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Le Mécanisme de la Vie moderne/01

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Le Mécanisme de la Vie moderne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 329-369).
LE
MÉCANISME DE LA VIE MODERNE

I.
LES GRANDS MAGASINS

Avant d’étudier dans ses procédés et ses résultats l’évolution du progrès moderne, il est bon de dépouiller toute illusion : les bienfaits de la civilisation présente ont eu le sort réservé à beaucoup de bienfaits ; ils n’ont engendré que l’ingratitude chez ceux qui les recueillent aujourd’hui. Jamais, sans doute, les hommes n’ont été plus heureux qu’à l’heure actuelle ; et jamais cependant ils ne se sont crus plus à plaindre. Les doléances ont grandi avec le bien-être ; et, à mesure que notre condition devenait meilleure, nous l’avons jugée pire. La caractéristique de ce siècle favorisé entre tous est d’être mécontent de lui-même.

Il n’y a pas lieu de s’en étonner. Les siècles antérieurs présentaient l’image d’une société au repos ; le XIXe siècle offre le spectacle d’une société en marche. Cependant, au point de vue social, l’aristocratie et la démocratie ne sont pas aussi différentes en réalité qu’elles croient l’être en principe : la première édictait la stabilité indéfinie des situations au profit des gens d’en haut ; la seconde promet la mobilité permanente des destinées au profit des gens d’en bas. Mais la première n’a jamais pu faire observer absolument ses lois, et la seconde ne pourra jamais tenir complètement ses promesses. Il y a toujours eu beaucoup d’instabilité, même parmi les privilégiés de droit d’une aristocratie ; et il existera toujours un certain nombre de privilégiés défait, même parmi la masse mouvante d’une démocratie. Seulement cette masse contemporaine supporterait plus volontiers l’égalité dans une misère stagnante que l’inégalité dans une croissante aisance. Ses réclamations proviennent, non pas de ce qu’elle manque du nécessaire, mais de ce que quelques citoyens ont acquis ou conservé du superflu.

À ces regrets, nul remède. Il n’y serait pas donné satisfaction, lors même que l’organisme du monde futur se perfectionnerait encore cent fois plus qu’il ne l’a fait jusqu’ici. N’oublions pas que la richesse consiste dans la possession, non de la chose belle, mais de la chose chère, c’est-à-dire de la chose rare ; or M. de La Palisse eût observé qu’il est impossible qu’un objet puisse être, à la fois, très rare et néanmoins possédé par tout le monde. Les grandes maisons de nouveautés fournissent un saisissant exemple de cette valeur d’opinion : elles s’appliquent sans cesse à mettre à la portée de tous des objets dont le plus grand mérite et l’attrait principal étaient d’être difficilement accessibles par leur prix ; mais, lorsque chacun a constaté que 1’ « article » rare est partout, nulle part aussitôt on ne le veut plus avoir, et il tombe dans le mépris.


I

Un mouvement inverse pousse aujourd’hui l’industrie à se spécialiser, et le commerce à se généraliser. Tout industriel tend à ne fabriquer qu’un seul produit ou du moins qu’un très petit nombre de produits, pour les faire mieux, en quantité plus grande, et à meilleur marché. De son côté, tout commerçant tend à réunir des marchandises de plus en plus diverses pour en vendre davantage, les écouler plus rapidement, et les faire payer moins cher aux acheteurs en réalisant lui-même un bénéfice plus considérable. À ce double but tendent les grands magasins que des gens inconséquens maudissent en les faisant prospérer, et dont la création récente est un bienfait pour le consommateur.

Toute la querelle, entre prôneurs et détracteurs des grands magasins, se résume à cette question : Le commerce est-il fait pour le public, ou le public pour le commerçant ? Est-il permis, comme ce jovial écrivain qui s’écriait : « Béni soit Dieu qui a placé les tunnels là où passent les chemins de fer ! » de penser que le Seigneur, dans sa munificence, ait créé la clientèle pour faire vivre le petit marchand ? Il existe en effet deux théories diamétralement contraires qui semblent jouir, dans les mêmes cervelles, d’un égal degré de faveur. L’une consiste à supprimer les intermédiaires ; — les agriculteurs s’efforcent de vendre directement leurs denrées, les ouvriers des fabriques rêvent de vendre directement leur travail. — Chacun s’applique à réduire les bénéfices interposés entre les producteurs et les consommateurs. Mais à côté de cette haine de l’intermédiaire minable, qui vend cher et qui gagne peu, se développe dans l’opinion un mauvais vouloir non moins vivace contre la seule espèce de commerçans qui gagnent beaucoup en vendant bon marché, contre ces bazars immenses qui réalisent précisément, dans une large mesure, la suppression souhaitée des intermédiaires.

