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Le Littré de la Grand’Côte/3e éd., 1903/Poil

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Chez l’imprimeur juré de l’académie (p. 272).
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POIL, s. m., terme de taille de pierre. — Fissure presque imperceptible qui divise un bloc et le rend impropre à sa fonction. – De ce que cette fissure est fine comme un poil.

Avoir le poil à quelqu’un. Voy. avoir.

Donner un poil à quelqu’un. Lui flanquer un ratichon. Je ne saisis pas la liaison d’idées qui a donné naissance à cette métaphore.

Poil à gratter. Rien que ce nom suffit à marquer tout un changement de civilisation. Qui sait seulement aujourd’hui ce que c’est que le poil à gratter ? — Qui se souvient que le père Thomas en vendait maint petit cornet sur la place Bellecour, et que ce n’était peut-être pas la moindre de ses humbles recettes ? — Le poil à gratter, ce sont les poils extrémement ténus de la gousse d’une légumineuse, voisine des pois et des haricots, le dolichos urens. On emploie aussi dans le même but le dolichos pruriens et le cnetis borboniensis. (Renseignements de M. Rivoire.)

Or sus, nos pères n’étaient pas moroses ou pédants comme nous. Ils se délectaient aux farces, et on ne se lassait pas d’en faire avec le poil à gratter. Quelqu’un se mariait-il, il n’allait point alors, comme aujourd’hui, consommer le sacrement — tous les théologiens vous diront que, là où il n’y a pas consommation, il n’y a pas sacrement ; à preuve qu’un mariage non ainsi parachevé est nul — consommer, dis-je, le mariage dans quelque auberge. Le bonheur se cueillait à domicile. — Or, infailliblement, le lit des nouveaux mariés était rempli de poil à gratter. Cela leur causait des démangeaisons épouvantables, et ils passaient leur nuit à s’entre-gratter.

À cette époque les robes des dames étaient un peu échancrées sous la nuque. Une plaisanterie non moins goûtée que la précédente consistait, en passant derrière une dame, à mettre une pincée de poil à gratter dans l’échancrure. Savait-on que cette plaisanterie était renouvelée de notre bon ancêtre Panurge ? « Il avoit, dit maistre Rabelais, une autre poche pleine d’alun de plume (poudre à gratter, traduit Cotgrave) dont il jettoit dedans le dos des femmes, qu’il voyoit les plus acrestées, et les faisoit se dépouiller devant tout le monde. »

On garnissait aussi de poil à gratter, pour les garder des artes, le dedans des caleçons, des messieurs, s’entend, car nos grand’mères se seraient cru déshonorées d’avoir des caleçons (on les appelle aujourd’hui par modestie pantalons). On en mettait encore à l’intérieur des bas, et, si c’était l’hiver, cela tenait très chaud, car il fallait se gratter constamment les jambes, et il n’y a rien qui tienne chaud comme de se gratter. Enfin le poil à gratter était le moyen d’une foule de plaisanteries de bon goût.

Il parait que si ces bonnes traditions se sont perdues chez nous, elles vivent encore dans les colonies, car il s’y fait un certain commerce de poil à gratter.