Le Lyrisme de Leconte de Lisle

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Le Lyrisme de Leconte de Lisle
Revue des Deux Mondes5e période, tome 49 (p. 893-908).
LE
LYRISME DE LECONTE DE LISLE


I

Un effet ordinaire des admirations, d’abord naturelles, puis exagérées, puis dangereuses, que ressentent, pour des œuvres parfaites, les successeurs immédiats d’une période classique, c’est que tous les artistes épris des modèles qui sont offerts à leurs yeux renoncent à atteindre la beauté en observant, eux-mêmes, directement, et toutes palpitantes, la nature et la vie, pour s’épuiser à imiter ces chefs-d’œuvre de l’art dans lesquels la nature et la vie n’ont fait que se refléter.

Le résultat fâcheux de ces imitations « d’après l’art » ne se fait point attendre : l’œuvre qui n’a pas eu de contact avec ce qui est vivant s’affadit. Son contour devient conventionnel. Il existe, à la fin, des moules tout faits que le premier venu, après un peu d’étude, remplit avec la plus médiocre matière. Les apparences extérieures peuvent demeurer quelque temps les mêmes, mais c’est, alors, par le dedans que l’œuvre d’art fléchit. Ce qui était son essence même, sa raison d’être, ce qui lui créait une âme, s’est évanoui.

Les signes de la décrépitude que ce formalisme conventionnel avait apportée vers 1830 dans les arts plastiques nous détourne, avec un mouvement d’agacement et d’humeur, de beaucoup d’œuvres que nos grands-pères ont admirées. C’était le règne des keepsake, de ces haïssables images qui triomphaient dans les salons bourgeois à l’époque de Louis-Philippe, et qui, par exemple en peinture, figèrent la représentation des types divers de la beauté féminine dans les images anonymes, des « Quatre Saisons. »

Des insuffisances identiques flétrissaient, au même moment, la prose et encore plus les vers. L’indignation de Leconte de Lisle contre les rimeurs de romances, dont la vague pensée s’éclairait des vignettes dessinées sur des couvertures de recueils musicaux ou poétiques, correspond aux colères des rénovateurs de la peinture française qui voyaient l’histoire devenir, entre certaines mains, une matière à illustrations anecdotiques.

Du moins, dans l’ordre de la prose, des hommes comme Stendhal et Mérimée avaient-ils commencé de donner, à côté de leur esthétique, l’admirable exemple de ce que l’on nomme le « caractère » en art. Les études italiennes de Stendhal et les portraits que Mérimée avait faits de Carmen et de Colomba dégageaient de la convention ces traits d’individualisme, ce particularisme des milieux et des types qui, comme le relief à la médaille, donnent toute sa valeur à une observation littéraire. Mais dans le camp des poètes, on s’attardait davantage. L’harmonie musicale des vers de Lamartine empochait ses lecteurs de regarder de près à la logique, à la clarté, au sens. Le romantisme d’un Musset charmait trop, pour qu’on s’appliquât à rechercher si son expression était suffisante. Enfin on ne voulait pas s’apercevoir que, malgré le génie du poète, les Orientales d’Hugo portaient le sceau d’une convention aussi éloignée de la vérité que les keepsake des « Quatre Saisons ; » les « aimées » et les « baigneuses » du poète n’avaient pas plus de réalité que les « Printemps » et les « Automnes » coiffés de fleurs et de raisins.

Leconte de Lisle estima que le travail d’érudition auquel se livrait, sous ses yeux, un Gustave Flaubert avant d’écrire Salammbô ou la Tentation de Saint Antoine, était aussi nécessaire au poète qu’au prosateur. Selon lui, pas un mot, pas une comparaison qui ne fussent des traits de vérité, ne devaient entrer dans ce vers parfait dont il rêvait l’avènement.

Un tel effort suffisait à absorber l’activité d’un artiste, même doué de génie. Leconte de Lisle s’en avisa dès son adolescence. On a de lui une lettre de jeunesse où il subordonne le goût de la femme au culte de l’art. Il y traite Eve de créature inférieure, « parce que ses propres sentimens l’occupent plus que l’Idée de la Beauté. » Le bonheur après lequel il court, c’est la joie d’écrire un beau vers. L’inquiétude particulière qui le torture, c’est la crainte d’être demeuré incertain dans la poursuite de sa pensée, insuffisant dans l’expression. Voilà les soucis dignes d’affecter un poète, s’il se sent capable de vivre pour eux « une vie de pleurs et d’angoisses amères. » Auprès de ces préoccupations les autres souffrances pâlissent.

