Le Livre de Feridoun et de Minoutchehr/Zohak

La bibliothèque libre.
◄  Djemschid Feridoun  ►




V


ZOHAK


Zohak, s’étant emparé du trône des rois, y resta mille ans ; le monde entier se soumit à lui, et un long espace de temps se passa ainsi. Les coutumes des hommes de bien disparurent, et les désirs des méchants s’accomplirent. La vertu était méprisée, la magie était en honneur, la droiture demeurait cachée, le vice se montrait au grand jour. Les Divs étaient puissants à faire le mal, et l’on n’osait parler de ce qui est bien qu’en secret. On tira du palais de Djemschid deux innocentes femmes, tremblantes comme les feuilles du peuplier, toutes les deux, filles de Djemschid. Elles étaient comme la couronne pour la tête des femmes : Schehrinaz était le nom d’une de ces femmes voilées ; l’autre s’appelait Arnewaz, et sa face était comme la face de la lune. On les amena an palais de Zohak ; on les livra à ce monstre à tête de serpent, qui les éleva dans les voies de la méchanceté, et leur enseigna la perversité et la magie. Il ne pouvait enseigner que l’amour du mal, que la dévastation, le meurtre et l’incendie.

Le cuisinier amenait chaque nuit dans le palais du roi deux jeunes gens, tantôt d’humble naissance, tantôt de noble origine, pour en préparer un remède à Zohak. Il les tuait, ôtait leurs cervelles et en faisait une nourriture pour les serpents. Or il y avait dans le pays du roi deux hommes purs, deux hommes nobles, de race Parsi : l’un se nommait Irmaïl le pieux ; l’autre, Guirmaïl le clairvoyant. Il arriva qu’un jour se trouvant ensemble, ils parlèrent de toute chose, grande et petite, du roi injuste, de son armée, et de ces horribles coutumes dignes de lui. L’un dit : « Nous devrions, par l’art de la cuisine, nous introduire auprès du roi, et appliquer notre esprit à imaginer quelque moyen de sauver chaque jour un de ces deux hommes dont on verse le sang. » S’étant mis à l’œuvre, ils apprirent l’art du cuisinier, et réussirent à apprêter les mets dans les justes proportions. Alors ces deux hommes prudents se chargèrent de la cuisine du roi avec une joie secrète ; et lorsque le temps fut venu de verser le sang des victimes, et de les arracher à la douce vie, on amena en hâte, et en les maltraitant devant les cuisiniers, deux hommes dans la fleur de la jeunesse, que les gardes du roi chargés de ses exécutions avaient pris, et qu’ils jetèrent la face contre terre. Le cœur des cuisiniers était plein de douleur, leurs deux yeux pleins de sang, leur tête remplie du désir de vengeance. Ils se regardèrent l’un l’autre, et eurent horreur de la cruauté du roi de la terre. Ils tuèrent l’un des deux, car ils ne savaient aucun moyen de faire autrement, puis ils prirent la cervelle d’un mouton et la mêlèrent à la cervelle de l’homme. Ils accordèrent vie et protection à l’autre, et lui dirent : « Prends les moyens de te sauver secrètement ; garde-toi de séjourner dans une ville habitée ; ta part dans le monde sera le désert et la montagne. » Au lieu de sa tête, ils prirent la vile tête de l’animal, et en firent un ragoût pour les serpents. De cette manière, trente jeunes gens étaient sauvés chaque mois ; et lorsque les cuisiniers en avaient rassemblé deux cents, ils leur donnaient quelques chèvres et quelques moutons, sans que les jeunes gens sussent de qui leur venait ce don, et ils les envoyaient dans le désert. C’est d’eux qu’est née la race actuelle des Curdes, qui ne connaissent aucune habitation fixe, dont les maisons sont des tentes, et qui n’ont dans le cœur aucune crainte de Dieu. La conduite de Zohak le pervers fut telle que, lorsque l’envie lui en prenait, il choisissait un de ses hommes de guerre, et le mettait à mort, en lui disant : « Tu as fait alliance avec les Divs. » Et s’il y avait une fille renommée pour sa beauté, cachée derrière le voile, pure et sans reproche, il en faisait son esclave. Il n’avait aucune vertu de roi, aucune loi, aucune foi.



ZOHAK VOIT FERIDOUN EN RÊVE


Lorsqu’il lui restait encore quarante ans de vie, voici ce que Dieu amena sur sa tête. Il était endormi au profond de la nuit dans le palais des rois, à côté d’Arnewaz ; alors il vit, de l’arbre royal, sortir tout à coup trois hommes de guerre, deux âgés, et au milieu d’eux un plus jeune, ressemblant de taille à un cyprès, de visage à un roi ; sa ceinture et sa marche étaient telles qu’il con- vient à un prince ; il tenait dans la main une massue à tête de bœuf. Il venait droit vers Zohak pour le combattre, et le frappait de sa massue sur le front ; puis le jeune guerrier l’enroulait de la tête aux pieds avec sa courroie, il lui liait avec cette corde les deux mains à les rendre dures comme la pierre, et plaçait un joug sur le col de Zohak. Il l’accablait de honte, de tourments, de chaleur et de douleur ; il lui versait de la terre et de la poussière sur la tête, et le portait vers le mont Demavand, en courant, et le traînant après lui à travers la foule. Le méchant Zohak se tordit en tremblant dans son sommeil, et, levant tout à coup sa tête, il poussa un cri qui ébranla le palais aux cent colonnes. Ses femmes, à la face du soleil, sautèrent de leurs lits à ce cri de terreur du maître puissant ; Arnewaz dit à Zohak : « Ô roi ! confie-moi ce qui t’arrive. Tu dors dans ton palais en sûreté ; qu’as-tu vu ? qui a paru devant toi ? Tout ce qui est dans le monde t’obéit ; les animaux sauvages, les Divs et les hommes sont tes gardiens ; la terre avec ses sept Kischwers est à toi ; tout, depuis le firmament jusqu’au fond des mers, t’appartient. Que t’est-il arrivé, que tu sautes ainsi de ton lit ? dis-le-nous, ô maître du monde. » Le roi répondit : « Un tel songe doit se tenir secret ; car si je vous révélais cette histoire, votre cœur désespérerait de ma vie. » Arnewaz dit au roi puissant : « Il faut nous confier ce secret ; peut-être que nous trouverons un remède, car il n’y a pas de mal sans remède. » Alors le roi leur dévoila son secret, et leur dit son rêve de point en point. La belle répondit ainsi au roi : « Ne néglige pas ceci, et cherche le moyen d’y remédier. Ton trône est le sceau de la fortune, le monde est brillant par la grandeur de ta destinée ; tu tiens le monde sous l’anneau de ton doigt, les bêtes fauves et les oiseaux, les hommes, les Divs et les Péris. Assemble de tous les pays les grands d’entre les sages et ceux qui connaissent les astres, raconte tout aux Mobeds, examine tout, cherche à pénétrer ce mystère. Découvre qui est celui dont la main te menace, si c’est un homme, un Div ou un Péri ; et quand tu le sauras, alors applique-toi sur-le-champ à y remédier. Ne te laisse pas étourdir par la peur du mal que te pourraient faire tes ennemis. » Le roi plein de prudence approuva le conseil dont ce cyprès argenté avait jeté le fondement.