Ceux d’ailleurs dont l’esprit est hanté de ces deux idées contradictoires, — suppression des intermédiaires et protection du petit commerce, — ne conforment leur conduite privée ni à l’une ni à l’autre : si bien que le chiffre d’affaires des grands magasins augmente sans cesse, et que la concurrence des syndicats n’atteint pas les petits détaillans, là où ils sont vraiment utiles. Le mouvement de concentration est la caractéristique de la vie moderne : les grandes nations succèdent aux petits États, les grandes capitales succèdent aux petites cités, les grandes usines aux petites échoppes ; les grands paquebots chargeant dans de grands ports remplacent les voiliers amarrés dans des cuvettes d’eau de mer, comme les chemins de fer ont remplacé les diligences, les coches et les messagers. Les entreprises où se complaît l’activité contemporaine deviennent de plus en plus colossales, exigent de plus en plus la forme de l’association. Mais cette révolution ne supprime pas la classe des commerçans-ouvriers ; chaque jour au contraire il s’en établit de nouveaux. Il y a deux siècles chaque famille rurale faisait son pain et chaque bourgeoise faisait ses robes. S’il n’en est plus de même aujourd’hui, c’est que l’on a reconnu qu’il valait mieux parfois s’adresser à un intermédiaire que de s’en passer. La division du travail est l’essence de la civilisation ; c’est elle qui a substitué le système de l’intermédiaire au particularisme de nos ancêtres, qui faisaient tout par eux-mêmes comme Robinson dans son île.

Si donc c’est une sottise de croire que l’on puisse supprimer le commerce, c’en est une autre pourtant que de regretter la forme qu’il revêtait nécessairement autrefois. Soumis aux trois unités, comme la tragédie classique : unité de boutique, unité de marchandise, unité de commis ou d’apprenti, l’ancien marchand voyait son essor borné moins encore par les règlemens que par les conditions matérielles de l’existence. On ne se figure pas le Bon Marché ou le Louvre dans une ville de quelques centaines de mille âmes, à une époque où ni les gens ne se remuent ni les choses ne se déplacent. Marchands et bourgeois, enfermés dans leurs murailles, étaient condamnés à s’acheter exclusivement les uns aux autres ce dont ils avaient besoin ; — et peut-être le commerce indigène eût-il pu, par une coalition facile, établir les prix de vente à sa guise, si un élément étranger ne fût venu, à intervalles fixes, arbitrer la valeur des marchandises.

Cette concurrence régulatrice des prix, — qui remplissait, dans les simples chefs-lieux de sénéchaussées comme dans les centres populeux, l’office de la quatrième page des journaux et des catalogues de nos grands magasins actuels, — était celle des foires franches, bazars ambulans d’une population immobile. Paris lui-même, quoique le commerce normal y fût plus mouvementé qu’ailleurs, avait ses deux grandes foires, l’une à Saint-Denis, le Landit annuel, et l’autre en plein faubourg Saint-Germain, près de Saint-Sulpice, au cœur de la capitale. Celle-ci n’était pas seulement une occasion de fêtes, de « braveries », de cadeaux aux dames, — Louis XIII donnait à la reine 4 000 écus (70 000 francs actuels) pour sa foire, — mais aussi le siège de négociations fort actives, une exhibition de marchandises analogue aux « expositions » trimestrielles de nos magasins contemporains. Là les manufacturiers de toute la France, les « ouvriers », comme on disait alors, venaient en personne débiter leurs produits.