Leconte de Lisle appartenait à la phalange d’élite, capable de vivre cette vie supérieure. Il en eut de bonne heure la certitude. Au moment même où il est le plus tourmenté par les contingences de la vie, il conserve la faculté de s’élever au-dessus des tristesses qu’elle apporte pour se réfugier dans la contemplation de l’idée :

«… Rien n’empêche, » écrivait-il de Dinan dès 1848, « que je ne vive toujours sur les hauteurs intellectuelles dans le calme, dans la contemplation sereine des formes divines. Il se fait un grand tumulte dans les bas-fonds de mon cerveau, mais la partie supérieure ne sait rien des choses contingentes. »

Afin d’éduquer en soi ce sens inné de la Beauté et de la Vérité, Leconte de Lisle s’était attaché dès son adolescence à fréquenter ceux qui allaient à l’art par des sentiers différens du sien. On retrouve la trace d’une tournée qu’il fit à travers la Bretagne, en 1838, avec une boîte à couleurs sur le dos, en compagnie de deux amis peintres. C’était là proprement l’école buissonnière, car ses parens le croyaient occupé à préparer son baccalauréat. Mais le jeune homme cédait à un instinct irrésistible. Il se sentait capable de devenir un « descriptif » parfait. Il avait plaisir à travailler près de ceux qui regardaient la nature dans les yeux, afin de surprendre le secret de ses formes et de ses couleurs.

Il n’était pas moins bien disposé à cette époque pour les musiciens que, plus tard, il devait prendre en grippe. Cela ressort d’une pièce, de forme hésitante, mais d’inspiration sincère, qui a pour titre : Trois harmonies en une[1]. Il y découvrait une perception très nette des rapports qui unissent les arts entre eux.

De même, il était porté d’instinct dans le choix de ses amitiés vers les hommes qui avaient, pour la science, un penchant ou des dons supérieurs. Un des attraits qu’il trouva dans Louis Ménard fut le complément que le goût et la culture de la science apportaient au développement général de ce noble esprit. Avant de philosopher, de s’occuper de culture grecque, d’écrire des vers, Ménard avait travaillé dans le laboratoire du chimiste Pelouze. Il avait reconnu la solubilité du coton-poudre dans l’éther, et la photographie lui a dû le perfectionnement du collodion. Un autre intime ami du poète, le Breton Paul de Flotte, se livrait à des études sur l’hélice qui le firent nommer lieutenant de vaisseau au choix.

Persuadé que la Vérité est encore le plus sûr moyen d’arriver à la Beauté, Leconte de Lisle déclara dès sa première jeunesse qu’il était « soucieux de mêler un peu de science à ses pièces de poésie. » Et cette passion de la science ne fit que croître en lui. Il ne s’agissait pas de mettre en vers, comme on faisait il y a cent ans, à la manière de l’abbé Delille, les Trois règnes de la Nature. Leconte de Lisle était d’avis, avec Taine, que « pour atteindre à la connaissance des causes permanentes et génératrices qui influent sur lui, l’homme a deux voies : la première est la science, par laquelle, dégageant ces causes et ces lois fondamentales, il les exprime en formules exactes et en termes abstraits ; la seconde est l’art, par lequel il manifeste ces mêmes causes et lois fondamentales d’une façon sensible, en s’adressant, non seulement à la raison, mais au cœur et aux sens. L’art a cela de particulier qu’il est à la fois supérieur et populaire : il manifeste ce qu’il y a de plus élevé, et le manifeste à tous. »

« La science est l’étude raisonnée et l’exposition lumineuse de la nature extérieure, » écrit Leconte de Lisle. » C’est son rôle de rappeler à l’art le sens de ses traditions oubliées pour qu’il les fasse revivre dans les formes qui lui sont propres… L’art et la science, longtemps séparés par des efforts divergens de l’intelligence, doivent donc tendre à s’unir étroitement, si ce n’est à se confondre… »

La façon dont le poète a réussi finalement à unir dans ses vers la science et l’art lui ont valu les approbations les plus chères à sa conscience d’artiste. On devine avec quelle joie d’avoir été si pleinement compris et approuvé, il put lire dans les leçons sur l’Évolution de la poésie lyrique de Brunétière, ces lignes qui le concernent :

« La science et la poésie ne sont pas la même chose, mais elles ont les mêmes racines dans les profondeurs de l’esprit, quelque chose de commun entre elles, et, de mettre en lumière par des moyens qui lui sont propres ces affinités secrètes ou cette parenté primitive, c’est une des fonctions de l’Art, si même ce n’en est pas la fin… »

En effet, Leconte de Lisle s’est trouvé conduit à réaliser d’une manière inattendue, par l’alliance de la Science et de la Poésie, un idéal plus contemporain que celui des plus déterminés partisans de la modernité en art. Il ne s’agit pas ici de soumettre la poésie, ni l’art en général, aux méthodes de la science. Encore moins est-il question, — sous prétexte de modernité, — d’interdire au poète de puiser son inspiration aux sources de la légende ou de la fable. Ce que Leconte de Lisle a pensé, c’est que pour parler, fût-ce en vers, de l’Inde, de la Grèce ou de Rome, peut-être était-il bon de commencer par connaître ces civilisations antiques et, pour cela, de les étudier.