Le monde, plongé dans la nuit, était noir comme l’aile d’un corbeau ; soudain la lumière se leva sur les montagnes, et tu aurais dit que le soleil eût versé des rubis sur l’azur du firmament. Partout où il y avait des Mobeds éloquents, prudents et sages, le roi les fit venir auprès de lui de tous les pays, et cet homme au cœur brisé raconta le songe qu’il avait eu, et leur demanda un secours contre la douleur qu’il ressentait. Il leur dit : « Donnez-moi promptement un avis, dirigez mon esprit vers la lumière. » Il les interrogea en secret pour con- naître l’avenir, bon ou mauvais, qui l’attendait, disant : « Comment finira ce temps pour moi ? À qui sera cette couronne, ce trône et cette ceinture ? Il faut que vous me dévoiliez ce mystère. ou que vous renonciez à votre vie. » Les lèvres des Mobeds devinrent sèches, leurs joues devinrent pâles, leurs langues pleines de discours, leurs cœurs pleins de douleur. Ils se dirent : « Si nous lui révélons ce qui doit arriver, son âme s’en ira tout d’un coup, et pourtant sa vie est un bien inappréciable ; et si nous ne lui révélons pas son avenir, alors il nous faudra dire adieu à la vie. » Ainsi se passèrent trois jours sans que personne osât donner un avis. Le quatrième jour, le roi s’emporta contre les Mobeds, qui devaient lui montrer la voie à suivre, et les menaça de les faire pendre tout vifs, s’ils ne voulaient pas lui faire connaître l’avenir. Tous les Mobeds baissaient leurs têtes ; leurs cœurs étaient brisés, leurs yeux pleins de sang.

Mais parmi ces grands, remplis de prudence, il y en avait un dont l’esprit était clairvoyant, dont la conduite était droite, un homme plein de sagesse et de vigilance ; son nom était Zirek : il était supérieur à tous ces Mobeds ; son cœur se serra et ne trembla point ; il délia sa langue devant Zohak, et lui dit : « Vide ta tête de vent, car nul n’est enfanté par sa mère que pour mourir. Il y a eu avant toi beaucoup de rois dignes du trône de la puissance, ils ont eu beaucoup de soucis et beaucoup de joies, et, leurs longs jours écoulés, ils sont morts. Quand tu serais un rempart de fer solidement fondé, la rotation du ciel te briserait également, et tu disparaîtrais. Il y aura quelqu’un qui héritera de ton trône, et qui renversera ta fortune. Son nom sera Feridoun, et il sera pour la terre un ciel auguste. Il n’est pas encore sorti du sein de sa mère, et le temps de craindre et de soupirer n’est pas encore venu. Étant né d’une mère pleine de vertu, il croîtra comme un arbre qui doit porter fruit : et quand il sera devenu un homme, sa tête touchera à la lune, puis il demandera la ceinture et la couronne, et le trône et le diadème. Sa taille sera comme un haut cyprès, il portera sur son épaule une massue d’acier. Il te frappera de sa massue à tête de bœuf, et te traînera en chaînes hors de ton palais. » Zohak l’impur lui demanda : « Pourquoi me liera-t-il ? Quelle raison a-t-il de me haïr ? » Le Mobed courageux lui dit : « Si tu étais sage, tu saurais qu’on ne fait pas du mal sans raison ; son père mourra de ta main, et cette douleur remplira son cœur de haine pour toi. Il se trouvera une vache d’une grande beauté qui servira de nourrice à ce futur maître du monde. Elle aussi sera tuée de ta main, et c’est pour la venger qu’il prendra la massue à tête de bœuf. » Zohak l’entendit, il prêta l’oreille à ses paroles, puis tomba du trône et s’évanouit. L’illustre Mobed s’éloigna du puissant trône, craignant quelque malheur. Lorsque le roi eut repris ses sens, il remonta sur le trône royal, et fit chercher dans le monde entier des traces de Feridoun, en public et en secret ; il n’avait ni repos, ni sommeil, ni faim, et le jour brillant était devenu sombre pour lui.



NAISSANCE DE FERIDOUN


Ainsi passa un long temps pendant lequel l’homme aux serpents était en proie à sa terreur. Le bienheureux Feridoun fut mis au monde par sa mère, et le sort de la terre allait changer. Feridoun grandit comme un cyprès élancé, il brillait de toute la splendeur de la majesté ; la gloire de Djemschid était sur le futur maître du monde ; il était semblable au soleil lumineux, nécessaire au monde comme la pluie, un ornement pour les esprits comme le savoir. Au-dessus de sa tête tournaient les sphères du ciel, et l’amour les rendait complaisantes pour lui. En même temps parut la vache Purmajeh (la belle), la plus merveilleuse de toutes les vaches. Lorsqu’elle fut mise au monde par sa mère, elle ressemblait à un paon, et chacun de ses poils brillait d’une couleur différente. Les sages, les astrologues et les Mobeds se rassemblèrent pour la voir ; car personne dans le monde n’avait jamais vu une vache comme celle-ci, ni n’avait entendu parler de chose semblable par les vieux sages.

Zohak remplissait la terre de bruit, cherchant partout Feridoun, le fils d’Abtin. La terre devenait étroite pour Abtin ; il s’enfuit, se lassa de la vie, et finit par tomber dans les filets du lion. Quelques-uns des gardes impurs de Zohak le rencontrèrent un jour, le prirent et l’amenèrent lié comme une panthère devant Zohak, qui mit fin à ses jours. La prudente mère de Feridoun (elle se nommait Firanek, c’était une femme illustre qui brûlait d’amour pour son fils), ayant vu le malheur qui avait frappé son mari, prit la fuite, et, le cœur navré, courut en pleurant au jardin où se trouvait la fameuse vache Purmajeh, dont le corps brillait d’une si grande beauté. Elle se lamenta devant le gardien de ce jardin, et lui dit en inondant son sein de larmes de sang : « Prends cet enfant qui a besoin de lait, et donne-lui un asile pendant quelque temps ; reçois-le de sa mère et sers-lui de père ; nourris-le du lait de cette belle vache. Si tu veux une récompense, ma vie est à toi ; et je te donne mon âme pour garantie de tout ce que tu peux désirer. » Le gardien de la forêt et de la belle vache répondit à Firanek à l’âme pure : « Je serai devant ton fils comme un esclave, je remplirai le devoir que tu m’imposes. » Alors la mère lui confia l’enfant, en lui donnant les conseils les plus convenables. Pendant trois ans, ce protecteur plein de prudence nourrit l’enfant du lait de la vache, comme aurait fait un père.