Les foires ne jouissaient pas toutes du même degré de vogue, et le succès de celles qui réussirent ne fut pas éternel. Celles de Champagne, fameuses au XIIIe siècle, lorsque chaque fabricant du Midi y avait son entrepôt spécial, étaient tombées cent ans après au quart de leur importance, si l’on en juge par les taxes perçues sur les marchands. Taxes légères toujours, — une vingtaine de francs d’aujourd’hui pour le loyer d’une boutique à Saint-Denis, sous Henri III, — le profit venait du grand nombre des vendeurs. À la foire de Beaucaire, au temps de Richelieu, il y avait pour 6 millions de francs actuels de marchandises. Loin d’imposer un surcroît de charges à ces marchands exceptionnels qui venaient rivaliser avec le commerçant du cru, on les favorisait : leurs pacotilles étaient exemptées des droits de douanes et d’octrois, à l’entrée et à la sortie. Tous les règlemens se relâchaient, toutes les barrières s’abaissaient pour faciliter les transactions, la procédure et la paperasserie étaient muselées. Une légende, — je veux croire que ce n’est qu’une légende, — conte qu’à Bordeaux, durant les quinze jours des foires qui se tenaient au printemps et à l’automne, le cours habituel des lois était suspendu. Les pères avaient, dit-on, droit de vie et de mort sur les enfans, et les maris sur leurs femmes, et n’encouraient aucune peine, s’ils en usaient, pourvu qu’ils jurassent solennellement « avoir obéi à un mouvement regrettable de colère. »

Peu à peu, à mesure que les communications devinrent plus faciles et la concurrence mieux établie, les foires déclinèrent. Au moyen âge on ne les trouvait jamais assez longues ; telle, qui devait durer huit jours, dépassait en fait un mois. Aux derniers temps de l’ancien régime la durée légale était au contraire rarement atteinte ; elle s’abrégeait par le seul consentement des vendeurs et des acheteurs, même en des provinces arriérées comme la Basse-Bretagne. Cette vie de nomade, de colporteur, devint odieuse aux négocians. « Qui fait ses affaires par commission, disait un vieux proverbe, va à l’hôpital en personne. »

Des commerçans que l’on a souvent, de nos jours, considérés comme les ancêtres des marchands de nouveautés, étaient les merciers, « qui tenaient magasin sans vendre au détail », grands seigneurs du trafic, auxquels une ordonnance royale permettait d’acheter la noblesse. Mais s’il est vrai que, seuls entre tous les corps d’état, les merciers pouvaient tenir toute espèce de marchandises ; s’ils étaient quincailliers, tapissiers, joailliers, marchands devin et de jouets à la fois ; s’ils connaissaient déjà les pompes de l’étalage, sachant « garnir des gans » et attacher galamment des rubans aux habits ; si l’on faisait dans la mercerie les grandes fortunes, au point que tel qui n’avait pas 500 livres vaillant à son début se retirait avec des millions, il était interdit au « mercier-grossier » de faire la vente au détail. S’il voulait entrer en rapport direct avec le public, il avait les mains liées par les règlemens que l’on connaît. Ses débordemens étaient réprimés bien vite en un temps où les tailleurs d’habits ne pouvaient travailler que sur mesure, où les « pourpointiers » avaient défense de faire des culottes, et les « chaussetiers » de faire des pourpoints ; où chaque pièce d’étoffe avait son état civil et ne pouvait entrer dans le monde sans être munie de papiers en règle, la largeur des soieries étant mûrement délibérée au conseil d’État, de même que la couleur des lisières.

Aussi quel pauvre assortiment dans les boutiques ! Le gouvernement fait chercher en 1630, dans tout Paris, du damas rouge pour l’ameublement des galères royales de la Méditerranée, et « il ne s’en peut trouver, écrit-on au grand maître de la navigation, plusieurs pièces de la même nuance ». L’on songe à en envoyer chercher à Gênes ; mais, comme « il y a beaucoup de risques », on se contente de « recueillir dans les villes du Midi ce qui se trouvera de bien semblable ».

