Le Livre d’esquisses/Le Spectre-Fiancé

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Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 155-171).

LE SPECTRE-FIANCÉ
HISTOIRE DE VOYAGEUR[1].


Il allait s’attabler, le sourire à la bouche,
Mais il est bien glacé, je gage, cette nuit.
Dans sa chambre, hier soir, c’est moi qui l’ai conduit,
Et cette nuit Gray-Steel a préparé sa couche.

Sir Eger, Sir Grahame et Sir Gray-Steel.


Sur la cime de l’une des hauteurs de l’Odenwald, chaîne sauvage et romantique de l’Allemagne supérieure s’étendant non loin du confluent du Mein et du Rhin, s’élevait, il y a bien, bien des années, le château du baron Von Landshort. Il est maintenant tombé complétement en ruine, et presque enseveli parmi les hêtres et les noirs sapins, au-dessus desquels cependant on peut encore voir son antique beffroi s’efforcer, comme l’ancien propriétaire dont j’ai parlé, de porter la tête haute et de dominer le pays d’alentour.

Le baron était une branche sèche de la grande famille des Katzenellenbogen[2] ; il avait hérité des restes du domaine et de tout l’orgueil de ses ancêtres. Bien que l’humeur guerrière de ses prédécesseurs eût beaucoup ébréché les possessions de la famille, le baron n’en faisait pas moins tout son possible pour conserver quelques vestiges de cette grandeur évanouie. Les temps étaient tranquilles, et la plupart des nobles allemands avaient abandonné leurs vieux châteaux incommodes, perchés comme des nids d’aigles au milieu des montagnes, et fait construire dans les vallées des résidences plus convenables : cependant le baron restait orgueilleusement enfermé dans sa petite forteresse, couvant avec un acharnement héréditaire toutes les vieilles rancunes de famille, de sorte qu’il était très-mal avec quelques-uns de ses voisins les plus proches, et cela pour des disputes intervenues entre leurs grands grands grands pères.

Le baron n’avait qu’un enfant, une fille ; mais la nature, quand elle ne vous accorde qu’un enfant, vous dédommage toujours en en faisant un prodige ; ainsi fut-il de la fille du baron. Toutes les nourrices, toutes les commères, toutes les cousines de province, assurèrent à son père qu’elle n’avait pas, pour la beauté, son égale dans toute l’Allemagne ; et qui l’aurait su mieux qu’elles ! Elle avait d’ailleurs été très-soigneusement élevée sous la surveillance de deux tantes restées filles, lesquelles avaient passé quelques années de leur jeunesse à l’une des petites cours allemandes, et, par conséquent, étaient versées dans toutes les branches de savoir nécessaires pour former une femme accomplie. Grâce à leurs enseignements, elle devint un prodige de perfection. Sonnèrent seize ans : elle brodait à ravir, elle avait retracé tout au long en tapisserie des histoires de saints, et leurs visages avaient une telle vigueur d’expression qu’on eût dit autant d’âmes brûlant dans le Purgatoire. Elle pouvait lire sans trop de difficultés, et avait, en tâtonnant, fait route le long de quelques pieuses légendes, et de presque toutes les merveilles chevaleresques de l’Heldenbuch[3]. Elle avait même été très-loin dans l’écriture, étant en état de signer son nom sans oublier seulement une lettre, et si lisiblement que ses tantes pouvaient le déchiffrer sans lunettes. Elle excellait à faire ces inutiles mais élégants petits riens de toute espèce qu’affectionnent les dames, était versée dans la danse la plus transcendante de l’époque, jouait nombre d’airs sur la harpe et sur la guitare, et savait par cœur toutes les tendres ballades des minnelieders.

Et puis ses tantes, ayant été dans leur jeunesse de grandes évaporées et de grandes coquettes, étaient admirablement propres à faire des gardiens vigilants, de stricts censeurs de la conduite de leur nièce ; car il n’est pas de duègne plus rigide, plus prudente, plus inexorablement à cheval sur les bienséances, qu’une coquette surannée. Rarement lui était-il permis de s’écarter ; jamais elle ne franchissait les domaines du château que bien escortée…, ou plutôt bien gardée. On lui lisait continuellement des sermons sur le strict décorum et l’obéissance aveugle ; et quant aux hommes — fi donc ! — on lui avait appris à les tenir à une telle distance, ils lui faisaient si fort ombrage, qu’à moins d’une autorisation en forme elle n’aurait pas eu seulement un regard pour le plus beau cavalier du monde — non, quand bien même il serait venu mourir à ses pieds.