Mais Zohak ne se fatiguait pas de sa recherche, et le monde se remplissait de discours sur la vache. Un jour la mère arriva en courant au jardin, et dit au protecteur de l’enfant : « Dieu a fait naître dans mon cœur une pensée prudente, il faut que je l’exécute, il n’y a pas de remède ; car cet enfant et ma douce vie ne font qu’un. Je fuirai ce pays de magiciens, je m’en irai avec mon fils vers l’Hindostan, je disparaîtrai du milieu de la foule, et je le porterai jusqu’au mont Elborz. » Et vite comme un coureur, elle emporta son fils, elle le porta comme une biche sauvage vers la haute montagne, où il se trouva un homme pieux qui ne s’occupait point des affaires de ce monde. « Ô homme à la foi pure, lui dit Firanek, je suis une malheureuse du pays d’Iran. Sache que cet illustre enfant, qui est le mien, doit être le roi du peuple ; il doit arracher à Zohak la tête et la couronne, il doit jeter sa ceinture sur la terre. Sois son gardien, sers-lui de père, et tremble pour sa vie. » Cet homme pieux prit l’enfant, et ne poussa jamais un soupir de déplaisir. Un jour Zohak eut nouvelle de la forêt, de la vache et du parc, et plein de rage il y vint comme un éléphant furieux ; il tua la vache Purmajeh, détruisit tous les animaux qu’il vit dans ce lieu, et en fit un désert. Il se précipita vers la maison de Feridoun, et la fouilla soigneusement ; mais n’y trouvant personne, il lança le feu dans le palais, et en renversa les hautes murailles.



FERIDOUN QUESTIONNE SA MÈRE SUR SON LIGNAGE


Lorsque deux fois huit ans eurent passé sur Feridoun, il descendit du mont Elborz dans la plaine, il vint à sa mère et lui fit des questions, en disant : « Dévoile-moi ce qui est secret ; dis-moi qui fut mon père, qui je suis par ma naissance, quel est mon lignage : car que dirai-je de mon origine en face du peuple ? Raconte-moi ce que tu en sais. » Firanek lui répondit : « Ô toi qui cherches la gloire, je te dirai tout ce que tu m’as demandé. Sache que dans le pays d’Iran il y eut un homme nommé Abtin ; il était de race royale, prudent, sage, et un brave qui n’opprimait personne. Il descendait de Thahmouras le héros, et connaissait tous ses ancêtres de père en fils ; cet homme était ton père et mon tendre époux, et je n’eus de jours heureux que par lui. Il arriva que Zohak le magicien étendit, de l’Iran, la main pour te tuer ; je t’ai caché à lui, et combien de jours malheureux n’ai-je pas passés ! Ton père, cet homme illustre, a sacrifié pour toi sa douce vie. Deux serpents sortent des épaules de Zohak le magicien, ils portent la désolation dans l’Iran, et l’on prit la cervelle du crâne de ton père pour en faire une nourriture aux serpents. À la fin, j’arrivai dans un parc dont personne n’avait connaissance ; j’y vis une vache belle comme le printemps, de la tête aux pieds une merveille de couleur et de beauté. Son gardien, semblable lui-même à un roi, était assis devant elle dans une position respectueuse. Je te laissai à lui pendant longtemps, il t’éleva sur son sein avec tendresse, et le lait de la vache aux couleurs de paon te fit grandir comme un puissant crocodile. Le roi eut à la fin nouvelle de cette vache et de cette prairie. Je t’enlevai subitement du parc ; je t’éloignai de l’Iran, de ton palais, de ta patrie. Zohak vint, il tua la vache merveilleuse, ta nourrice muette et pleine de tendresse, il fit voler la poussière de notre palais jusqu’au ciel et fit une ruine de ce haut édifice. » Feridoun s’étonna, il écouta avec avidité, et les paroles de sa mère lui firent bouillonner le sang ; son cœur se remplit de douleur, sa tête de désirs de vengeance, et la colère rida son front. Il répondit à sa mère : « Le lion ne devient vaillant qu’en essayant ses forces. Maintenant que le magicien a accompli ses crimes, il faut que je prenne mon épée. Je m’en irai sous la garde du Dieu saint, et je ferai voler en l’air la poussière du palais de Zohak. » Sa mère lui dit : « Cela n’est pas sage, tu ne peux pas résister au monde entier. Zohak est le maître de la terre, il a la couronne et le trône et une armée qui obéit à ses ordres ; quand il le veut, cent mille hommes de chaque province viennent combattre pour lui. Le parti que tu veux prendre n’est pas conforme aux usages de ta famille, ni propre à satisfaire ton désir de vengeance. Ne regarde pas le monde avec les yeux de la jeunesse ; car quiconque s’abreuve du vin de la jeunesse, ne voit dans le monde que lui-même, et, dans son ivresse, livre sa tête au vent. Puissent tes jours être toujours beaux et heureux ! Ô mon fils, souviens-toi de mon conseil, et regarde comme du vent toute chose, excepté les paroles de ta mère. »



HISTOIRE DE ZOHAK ET DE KAWEH


Zohak ne cessait jour et nuit de parler de Feridoun ; la peur avait courbé sa haute stature, son cœur était en angoisse à cause de Feridoun. Il arriva qu’un jour il s’assit sur son trône d’ivoire, et mettant sur sa tête la couronne de turquoises, il appela auprès de lui tous les grands de tous les pays, pour en faire un appui à sa domination. Il parla ainsi aux Mobeds : « Ô vous, hommes vertueux, nobles et prudents ! J’ai un ennemi secret, comme tous les sages le savent. Je ne méprise pas un ennemi bien qu’il soit faible ; car je crains que la fortune ne me trahisse. Il faut que j’augmente ma milice, que je la compose d’hommes, de Divs et de Péris. Oui, je veux rassembler une armée, et y mêler les hommes et les Divs. Il faut que vous y veniez à mon aide, car je ne puis supporter patiemment un tourment pareil. Maintenant il faut que vous m’écriviez une déclaration portant que, comme roi, je n’ai semé que la semence du bien, que je n’ai prononcé que les paroles de la vérité, que je n’ai jamais voulu enfreindre la justice. » Tous les grands, de peur du roi, consentirent à sa demande, et tous, jeunes et vieux, ils certifièrent cette dé claration au gré du serpent impur.