En dehors des temps de foire, la seule concurrence que rencontrât, à Paris comme en province, le commerce local parqué et étiqueté était celui des marchands de passage qui vendaient des toiles à la halle, ou des « blanquiers » qui venaient débiter divers objets en plein air, avec l’autorisation du conseil de ville, par la voie de la loterie. Les ventes à la criée, en cas de retraites ou de faillites, troublaient encore quelquefois le cours ordinaire des échanges. Il y eut bien aussi quelques essais de groupemens de divers comptoirs en un seul magasin : des marchands bizoirs s’installèrent à Nevers en 1675 ; ils étaient, dit-on, simples merciers en arrivant, et depuis « ont fait des monopoles pour ruiner les autres marchands, qui ont été contraints de quitter leur négoce… S’ils n’étaient pas là, ajoutait-on, leur commerce donnerait de l’emploi à 200 habitans. » Ne croit-on pas lire, à la fin de notre siècle, le programme désolé de la « Ligue contre les grands magasins », où sont syndiqués les griefs de ceux que M. Zola a fortement personnalisés, dans son Bonheur des dames, en ce type du marchand de parapluies, champion épique du passé, enseveli sous les ruines de ses manches d’ombrelles ? Ces « bizoirs » de Nevers s’étaient, paraît-il, beaucoup enrichis ; ce qui ne contribuait pas peu à les rendre haïssables. Le privilège de tenir à Paris, pendant 20 ans, un magasin général pour la vente au détail de toutes marchandises fut obtenu sous Louis XV, par un banquier du nom de Kromm, qui distribuait des prospectus et des catalogues sur le modèle de ceux d’aujourd’hui. J’ignore ce qu’il advint de cette initiative qui disparut sans laisser de trace, comme ces puissantes associations de marchands, issues au moyen âge de la hanse teutonique, phalanstères de 2 ou 3 000 individus, qui renfermaient à la fois des boutiques d’étalages ; des hangars pour les marchandises ; et, pour les facteurs, — ainsi nommait-on jadis les commis, — des cuisines et des chambres à coucher.


II

Avec la liberté du commerce débutèrent, sous Napoléon Ier, les magasins de nouveautés actuels, ou plutôt les devanciers de ceux que nous voyons aujourd’hui ; car, de ces novateurs qui florissaient au temps où l’acteur Brunet incarnait le personnage de « Monsieur Calicot », récemment mis à la scène par Scribe et Dupin, dans le Combat des montagnes ; de ces maisons, fameuses en 1817, qui s’appelaient la Fille mal gardée, le Diable boiteux, le Masque de fer ou les Deux Magots, il ne subsiste plus une seule. Beaucoup de celles même qui les ont remplacées, sous Louis-Philippe, ont plus tard sombré, comme la Belle Fermière et la Chaussée d’Antin, ou liquidé médiocrement, comme le Coin de rue et le Pauvre Diable. Quoique les grands magasins, pris en bloc, aient réussi, il y eut donc, pour commencer, beaucoup de vaincus parmi ces vainqueurs. L’avenir en semblait encore si aléatoire, dans les premiers temps du second Empire, que le père de M. Deschamps, sollicité par son fils, qui venait de fonder la Ville de Paris, de lui confier ses économies, ripostait avec sa méfiance de Bas-Normand : « Un magasin de nouveautés ! je ne mettrais pas cent sous dedans ! » M. Deschamps n’en réalisa pas moins une fortune qui parut alors exceptionnelle.

Aujourd’hui, le « calicot » que les Forains de la Restauration ne se firent pas faute de caricaturer, lorsqu’il prétendit usurper, humble civil, la tenue militaire en arborant des moustaches ; ce « chevalier de l’aune », bruyant et un peu comique, et sa sentimentale compagne « Mlle Percaline », qui appartiennent l’un et l’autre à l’histoire des mœurs de ce siècle, ne se reconnaîtraient plus dans leurs successeurs, fonctionnaires de nos grands magasins, volontiers hommes de sport et propriétaires de chasses louées à prix d’or.

Cette aristocratie nouvelle est le pur produit de l’intelligence et du travail. Ceux qui l’ont fondée sont de toutes petites gens. Le capital n’a joué qu’un rôle très modeste, et parfois absolument nul, dans le succès de ces entreprises. Aristide Boucicaut, fils d’un petit chapelier de Bellême (Orne), était en 1852 employé au Petit Saint-Thomas lorsqu’il devint, à 42 ans, l’associé de M. Vidau, qui possédait, vers l’extrémité de la rue du Bac, un magasin à l’enseigne du Bon Marché. La clientèle assez pauvre, le quartier plutôt malpropre, le chiffre d’affaires, — 450 000 francs, — rien ne pouvait alors faire présager les destinées de cet établissement. On a raconté que, pour attirer du monde, Boucicaut donna gratis le fil et les aiguilles aux ouvrières des environs. La vérité, c’est qu’il imagina, l’un des premiers, de vendre à très petit bénéfice. Le public avait le choix jusqu’alors entre de bonnes étoffes qui étaient chères ou des étoffes bon marché qui étaient mauvaises ; l’originalité consistait à vendre la marchandise garantie au prix de la marchandise de camelote. La marque en chiffres connus, autre innovation hardie qui supprimait le marchandage et la « vente au procédé », c’est-à-dire la majoration de l’objet suivant la physionomie des acheteurs ; — le « rendu », permettant au client d’annuler à volonté son marché ; — enfin le paiement presque intégral des employés par une commission sur les ventes : tels furent les élémens constitutifs de la nouvelle organisation que Boucicaut, Hériot et leurs imitateurs perfectionnèrent à l’envi les uns des autres. Le succès couronna leurs efforts, succès de vente tout d’abord, plutôt que succès de gain.

