Le Livre d’un père/Dans l’insomnie

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XXVI

DANS L’INSOMNIE





J’ai perdu, contre la souffrance
D’un long mal toujours en éveil,
J’ai perdu, sans plus d’espérance,
Ce doux refuge, le sommeil !
Jusqu’au matin je reste en proie
À des supplices innommés.
Ô mes chers petits bien-aimés,
Pour connaître encore une joie,
Il faut, il faut que je vous voie…
J’ouvre la chambre où vous dormez.

Je m’avance et je tends l’oreille ;
J’écoute et me dis : Les voila !
Près du lit d’angoisse où je veille.

Chers enfants, si vous n’étiez là,
Les tourments que la nuit m’impose
Briseraient des cœurs mieux armés…
Mais je vous vois, mes bien-aimés,
Calmes, souriants, le front rose ;
Et votre sommeil me repose.

Dormez, dormez !


Lorsque, effaré, fou d’insomnie,
J’entre ainsi, morne, à petits pas,
Vous, durant ma lâche agonie,
N’écoutez, ne regardez pas !
Je faisais montre de courage,
J’ai servi les droits opprimés…
Mais aujourd’hui, mes bien-aimés,
Pour me croire encore un vrai sage,
Il ne faut pas voir mon visage…

Dormez, dormez !


Quand je crains que Dieu m’abandonne,
Lorsque j’ai hâte de mourir,
Et qu’il n’est près de moi personne
Qui me parle et m’aide à souffrir,
C’est vous qui prenez ma défense
Et, malgré moi, me ranimez.
Votre aspect, ô mes bien-aimés,
Le calme heureux de votre enfance
Sont ma force et mon innocence…

Dormez, dormez !


Tandis qu’en vous, blanc comme neige,
Flotte un essaim de visions,

Je lutte avec le noir cortège,
Les vieux spectres des passions…
Pour que les remords fassent trêve,
Dans leur tombe à jamais fermés,
Je pense, ô mes chers bien-aimés,
Jusqu’à l’heure où le jour se lève,
Au ciel que vous voyez en rêve…

Dormez, dormez !


Avril 1875.