« Vous avez déclaré que la régénération de la Poésie ne peut être opérée que par sa fusion avec la Science, » s’écriait Alexandre Dumas fils en recevant Leconte de Lisle à l’Académie française, « Avec une pareille esthétique, la forme devait être modifiée, pour ainsi dire, de fond en comble. Il fallait que votre langue poétique eût avec l’harmonie, la couleur et la souplesse de la langue de sentiment, la sûreté, la fermeté des termes scientifiques. C’était là le problème à résoudre. Vous l’avez résolu. Vous avez enfermé, quant au métier, les poètes à venir dans des lois rigoureuses dont ils ne pourront plus sortir sans s’évaporer dans le bleu ou se noyer dans le gris. Les élèves de Victor Hugo, après s’être égarés dans les mille chemins que le maître s’est frayés, et que lui seul pouvait parcourir jusqu’au bout, ne parviendront à faire œuvre qui dure, que s’ils reviennent à votre école. »

A côté de cet éloge, Alexandre Dumas, qui conservait contre la philosophie de Leconte de Lisle quelque rancune, avait tenu à apporter ce qu’il considérait comme un blâme : il distingua la facilité géniale des inspirations de Victor Hugo, de l’application réfléchie, de l’étude patiente qui soutiennent l’œuvre de Leconte de Lisle. Mais le poète ne s’en offensa point, il était d’avis que le « don, » sans « l’art, » est insuffisant à faire un « grand poète : »

« Pourquoi, ». dit-il, « Victor Hugo est-il en effet, avant tout, un sublime poète ? C’est qu’il est un irréprochable artiste, car les deux termes sont nécessairement identiques. Il a su transmuter la substance de tout en substance poétique, ce qui est la condition expresse et première de l’art, l’unique moyen d’échapper au didactisme rimé, cette négation absolue de toute poésie. »

Pour Leconte de Lisle, l’art est la révélation primitive de l’idéal contenu dans la nature extérieure. Il sait que le poète doit réaliser sa vision interne dans la mesure de ses forces par la combinaison complexe, savante, harmonique des lignes, des couleurs et des sons, non moins que par toutes les ressources de la passion, de la réflexion, de la science et de la fantaisie. Il sent que toute œuvre de l’esprit dénuée de ces conditions nécessaires de beauté sensible ne peut être une œuvre d’art.

« Ainsi, quoi qu’on en puisse prétendre, la poésie, dit-il, est un art qui s’apprend ; elle a ses méthodes, ses formules, ses arcanes, son contrepoint et son travail harmonique. »

Quiconque ne satisfait pas à ces exigences, ne pourra, selon lui, être dit artiste ; le succès de ses productions, ni sa renommée, n’y changeront rien.

Une conception si juste de l’art devait rejeter de la façon la plus intransigeante toutes les prétentions et toutes les réserves qui risquaient de rétrécir le champ de cet idéal. De là vient la cinglante ironie avec laquelle Leconte de Lisle a raillé les partisans de ce que, avec les Parnassiens, Flaubert en tête, appelait « l’Art prêcheur »

« L’Art, écrivait-il, n’a pas mission de changer en or fin le plomb vil des âmes inférieures, de même que toutes les vertus imaginables sont impuissantes à mettre en relief ce côté pittoresque, idéal et réel, mystérieux et saisissant, des choses extérieures, de la grandeur et de la misère humaine… » Et il proteste contre l’ardeur « indécente et ridicule du prosélytisme moral, » de la manie qui veut transformer « en maximes, sentences et préceptes l’œuvre de beauté. » Il ne pardonne pas à Barbier d’avoir satisfait « à ce goût des vertueuses générations parmi lesquelles la nôtre tient la première place ; » il trouve que le poète satirique est un moraliste par excellence, pourvu qu’il ne s’abaisse pas au niveau « des excitateurs à la vertu : » « dès qu’il monte en chaire, l’artiste meurt en lui sans profit pour personne. »

Une autre fiction, pour laquelle cet amateur de beau absolu et d’idéal général qu’est Leconte de Lisle ne peut être tendre, c’est la prétention que ses contemporains affectent de cultiver un art « national, » d’avoir donné naissance à des poètes « nationaux. » L’art est, pour lui, international en soi :

« Ce n’est pas que je nie, écrit-il, l’art individuel, la poésie intime et cordiale. Je ne nie rien, très dissemblable en cela à la multitude de ceux qui s’enferment en eux-mêmes et se confèrent la dignité de microcosme. »

Mais il est persuadé que le génie français de son temps est réfractaire à l’art, particulièrement à la poésie lyrique. Il déclare que Victor Hugo ne sera jamais « un poète national. » Il l’en glorifie, car, si le titre est beau, le génie doit y renoncer quand on le décerne à des rimeurs vulgaires, à des ménétriers d’occasion.