Ç’a été en effet le génie des fondateurs de ces vastes comptoirs, tous désireux pourtant de s’enrichir, de viser à vendre beaucoup plutôt qu’à gagner beaucoup, et de presque renoncer au bénéfice immédiat pour assurer davantage le bénéfice futur. La « réclame », qui fut un des moyens d’action du système, ne pouvait donner de résultats durables que si le client était satisfait ; et quoique la révolution qui se produisit il y a quarante ans dans la fabrication et le prix des tissus ait certainement favorisé le commerce des nouveautés, on n’aurait pas appris aux Parisiens le chemin d’une boutique sise entre les Petits-Ménages et les Incurables s’ils n’y eussent été conduits par un juste souci de l’économie. Aussi, quoique le chiffre de vente du Bon Marché eût passé, de 1852 à 1863, de 450 000 francs à 7 millions, il ne semble pas que les profits encaissés eussent suivi une marche ascensionnelle correspondante.

Est-ce à ce motif que l’on doit attribuer la rupture de MM. Boucicaut et Vidau ? Toujours est-il qu’en 1863 M. Vidau se retira, en vendant le fonds 1 520 000 francs à son associé, qui était loin de posséder la somme nécessaire pour le désintéresser. Le bruit courut que la somme avait été avancée à M. Boucicaut par des maisons religieuses, et que les jésuites commanditaient l’affaire. En réalité, le « jésuite » était un M. Maillard, naguère employé de commerce à Paris, qui avait fait fortune en exploitant à New York un restaurant qui n’avait rien de dévot, joint à une confiserie à la mode. Aucune part ne lui était donnée d’ailleurs dans la direction du Bon Marché, où M. et Mme Boucicaut demeuraient seuls maîtres. Grâce à leur labeur et à leur adresse, la maison prospéra au point que, six ans après (1869), M. Boucicaut, qui avait acquis peu à peu l’îlot compris entre les rues de Sèvres, Velpeau, du Bac et de Babylone, posait la première pierre des bâtimens industriels destinés à remplacer les logis bourgeois, aménagés tant bien que mal pour le commerce. La vente s’élevait alors à 21 millions de francs. Après avoir vu le chiffre de ses affaires grossir en 1877 jusqu’à 67 millions, le fondateur de cette institution magnifique mourut sans qu’il lui fut donné d’en suivre la marche jusqu’à son apogée. Son fils ne lui survécut pas longtemps, et sa veuve hérita seule du magasin.

Sans famille proche, parvenue au seuil de la vieillesse et jouissant d’une fortune quasi « royale, » — comme on disait au temps où les rois étaient les plus riches des hommes, — la simple ouvrière qu’avait été Marguerite Guérin eût pu se retirer, en cédant à des conditions avantageuses cette entreprise qu’elle savart ne devoir être continuée par aucun des siens. Elle n’y songea même pas ! À son tour elle voulut jouer, sur la scène commerciale, l’un des plus nobles rôles qu’il ait été donné à un patron de remplir. Dans ce ménage, désormais historique, chacun des deux époux eut sa part de grandeur. Le mari avait réalisé sa conception du négoce nouveau dans une maison exceptionnellement florissante ; la femme fit passer cette maison, moitié de son vivant, moitié après sa mort, par une série de contrats qui ressemblaient presque autant à des donations qu’à des ventes, sur la tête des collaborateurs anonymes qui avaient contribué à la faire prospérer. Elle compléta cette œuvre, d’une portée sociale qui dépassait de beaucoup les limites de la philanthropie, en dotant ce phalanstère du Bon Marché d’institutions de retraites et d’épargne qui sont demeurées des modèles.