Les bons effets de ce système étaient merveilleusement apparents. La jeune fille était un type de convenance et de docilité. Tandis que d’autres exhalaient leurs parfums au milieu de l’éclat du monde, exposées à se voir cueillir et rejeter ensuite par toute main, elle s’épanouissait dans l’ombre et devenait une fraîche et ravissante jeune femme sous les auspices de ces deux filles immaculées, comme un bouton de rose qui sort tout rougissant du milieu des épines qui le protègent. Ses tantes la contemplaient avec orgueil et ravissement, et disaient à qui voulait l’entendre que toutes les jeunes filles du monde pourraient bien s’égarer sans que, grâce au ciel, rien de semblable arrivât à l’héritière des Katzenellenbogen.

Quelque mesquinement partagé, toutefois, que fût en enfants le baron Von Landshort, son train de maison n’en était pas moins considérable pour cela, car la Providence l’avait enrichi d’une profusion de parents pauvres. Tous, depuis le premier jusqu’au dernier, avaient ces sentiments d’affection qu’éprouvent d’ordinaire les parents que la fortune a maltraités, étaient prodigieusement attachés au baron, et saisissaient toutes les occasions possibles de venir par bandes animer le château. Toutes les fêtes de famille étaient célébrées par ces bonnes gens aux dépens du baron ; et quand ils étaient rassasiés de bonne chère, ils ne manquaient pas de déclarer qu’il n’y avait rien au monde d’aussi délicieux que ces réunions de famille, ces jubilés du cœur.

Le baron était un petit homme, mais il avait l’âme grande, et son cœur se gonflait à la pensée qu’il était le grand homme de ce petit monde qui l’entourait. Il aimait à faire de longs récits sur les vieux guerriers à taille colossale ses aïeux, dont les portraits, suspendus le long des murs, lançaient en bas de farouches regards ; et jamais il ne trouvait d’auditeurs comparables à ceux qu’il nourrissait à ses dépens. Il avait un goût prononcé pour le merveilleux, et croyait fermement à toutes ces histoires surnaturelles dont en Allemagne chaque vallée, chaque montagne est remplie. La crédulité de ses hôtes surpassait encore la sienne : ils écoutaient chacun de ces contes étranges la bouche et les yeux béants, et ne manquaient jamais d’être profondément étonnés, lors même qu’ils l’entendaient pour la centième fois. Ainsi vivait le baron Von Landshort, l’oracle de sa table, le monarque absolu de ses petits États, heureux surtout par la conviction qu’il avait d’être l’homme le plus sage de son siècle.

À l’époque dont traite mon récit il y eut au château une grande réunion de famille, pour une affaire de la dernière importance. Il s’agissait de recevoir le futur époux de la fille du baron. Une négociation s’était ouverte entre ce dernier et un vieux seigneur de Bavière, afin d’unir la dignité de leurs maisons par le mariage de leurs enfants. Les préliminaires avaient été menés avec le cérémonial convenable. Les jeunes gens avaient été fiancés sans se voir, et l’époque de la cérémonie nuptiale était fixée. Le jeune comte Von Altenburg avait été rappelé de l’armée dans ce but ; il était maintenant en route pour le château du baron, afin de recevoir sa fiancée. Il était même arrivé des lettres de lui, datées de Wurtzburg, où il se trouvait accidentellement retenu, qui marquaient le jour et l’heure où l’on pouvait s’attendre à le voir arriver.

Le château s’agitait en tumultueux apprêts pour lui faire un accueil convenable. On avait mis un soin extraordinaire à parer la belle fiancée. Ses deux tantes avaient voulu présider à sa toilette, et s’étaient disputées toute la matinée sur chaque article de son ajustement. La demoiselle avait pris avantage de leurs débats pour suivre l’impulsion de son goût à elle, qui fort heureusement se trouvait bon. Elle avait l’air aussi charmant qu’un jeune fiancé pouvait le désirer, et le trouble de l’attente ajoutait encore à l’éclat de ses charmes.

L’incarnat qui couvrait son visage et son cou, le léger gonflement du sein, l’œil qui de temps à autre se perdait dans une rêverie, tout trahissait le tumulte ravissant auquel son petit cœur était en proie. Ses tantes étaient continuellement à voltiger autour d’elle, car les tantes restées filles prennent d’ordinaire un grand intérêt aux affaires de cette nature. Elles lui donnaient une multitude de graves conseils sur la manière dont elle devait se conduire, sur ce qu’elle devait dire, et comment elle devait recevoir l’amant qu’on attendait.

Le baron s’occupait non moins ardemment des préparatifs. Il n’avait, à vrai dire, rien à faire en somme ; mais, de sa nature, c’était un petit homme remuant et fumant, et il ne pouvait rester en repos quand il voyait tout le monde s’agiter autour de lui. Il ne cessait de parcourir le château du haut en bas avec un air d’anxiété infinie, faisant continuellement quitter aux domestiques leur ouvrage pour les exhorter à se montrer diligents, et bourdonnant autour de toutes les salles et de toutes les chambres, aussi vainement inquiet, aussi incommode qu’une grosse mouche bleue par une chaude journée d’été.