« Hugo, le prince des lyriques contemporains, écrit-il, n’a-t-il pas pour fonction supérieure de sonner victorieusement, de son clairon d’or, les fanfares éclatantes de l’âme humaine en face de la beauté et de la force naturelles ? Un souffle de cette vigueur mettrait en pièces les mirlitons nationaux si chers aux oreilles obstruées des reprises de guinguettes. »

Loin de chercher des obstacles à sa liberté de création et de s’imposer des partis pris qui le diminuent, l’artiste désireux d’atteindre ce « caractère général » qui renferme dans une œuvre vivante l’expression d’une vertu ou d’une passion idéalisée, ne se haussera jamais assez haut au-dessus des préjugés. Même parmi les artistes marqués du sceau du génie, le nombre de ceux qui se sont élevés à ces hauteurs de conception et à ces miracles d’exécution est singulièrement restreint.

« Shakspeare, » déclare Leçon te de Lisle, « a produit une série de caractères féminins, mais Ophélia, Desdémona, Juliette, Miranda sont-elles des « types » dans le sens antique ? Non, à coup sûr. Ce sont de riches fantaisies qui charment et qui touchent, rien de plus… Seuls, au XVIIe siècle, Alceste, Tartufe et Harpagon se rattachent étroitement à la grande famille des créations morales de l’antiquité grecque, car ils en possèdent la généralité et la précision. »

Quand on se demande quels efforts Leconte de Lisle a tentés lui-même pour atteindre par la couleur locale à ce caractère artistique qui donne seul la personnalité et la vie à une œuvre littéraire, on constate que, s’il a mérité quelque reproche, c’est moins pour avoir mis sa théorie en oubli que pour avoir exagéré, si l’on peut dire, le caractère du caractère. L’étude des sources où le poète puisa pour écrire ses poèmes grecs, hindous, Scandinaves, finnois, celtiques ou bibliques montre, en effet, que, quand il change quelque chose à son modèle, c’est pour aggraver ce qu’il en considère comme l’esprit : la plasticité et la sérénité, s’il peint la Grèce ; l’indifférence et l’engourdissement, si l’Inde est en jeu ; la barbarie, s’il s’agit des héros Scandinaves ou espagnols ; l’intransigeance de la doctrine, si le Moyen Âge est en cause.

C’est le danger ordinaire de tout ce qui est perpétuellement intense et surhumain de côtoyer à certaines minutes le caricatural. Hugo est souvent tombé dans ce piège. Il est arrivé que Leconte de Lisle l’ait côtoyé. Il n’avait pas peur de ce sourire qui parfois monte aux lèvres après la lecture de telle de ses pièces. Il l’estimait, au contraire, comme un gage extérieur de l’affranchissement de la raison allégée de tous ses liens.

On peut se demander pourquoi un esprit si novateur est allé chercher délibérément dans le passé les sources de son inspiration. C’est que, dès le premier jour, il avait senti que ce n’était pas seulement le génie qui manquait aux poètes de son temps, mais que ce temps même où ils vivaient, et où il vivait à côté d’eux, n’était point favorable à la poésie. Ses sources les plus larges s’étaient affaiblies ou taries ; les élémens de compositions épiques n’existaient plus. Les nobles récits qui, autrefois, se déroulaient à travers la vie d’un peuple, exprimant son génie, et son idéal religieux particulier, n’avaient plus de raison d’être du jour où les races avaient perdu toute existence propre, tout caractère spécial. Dans ces conditions, il s’était dit que le meilleur moyen de féconder l’esprit de ceux qui, d’un si grand naufrage, cherchaient à sauver, — comme Énée sur ses navires, — l’étincelle sacrée de la poésie, était de vivre dans la religion des chefs-d’œuvre anciens.

