Le Livre d’esquisses/L’Orgueil du Village

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Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 329-338).

L’ORGUEIL DU VILLAGE.


Puisse nul loup hurler, ni fresaie agiter
Lugubrement son aile, autour de cette pierre !
Que l’orage et les vents oublient de visiter,
De glacer ou flétrir le petit, coin de terre
Où tranquille tu dors ; mais que, jet abondant,
L’amour vienne aviver son aspect florissant !

Herrick.


Dans le cours d’une excursion à travers un des comtés reculés de l’Angleterre, ayant pris un de ces chemins de traverse qui font parcourir les parties les plus solitaires de la contrée, je tombai une après-midi dans un village dont la situation champêtre et retirée offrait les plus grandes beautés. Il y avait, chez ses habitants, un air de simplicité naïve que l’on ne rencontre pas dans les villages qui se trouvent sur le bord des routes fréquentées par les voitures. Je résolus d’y passer la nuit ; après quoi, lesté d’un dîner prématuré, je partis en touriste pour jouir des sites environnants.

Ma promenade, comme il arrive d’ordinaire aux voyageurs, me conduisit bientôt à l’église, qui s’élevait à une petite distance du village. C’était vraiment un objet digne de curiosité ; sa vieille tour était entièrement recouverte de lierre ; çà et là seulement un arc-boutant en saillie, un angle de muraille grise, ou quelque ornement capricieusement sculpté, perçait à travers le rideau de verdure. Il faisait une soirée ravissante. La première partie du jour avait été sombre et pluvieuse, mais dans l’après-midi le temps s’était éclairci, et bien que des nuages sinistres fussent encore suspendus au-dessus de nos têtes, cependant il y avait à l’ouest une large bande de ciel doré, d’où le soleil couchant rayonnait à travers les feuilles humides de pluie et enveloppait la nature tout entière dans un mélancolique sourire. On eût dit l’heure dernière d’un bon chrétien qui sourit aux péchés et aux douleurs du monde, et donne, dans la sérénité de son déclin, l’assurance qu’il aura bientôt un glorieux réveil.

Je m’étais assis sur une tombe à demi recouverte, et rêvais, comme on est enclin à le faire à cette heure des pensées sérieuses, aux scènes passées et aux amis de jeunesse, — à ceux qui étaient au loin et à ceux qui n’étaient plus, — me laissant aller à cette espèce d’imagination mélancolique qui a quelque chose en soi de plus doux encore que le plaisir. De temps à autre le son d’une cloche parti de la tour voisine venait frapper mon oreille ; ses accents étaient à l’unisson de la scène, et, loin de jeter le trouble dans mes sensations, s’harmonisaient avec elles ; et il s’écoula quelque temps avant que je me souvinsse qu’elle devait tinter le glas de quelque nouvel occupant de la tombe.

Au même moment je vis un convoi funèbre traverser la pelouse du village ; il serpenta lentement le long d’un sentier bordé de haies, s’enfonça, reparut à travers les percées de la haie, et enfin passa près de l’endroit où j’étais assis. Le drap mortuaire était soutenu par des jeunes filles vêtues de blanc ; une autre, âgée de dix-sept ans environ, précédait le convoi une guirlande de fleurs blanches à la main, pour indiquer que la défunte était jeune et vierge. Le corps était suivi par les parents : c’était un vénérable couple, et de la première classe des paysans. Le père semblait comprimer ses sentiments ; mais la fixité de son regard, la contraction de son front, les rides profondes de son visage, disaient la lutte qui se passait en lui. Sa femme se suspendait à son bras, pleurant et criant à la fois avec les convulsifs éclats d’une douleur de mère.

J’accompagnai le cortège à l’église. La bière fut placée dans la nef, et la guirlande de fleurs blanches, ainsi qu’une paire de gants blancs, suspendue au-dessus du siége qu’avait occupé la défunte.