Mais tout à coup se fit entendre à la porte du roi un cri de quelqu’un qui demandait justice. On appela devant le roi l’homme qui se plaignait d’oppression, et on le plaça devant l’assemblée des grands. Le puissant roi lui dit avec un regard consterné : « Nomme celui qui t’a fait tort. » L’homme cria, frappa sa tête de ses mains en voyant le roi, et dit : « Je suis Kaweh ; ô roi, je demande justice. Rends-moi justice ; je suis venu en hâte, et c’est toi que j’accuse dans l’amertume de mon âme. Si tu voulais être juste, ô roi, tu augmenterais ta propre fortune. Il y a longtemps que tu exerces sur moi ta tyrannie, et tu m’as souvent enfoncé un poignard dans le cœur. Si tu n’as pas eu la volonté de m’opprimer, pourquoi as-tu porté la main sur mes fils ? J’avais dix-sept fils, maintenant il ne m’en reste qu’un. Rends-moi ce seul enfant ; pense que mon cœur brûlera de douleur toute ma vie. Ô roi, dis-moi une fois quel mal j’ai fait ; et si je suis sans faute, ne cherche pas un prétexte contre moi. Pense à mon état, ô roi, et n’accumule pas les malheurs sur ma tête. Le temps a courbé mon dos, mon cœur est sans espoir, ma tête pleine de douleur. Je n’ai plus de jeunesse, je n’ai plus de fils, et il n’y a dans le monde aucun lien comme celui qui nous lie à nos enfants. L’injustice doit avoir un milieu et une fin, et la tyrannie même a besoin d’un prétexte ; mais dis-moi sous quel prétexte tu verses des malheurs sur moi. Je suis un homme innocent, un forgeron ; mais le roi a jeté du feu sur ma tête. Tu es roi, et tu as beau avoir la figure d’un serpent, tu me dois justice en cette occasion. Tu es le maître des sept zones de la terre ; mais pourquoi tous les malheurs et toutes les misères sont-ils notre partage ? Tu me dois compte de ce que tu as fait, et le monde en sera stupéfait. Il verra, par le compte que tu me rendras, quel a été mon sort sur la terre, et qu’il a fallu donner à tes serpents les cervelles de tous mes fils. »

Le roi le regarda en écoutant ses discours, et s’étonna de ce qu’il venait d’entendre ; on lui rendit son fils et on tâcha de le gagner par de bonnes paroles. Ensuite le roi demanda à Kaweh de confirmer la déclaration des grands ; Kaweh la lut, et se tourna rapidement vers les anciens de l’empire, en criant : « Ô complices du Div, qui avez arraché de votre cœur toute crainte du maître du ciel, vous vous êtes tournés vers l’enfer, vous avez asservi vos âmes à ses ordres. Je ne signerai pas cette déclaration, et je ne me mettrai pas en peine du roi. » Il se leva en criant et tremblant de colère, il déchira la déclaration et la jeta sous ses pieds ; puis, précédé de son noble fils, il sortit de la salle en poussant dans les rues des cris de rage.

Les grands témoignèrent leur respect au roi, disant : « Ô roi glorieux de la terre ! aucun vent malfaisant n’ose souffler du ciel sur ta tête au jour du combat. Pourquoi as-tu reçu avec honneur devant toi Kaweh à la parole grossière, comme s’il était un de tes amis ? Il déchire notre déclaration, qui nous liait à toi ; il s’affranchit de l’obéissance envers toi. Il s’est retiré le cœur et la tête remplis du désir de la vengeance ; on dirait qu’il a pris le parti de Feridoun. Jamais nous n’avons vu une chose plus affreuse ; nous en sommes restés stupéfaits. » Le roi glorieux leur répondit vivement : « Vous allez entendre de moi une chose étonnante. Lorsque Kaweh parut sous la porte, et lorsque mes deux oreilles ont été frappées de ses cris, vous auriez dit qu’il s’élevait dans la salle, entre lui et moi, une montagne de fer ; et lorsqu’il s’est frappé la tête de ses deux mains, chose étonnante ! mon cœur a été comme brisé. Je ne sais ce qui en arrivera, car personne ne peut connaître le secret des sphères du ciel. »

Lorsque Kaweh fut sorti de la présence du roi, la foule s’assembla autour de lui à l’heure du marché ; il criait, demandant du secours et appelant le monde entier pour obtenir justice. Il prit le tablier avec lequel les forgerons se couvrent les pieds quand ils frappent avec le marteau, il le mit au bout d’une lance, et fit lever la poussière dans le bazar. Il marchait avec sa lance en criant : « Ô hommes illustres, vous qui adorez Dieu, vous tous qui avez de l’affection pour Feridoun, qui désirez vous délivrer des liens de Zohak ; allons tous auprès de Feridoun, et reposons-nous dans l’ombre de sa majesté ! Déclarez tous que votre maître est un Ahriman, et dans son cœur ennemi de Dieu ; ce tablier sans valeur et sans prix nous fera distinguer les voix de nos amis et celles de nos ennemis. » Il s’avançait au milieu des braves, et une troupe considérable se formait autour de lui. Il apprit dans quel endroit était Feridoun ; il marcha tête baissée, allant tout droit vers ce lieu. Ils arrivèrent ainsi en face du palais du jeune roi ; lorsqu’ils l’aperçurent de loin, ils poussèrent un cri de tonnerre. Le roi vit le tablier sur la pointe de la lance, et l’accepta comme un signe de bonheur. Il le revêtit de brocart de Roum et l’orna d’une figure de pierreries sur un fond d’or ; il le couronna d’une boule semblable à la lune, et en tira un augure favorable ; il y fit flotter des étoffes rouges, jaunes et violettes, et lui donna le nom de Kawéiani direfsch (l’étendard de Kaweh). Depuis ce temps, tous ceux qui sont montés sur le trône des rois, tous ceux qui ont mis sur leur tête la couronne impériale, ont ajouté de nouveaux et toujours nouveaux joyaux à ce vil tablier du forgeron, ils l’ont orné de riches brocarts et de soie peinte ; et c’est ainsi qu’a été formé cet étendard de Kaweh qui brillait dans la nuit sombre comme un soleil, et par qui le monde avait le cœur rempli d’espérance.