Mais si Leconte de Lisle a affirmé que l’étude et l’art sont indispensables au poète créateur, il sait que ces efforts ne suffisent pas à lui donner du génie. Qu’il faille y ajouter le don, l’élan prime-sautier, l’auteur du Manchy n’en doute pas. Il considère Corneille comme un vrai poète, parce que le Cid et Polyeucte sont nés « non d’une méditation de douze années, comme celle qui enfanta Athalie, mais d’un élan d’intelligence primitive. »

Quand on lit des vers qui datent de la première jeunesse de Leconte de Lisle, — ces vers dont il a jeté les cendres au vent, et dont quelques-uns ont été conservés malgré lui, — on constate que, lui-même, longtemps avant d’avoir acquis la moindre virtuosité de métier, il possédait l’inspiration poétique, le tressaillement, l’instinct, le goût ; il parlait alors de son art comme il l’a fait dans sa maturité. On a une lettre qui date de son adolescence et qu’il écrivit à un camarade, dont il avait reçu un petit poème. Il se déclare touché « de la fraîcheur du sentiment, » mais « blessé des épithètes forcées, des rimes moins que suffisantes, du vague de la pièce. » Et ce n’était pas seulement aux productions de son ami qu’il avait songé en formulant cette critique, mais aux vers que lui-même il écrivait « sous l’influence d’idées inconscientes d’abord, réfléchies ensuite. »

Le jour où il était sorti de cette « inconscience, » il ne s’était plus contenté des formules lyriques dans lesquelles se soulagent tous les enthousiasmes de jeunesse. Il avait rêvé d’enfermer sa pensée dans une formule précise.

« La poésie, dit-il alors, c’est l’inspiration créatrice et spontanée, le sentiment inné du grand et du vrai. La poésie est trois fois générée : par l’intelligence, par la passion, par la rêverie. L’intelligence et la passion créent les types qui expriment des idées. La rêverie répond au désir légitime qui entraîne vers le mystérieux et l’inconnu. La poésie est l’expression éclatante, intense et complète de l’art. »

Ces citations correspondent sans doute à la vision générale que Leconte de Lisle avait apportée de la poésie, en naissant. Elles précisent le don particulier que la culture développa en lui et qui fut le lyrisme épique.

« La part propre de Leconte de Lisle dans l’évolution de la poésie contemporaine, a écrit Brunetière, est d’y avoir réintégré le sens de l’Epopée. » Et, au moment même où il fait remonter cette gloire à l’auteur des Poèmes barbares, le critique ajoute que ses poèmes sont tout différens de la Légende des siècles : « S’il faut, » conclut-il, « que l’un des deux poètes ait « imité » l’autre, c’est Victor Hugo, puisqu’il n’est venu qu’à la suite[2]. »

Pour ce qui est du don lyrique, nul, en dépit d’une feinte impassibilité, ne posséda, à un degré plus haut que Leconte de Lisle, cette sensibilité frissonnante qui met un poète en relation d’émotion et de passion avec le monde extérieur, les hommes, les idées de son temps. Dans une lettre de Rennes qui date de la vingtième année, on lisait déjà cet aveu :

« Je me reconnais un tel besoin de métamorphose que je me sentirais capable d’éprouver, en un mois, tout l’amour, toute la haine et toutes les espérances d’un homme. » Il a dit, ailleurs, qu’il possédait « cette ouïe de l’âme qui prête des chants mélodieux ou sublimes aux divines formes organiques, cette étincelle qui vivifie le bois et l’argile. »

De ce chef, alors qu’il habitait encore Bourbon, sa tendresse allait à Ronsard. Il a loué ce maître d’avoir été « le seul poète du XVIe siècle qui eût la gloire de n’avoir pas été compris par Boileau. » Il le considérait comme le créateur, en France, de la poésie lyrique. Il affirmait que, grâce à lui, elle était née, du premier coup « délicate, naïve, mélodieuse et brillante. »

S’il était parfois choqué des fantaisies épiques de Victor Hugo, au fond desquelles il distinguait « le mépris de l’histoire et un optimisme vague, » il admirait sans réserve le poète lyrique dans l’auteur des Contemplations et des Feuilles d’automne. À cette minute, Hugo lui apparaissait comme « le père des seuls chefs-d’œuvre lyriques que la poésie française puisse opposer, avec la certitude du triomphe, aux littératures étrangères. »

Certes, les qualités de lyrisme de Leconte de Lisle sont perceptibles même pour le lecteur isolé et silencieux qui, en tête à tête muet avec le livre, écoute les vers chanter dans cette partie mystérieuse du cerveau où la vue des mots éveille des émotions sonores. Mais pour que ce lyrisme éclate dans son plein effet, il est indispensable que les vers du poète soient déclamés. Tel était l’avis de Flaubert qui lui écrivit un jour : « J’ai relu, dans la nouvelle édition que tu m’envoies, mes pièces favorites avec le « gueuloir » qui leur sied, et cela m’a fait du bien. »

Sainte-Beuve, dont l’esprit critique se défendait si vivement contre les impressions extérieures qui auraient pu obscurcir la netteté de sa clairvoyance, s’écrie avec enthousiasme au lendemain d’une récitation où Leconte de Lisle lui-même l’a ému en déclamant un de ses poèmes :