Tout le monde sait de quelle puissante émotion l’âme est étreinte pendant un service funèbre ; car est-il quelqu’un d’assez heureux pour n’avoir jamais escorté vers la tombe un être qu’il chérissait ? Mais quand il s’accomplit au-dessus des restes mortels de l’innocence et de la beauté, fauchées dans l’épanouissement de la vie, — peut-il y avoir quelque chose de plus touchant ? À la simple mais si solennelle consignation du corps au tombeau : — « la terre à la terre — les cendres aux cendres — la poussière à la poussière ! » — les pleurs des jeunes compagnes de la défunte coulèrent sans qu’elles pussent les retenir. Le père semblait encore lutter contre son angoisse, et chercher à se soulager avec la certitude que les morts sont sauvés qui meurent au Seigneur ; mais la mère ne pensait à son enfant que comme à une fleur des champs coupée, renversée, flétrie, au milieu de ses parfums ; elle était comme Rachel, « qui pleure ses enfants et ne veut pas être consolée. »

En retournant à l’auberge, j’appris toute l’histoire de la défunte. Elle était simple, et de celles qui ont été souvent racontées. Elle avait été la beauté, l’orgueil du village. Son père avait été jadis un fermier opulent, mais il avait vu diminuer ses ressources. C’était son unique enfant, entièrement élevée à la maison, dans la simplicité de la vie rustique. Elle avait été l’écolière du pasteur du village, la brebis favorite de son petit troupeau. Le bonhomme avait veillé avec un soin tout paternel sur son éducation, qui avait été limitée, appropriée à la sphère dans laquelle elle devait se mouvoir ; car il voulait seulement qu’elle fût à la hauteur de sa position dans la vie, non l’élever au-dessus d’elle. La tendresse et l’indulgence de ses parents, et l’exemption de toute occupation vulgaire, avaient développé chez cette enfant une grâce et une délicatesse de caractère natives qui s’harmonisaient avec le fragile éclat de sa beauté. Elle ressemblait à quelque tendre arbuste du jardin, fleurissant par hasard au milieu de ses frères plus vigoureux de la campagne. La supériorité de ses charmes était sentie et reconnue par ses compagnes, mais sans envie ; car elle était encore surpassée par la grâce modeste et la séduisante affabilité de ses manières. C’est bien d’elle qu’on pouvait dire :


« Jamais à travers champs ne courut haletante,
« Dans un état obscur, fillette plus charmante.
« Ses actions, son air, ont quelque chose en eux
« De plus grand qu’elle même et peu fait pour ces lieux. »


Le village était un de ces endroits isolés qui conservent encore quelques vestiges des vieilles coutumes anglaises. Il avait ses fêtes rustiques et ses joyeux amusements, et observait encore les rites autrefois si populaires de Mai. Ils avaient même été protégés par son pasteur actuel, qui était passionné pour les vieilles coutumes, et un de ces naïfs chrétiens qui croient avoir rempli leur mission en propageant la joie sur la terre et le bon vouloir, parmi les hommes. Sous ses auspices le mai s’élevait d’année en année au milieu de la pelouse du village ; le 1er mai on le décorait de guirlandes et de banderoles, et une reine de mai ou dame de la Saint-Philippe était chargée, comme aux anciens jours, de présider aux divertissements et de distribuer les prix et les récompenses. La situation pittoresque du village et l’originalité de ses fêtes rustiques attiraient souvent l’attention de visiteurs conduits par le hasard. De ce nombre, un premier jour de mai, se trouvait un jeune officier dont le régiment avait pris depuis peu ses quartiers dans le voisinage. Il fut séduit par le goût naturel dont était empreinte cette pompe villageoise, et plus encore par les naissants attraits de la reine de mai. C’était la favorite du lieu ; elle était couronnée de fleurs, rougissant et souriant dans toute la délicieuse confusion d’une timidité et d’un bonheur de jeune fille. La simplicité de mœurs qui règne au village le mit facilement à même de faire sa connaissance ; il se fraya graduellement un chemin dans son intimité, et lui fit sa cour de la façon imprévoyante dont les jeunes officiers sont portés à se jouer de la candeur rustique.

Il n’y avait rien, du reste, dans ses avances qui pût effaroucher ou alarmer. Il ne parlait même jamais d’amour, mais il y a des manières de le faire plus éloquentes que le langage, et qui le portent subtilement et irrésistiblement au cœur. L’éclat du regard, le son de voix, les mille tendresses qui émanent de chaque mot, de chaque coup d’œil, de chaque action, — voilà ce qui forme la véritable éloquence de l’amour, et ce que l’on peut toujours sentir et comprendre, mais ce qu’on ne décrira jamais. Faut-il s’étonner qu’ils aient fait aisément la conquête d’un cœur jeune, sincère et impressionnable ? Quant à elle, elle aima presque à son insu ; c’est à peine si elle se demanda quelle était cette passion grandissante qui absorbait toutes ses pensées et tous ses sentiments, ou quelles en seraient les conséquences. À dire vrai, elle ne songeait pas à l’avenir. Présent, ses regards et ses paroles occupaient toute son attention ; absent, elle ne pensait qu’à ce qui s’était passé lors de leur dernière entrevue. Elle s’égarait avec lui dans les sentiers verts bordés de haies, au milieu des scènes agrestes du voisinage. Il lui apprenait à découvrir de nouvelles beautés dans la nature ; il s’exprimait dans le langage de la vie élégante et cultivée, et versait doucement dans son oreille les enchantements de la fiction et de la poésie.