La mort de M. Boucicaut n’avait pas interrompu le succès de l’établissement ; depuis le décès de sa veuve, survenu en 1887, les affaires n’ont cessé de se développer encore. Elles ont atteint en 1893 le chiffre de 150 millions de francs, le plus élevé auquel il ait été donné à une maison de commerce de parvenir jusqu’ici dans le monde. Rapproché de ce chiffre prestigieux, le total des bénéfices nets, quoique considérable en lui-même, semble relativement modeste. Il justifie le grand organisme des attaques auxquelles il est en butte. Les bénéfices du Bon Marché, qui ont été l’année dernière de 8 millions, ne représentent en effet qu’un courtage d’environ 5 pour 100 sur le prix des objets qui ont traversé ses galeries. Ces 8 millions sont le résidu laissé dans la caisse par les 150 millions que le public y a versés, après qu’il a été payé par le magasin 118 millions à ses fournisseurs, et qu’il a été pourvu aux frais généraux dont le chiffre s’élève à 24 millions. Sur ces 8 millions, 1 million a été porté à la réserve statutaire, qui monte aujourd’hui à 27 millions ; 200 000 francs ont été portés à une réserve spéciale d’incendie, qui atteint déjà 6 500 000 francs ; le solde de 6 800 000 francs, — auquel viennent s’ajouter environ 400 000 francs de rente provenant des valeurs mobilières figurant dans la réserve, — a été distribué aux actionnaires.

La réserve actuelle est le produit d’une épargne très sévère, puisque, au début de la société formée par Mme ’ Boucicaut entre elle et ses employés, on décida qu’il ne serait pas distribué un centime de dividende jusqu’à ce que les économies eussent atteint 6 millions de francs ; qu’ensuite, jusqu’à 20 millions, il serait mis à part 45 pour 100 des bénéfices ; et qu’enfin, au-dessus de 20 millions jusqu’à 40 formant le maximum auquel on s’arrêtera, 25 pour 100 du gain annuel serait placé en fonds d’État ou obligations de chemins de fer. Grâce à ce capital immobilisé, les actionnaires ont pu acquérir de l’Assistance publique, moyennant 14 millions, l’immeuble où est actuellement installé le Bon Marché et diverses maisons nécessaires aux services annexes, ce qui les dispense du paiement de tout loyer.

En fixant il y a quatorze ans à 20 millions, divisés en 400 parts, le capital social de la société nouvelle, Mme Boucicaut était volontairement restée bien au-dessous de la vérité. Son apport personnel, représenté par le fonds de commerce, le matériel et les marchandises, valait le triple de ce qu’elle l’estimait ; quant à l’argent que ses « associés » étaient censés lui apporter, c’est elle en grande partie qui le leur avança. Enveloppant sa générosité de papier timbré, cette femme admirable s’arrangeait pour donner ingénieusement ce qu’elle paraissait vendre, puisque beaucoup de parts ne furent payées par leurs titulaires que sur les bénéfices qui leur étaient attribués. Seulement Mme Boucicaut exigea que le personnel demeurât unique propriétaire de ces parts. Soucieuse de concentrer les profits entre les mains des travailleurs qui les créaient, elle fit interdire par les statuts de vendre les actions à d’autres qu’aux employés de l’établissement. Et, pour que le plus grand nombre possible de ces employés (fût admis au partage, d’un côté on limita le nombre d’actions que chacun pourrait acquérir, de l’autre on divisa ces actions en huitièmes.

La mesure était d’autant plus opportune qu’émises en 1880 au au prix de 50 000 francs, ces actions rapportent aujourd’hui 18 000 francs et sont cotées au cours de 320 000 francs, à la bourse intérieure du Bon Marché, Les huitièmes de part, dont le dividende est par conséquent de 2 250 francs, trouvent aisément preneur à 40 000 francs et davantage : capitalisation élevée pour une affaire commerciale, et qui prouve la confiance du personnel dans l’entreprise à laquelle il est attaché. Le nombre des participans augmente sans cesse ; de simples garçons de magasin, aussi bien que des chefs de comptoirs, possèdent leur huitième d’action, si bien que ces 400 parts ou 3 200 coupures sont aujourd’hui entre les mains de cinq cents employés, — ou anciens employés.

Nous parlons d’anciens employés ; c’est là l’écueil de cette institution, comme de toutes les coopératives de production du passé et de l’avenir. Comment obliger en effet l’employé qui prend sa retraite à se défaire d’une propriété qui représente souvent l’effort d’une vie entière ? Serait-il équitable de contraindre ses héritiers à céder leurs actions ? Or, quoique la société du Bon Marché soit d’origine bien récente, un certain nombre des 500 participans se reposent déjà dans la vie bourgeoise de trente ans d’une fiévreuse activité ; chaque année en voit disparaître de nouveaux ; et dans un demi-siècle, si la maison existe encore, la plus grosse part du capital appartiendra forcément à des étrangers. Que vaudrait cependant une forme de coopération qui enrichirait les travailleurs pauvres, et les dépouillerait de la fortune une fois qu’ils l’auraient acquise ?


