Le Livre d’un père/Remords

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XVII

REMORDS




Parlez-moi souvent, bien souvent,
Chers petits, venez tout me dire :
Ce que vous voyez en rêvant,
Ce qui vous fait pleurer ou rire.

Mes bien-aimés, il m’est si doux
De vous voir et de vous entendre,
D’écouter ce que dit en vous
Votre bon cœur joyeux et tendre !

Parlez ! Remplissez la maison
Des éclats de votre voix fraîche ;
Parlez sans rime ni raison…
Parlez ! chantez ! qui vous empêche ?


Le tapage que vous ferez,
Vos cris… je les absous d’avance,
Jamais vous ne m’affligerez,
Chers petits, que par le silence.

Seul à seul ou tous à la fois,
Disons-nous toujours quelque chose !
Mais que j’entende votre voix :
Sinon, me voilà tout morose.

Parlez-moi, ne me cachez rien ;
Vous n’avez pas peur, je l’espère !
Jamais, quand il vous aime bien,
On ne parle assez à son père.

Je vous ai souvent raconté
Mes souvenirs si vifs encore.
Vos grands parents et leur bonté…
Vous savez si je les adore.

S’ils furent tendres, indulgents,
Leurs portraits sont là pour le dire ;
Voyez ces yeux intelligents
Qui vous cherchent pour vous sourire.

Ces deux grands cœurs en qui j’ai foi
M’ont dit, à leur heure dernière :
« Mon fils, je suis content de toi ! »
C’est le prix de ma vie entière.

Eh bien, quand je songe à ces morts
Qui m’ont absous de toute faute,

Je me sens au cœur un remords,
Et je le confesse à voix haute.

Je n’ai pas fait tout mon devoir
Envers ces âmes généreuses :
J’aurais pu, dans l’humble manoir,
Les rendre ici-bas plus heureuses ;

Si ma bouche eût dit seulement
La moitié des tendres pensées
Qui, du fond de mon cœur aimant,
Leur étaient tout bas adressées ;

S’ils avaient vu, dans leurs douleurs,
Quand je composais mon visage,
Jaillir quelques-uns de ces pleurs
Dont j’arrose ici leur image ;

Si toujours, sans leur rien celer,
Sans retenir une caresse,
Près d’eux j’avais su mieux parler
Le langage de ma tendresse.

Mais, hélas ! je gardais mon cœur
Muet en leur douce présence,
Et je gâtais notre bonheur
En les aimant trop en silence.

Faites mieux, mes petits chéris,
Soyez meilleurs que moi, de grâce !
Ouvrez-moi vos jeunes esprits,
Dites-moi tout ce qui s’y passe.


Votre amour n’est pas un secret ;
Qu’il me parle et que je le voie !
Plus tard vous auriez le regret
De m’avoir privé d’une joie.

Parlez-moi, ne me cachez rien ;
Vous n’avez pas peur, je l’espère !
Jamais, quand il vous aime bien,
On ne parle assez à son père.


Juin 1875.