Cependant le veau gras avait été tué ; les bois avaient retenti du cri des veneurs ; la cuisine était encombrée de bonne chère ; les caves avaient laissé partir des mers de Rhein-wein (vin du Rhin) et de Ferne-wein (vin de Ferne) ; la grande tonne d’Heidelberg avait même été mise à contribution. Tout était préparé pour recevoir cet hôte de distinction avec saus und braus (du tapage et du tapage encore), suivant le véritable esprit de l’hospitalité allemande ; — mais l’hôte tardait bien à venir. Les heures disparaissaient tour à tour. Le soleil avait inondé de ses rayons mourants les riches forêts de l’Odenwald, et maintenant il dorait la cime des montagnes. Le baron monte à la plus haute tour, et tient les yeux tendus, dans l’espérance de voir le comte et sa suite poindre à l’horizon. Une fois il crut les apercevoir : le son du cor, partant des vallons, flottait dans l’air, prolongé par les échos des montagnes. On voyait tout au fond un grand nombre de cavaliers s’avançant lentement le long de la route ; mais comme ils avaient presque atteint le pied de la montagne, ils tournèrent bride tout à coup et prirent une direction différente. Le dernier rayon de soleil s’évanouit, — les chauves-souris commencèrent à passer et à repasser dans le crépuscule, — la route s’obscurcit de plus en plus ; et l’œil ne vit plus rien s’y agiter que, de loin en loin, un paysan revenant de son travail et regagnant sa chaumière à pas tardifs.

Pendant que le vieux château de Landshort était ainsi plongé dans l’inquiétude, une scène très-intéressante se passait dans une autre partie de l’Odenwald.

Le jeune comte Von Altenburg poursuivait tranquillement sa route, de ce pas grave et plein de lenteur dont un homme s’achemine vers le mariage quand ses amis lui ont épargné tous les ennuis, toute l’incertitude de la demande, et qu’une fiancée l’attend, aussi certainement qu’un dîner au bout de son voyage. Il avait fait rencontre, à Wurzbourg, d’un jeune compagnon d’armes avec lequel il avait vu du service sur les frontières, Hermann Von Starkenfaust, un des bras les plus vaillants, un des plus nobles cœurs de la chevalerie allemande, qui revenait en ce moment de l’armée. Le château de son père n’était pas très-éloigné de la vieille forteresse de Landshort, bien qu’une querelle héréditaire rendît les deux familles hostiles et étrangères l’une à l’autre.

Dans l’expansion, dans la chaleur de la reconnaissance, nos deux jeunes gens se racontèrent toutes leurs aventures passées, ce qu’ils étaient devenus, et le comte dit tout au long l’histoire du mariage projeté. Quant à la demoiselle, il ne l’avait jamais vue, mais on lui avait tracé de ses charmes la plus enivrante description.

Comme le chemin des deux amis se trouvait dans la même direction, ils convinrent d’achever ensemble le reste de leur voyage ; et pour pouvoir le faire avec plus de loisir, ils quittèrent Wurtzbourg de bon matin, le comte ayant laissé des ordres pour que son escorte le suivît et vînt le rejoindre.

Ils trompèrent l’ennui de la route avec leurs souvenirs de scènes et d’aventures militaires ; mais le comte ne laissait pas que d’être légèrement ennuyeux en revenant plus que de raison aux charmes présumés de sa future, au bonheur qui l’attendait.

Tout en devisant, ils s’étaient engagés dans les montagnes de l’Odenwald, et précisément dans une de ses gorges les plus boisées et les plus solitaires. Chacun sait que de tout temps les forêts de l’Allemagne ont été non moins infestées par des brigands que ses châteaux par des fantômes ; mais à cette époque les premiers surtout étaient nombreux, à cause des bandes de soldats licenciés qui sillonnaient le pays. Il ne paraîtra donc pas extraordinaire que nos cavaliers aient été attaqués par une troupe de ces maraudeurs au milieu de la forêt. Ils se défendirent avec bravoure ; mais ils allaient succomber, quand la suite du comte vint à la rescousse. À cette vue les brigands s’enfuirent, mais déjà le comte avait une blessure mortelle. On le ramena lentement et doucement dans la ville de Wurtzbourg. Un moine, réputé pour être à la fois un habile médecin du corps et de l’âme, fut appelé d’un couvent voisin ; mais la moitié de sa science fut inutile : les instants du malheureux jeune homme étaient comptés.