« On ne saurait rendre l’ampleur et le procédé habituel de cette poésie si on ne l’a entendue dans son récitatif lent et mystérieux. C’est un flot large et continu, une poésie amante de l’idéal dont l’expression est faite pour des lèvres harmonieuses et amies du nombre. »

Dès qu’il s’agit de la forme et de la musique des vers, Leconte de Lisle n’est pas moins intransigeant, à l’égard des amis qu’il admire le plus qu’il ne l’est pour soi-même. On a retrouvé parmi les lettres qu’il a adressées à Louis. Ménard un billet où il dit :

« Tes vers de dix pieds sont on ne peut plus antiprosodiques ainsi mêlés aux hexamètres, et cela est d’autant plus déplorable qu’ils sont très bien faits en eux-mêmes. J’aurais beaucoup préféré que toute la pièce fût écrite en vers de dix pieds. C’est une de nos vieilles querelles. »

On le voit, l’adaptation des rythmes à l’idée, et leur rapport entre eux était, pour Leconte de Lisle, une préoccupation très vive.

Une note manuscrite inédite, classée dans ses papiers, a pour titre : De l’expression de la forme poétique. Elle dit :

« On confond souvent la prosodie et le rythme. La prosodie est l’art de construire le vers ; le rythme résulte de l’entrelacement harmonique de plusieurs vers constituant la strophe. C’est par suite de cette confusion de termes que Victor Hugo passe pour un grand inventeur de rythmes, bien qu’il n’en ait jamais inventé un seul : tous les rythmes dont il s’est servi appartiennent aux poètes du XVIe siècle. »

Théodore de Banville, maître en la matière, et qui sacrifia souvent, sans hésiter, la pensée aux raffinemens de la forme, écrivit à Leconte de Lisle après une lecture des Poèmes tragiques :

« Devant de si hautes conceptions, faut-il oser louer l’invention des rythmes de vos admirables Pantoums ? C’est comme un double chant, si l’on peut dire majeur et mineur. Une des pensées, une des idées, une des images soutenant l’autre, comme un accompagnement. »

On s’attendait à ce que Leconte de Lisle, dans son Discours de réception à l’Académie française, fit une part importante à ces préoccupations professionnelles et qu’il donnât la théorie d’un art qu’il avait porté à sa perfection. Il n’en fit rien, et ce ne fut point par hasard, mais de propos très délibéré que le nouvel élu demeura muet sur ces questions techniques. Il était là-dessus de l’avis de Louis Ménard qui, au lendemain de la réception de son ami à l’Académie, écrivit dans la Critique philosophique, cette page dont la conclusion explique le silence du poète :

« Sous le rapport de la beauté des vers, on rend justice à Leconte de Lisle ou du moins on le croit ; mais on ajoute que cette beauté toujours égale est monotone. Rien n’est plus faux : sa forme est extrêmement variée et toujours appropriée au sujet. A côté de vers cyclopéens et martelés, à sonorités métalliques, comme dans Kaïn, il y a une foule de pièces légères qui semblent des fils de la Vierge saupoudrés d’une poussière d’ailes de papillon. Il y a des créations rythmiques merveilleuses, avec des refrains diversifiés à la fin de chaque strophe, comme dans les Etoiles, la Vérandah, la Lampe du Ciel. C’est à la fois une valse de Beethoven et un paysage de Van der Ncer. Je ne connais rien de plus parfait dans notre langue. Mais c’est une perfection qui échappe à l’analyse : l’expliquer à ceux qui ne la sentent pas, ce serait perdre son temps, et ceux qui la sentent n’ont pas besoin qu’on la leur explique. »


II

La certitude que ses vers étaient faits pour être dits après qu’ils avaient été lus, et que, d’une façon générale, la poésie ne saurait se contenter du tête-à-tête du lecteur avec un livre, mais réclame les manifestations extérieures, le contact avec les foules, l’éclat sonore et voyant d’un culte, devait pousser Leconte de Lisle à désirer, pour son œuvre, les pompes extérieures et la révélation du théâtre. Il les souhaitait et il les craignait à la fois, car il voulait arriver sur la scène sans sacrifice, et il n’oubliait point que son intransigeance l’avait fait écarter, en 1871, par la Comédie-Française. M. Perrin lui avait renvoyé alors le manuscrit des Erinnyes en déclarant qu’il croyait inutile de soumettre ce poème à son comité de lecture. Il fallut qu’un ami, M. Charles Edmond, se chargeât, presque en secret, de rouvrir des négociations du côté des théâtres. La stupéfaction de Leconte de Lisle fut vive lorsqu’il apprit que le directeur de l’Odéon accueillait les Erinnyes et que M. Duquesnel décidait de monter la pièce immédiatement.