Le monde resta ainsi pendant quelque temps, et l’avenir était obscur. Mais Feridoun, lorsqu’il vit la terre dans cet état, soumise à la domination du méchant Zohak, se présenta devant sa mère, prêt pour le combat, et le casque des rois sur la tête ; il lui dit : « Je dois aller à la guerre, il ne te reste qu’à prier Dieu. Le Créateur est plus puissant que le monde ; joins tes deux mains dans la prière devant lui, dans le bonheur et dans le malheur. » Les larmes coulèrent des cils de sa mère ; elle adressait des prières au Créateur, le cœur plein de sang. Elle dit à Dieu : « Ô maître du monde, je place en toi ma confiance, détourne de sa vie les coups des méchants, délivre la terre des hommes insensés. » Feridoun s’apprêta aussitôt à marcher ; mais il voulut tenir son plan secret. Il avait deux frères, ses nobles compagnons, tous deux plus âgés que lui ; l’un s’appelait Kejanousch, l’autre Purmajeh le joyeux. Feridoun s’ouvrit à eux, leur disant : « Hommes de cœur, ayez bonne espérance, le ciel ne tourne que pour le bien, et la couronne royale nous sera rendue. Amenez-moi des forgerons habiles pour me fabriquer une lourde massue. » Lorsqu’il leur eut dit ces paroles, ils se levèrent tous les deux, et coururent au bazar des forgerons ; et tous ceux qui désiraient acquérir un nom se présentèrent devant Feridoun, qui prit aussitôt un compas, avec lequel il figura la forme de la massue, en traçant sur la terre un dessin qui représentait une tête de buffle. Les forgerons se mirent à l’œuvre, et lorsque la lourde massue fut achevée, ils apportèrent devant le futur roi la massue resplendissante comme le soleil dans le ciel. Il approuva le travail des forgerons ; il leur donna des habits, de l’or et de l’argent ; il leur donna des espérances brillantes, et beaucoup de promesses d’un plus bel avenir, disant : « Quand j’aurai mis sous la terre le serpent, je laverai la poussière de vos têtes, je ferai régner la justice sur toute la terre, en invoquant le nom de Dieu le très juste. »



FERIDOUN SE MET EN MARCHE POUR COMBATTRE ZOHAK


Feridoun leva sa tête jusqu’au soleil, et se ceignit étroitement pour venger son père. Il se mit en marche, plein de joie, au jour Khordad, sous une bonne étoile, et avec des augures qui remplissaient le monde de lumière. L’armée s’assembla devant son trône, et son trône toucha les nues ; les buffles et les éléphants qui portaient haut la tête, chargés de bagages, devançaient l’armée. Kejanousch et Purmajeh se tenaient aux côtés du roi, comme s’ils avaient été ses jeunes frères rendant hommage à leur aîné. Il alla de station en station, prompt comme le vent, la tête remplie du désir de la vengeance, le cœur plein de l’amour de la justice. Montés sur de rapides chevaux arabes, ils arrivèrent à un endroit où ils trouvèrent des adorateurs de Dieu. Feridoun descendit dans ce lieu de saints, et leur envoya son salut. Lorsque la nuit fut profonde, un être bienveillant s’avança de ce lieu vers lui ; ses cheveux, noirs comme le musc, descendaient jusqu’à terre, sa figure ressemblait à celles des houris du paradis. C’était un ange, venu du paradis pour annoncer à Feridoun la bonne et la mauvaise fortune. Il s’approcha du roi, semblable à un Péri, et lui enseigna en secret l’art de la magie, afin qu’il possédât la clef de ce qui est fermé, afin qu’il pût découvrir par son art ce qui est caché. Feridoun comprit que cela lui venait de Dieu, que ce n’était pas l’œuvre d’Ahriman, ni celle d’un méchant. Sa joue en rougit de joie, il se vit jeune de vie et de domination. Ses cuisiniers lui préparèrent sa nourriture, et placèrent devant le prince une table digne des grands. Lorsqu’il eut achevé de boire, il se hâta de se coucher car il sentait sa tête lourde, et il avait envie de dormir.

Mais ses frères, ayant vu le départ de l’homme de Dieu, la conduite de Feridoun et sa bonne fortune, s’élevèrent aussitôt tous les deux contre lui, et se préparèrent à le faire périr. Sur une haute montagne s’élevait un rocher ; les deux frères s’éloignèrent en secret de la foule ; étant allés pendant la longue nuit au pied de cette montagne, où le roi se livrait à un doux sommeil, ces deux méchants montèrent sur la hauteur sans que personne les aperçût ; mais quand ils eurent détaché le rocher de la montagne pour écraser subitement la tête de leur frère, et qu’ayant fait rouler la pierre du haut de la montagne, ils croyaient déjà avoir tué le roi endormi, par l’ordre de Dieu, Feridoun s’éveilla de son sommeil au bruit de la pierre, il l’arrêta par son art magique à la place où elle se trouvait, et elle ne roula plus l’espace d’un atome. Ses frères reconnurent que c’était l’œuvre de Dieu, et que le plan du méchant et les bras du pervers y étaient impuissants. Feridoun prit ses armes sans rien dire el sans leur parler de ce qui s’était passé ; il s’avança, Kaweh précédant son armée ; il s’éloigna rapidement de ce lieu, déployant l’étendard Kawejaneh, le noble étendard royal. Il s’avança vers la rivière d’Arwend, comme un homme qui ambitionne un diadème. (Si tu ne sais pas la langue pehlevie, sache que l’Arwend s’appelle en arabe Dijleh, le Tigre.) Le noble roi fit sa seconde station sur les bords du Tigre, et dans la ville de Bagdad. Arrivé sur le fleuve Arwend, il envoya son salut au gardien du passage : « Envoyez sur-le-champ des canots et des barques de ce côté du fleuve. » Le roi victorieux fit dire aux Arabes encore une fois : « Amenez-moi des barques et transportez-moi avec mon armée à l’autre rive ; ne laissez personne de ce côté. » Le gardien du fleuve n’envoya pas de barques, et ne vint pas comme Feridoun lui avait ordonné ; il répondit : « Le roi m’a donné en secret l’ordre de ne laisser passer aucun canot sans avoir reçu auparavant une permission scellée de son sceau. » Feridoun l’entendit avec colère ; le fleuve furieux ne lui inspira aucune crainte, il serra étroitement sa ceinture royale, s’assit sur son cheval de guerre au cœur de lion, et, la tête remplie du désir de vengeance et de combat, il lança son cheval couleur de rose dans le fleuve. Tous ses compagnons serrèrent leurs ceintures, tous se précipitèrent ensemble dans le fleuve sur leurs chevaux aux pieds de vent ; ils enfonçaient dans l’eau jusqu’au-dessus des selles, et les têtes de ces fiers guerriers furent saisies de vertige lorsque leurs chevaux plongèrent dans les flots ; du milieu du fleuve ils levèrent leurs corps et leurs bras comme des têtes de spectres dans une nuit sombre. Us atteignirent la terre, avides de vengeance, et se dirigèrent vers Beitul-Mukaddes. (Quand on parlait pehlevi, on l’appelait Gangui-Dizhoukht ; aujourd’hui, en arabe, nommez-la la maison sainte.) Sache que c’était le palais élevé de Zohak.