À ses derniers instants il conjura son ami de se rendre immédiatement au château de Landshort, et d’y apprendre le fatal motif qui l’avait empêché d’aller chercher sa fiancée. Sans être le plus passionné des amants, c’était le plus exact des hommes, et il semblait avoir fort à cœur que sa commission fût promptement et courtoisement remplie. « Si cela n’était pas fait, dit-il, je ne dormirais pas tranquille dans ma tombe ! » Il répéta ces derniers mots avec une solennité particulière. La requête, dans un pareil moment, ne souffrait aucune hésitation. Starkenfaust s’efforça de lui rendre la paix et le calme, promit d’être l’exécuteur fidèle de ses volontés, et, comme gage de sa parole, lui tendit solennellement la main. Le moribond en prit acte et la serra ; mais bientôt il tomba dans le délire — parla comme un extravagant de sa fiancée, — de ses engagements, — de parole donnée ; demanda son cheval, qu’il pût courir au château de Landshort, et mourut lorsqu’en rêve il venait de monter en selle.

Starkenfaust lui donne un soupir et verse une larme de soldat sur la fin prématurée dé son camarade ; puis il songe à la pénible mission dont il s’est chargé. Son cœur était lourd, sa tête embarrassée, car il allait se présenter, hôte non prié, devant des gens hostiles, et glacer leur allégresse avec des nouvelles fatales à leurs espérances. Cependant, d’autre part, la curiosité lui murmurait à l’oreille qu’il fallait voir cette Katzenellenbogen, cette beauté si fameuse, si prudemment retenue loin du monde, car il était admirateur passionné du beau sexe, et dans son caractère il y avait une dose d’entreprenante excentricité qui le faisait raffoler de toutes les aventures singulières.

Avant de s’éloigner, il s’occupa de tous les arrangements à prendre avec la pieuse communauté du couvent pour le service funèbre de son ami, qui devait être enterré dans la cathédrale de Wurtzbourg, auprès de quelques-uns de ses illustres parents ; et la suite éplorée du comte se chargea de ses restes mortels.

Il est grand temps maintenant que nous revenions à l’ancienne famille des Katzenellenbogen, qui attendaient impatiemment leur hôte, et plus impatiemment encore leur dîner ; au digne petit baron, que nous avons laissé prenant l’air sur la tour d’observation.

La nuit s’épaississait, et le convive n’arrivait pourtant pas. Le baron descendit de la tour désespéré. Le banquet, que l’on avait reculé d’heure en heure, ne pouvait être retardé plus longtemps. Les viandes étaient déjà trop cuites, le cuisinier aux abois, et toute la maison avait l’air d’une garnison réduite par la famine. Le baron fut, bien à contre-cœur, obligé de donner l’ordre de servir, encore que son hôte ne fût pas arrivé. Déjà tout le monde était assis, et précisément on allait commencer, quand, éclatant derrière les portes, le bruit du cor annonça l’approche d’un étranger. Une autre longue fanfare courut, répétée par les échos des vieilles cours du château ; le gardien y répondit des murailles. Le baron se hâta de descendre pour recevoir son futur gendre.

Le pont-levis avait été baissé, l’étranger était devant la porte. C’était un grand et beau cavalier, monté sur un cheval noir. Sa figure était pâle, mais son œil était brillant et rêveur, et il avait un air de noble mélancolie. Le baron fut un peu mortifié qu’il fût arrivé seul et dans un équipage aussi modeste. Sa dignité fut froissée pendant un instant, et il se sentit d’humeur à y voir un oubli des égards dus, dans une occasion aussi importante, à l’importante famille à laquelle il devait s’allier. Il s’apaisa cependant quand il eut conclu que ce devait être une impatience juvénile qui lui avait fait donner de l’éperon et devancer son escorte.

« Je suis désolé, dit l’étranger, de tomber au milieu de vous aussi mal à propos. »

Ici le baron l’interrompit par une multitude de compliments et de politesses, car il se piquait, à dire vrai, d’éloquence et de courtoisie. L’étranger essaya bien une fois ou deux d’arrêter ce torrent de paroles, mais en vain, de sorte qu’il baissa la tête et le laissa couler. Sur ces entrefaites le baron avait fait une pause, et ils avaient atteint la cour intérieure du château. L’étranger était encore sur le point de parler, lorsqu’il fut de nouveau interrompu par l’arrivée de la partie féminine de la famille, amenant la frémissante et rougissante fiancée. Pendant un instant il la contempla d’un air d’extase ; on eût dit que son âme tout entière rayonnait dans ses regards et se reposait sur ce beau corps. Une des vieilles filles lui murmura quelque chose à l’oreille ; elle fit un effort pour parler, leva craintive son œil bleu tout humide, jeta rapidement sur l’étranger un coup d’œil timidement interrogateur, et les ramena de nouveau vers la terre. Les paroles expirèrent inachevées ; mais le doux sourire qui se jouait sur ses lèvres et la ravissante petite fossette qui creusait chacune de ses joues prouvaient qu’elle avait assez vu pour être satisfaite. Il était impossible qu’une jeune fille, à ce bel âge de dix-huit ans, grandement préparée pour l’amour et le mariage, ne fût pas contente d’un si charmant cavalier.