III

Gouvernement monarchique à l’origine, puisqu’il était la propriété exclusive d’un seul homme, le Bon Marché est devenu une sorte de république, par le nombre et la qualité des détenteurs du capital, autant que par la forme du pouvoir exécutif, confié à un triumvirat dont les membres se renouvellent fréquemment. Les fonctions de M. Plassard, premier gérant en titre, ont pris fin l’année dernière ; celles de M. Morin se terminent cette année ; celles de M. Fillot l’an prochain. Ainsi l’autorité supérieure se renouvelle et la raison sociale change sans cesse ; la durée des pouvoirs du gérant nouveau, M. Ricois, nommé en 1893, est de cinq ans. Les personnes investies de cette dignité sont largement rémunérées. Seulement il ne paraît pas dans l’esprit de l’institution de les maintenir longtemps en jouissance de ce maréchalat de la nouveauté où l’on ne parvient qu’après avoir parcouru tous les échelons de la hiérarchie : M. Morin, fils de cultivateurs, a débuté petit commis au Bon Marché en 1856 ; chef de comptoir en 1868, administrateur en 1874, fondé de pouvoirs en 1880, il a été promu à la gérance en 1887. Ses collègues ont des états de service identiques.

Le même souci d’empêcher l’esprit de routine de pénétrer dans les rouages dirigeans de la machine a réglé le renouvellement du conseil d’administration. Les quinze membres de cet état-major, dont chacun dirige trois ou quatre rayons, sont tenus à cinquante ans révolus de résigner leurs fonctions et de céder la place à d’autres. Une organisation analogue se retrouve dans la plupart des magasins similaires, avec cette différence qu’administrateurs et gérans sont ailleurs les employés d’un patron, au lieu d’être, comme au Bon Marché, des mandataires élus par leurs pairs. C’est ainsi qu’au Louvre aucune parcelle du capital n’appartient au personnel exploitant, et que le directeur même, M. Honoré, ne possède pas le quart d’une action. Le Louvre a suivi, dans son histoire, une marche inverse à celle du Bon Marché. L’autorité effective y passa des financiers commanditaires aux mains du gérant à qui le magasin doit sa fortune, M. Auguste Hériot. Les actionnaires s’effaçant de plus en plus devant lui, il centralisa si fortement l’autorité qu’elle demeura telle, même sous les moins capables d’entre ses successeurs, et que l’absolutisme risqua ainsi de compromettre l’œuvre après l’avoir fondée.

Ce n’est pourtant pas à M. Hériot, c’est à M. Chauchard qu’appartient l’idée de la création du Louvre. Employé au Pauvre Diable en 1854, ce dernier passait chaque soir le long des constructions qui s’élevaient dans le prolongement récemment percé de la rue de Rivoli, — sur le terrain où Jeanne d’Arc, rendant Paris à la France, planta la bannière royale, — et rêvait de loger dans quelque coin de ces bâtisses un magasin de nouveautés. Mais comment M. Pereire, président de l’Immobilière, consentirait-il à traiter avec un commis sans surface ni autorité ? Les opérations d’édilité étaient alors dans l’enfance et, pour exciter les entrepreneurs, l’administration avait dû garantir au futur hôtel du Louvre l’exemption de tout impôt pendant trente années. Gréer un de ces hôtels spacieux, tels que Paris n’en possédait pas encore, avait été l’idée personnelle de Napoléon III : y joindre un magasin gigantesque devait sembler fort audacieux.