Peut-être n’y eut-il jamais entre les deux sexes de passion plus pure que celle de cette innocente fille. La jolie tournure de son jeune admirateur, et l’éclat de son costume militaire, pouvaient tout d’abord avoir charmé ses yeux, mais ce n’était pas cela qui avait captivé son cœur. Son attachement avait en soi quelque chose de l’idolâtrie. Elle le considérait comme un être d’un ordre supérieur. Elle éprouvait dans sa société l’enthousiasme d’un esprit naturellement délicat et poétique, et qui pour la première fois s’éveille à la vive perception du grand et du beau. Quant aux méprisables distinctions de rang et de fortune, elle n’y songeait seulement pas ; c’était la différence d’esprit, de port, de manières, d’avec ceux de l’entourage rustique auquel elle était accoutumée, qui l’élevait à ses yeux. Elle l’écoutait d’une oreille charmée, le regard baissé vers la terre, dans un muet ravissement, et sa joue se colorait sous l’enthousiasme ; et si parfois elle hasardait un regard furtif de timide admiration, il était aussi promptement détourné, et elle soupirait et rougissait à l’idée de son indignité comparative.

Son amant était également sous le charme, mais sa passion était mélangée de sentiments d’une nature plus grossière. Il avait commencé cette liaison avec légèreté, car il avait souvent entendu les officiers ses camarades se vanter de leurs conquêtes villageoises, et croyait quelque triomphe de cette espèce nécessaire à sa réputation d’homme entreprenant. Mais il était trop plein d’ardeurs juvéniles ; son cœur n’avait pas encore été rendu suffisamment froid et égoïste par une vie errante et dissipée : il prit feu à la flamme même qu’il cherchait à allumer, et avant qu’il se fût aperçu de la nature de sa situation il devint réellement amoureux.

Que ferait-il ? Il y avait les éternels obstacles qui se rencontrent si fréquemment dans ces affections irréfléchies. Son rang dans la vie, — les préjugés de noblesse et de parenté, — sa position dépendante vis-à-vis d’un père orgueilleux et inflexible, — tout lui défendait de songer au mariage ; — mais quand il jetait les yeux sur cette innocente créature, si frêle et si confiante, il y avait une pureté dans ses manières, une netteté dans sa vie et une modestie suppliante dans ses regards, qui terrassaient sous le respect tout sentiment libertin. En vain essayait-il de se fortifier par mille odieux exemples tirés d’hommes du bel air, et d’éteindre le foyer des sentiments généreux au moyen de cette légèreté froidement ironique avec laquelle il les avait entendus parler de la vertu des femmes ; toutes les fois qu’il se trouvait en sa présence, elle était toujours environnée par ce charme mystérieux mais impassible de la pureté virginale, dans la sphère sacrée de laquelle ne peut vivre aucune pensée coupable.

L’arrivée soudaine d’ordres au régiment de gagner le continent acheva de mettre le trouble dans son esprit. Il demeura quelque temps dans l’état d’irrésolution le plus douloureux ; il hésitait à lui faire part de ces nouvelles avant que le jour du départ fût arrivé, quand il lui en donna connaissance un soir dans le cours d’une promenade.

L’idée d’une séparation ne s’était pas encore présentée à elle ; elle s’abattit tout d’un coup sur son rêve de bonheur. Elle l’envisagea comme un désastre soudain et irréparable, et fondit en larmes avec la naïve simplicité d’un enfant. Il l’attira sur son sein, et ses baisers essuyèrent les pleurs qui inondaient ses joues charmantes ; il ne fut pas repoussé, car il est des instants où la douleur et la tendresse, en se confondant, purifient les caresses de l’amour. Il était naturellement impétueux, et la vue de la beauté se laissant en apparence aller dans ses bras, la conscience de son pouvoir sur elle, et sa crainte de la perdre pour toujours, tout conspirait à étouffer ses bons sentiments : — il se hasarda à lui proposer d’abandonner la maison paternelle et de s’attacher à sa fortune.