L’heure avancée à laquelle le convive était arrivé bannissait toute idée de conversation. Le baron ne voulut rien entendre ; et remettant au lendemain matin tout entretien particulier, il montra l’exemple et fut s’asseoir au banquet, vierge encore.

Il était servi dans la grande salle du château. Tout autour se suspendaient les effrayants portraits des héros de la maison de Katzenellenbogen, et les trophées qu’ils avaient rapportés de la guerre ou de la chasse. Corselets ébréchés, lances de tournois brisées et bannières déchirées se mêlaient aux dépouilles ramassées dans la guerre des forêts : mâchoires de loup, défenses de sangliers grimaçaient horriblement au milieu d’arbalètes et de haches d’armes, et juste au-dessus de la tête du jeune fiancé filaient une paire d’andouillers.

Le cavalier ne prêtait pas grande attention à la société ni à la conversation. A peine touchait-il aux mets ; il semblait absorbé dans son admiration pour sa fiancée ; parlant à voix basse, de manière à n’être point entendu — car le langage de l’amour n’est jamais bruyant ; mais où donc est-il une oreille de femme assez peu subtile pour ne pouvoir saisir au vol le plus léger soupir de son amant ? Il y avait dans ses manières un mélange de tendresse et de gravité qui paraissait produire une puissante impression sur la demoiselle. Ses couleurs venaient et s’en allaient pendant qu’elle écoutait avec une attention profonde. De temps à autre elle faisait quelque rougissante réponse, et quand son regard à lui se détournait, elle lançait un oblique et rapide coup d’œil sur sa contenance romanesque, et poussait un tendre soupir tout chargé de bonheur. Il était évident que le jeune couple était entièrement sous le charme ; et les tantes, profondément versées dans les mystères du cœur, déclarèrent qu’ils étaient, à première vue, tombés amoureux l’un de l’autre.

La fête se prolongea joyeusement, ou du moins bruyamment, car les convives étaient tous doués de ce robuste appétit que donnent une bourse légère et la brise des montagnes. Le baron dit ses meilleures et ses plus longues histoires ; jamais il ne les avait si bien racontées, ou du moins avec autant d’effet. S’y trouvait-il quelque chose de merveilleux, ses auditeurs s’abîmaient dans la stupéfaction ; quelque chose de facétieux, on peut être sûr que toujours ils éclataient de rire à l’endroit convenable. Le baron, il est vrai, comme beaucoup de grands hommes, était trop grand seigneur pour, lorsqu’il plaisantait, ne pas plaisanter lourdement ; mais il versait toujours à l’appui une rasade d’excellent hocheimer ; et la plaisanterie la plus lourde est irrésistible quand on la sert à sa table, qu’elle est arrosée d’un bon vin vieux. De très-bonnes choses furent dites par de plus pauvres et de plus brillants génies, qui ne pourraient se répéter qu’en de semblables occasions ; plus d’un discours malin jeté mystérieusement dans l’oreille des dames, lesquelles essayaient de comprimer leurs rires et tombaient presque dans des convulsions ; et un cousin du baron, pauvre diable à la joviale et large figuré, hurla une ou deux chansons qui forcèrent positivement les deux vieilles filles à se couvrir de leurs éventails.

Au milieu de tout cet entrain le convive étranger gardait la plus singulière, la plus inconcevable gravité. Sa physionomie revêtait un air d’abattement plus profond à mesure que la soirée s’avançait, et, quelque étrange que cela puisse paraître, les plaisanteries du baron semblaient le rendre plus mélancolique encore. Parfois il se perdait dans ses pensées ; parfois il y avait dans ses yeux quelque chose d’agité, d’inquiet, d’incertain, qui dénotait un esprit mal à l’aise. Sa conversation avec la fiancée devenait de plus en plus serrée, mystérieuse. De sombres nuages commençaient à se glisser sur la noble sérénité de son front à elle, et de soudains tremblements couraient le long de ses membres délicats.

Tout ceci ne pouvait échapper à l’attention de la compagnie. Leur gaieté fut glacée par l’inexplicable tristesse du fiancé ; leur feu s’éteignit ; des chuchotements, des coups d’œil s’échangèrent, accompagnés de haussements d’épaules et d’obscurs branlements de tête. Les chansons et les rires devinrent de plus en plus rares ; il se fit dans la conversation de désolantes pauses, auxquelles succédèrent enfin des contes bizarres et des histoires surnaturelles. Un récit lugubre en enfantait un autre plus lugubre encore, et le baron fit presque tomber en syncope, de peur, quelques-unes des dames avec l’histoire du cavalier-fantôme qui emporta la belle Léonore ; histoire effrayante, mais authentique, que l’on a depuis mise en vers excellents, et que tout le monde a lue sans qu’elle ait jamais rencontré d’incrédules.

