Le Livre des mères et des enfants/I/La briseuse d’aiguilles

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LA BRISEUSE D’AIGUILLES.

Une petite fille dont je ne peux me décider à écrire le nom, parce qu’elle serait triste qu’on la connût commençait à faire quelques ouvrages assez réguliers. Pourtant elle tenait si gauchement ses aiguilles qu’elle les brisait toutes. C’était déjà mal ; mais ce qui l’était bien plus, c’était de jeter tous ces débris à travers la chambre comme une petite sans soins, sans prévoyance pour les accidents qui pouvaient en résulter.

— Soyez sure, lui dit plusieurs fois sa maman, que cette habitude vous fera du chagrin ; car vous blesserez quelqu’un en répandant ainsi ces fines pointes d’acier qui peuvent pénétrer à travers des souliers légers. Jugez des pieds nus ! voudriez-vous, ma fille, avoir jamais blessé quelqu’un ? Oh ! non, maman, c’est la dernière fois, s’écria-t-elle en relevant à part ces fragments dangereux. Et ce ne fut pas la dernière fois.

Elle travailla encore sans se corriger ; elle cassa des aiguilles et pour ne pas employer l’espace d’une seconde à les ranger avec ordre, elle les jeta par dessus sa tête comme un vrai dragon de désobéissance, en ayant l’air de dire, bah ! tant pis !

C’était un tort ajouté à deux autres torts ; cela ne fait-il pas de la peine ? Moi, cela m’en fait ; car, du reste, cette petite imprudente n’était pas méchante, vous allez voir.

Un matin, son plus jeune frère qui commençait à marcher seul, fut un moment laisse par sa bonne auprès de son berceau, sans qu’elle lui eût mis encore ses souliers. L’enfant tout libre et tout content, accourut ainsi pieds nus, pour embrasser sa sœur qui était fort affairée d’un feston plus fin que les autres, où elle avait déjà cassé bien des aiguilles.

Un cri perçant de l’innocente créature fit pâlir la petite brodeuse. Avec un battement de cœur que l’on devine elle accourut au secours de l’enfant, qui, tombé de douleur, tenait en l’air son petit pied en poussant des cris si perçants que sa sœur ne pouvait les étouffer en le baisant sur sa bouche toute grande ouverte.

Ce fut une pitié de voir ce pied délicat s’enfler, malade et fiévreux au point qu’il fallut des bains de mauve, des compresses de lait, des bandelettes et des soins de mère qui valent un régiment de médecins, pour empêcher que ce pied charmant ne fut coupé ; ce qui fait frémir d’y penser. Ce fut triste aussi de voir cette pauvre briseuse d’aiguilles, pleine de repentir, pâle et honteuse entre sa mère qui était fort grave et son chère frère, enveloppé comme un petit boiteux, qui la caressait au lieu de lui faire un reproche.

Nous devons lui rendre la justice de dire qu’elle se corrigea pour la vie et devint la plus rangeuse du monde. Mais à quel prix ! Ne valait-il pas d’abord mieux écouter la tendre leçon de sa mère ? qu’en dites-vous ? Moi je pense que cela valait cent fois mieux. Je vous prie de profiter de sa faute en la lui pardonnant comme Dieu la lui a pardonnée.


L’ordre est une vertu si attrayante, qu’elle invite toutes les autres à venir se ranger autour d’elle.