En sortant du désert, ils s’approchèrent de la ville dont ils cherchaient la possession ; de la distance d’un mille, Feridoun jeta un regard sur cette ville royale, et y vit un palais dont les murs s’élevaient plus haut que Saturne ; on aurait dit qu’il était construit pour arracher les étoiles du ciel. Il brillait comme Jupiter dans la sphère céleste ; c’était un lieu de joie, de repos et de plaisir. Feridoun reconnut que c’était là le palais du dragon, car c’était un lieu vaste et plein de magnificence. Il dit à ses compagnons : « Je crains celui qui a pu construire avec cette poussière obscure et faire sortir du fond de la terre un palais si élevé, je crains qu’il n’y ait un concert secret entre la fortune et lui ; mais il vaut mieux nous précipiter tout d’abord sur le lieu du combat que de perdre du temps. » Il dit, il porta sa main sur sa lourde massue, et abandonna les rênes à son cheval fougueux ; tu aurais dit que c’était une flamme qui s’élançait devant les gardiens du palais. Il détacha sa lourde massue de la selle ; tu aurais dit qu’il repliait la terre sous lui. Le jeune homme sans expérience, mais plein de courage, entra à cheval dans le palais immense ; aucun des gardiens n’osa rester à la porte : Feridoun en rendit grâce au Créateur du monde.



FERIDOUN VOIT LES FILLES DE DJEMSCHID


Il vit un talisman que Zohak avait préparé et dont la tête s’élevait jusqu’au ciel ; Feridoun le jeta du haut en bas, parce qu’il vit qu’il portait un nom autre que celui de Dieu. Il frappa de sa massue à tête de bœuf la poitrine de tous ceux qui s’offraient à lui ; avec sa lourde massue, il brisa les têtes des magiciens qui se trouvaient dans le palais, et qui tous étaient des Divs valeureux et renommés : il s’assit sur le trône du roi idolâtre, il plaça son pied sur le trône de Zohak, il s’empara de sa couronne royale et prit sa place. Il regarda de tous côtés dans son palais, mais il ne trouva aucune trace de Zohak ; il tira de l’appartement des femmes deux belles aux yeux noirs, au visage brillant comme le soleil. Il ordonna d’abord de laver leurs corps, puis se mit à purger leurs âmes de leurs ténèbres. Il leur montra la voie du très saint juge du monde et les purifia de leurs souillures, car elles avaient été élevées par les idolâtres, et elles avaient l’esprit troublé comme des gens ivres de vin. Puis ces filles du roi Djemschid, arrosant leurs joues de roses avec leurs yeux de narcisse, ouvrirent leurs bouches devant Feridoun, en disant : « Puisses-tu rester jeune jusqu’à ce que le monde ait vieilli ? Quelle a été ton étoile, ô bienheureux ? quelle est la branche qui a porté un tel fruit ? Tu t’es assis sur la couche du lion, tu es venu bravement, ô homme de cœur ! Oh ! que nous avons souffert de maux et de douleurs de cet adorateur d’Ahriman aux épaules de serpent ! Combien de fois le ciel n’a-t-il pas tourné sur nous durant ces infortunes que nous a fait subir le magicien insensé ! Nous n’avons pas encore un homme qui fût doué d’une telle force, « qui possédât un tel degré de talent, qu’il osât porter ses vues sur le trône de Zohak, quelque désir qu’il eût de se mettre à sa place. » Feridoun leur répondit : « Le bonheur et le trône ne restent à perte sonne pour toujours. Je suis le fils du bienheureux Abtin, que Zohak a saisi dans le pays d’Iran. Il l’a tué cruellement, et je me suis dirigé vers le trône de Zohak pour chercher vengeance. Il a tué de même la vache Purmajeh, qui fut ma nourrice, et dont le corps entier était une merveille de beauté. Comment cet homme impur pouvait-il en vouloir à la vie d’un animal muet ? Je me suis armé, déterminé à le combattre, je suis venu de l’Iran pour prendre vengeance. Je briserai sa tête avec cette massue à tête de bœuf ; je ne lui accorderai, ni pardon ni merci. »

Lorsque Arnewaz entendit ces paroles, son cœur pur comprit tout le mystère ; elle lui répondit : « Ô roi ! tu es Feridoun, destiné à détruire la magie et les enchantements, celui par la main duquel Zohak doit périr, par la bravoure duquel le monde doit être délivré. Nous étions deux filles innocentes, de race royale, que la crainte de la mort lui a soumises. Mais comment, ô roi, pourrait-on supporter de se coucher et de se lever avec un serpent pour compagnon ? » Feridoun leur répondit : « Si le ciel m’accorde d’en haut la justice qui m’est due, j’arracherai de la terre le pied du dragon ; d’impur qu’il est, je rendrai pur le monde. Il faut maintenant me dire avec vérité où est cet odieux serpent. » Les femmes au beau visage lui dirent le secret, espérant que la tête du serpent se trouverait enfin sous le couteau. Elles lui dirent : « Il est allé dans l’Hindostan pour y pratiquer les arts du pays de la magie. Il y coupera la tête à mille innocents, car il a peur de la mauvaise fortune depuis qu’un sage lui a prédit que la terre serait délivrée de lui, que quelqu’un viendrait prendre son trône et son pouvoir et faire pâlir sa fortune. Son cœur est en feu de ce présage, la vie lui est devenue amère ; il verse le sang des bêtes, des hommes et des femmes, en fait remplir une baignoire, et, espérant de rendre vaine la prédiction des astrologues, il se lave de sang la tête et le corps. En même temps, les douleurs que lui font souffrir depuis longtemps les deux serpents sur ses épaules l’ont rendu comme insensé ; il va d’un pays à l’autre, mais le supplice des deux noirs serpents ne lui laisse pas de sommeil. Maintenant est arrivé le temps de son retour, car il ne pourra demeurer dans aucun lieu. » La belle au cœur brisé lui raconta ainsi ce secret, et le héros à la tête haute l’écouta avec attention.