Le fiancé écoutait cette histoire avec une attention profonde. Il tenait ses yeux obstinément fixés sur le baron, et quand le récit approcha de sa fin, il se leva graduellement de dessus son siége, grandissant, grandissant toujours, jusqu’à ce qu’à l’œil ébloui du baron il semblât presque atteindre la taille d’un géant. Au moment où l’histoire finissait il poussa un profond soupir, et prit solennellement congé de la compagnie. Les convives ne revenaient pas de leur étonnement. Le baron était positivement frappé de la foudre.

« Comment ! vouloir quitter à minuit le château ! Mais on avait tout préparé pour le recevoir ; une chambre était toute prête pour lui, s’il désirait se retirer. »

L’étranger secoua mélancoliquement et mystérieusement la tête : « Je dois placer ma tête sur un autre reiller cette nuit ! »

Il y avait dans cette réponse, dans le ton dont elle était proférée, quelque chose qui fit que le cœur du baron l’abandonna ; mais il rallia ses forces et réitéra ses offres hospitalières.

L’étranger secoua silencieusement mais éloquemment la tête à toutes ses instances, et, faisant de la main ses adieux à la compagnie, sortit de la salle à pas lents et majestueux. Les vieilles tantes étaient complètement pétrifiées — la fiancée penchait la tête ; une larme roulait sans bruit sous sa paupière.

Le baron suivit l’étranger jusqu’à la grande cour du château ; le noir coursier frappait du pied la terre et s’ébrouait d’impatience. Lorsqu’ils eurent atteint la grande porte, cachée sous une voûte profonde obscurément éclairée par un falot, l’étranger s’arrêta, et s’adressant au baron d’un ton de voix funèbre, que le peu de hauteur de la voûte rendait plus sépulcral encore :

« Maintenant que nous sommes seuls, dit-il, je vais vous communiquer le motif de mon départ. Un engagement solennel et qu’on ne peut remettre…

— Quoi ! dit le baron, ne pouvez-vous pas envoyer quelqu’un à votre place ?

— Il n’y faut pas de procureur. — Je dois m’y rendre en personne. — Il faut que j’aille à la cathédrale de Wurtzbourg.

— Soit, dit le baron, reprenant courage, mais attendez, jusqu’à demain ; — demain vous y mènerez votre fiancée.

— Non ! non ! répliqua l’étranger avec une décuple solennité, ce n’est pas avec une fiancée que je suis engagé ; — les vers — les vers m’attendent ! Je ne suis plus en vie. — J’ai été tué par des brigands ; — mon corps repose à Wurtzbourg ; — c’est à minuit qu’on m’enterre ; — la tombe me réclame, — je dois être fidèle au rendez-vous ! »

Il s’élança sur son coursier noir, passa comme un trait sur le pont-levis, et bientôt le bruit étincelant des sabots du cheval se perdit dans la nuit au milieu des plaintives modulations du vent.

Le baron reprit le chemin de la salle du banquet dans la plus profonde consternation, et rapporta ce qui s’était passé. Deux dames s’évanouirent immédiatement ; d’autres tombèrent en faiblesse à l’idée d’avoir eu pour compagnon de table un fantôme. Ce fut l’opinion de quelques-uns que ce pouvait bien être le féroce chasseur fameux dans la légende allemande. Quelques-uns parlèrent d’esprits des montagnes, de démons des forêts, et autres êtres surnaturels dont les bonnes gens de l’Allemagne ont si cruellement souffert depuis un temps immémorial. Un des parents pauvres eut la hardiesse d’insinuer que c’était peut-être une aimable plaisanterie du jeune cavalier, et que le caractère lugubre même du caprice semblait s’accorder assez avec la mélancolie du personnage. Mais cette opinion attira sur lui l’indignation de toute la compagnie, et surtout du baron, qui le regarda presque comme il eût fait un infidèle, de sorte qu’il fut obligé d’abjurer au plus vite son hérésie et de rentrer dans le giron de la saine croyance.

Mais quels que pussent avoir été les doutes conçus, ils furent entièrement dissipés le lendemain par l’arrivée de messagers réguliers qui confirmèrent la nouvelle de l’assassinat du jeune comte, et de son enterrement dans la cathédrale de Wurtzbourg.

