m’étant égaré, je demandais à un vieux Druse le chemin de Deir-el-Qamar, je ne reçus pour réponse que le regard farouche qu’aurait pu motiver une insulte.
  29. Le paquebot qui avait apporté à Beyrout la nouvelle de l’avènement du nouveau sultan et la confirmation des pouvoirs de Fuad-Pacha avait laissé à Chypre la grâce de dix-huit massacreurs de Djedda, qui se trouvaient exilés dans cette île, grâce bientôt suivie de la quasi-amnistie de Kourchid-Pacha, de Taher-Pacha et autres organisateurs des massacres du Liban.
  30. Bâtimens isolés où les Druses, tant initiés que non initiés, tiennent de nuit leurs assemblées religieuses ou militaires.
  31. Nous avons pu recueillir sur place ces chiffres, que nous garantissons à quelques unités près. Hâtons-nous de dire que ces douze cent vingt actes de vente provenaient pour la plupart de la liquidation de créances en souffrance depuis dix, quinze, vingt ans, et qu’ils donnent ainsi bien moins la mesure du mouvement normal des mutations que celle du fonctionnement régulier de la justice sous la première administration de Davoud-Pacha.
  32. Juste à ce moment-là, de malencontreux raffinemens de tactique, doublement regrettables chez un homme qui avait si bien réussi par le désintéressement des vues et la rectitude des moyens, ont poussé Davoud-Pacha a spéculer sur le contraste des deux situations.