Il était tout à fait novice dans l’art de séduire, et rougit et pâlit de sa propre bassesse ; mais si naïve d’esprit était celle dont il voulait faire sa victime, qu’elle fut d’abord en peine de comprendre ce qu’il voulait dire, et pourquoi elle quitterait son village natal et l’humble toit de ses parents. Quand enfin la nature de sa proposition vint frapper son esprit candide, l’effet en fut flétrissant. Elle ne pleura pas, — elle ne se répandit pas en reproches, — elle ne dit pas un mot, — mais elle recula terrifiée comme à la vue d’une vipère, lui lança un regard d’angoisse qui pénétra jusqu’au fond de son âme, et, joignant les mains dans sa détresse, s’enfuit, comme pour y chercher un asile, vers la cabane de son père.

L’officier se retira confondu, humilié et repentant. On ne peut savoir ce qui serait résulté du conflit de ses sentiments si ses pensées n’avaient pas été distraites par l’agitation du départ. De nouvelles scènes, de nouveaux plaisirs et de nouveaux compagnons, firent taire bientôt les reproches qu’il s’adressait à lui-même, et étouffèrent sa tendresse ; cependant, au milieu du tumulte des camps, des orgies de garnison, des manœuvres militaires, et même du bruit étourdissant des batailles, ses pensées remontaient quelquefois doucement vers les scènes de repos champêtre et de simplicité villageoise — la blanche chaumière — le sentier longeant le ruisseau limpide, et bordé par une haie d’aubépine, et la petite paysanne qui s’y attardait, appuyée sur son bras, et l’écoutant l’œil radieux d’une affection qui s’ignore.

Le coup porté à la pauvre fille par la destruction de tout son monde idéal avait été bien cruel. Des défaillances et des passions hystériques avaient d’abord ébranlé sa constitution délicate : elles furent suivies d’une morne et langoureuse mélancolie. Elle avait contemplé de sa fenêtre le départ des troupes. Elle avait vu son déloyal amant emporté, comme en triomphe, au milieu du bruit des tambours et des trompettes, et de la pompe des armes. Elle le suivit pour la dernière fois d’un regard douloureux ; le soleil du matin faisait resplendir son visage, et son panache flottait dans la brise ; il passa, disparut à ses yeux comme une brillante vision, et la laissa dans une obscurité profonde.

Il serait oiseux de s’appesantir sur les particularités de son histoire subséquente : elle ressemble aux autres histoires d’amoureuse mélancolie. Elle évitait la société, et allait s’égarer seule dans les sentiers qu’elle avait le plus fréquentés avec son amant. Elle voulait, comme le daim blessé, pleurer en silence dans la solitude et couver la douleur acérée qui s’envenimait dans son âme. Parfois on la voyait, à une heure avancée du soir, assise sous le porche de l’église du village, et les laitières, revenant des champs, la surprenaient de temps à autre à fredonner quelque plaintive chanson dans le sentier bordé d’aubépine. Elle devint fervente dans ses dévotions à l’église ; et quand les vieillards la voyaient approcher, si tôt dévastée, et cependant avec cette fraîcheur qui consume et cette touchante auréole que la mélancolie répand autour de la beauté, ils lui faisaient place, comme à quelque chose d’immatériel, et, la suivant du regard, secouaient la tête, remplis d’un funeste pressentiment.

Elle sentait qu’elle marchait à grands pas vers la tombe, mais elle y aspirait comme à un lieu de repos. Le fil d’argent qui l’attachait à la vie s’était dénoué, et il lui semblait qu’il n’y eût plus de joie sous le soleil. Si jamais son tendre cœur avait nourri quelque ressentiment contre son amant, il était tout à fait éteint. Elle était incapable de passions haineuses, et dans un moment de tendresse attristée elle traça pour lui une lettre d’adieu. Elle était écrite dans le langage le plus simple, mais émouvante de sa simplicité même. Elle lui disait qu’elle était mourante, et ne lui celait pas que sa conduite en était la cause. Elle lui dépeignait même les souffrances qu’elle avait éprouvées, mais terminait en disant qu’elle n’eût pu mourir en paix si elle ne lui eût pas envoyé son pardon et sa bénédiction.