On peut juger de l’épouvante qui régnait au Château. Le baron, s’enférma dans sa chambre. Ses hôtes, qui étaient venus pour se réjouir avec lui, ne pouvaient songer à l’abandonner dans sa détresse. Ils erraient le long des cours, ou se formaient en groupes dans la salle à manger, secouant la tête et haussant les épaules pour déplorer les ennuis d’un si excellent homme, et restaient à table plus longtemps que jamais, et mangeaient et buvaient plus vaillamment que jamais, afin de conserver leur courage. Mais la situation de la fiancée-veuve était encore plus lamentable. Avoir perdu un mari avant même qu’elle l’eût seulement embrassé — et quel mari ! si le fantôme lui-même était si gracieux et si noble, quel devait-il avoir été de son vivant ! Elle remplissait la maison de ses gémissements.

La nuit du second jour de son veuvage, elle s’était retirée dans sa chambre, accompagnée d’une de ses tantes qui voulait absolument coucher avec elle. La tante, une des meilleures conteuses d’histoires de revenants de toute l’Allemagne, venait précisément de narrer une de ses plus longues, et s’était endormie au beau milieu d’icelle. La chambre était reculée et donnait sur un petit jardin. La nièce, de son lit, contemplait d’un air pensif, dansant sur les feuilles d’un tremble en face de la croisée, les rayons de la lune qui montait. La cloche du château venait justement de tinter minuit, lorsque de doux accords s’élevèrent du jardin. Elle quitta précipitamment son lit, et se dirigea d’un pas léger vers la fenêtre. Une forme imposante se dressait au milieu de l’ombre projetée par les arbres. Comme la tête se relevait, un rayon tombé de la lune éclaira son visage. Ciel et terre ! elle reconnut le spectre-fiancé ! En ce moment un cri aigu vint frapper son oreille, et sa tante, qu’avait éveillée la musique, et qui l’avait silencieusement suivie jusqu’à la fenêtre, tomba dans ses bras. Quand elle releva la tête le spectre avait disparu.

Des deux femmes la tante était celle qui avait le plus besoin de secours, car elle était tout à fait hors d’elle-même de terreur. Quant à la demoiselle, il y avait, même dans le fantôme de son amant, quelque chose qui ne lui déplaisait pas. Elle y trouvait encore une apparence de beauté mâle, et bien que l’ombre d’un homme ne soit pas précisément de nature à satisfaire la tendresse d’une jeune fille malade d’amour, cependant, lorsqu’il est impossible d’avoir la réalité, c’est encore une consolation. La tante déclara qu’elle ne dormirait plus jamais dans cette chambre ; la nièce, cette fois se révoltant, déclara non moins énergiquement qu’elle ne dormirait dans aucune autre : la conséquence fut qu’elle eût à y dormir toute seule ; mais elle arracha cette promesse à sa tante de ne pas raconter l’histoire du fantôme, de peur qu’on ne lui enviât le seul mélancolique plaisir qui lui fût laissé sur la terre — celui d’habiter une chambre sur laquelle veillait pendant la nuit l’ombre protectrice de son amant.

Combien de temps la bonne vieille dame aurait-elle observé sa promesse, c’est ce qu’on ignore, car elle trouvait un singulier plaisir à causer merveilleux, et puis c’est un triomphe que d’être la première à raconter une histoire effrayante ; cependant on cite encore dans le voisinage, comme un exemple mémorable de discrétion féminine, le fait de l’avoir gardée pour elle une semaine tout entière, quand soudain elle se vit, grâce à Dieu, délivrée de toute contrainte par la nouvelle qui fut un matin apportée pendant qu’on était à table, en train de déjeuner, que la jeune fille ne se trouvait nulle part. Sa chambre était vide — on n’avait pas dormi dans le lit — la fenêtre était ouverte, et l’oiseau s’était envolé.

La douloureuse stupéfaction avec laquelle fut accueillie cette nouvelle ne peut être imaginée que par ceux qui ont été témoins de l’agitation que causent parmi ses amis les désastres d’un grand homme. Les parents pauvres eux-mêmes firent trêve pour un instant aux labeurs de leur infatigable mâchoire, quand la tante, à qui d’abord le saisissement avait ôté la parole, se tordit les mains en criant : « Le fantôme ! le fantôme ! elle a été emportée par le fantôme ! »

En quelques mots elle raconta la scène effrayante du jardin, et en conclut que le spectre devait avoir emporté la fiancée. Deux des domestiques corroborèrent cette opinion : ils avaient entendu le bruit des sabots d’un cheval descendant la montagne vers le milieu de la nuit, et ne doutaient nullement que ce ne fût le fantôme sur son coursier noir, qui l’entraînait vers la tombe. L’assemblée courba la tête devant cette terrible probabilité ; car les accidents de cette nature sont excessivement communs en Allemagne, ainsi qu’en fait foi mainte histoire bien authentique.