Sans doute, cette joie n’alla pas sans quelque souffrance. Leconte de Lisle s’est souvenu jusqu’à la fin de sa vie des luttes qu’il soutint au cours des répétitions de sa pièce contre une actrice qui négligeait de prononcer les « e muets, » même lorsqu’ils comptaient pour une syllabe dans la mesure du vers. C’est ainsi qu’elle déclamait :


Femmes, sur ce tombeau cher aux peupl’s Hellènes
Posons ces tristes fleurs auprès des coup’s pleines.


« Peu-ples, Cou-pes ! » reprenait Leconte de Lisle en appuyant fortement sur la seconde syllabe : « l’élision supprime un pied ! J’ai l’air d’avoir fabriqué des vers faux. Je vous serais bien reconnaissant, madame… »

Mais la comédienne refusait de s’incliner ; elle répondait avec arrogance, et Leconte de Lisle se demandait si, devant cette résistance, il n’allait pas retirer sa pièce.

Le succès moral des Erinnyes fut considérable. Le poète était heureux de sentir qu’il avait imposé à ses contemporains le respect, voire l’admiration de la méthode d’art à laquelle, depuis sa jeunesse, il était fidèle et qui consistait à dissimuler l’auteur derrière l’œuvre, à négliger toutes les passions contemporaines pour mettre exclusivement en valeur le caractère historique et artistique d’un temps, les pensées et les sentimens exacts d’une génération d’hommes disparus.

Leconte de Lisle s’était trouvé, cette fois, en face d’Eschyle. On aurait pu croire que l’âpre nudité, la simplicité du vieux tragique, son réalisme poétique avaient de quoi le satisfaire. Il n’en fut rien, et les spectateurs, qui, en janvier 1873, emplissaient le théâtre de l’Odéon, constatèrent avec surprise que l’auteur des Erinnyes s’était éloigné de son modèle grec presque autant que l’avait fait Racine.

Évidemment, il ne pouvait être question, à ce moment, de transporter l’Orestie eschylienne, telle quelle, sur une scène parisienne du XIXe siècle. Les longueurs lyriques, qui sont une des principales beautés des tragédies grecques, se justifiaient par les conditions extérieures dans lesquelles ces œuvres étaient représentées. Le public français ne les eût pas supportées. Leconte de Lisle les abrégea, et fit subir d’autres transformations importantes au poème d’Eschyle. Mais dans quel sens innova-t-il ? Voilà ce qu’il est intéressant de préciser si l’on veut entrer dans le secret de sa méthode, dans le vif de sa conscience esthétique.

Nourri comme il l’était à toutes les sources d’érudition dont disposaient les historiens de son temps, il se sentait plus renseigné sur les mœurs et, si l’on peut dire, sur les états d’âme d’une Klytemnestra et d’un Orestès que ne pouvait l’être Eschyle lui-même. Racine avait fait de ses héros grecs des gens de cour en « canons » et en « perruques » à la mode de Versailles. Le scrupuleux Leconte de Lisle eut le sentiment que, toutes proportions gardées, Eschyle avait agi de même, et que, lui aussi, il avait trop « modernisé » les aventures et les caractères de ses personnages : il les avait représentés comme s’ils étaient ses contemporains. L’auteur des Erinnyes estimait que la méthode historique devait replacer cette fable à l’époque même où elle s’était développée dans l’action : soit, à la période de la civilisation mycénienne. Il jugeait qu’on ne pouvait prêter les mêmes raffinemens de pensée, les mêmes expressions de passion, aux Grecs primitifs qui avaient sculpté la Porte des Lions, et à ces contemporains d’Eschyle, qui commençaient d’envelopper le marbre, — comme la pensée, — dans des formes de beauté parfaite.

En conséquence, Leconte de Lisle n’hésita pas à faire revivre, — sous les masques qu’il sentait déjà trop classiques et figés de l’Agamemnon, de la Klytemnestra, de l’Orestès eschyléens, — les barbares qu’il voulait peindre.

Mais cet essai qu’il tenta pour remettre l’histoire des Atrides dans leur vrai cadre ne le satisfaisait pas encore. Il rêva de se donner vraiment à lui-même l’âme d’un contemporain de ses héros. Y réussit-il ? Il y avait, pour l’en empêcher, un apport personnel dont il ne pouvait s’affranchir, c’étaient ses supérieures préoccupations d’artiste et de philosophe ; c’était son goût impeccable qui ne s’accommodait pas des faiblesses, des obscurités, des répétitions auxquelles les vrais contemporains d’Agamemnon s’étaient sans doute abandonnés, plus aisément encore que les contemporains d’Eschyle.