Par degrés ses forces déclinèrent, au point qu’il lui devint impossible de quitter la chambre. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était de gagner en chancelant la fenêtre, où, renversée sur sa chaise, c’était son bonheur de rester tout le jour et de contempler le paysage qui s’étendait devant elle. Cependant elle ne proférait aucune plainte, et ne révélait à personne le mal qui lui rongeait le cœur. Elle, ne prononçait même jamais le nom de son amant, mais posait sa tête sur le sein de sa mère et pleurait en silence. Ses pauvres parents se penchaient dans une anxiété muette sur cette fleur de leurs espérances qui se flétrissait sous leurs yeux, se berçant encore de l’espoir qu’elle pourrait renaître à la fraîcheur, et que l’éclatant et céleste incarnat qui parfois colorait ses joues pouvait bien être une promesse du retour de la santé.

Ainsi elle était assise au milieu d’eux, une après-midi de dimanche, ses mains enfermées dans les leurs, la croisée ouverte toute grande, pendant qu’un doux zéphyr se glissait dans la chambre, apportant avec lui le parfum du chèvrefeuille que ses propres mains avaient planté autour de la fenêtre.

Son père venait de lire un chapitre de la Bible ; il y était parlé de la vanité des choses terrestres et des joies du ciel : cette lecture semblait avoir versé dans son sein la consolation et la sérénité. Ses yeux s’étaient arrêtés dans le lointain sur l’église du village : la cloche avait tinté pour le service du soir ; le dernier villageois s’attardait sous le porche ; et tout était plongé dans cette immobilité sainte particulière au jour du repos. Ses parents la couvaient des yeux, le cœur gros d’inquiétude. La maladie et le chagrin, qui passent si rudement sur certaines figures, avaient donné à la sienne l’expression d’un visage de séraphin. Une larme tremblait dans son bel œil bleu. — Pensait-elle à son déloyal amant ? — ou ses pensées errantes étaient-elles dans ce cimetière lointain au sein duquel elle serait peut-être bientôt déposée ?

Soudain un bruit de sabots de cheval se fait entendre ; — un cavalier galope jusqu’à la chaumière, — met pied à terre devant la fenêtre ; — la pauvre fille pousse une faible exclamation et retombe au fond de sa chaise : c’était son amant que ramenait le repentir ! Il se précipita dans la maison, et courut la presser sur son sein ; mais sa beauté ravagée, — son visage où se peignait la mort, — si blême, et cependant si charmant dans sa désolation, — lui percèrent le cœur, et il se jeta plein d’angoisse à ses pieds. Elle était trop faible pour se lever, — elle essaya de lui tendre sa main tremblante ; — ses lèvres remuèrent comme si elle parlait, mais aucun mot ne fut articulé ; — elle abaissa sur lui des regards où se peignait un sourire d’une inexprimable tendresse, — et ferma les yeux pour toujours.

Tels sont les détails que je recueillis sur cette histoire villageoise. Ils sont bien maigres, et je sais bien qu’ils ne se recommandent point par une grande nouveauté. Dans la rage actuelle pour les incidents étranges et les récits de haut goût, ils pourront sembler rebattus et insignifiants ; mais ils m’intéressèrent fortement à cette époque, et, pris dans leur rapport avec la touchante cérémonie dont je venais d’être témoin, firent sur mon esprit une impression plus profonde que maintes circonstances d’une nature plus frappante. J’ai traversé depuis cet endroit, et visité de nouveau l’église, poussé par un meilleur motif qu’une simple curiosité. C’était une soirée d’hiver ; les arbres étaient dépouillés de leur feuillage ; le cimetière apparaissait nud et morne, et le vent soufflait glacé au travers de l’herbe desséchée. Mais des arbustes à feuilles persistantes avaient été plantés autour du tombeau de la favorite du village, et l’osier se courbait au-dessus pour préserver le gazon de toute injure.

La porte de l’église était ouverte ; j’y entrai. Là se suspendaient la guirlande de fleurs et les gants, comme au jour des funérailles : les fleurs étaient flétries, il est vrai ; mais il semblait qu’on eût pris soin d’empêcher que la poussière n’en ternît la blancheur. J’ai vu bien des monuments où l’art a épuisé ses secrets pour éveiller la sympathie du spectateur, mais je n’en ai jamais rencontré qui parlât à mon cœur d’une façon plus touchante que le simple mais délicat souvenir d’innocence exhalée.