Qu’elle était lamentable, la situation du pauvre baron ! Quel déchirant dilemme pour un tendre père, pour un membre de l’illustre famille des Katzenellenbogen ! Sa fille unique avait été entraînée de vive force vers la tombe, ou bien il allait avoir pour gendre quelque démon des forêts, et peut-être une bande de lutins pour petits enfants. Il avait entièrement perdu la tête, comme toujours, et tout le château était en révolution. Les hommes reçurent l’ordre de monter à cheval et de battre toutes les routes, tous les sentiers, toutes les vallées de l’Odenwald. Le baron lui-même achevait justement de passer ses bottes fortes et de ceindre son épée, et se disposait à monter à cheval pour aller procéder à une enquête incertaine, quand une nouvelle apparition le fit s’arrêter tout court. On voyait une dame se diriger vers le château, montée sur un palefroi, suivie d’un gentilhomme à cheval. Elle galopa vers la porte, s’élança vivement de sur son palefroi, et, tombant aux pieds du baron, embrassa ses genoux. C’était la fille qu’il avait perdue, et son compagnon était — le spectre-fiancé. Le baron était confondu. Il regardait sa fille, puis le fantôme, et doutait presque du témoignage de ses sens. Quant à ce dernier, il avait énormément gagné sous le rapport de l’extérieur, depuis son excursion dans le monde des esprits. Ses vêtements étaient splendides, et faisaient ressortir la noblesse de son maintien, ses mâles proportions. Il n’était plus ni pâle ni mélancolique. Son beau visage était coloré de tout le feu de la jeunesse, et la joie étincelait dans son grand œil noir.

Le mystère fut bientôt dévoilé. Le cavalier (car, en vérité, vous devez l’avoir deviné depuis longtemps, ce n’était pas un esprit) s’annonça comme étant sir Hermann Von Starkenfaust. Il raconta son aventure avec le jeune comte ; il dit qu’il s’était hâté de porter au château la triste nouvelle, mais que l’éloquence du baron l’avait interrompu toutes les fois qu’il avait essayé de faire son récit ; que la fiancée l’avait entièrement captivé ; que, pour passer quelques heures auprès d’elle, il avait aidé par son silence à la prolongation de la méprise ; qu’il avait été cruellement embarrassé pour opérer décemment sa retraite, jusqu’à ce que les histoires de revenants du baron lui suggérassent l’idée de sa bizarre sortie ; que, craignant l’hostilité féodale de la famille, il avait en secret réitéré sa visite — avait fréquenté le jardin au dessous de la fenêtre de la jeune fille — avait fait sa cour — l’avait obtenue — l’avait, triomphant, enlevée — bref, avait épousé la belle.

En toute autre circonstance le baron eût été inflexible, car il était jaloux de son autorité paternelle et pieusement obstiné dans toutes ses rancunes de famille ; mais il aimait sa fille ; il l’avait pleurée comme perdue ; il se réjouissait de la trouver encore vivante ; et quoique son mari fût d’une maison ennemie, cependant, grâce au ciel, ce n’était pas un fantôme. Il y avait bien, force est d’en convenir, quelque chose qui ne s’accordait pas précisément avec ses notions sur la stricte véracité, dans le tour que lui avait joué le chevalier de se faire passer pour un mort ; mais plusieurs vieux amis là présents, qui avaient vu du service, lui assurèrent que tous les stratagèmes étaient excusables en amour, et que le jeune homme avait droit à un privilége spécial, ayant tout récemment servi dans la cavalerie.

L’affaire s’arrangea donc heureusement. Le baron pardonna sur le lieu même au jeune couple. Les réjouissances recommencèrent au château. Les parents pauvres écrasèrent ce nouveau membre de la famille de leur ardent amour : il était si noble, si généreux — et si riche ! Les tantes, il est vrai, furent bien un peu scandalisées de ce que leur système de rigoureuse séquestration et d’obéissance passive fût si tristement illustré : mais elles l’attribuèrent uniquement à ceci, qu’elles avaient oublié de faire mettre des grilles aux fenêtres. L’une d’elles fut particulièrement mortifiée de voir gâter son histoire merveilleuse, et que l’unique fantôme qu’elle eût jamais vu n’en fût, en somme, qu’une contrefaçon ; mais sa nièce semblait parfaitement heureuse d’avoir trouvé en lui un homme véritable, en chair et en os, — et c’est ainsi que l’histoire finit.


  1. Le lecteur érudit versé dans les sciences inutiles s’apercevra que cette histoire a été, selon toute apparence, suggérée au vieux Suisse par une petite anecdote française basée sur un fait arrivé, dit-on, à Paris.
  2. C’est-à-dire Coude de Chatte. Nom d’une famille très-puissante autrefois dans cette contrée. La dénomination fut donnée, dit-on, en manière de compliment, à une incomparable dame de la famille, renommée pour la beauté de son bras.
  3. Le Livre des héros.