FERIDOUN ET LE LIEUTENANT DE ZOHAK


Zohak avait un homme de confiance humble comme un esclave, et, quand il quittait le pays, il lui confiait son trône, son trésor et son palais, car son maître admirait son vif attachement. Son nom était Kenderev, car il marchait d’un pas fier devant l’impur Zohak. Kenderev vint au palais en toute hâte et trouva dans la salle royale un nouveau maître de la couronne, tranquillement assis à la place d’honneur, comme un grand cyprès au-dessus duquel brille la lune : d’un côté du roi était Schehrinaz à la taille de cyprès ; de l’autre, Arnewaz à la face de lune. Toute la ville était remplie de son armée prête pour le combat et formée en ligne devant la porte du palais. Il ne montra aucune émotion, il ne demanda pas l’explication de ce mystère, et s’avança en prononçant des bénédictions et en saluant le roi. Il rendit hommage à Feridoun en disant : « Roi, puisse ta vie être aussi longue que la durée du temps ! que ta possession du trône soit bénie et glorieuse, car tu es digne d’être le roi des rois ; que les sept zones de la terre t’obéissent ! que La tête s’élève plus haut que les nuages qui donnent la pluie ! » Feridoun lui ordonna de s’avancer et de lui dire tous ses secrets, il lui ordonna de préparer ce qui était nécessaire pour une fête royale. « Apporte du vin, amène des musiciens, remplis les coupes, apprête les tables. Quiconque sait faire de la musique qui soit digne de moi, quiconque peut me faire plaisir dans une fête, amène-le-moi. Prépare devant mon trône une assemblée comme il convient à ma fortune. » Kenderev, ayant entendu ses paroles, se mit à exécuter les ordres du nouveau maître. Il apporta du vin brillant et amena des musiciens, et des grands dignes de Feridoun et ornés de pierreries. Feridoun, en buvant du vin et en choisissant les chants, fit de cette nuit une fête digne d’un roi. Lorsque le jour parut, Kenderev sortit de la présence du nouveau roi, il monta un cheval avide de course, et se tourna vers le roi Zohak. Il partit, et, arrivé près de son maître, il lui raconta ce qu’il avait vu et entendu, en disant : « Ô roi d’un peuple fier, il y a des signes qui annoncent l’abaissement de ta fortune. Trois hommes puissants sont venus d’un pays étranger avec une armée. Le plus jeune se tient au milieu des aînés ; sa stature est celle d’un prince, sa figure celle d’un roi ; il est plus jeune d’âge, mais plus grand en dignité, et prend le pas sur ses aînés. Il porte une massue semblable au fragment d’un rocher et brille au milieu de la foule. Il est entré à cheval dans le palais du roi, et avec lui ses deux illustres compagnons. Il est allé s’asseoir sur le trône royal, il a brisé tous les talismans et toutes les œuvres de ta magie ; tous les grands et tous les Divs qui se trouvaient dans ton palais, il leur a abattu la tête du haut de son cheval, il a mêlé leurs cervelles avec leur sang. » Zohak répondit : « Il paraît que c’est un hôte, il faut s’en réjouir. » Le serviteur reprend : « Quel hôte est celui qui avec une massue à tête de bœuf, s’assied hardiment dans ton lieu de repos, efface ton nom de ta couronne et de ta ceinture, et qui attire ton peuple ingrat à sa propre religion ! Reconnais en lui un hôte si tu le peux. » Zohak lui dit : « Ne te lamente pas ainsi, un hôte hardi est de bon augure. » Kenderev lui répliqua : « J’ai écouté tes paroles, écoute ma réponse : si ce prince est ton hôte, qu’a-t-il à faire dans l’appartement de tes femmes ? Pourquoi s’assied-il auprès des filles du roi Djemschid, et tient-il avec elles conseil sur toutes choses, grandes et petites ? D’une main il prend la joue rose de Schehrinaz, de l’autre la lèvre de rubis d’Arnewaz. Pendant la nuit il fera mieux que cela, il se fera au-dessous de sa tête une couche de musc, car elles sont comme du musc les deux boucles de cheveux des deux lunes qui ont toujours fait les délices de ton cœur. » Zohak devint furieux comme un loup en entendant ces paroles, il désira la mort, et sa colère se déchaîna contre ce malheureux par des injures atroces et des cris de fureur. Il lui dit : « Dorénavant je ne te confierai plus la garde de mon palais. » Le serviteur lui répondit : « Ô mon roi, je soupçonne que dorénavant tu n’as plus rien à espérer de la fortune ; comment donc me confierais-tu le gouvernement de ton pays, et comment, dépouillé de toute autorité, me donnerais-tu le soin de l’administration ? Tu es sorti du lieu de ta puissance comme un cheveu qu’on tire de la pâte. Maintenant, roi, cherche un remède. Pourquoi ne t’occupes-tu pas toi-même de ton affaire ? Jamais chose pareille ne t’est arrivée. »



FERIDOUN ENCHAINE ZOHAK


Zohak, irrité de cette dispute, prépara son retour en toute hâte. Il ordonna qu’on sellât son cheval léger à la course et doué d’une vue perçante. Il partit précipitamment avec une grande armée, toute composée de Divs et de braves. Il se jeta par des chemins détournés sur les terrasses et les portes du palais, ne pensant qu’à sa vengeance. Lorsque l’armée de Feridoun s’en aperçut, tous se portèrent sur ces chemins détournés ; ils se jetèrent à bas de leurs chevaux de guerre, ils s’élancèrent dans ce lieu étroit. Toutes les terrasses et toutes les portes étaient couronnées par le peuple de la ville, par tous ceux qui pouvaient porter des armes ; les vœux de tous étaient pour Feridoun, car leurs cœurs saignaient de l’oppression de Zohak. Des briques tombaient des murs, et des pierres tombaient des terrasses ; il pleuvait dans la ville des coups d’épée et des flèches de bois de peuplier, comme la grêle tombe d’un noir nuage ; personne n’aurait trouvé sur la terre un lieu de sûreté. Tous ceux de la ville qui étaient jeunes, tous ceux qui étaient vieux et expérimentés dans les combats, se rallièrent à l’armée de Feridoun et s’affranchirent du pouvoir magique de Zoliak. La montagne résonnait des cris des guerriers, et la terre tremblait sous les sabots de leurs chevaux. Au-dessus des têtes se forma un nuage de poussière noire, les braves fendirent le cœur des rochers avec leurs lances. Il s’éleva un cri du temple de feu : « Quand une bête féroce serait assise sur le trône royal, tous, vieux et jeunes, nous lui obéirions, nous ne nous soustrairions pas à ses ordres ; mais nous ne souffrirons pas sur le trône Zohak, cet impur dont les épaules portent des serpents. »