Le poète moderne a donc introduit, bon gré, mal gré, dans sa tragédie, le mouvement, la brièveté, la netteté. Il a fait plus : il rencontrait dans l’âme d’Eschyle et de ses contemporains l’épouvante du destin, de la farouche « Moira » adorée par eux comme la divinité suprême qui gouverne les Olympiens, aussi bien que le reste de l’univers. En rapprochant les textes, les poèmes, en suivant, pas à pas, ces lignées de meurtriers, d’abord dans leurs premières suggestions, puis dans leurs angoisses funèbres ; en notant la façon dont l’esprit prévenu de ces hommes se laissait halluciner par la vue des victimes que la Moira poursuivait, et le spectacle des lieux où, avant eux, des aïeux maudits avaient commis les crimes irréparables, Leconte de Lisle acquit la certitude que la « fatalité » dont étaient écrasées les familles de ces prédestinés n’était, sans doute, que cette implacable loi des « hérédités » dont la science la plus contemporaine commence à préciser la formule.


III

Il n’y a pas de doute que Leconte de Lisle n’ait éprouvé une satisfaction profonde dans la possibilité que les Erinnyes lui avaient donnée de produire, sur le théâtre, sous un voile de poésie, une doctrine scientifique à laquelle il croyait. Mais il escomptait, comme une joie plus haute encore, l’espoir de produire, sur la scène, cette Apollonide dans laquelle il avait exprimé sa pensée complète sur la Beauté, et sur le culte que les hommes lui doivent. Cette douceur lui fut refusée. Ce fut seulement en 1896, — deux ans après la mort du poète, — que le directeur de l’Odéon monta la pièce qui avait été publiée en librairie douze années plus tôt.

Quoi qu’il en soit, Leconte de Lisle a écrit l’Apollonide pour rendre visible, aux yeux de tous, l’apothéose d’art, de beauté, de poésie dont lui-même était ébloui lorsqu’il fermait les yeux sur le monde extérieur pour se tourner vers l’idéal grec dont il s’était éclairé, et qui vivait en lui. Il s’agissait, cette fois, de conter, allégoriquement, l’aventure la plus chère à son cœur, de représenter la filiation d’Athéna avec l’Olympe par l’intermédiaire d’Ion, fils divin du grand Apollon, Dieu du soleil et des Arts. Le poète avouait que la pièce avait été composée pour faire glorieusement surgir l’éclatante apparition qui la couronne.

Le temple de l’Apollon Delphien s’ouvre, à cette minute, comme la corolle d’une fleur magique, pour qu’à travers ses murs écartés les générations des hommes découvrent la vision de l’Athéna telle qu’elle sera dans l’avenir, telle que, déjà, elle vit dans le rêve des poètes. Non pas celle qui, comme toutes les choses périssables, est montée de la barbarie à la rusticité, de la rusticité à l’harmonie, mais une évocation complète, sublime, hors de l’espace et du temps, quelque chose comme une vision platonicienne de l’éternelle Idée, de l’Athéna qui s’est ébauchée dans la durée, au pied de l’Acropole, entre le Parthénon, la géante statue de Pallas, les trirèmes de Salamine, et l’Agora, où parla Démosthènes :


… Dans l’aurore et l’azur,
Emplissant l’horizon de sa splendeur soudaine,
Monte, aux cieux élargis, la Cité surhumaine…
Et la grande Pallas, le front ceint d’un éclair,
Dresse sa lance d’or sur les monts et la mer !…
Enfant ! tu vois la Fleur magnifique des âges
Qui s’épanouira sur le monde enchanté,
La Ville des héros, des chanteurs et des sages,
Le Temple éblouissant de la sainte Beauté.


Et en même temps que ce décor s’illumine, les vraies citoyennes de la Cité surhumaine apparaissent.

Ce sont les Muses, les Vierges sacrées :


Délices du vaste univers,
Aux mitres d’or, aux lauriers verts,
Aux lèvres toujours inspirées.


Elles s’écrient :


A travers la nue infinie
Et la fuite sans fin des temps,
Le chœur des astres éclatans
Se soumet à notre harmonie.
Tout n’est qu’un écho de nos voix,
L’oiseau qui chante dans les bois,
La mer qui gémit et qui gronde
Le long murmure des vivans,
Et la foudre immense et les vents :
Car nous sommes l’âme du monde.


Et ceci est bien la formule définitive de celle religion poétique et lyrique de la « Sainte Beauté » et de l’ « Art parfait, » pour laquelle Leconte de Lisle a vécu. Il a passé sur la terre, dans un temps de critique, de machinisme, d’industrie, comme un Olympien en exil. Il a été vraiment le prêtre de ce Temple éblouissant que la magie de ses vers a évoqué pour toujours, et précisé, dans une apparence incorruptible, entre la terre et le ciel.


JEAN DORNIS.

  1. Rennes, 1840.
  2. L’Évolution de la Poésie lyrique en France.