L’armée et les habitants de la ville se présentèrent ensemble au combat, leur masse était semblable à une montagne, et de cette ville brillante s’éleva une poussière noire qui obscurcissait le soleil. La jalousie excita Zohak à une entreprise. Il quitta l’armée pour s’approcher du palais ; il se couvrit en entier d’une armure de fer, pour que personne, dans la foule, ne le reconnût. Il monta rapidement au palais élevé, tenant dans sa main un lacet de soixante coudées. Il vit Schehrinaz aux yeux noirs assise près de Feridoun et pleine d’enchantements et de tendresse ; ses deux joues étaient comme le jour, les deux boucles de ses cheveux étaient comme la nuit ; sa Louche était pleine de malédictions contre Zohak. Alors il reconnut que c’était la volonté de Dieu, et qu’il ne pouvait espérer délivrance de malheur. Son cerveau fut embrasé de jalousie, il jeta son lacet dans le palais ; et, sans penser au trône, ne mettant aucun prix à la vie, il se précipita de la terrasse du palais élevé. Il tira du fourreau un poignard acéré, il ne trahit pas son secret, il ne prononça aucun nom ; mais tenant en main son poignard d’acier, et avide du sang des belles à la face de Péri, il s’élança d’en haut. Aussitôt que ses pieds eurent touché le sol, Feridoun accourut, rapide comme le vent ; il prit la massue à tête de bœuf, frappa Zohak sur la tête et brisa son casque. Le bienheureux Serosch apparut en toute hâte : « Ne frappe pas, dit-il, car son temps n’est pas venu. Il est brisé, il faut le lier comme une pierre et le porter jusqu’où deux rochers se resserreront devant toi. Ce qu’il y a de mieux, c’est de l’enchaîner dans l’intérieur des rochers, où ses amis et ses vassaux ne pourront pénétrer jusqu’à lui. » Feridoun l’entendit, et, sans tarder, prépara une courroie de peau de lion et lui lia les deux mains et le milieu du corps, de sorte qu’un éléphant furieux n’aurait pu briser ses liens. Il s’assit sur le trône d’or de Zohak, il renversa les mauvais symboles de son pouvoir ; il ordonna que d’en haut de la porte on proclamât ces paroles : « Vous tous pleins de gloire, d’éclat et de sagesse, il ne faut pas que vous vous teniez sous les armes, il ne faut pas que vous cherchiez une même gloire et une même renommée. Il ne faut pas que l’armée et les artisans cherchent une distinction de la même espèce : l’un doit travailler, les autres doivent combattre. Chacun a un devoir qui lui est propre ; lorsque l’un entreprend l’œuvre de l’autre, le monde se remplit de désordre. L’impur Zohak est dans les chaînes, lui dont les méfaits faisaient trembler le monde. Puissiez-vous vivre longtemps et heureux ! Retournez joyeusement à votre travail ! »

Les hommes écoutèrent les paroles du roi, du puissant maître rempli de vertus. Les grands de la ville, tous ceux qui avaient de l’or et des richesses, vinrent, avec des chants joyeux et des présents, tous le cœur plein d’obéissance envers lui. Le noble Feridoun les reçut avec bonté, il leur distribua des dignités avec prudence, il donna à tous des conseils et des louanges, et leur rappela le Créateur du monde en disant : « Le trône est à moi, et le sort veut que votre étoile brille et que votre pays soit heureux, car Dieu le pur m’a choisi parmi tous et m’a inspire de descendre du mont Elborz, pour que le monde fût par ma vaillance délivré du mauvais dragon. Lorsque Dieu nous accorde le bonheur, il faut marcher dans sa voie en faisant le bien. Je suis le maître du monde entier ; il ne me convient pas de demeurer toujours au même lieu ; s’il n’en était ainsi, je resterais ici et je passerais de longs jours avec vous. » Les grands baisèrent la terre devant lui, et le son des timbales s’éleva du palais. Toute la ville dirigea ses yeux vers la cour du roi, avec des clameurs contre cet homme dont la vie devait être courte, demandant qu’on fît paraître le dragon lié avec un lacet, comme il le méritait. Peu à peu l’armée sortit, et l’on emmena de cette ville, longtemps si malheureuse, Zohak lié ignominieusement et jeté avec mépris sur le dos d’un chameau. Feridoun le conduisit ainsi jusqu’à Schirthan. Lorsque tu entends cela, pense combien le monde est vieux, combien de destinées ont passé sur ces montagnes et ces plaines, et combien y passeront encore.

Le roi, que protégeait la fortune, conduisit ainsi Zohak étroitement lié vers Schir-khan, et le fit entrer dans les montagnes où il voulait lui abattre la tête. Mais le bienheureux Serosch parut de nouveau, et lui dit dans l’oreille une bonne parole : « Porte ce captif jusqu’au mont Demawend en hâte et sans cortège ; ne prends avec toi que ceux dont tu ne pourras pas te passer et qui te seront en aide au temps du danger. » Feridoun emporta Zohak, rapide comme un coureur, et l’enchaîna sur le mont Demawend ; et lorsqu’il l’eut entouré de nouvelles chaînes par-dessus ses liens, il ne resta plus aucune trace des maux de la fortune. Par lui le nom de Zohak devint vil comme la poussière, le monde fut purgé du mal qu’il avait fait ; Zohak fut séparé de sa famille et de ses alliés et demeura enchaîné sur le rocher. Feridoun choisit dans la montagne une place étroite, il y découvrit une caverne dont on ne pouvait voir le fond. Il apporta de pesants clous, et les enfonça en évitant de percer le crâne de Zohak ; il lui attacha encore les mains au rocher pour qu’il y restât dans une longue agonie. Zohak demeura ainsi suspendu, le sang de son cœur coulait sur la terre. Hélas ! ne faisons pas le mal pendant que nous sommes dans ce monde ; tournons nos mains sincèrement vers le bien. Ni le bon, ni le méchant ne dureront à jamais : ce qu’il y a de mieux, c’est de laisser de bonnes actions comme souvenir. Tu ne jouiras pas toujours des richesses, de l’or et des grands palais, niais il te restera un souvenir dans la parole des hommes ; ne la regarde pas comme une chose sans valeur. Feridoun le glorieux n’était pas un ange, il n’était pas composé de musc et d’ambre, c’est par sa justice et par sa générosité qu’il a acquis cette belle renommée. Sois juste et généreux, et tu seras un Feridoun. Il fut le premier qui, par ses actions divines, délivra du mal le monde. La plus grande de ces actions était d’avoir enchaîné Zohak l’injuste, l’impur ; la seconde, d’avoir vengé son père et purifié la terre ; la troisième, d’avoir délivré le monde des insensés et de l’avoir arraché des mains des méchants.

Ô monde ! que tu es méchant et de nature perverse ! ce que tu as élevé, tu le détruis toi-même. Regarde ce qu’est devenu Feridoun le héros, qui ravit l’empire au vieux Zohak. Il a régné pendant cinq siècles ; à la fin il est mort, et sa place est restée vide. Il est mort et a laissé à un autre ce monde fragile, et de sa fortune il n’a emporté que des regrets. Il en sera de même de nous tous, grands et petits, soit que nous ayons été bergers, soit que nous ayons été troupeau.