Le jeune Chauchard obtint, non sans peine, du puissant financier une audience qui lui parut d’abord ne pas devoir être longue ; M. Pereire le reçut debout, sans lui indiquer de siège. L’employé du Pauvre Diable comprit qu’il n’avait pas de temps à perdre et entra en matière avec chaleur. S’il ne réussit pas à convaincre son interlocuteur par l’exposé de ses plans d’avenir, il obtint du moins la promesse d’un bail avantageux pour l’ensemble des boutiques situées à l’angle des rues Saint-Honoré et Marengo. Le même soir, il confiait tout soucieux à son barbier, qui était un peu son ami, les difficultés que semblait devoir rencontrer encore la réalisation de ses projets. — Il lui faudrait un associé capable. — J’ai votre affaire, dit le Figaro, et le lendemain il mettait Chauchard en relation avec Hériot, « premier aux soies » à la Ville de Paris. Malheureusement, si Chauchard n’avait pas grand’chose, — une quarantaine de mille francs, — à mettre dans la future maison de commerce, Hériot, fils d’un petit marchand de vin de Saint-Mandé, n’avait rien du tout. Tous deux se mirent en quête d’un troisième associé apportant des fonds et décidèrent M. Faret, propriétaire de la Belle Française, faubourg Montmartre, à se joindre à eux avec une somme ronde de 100 000 francs. L’acte d’association fut ébauché dans un café du quartier, où Hériot se fit attendre une heure et demie, n’osant s’absenter de son magasin sans permission, de peur d’être remercié avant que sa nouvelle situation ne fût devenue définitive. Entre temps, l’hôtel du Louvre, dont les travaux étaient poussés activement en vue de l’Exposition de 1855, s’achevait. Pour la première fois les entrepreneurs avaient eu recours à la lumière électrique afin de doubler le labeur de jour ; des retards inopinés s’étaient produits ; on sortait de la grève fameuse des charpentiers, qui tua la charpente en bois à Paris : aussi le Louvre offre-t-il cette particularité assez rare de marier dans sa structure les pans de bois des vieilles maisons aux planchers en fer des constructions modernes. Enfin, le 9 juillet 1855 MM. Faret, Chauchard et Hériot informaient les dames qu’ils venaient d’ouvrir à l’enseigne du Louvre un magasin de nouveautés. Mais l’appel fut si peu entendu, que, lorsque au bout de douze mois les trois associés firent leurs comptes, ils se trouvèrent en présence de 1 500 francs de bénéfices à partager.

M. Faret, là-dessus, prit peur, et retira ses 100 000 francs. Il fut remplacé par un marchand de soieries, M. Payen, qui, n’osant pas risquer son argent dans une commandite aussi hasardeuse, consentit seulement à prêter une somme égale à la mise de M. Faret. MM. Chauchard et Hériot continuèrent seuls, et cette fois avec assez de chance pour que le Conseil de l’Immobilière se décidât à former avec eux une société au capital de 1 100 000 francs divisés en parts de 5 000 francs chacune. Les bénéfices devaient être partagés entre les commanditaires et les gérans. Ces derniers, pour rassurer les bailleurs de fonds, stipulèrent qu’il serait prélevé avant tout partage un intérêt de 5 pour 100. Tant que les gains ne dépasseraient pas la somme nécessaire pour y faire face, les gérans se contenteraient d’un traitement de 500 francs par mois. Ce fut, pendant plusieurs années, ce qui arriva, soit que les affaires fussent effectivement médiocres, soit plutôt que M. Hériot, qui dirigeait presque seul le magasin, affectât les excédens de recettes à l’extension indéfinie des comptoirs. Cependant beaucoup d’actionnaires se lassaient ; parmi ces découragés de la première heure, on est surpris de rencontrer de hardis financiers tels que M. Fould. L’enthousiasme des porteurs de parts se refroidit même au point que plusieurs d’entre eux préférèrent réaliser à perte, et que les titres tombèrent de 5 000 francs à 2 500. Tel capitaliste plus avisé racheta alors à moitié prix une douzaine de ces actions, dont chacune a rapporté l’année dernière 19 000 francs, à peu près 400 pour 100 de sa valeur d’émission. Cette valeur s’accrut lentement ; et, en 1878 encore, la duchesse de Galliera, propriétaire d’un certain nombre de parts, ne faisait aucune difficulté de les céder, pour 5 000 francs chacune, à M. Auguste Hériot.

Mais si les dividendes distribués demeuraient presque nuls, les bénéfices n’en étaient pas moins notables. Le magasin les engloutissait au fur et à mesure qu’ils se produisaient ; et la valeur du fonds social grossissait sans cesse : elle peut être évaluée aujourd’hui à 50 millions. Cette somme de 50 millions, issue des 1 100 000 francs de l’origine, est le résultat de 25 années de succès et surtout d’épargne. La génération des fondateurs a semé plus qu’elle n’a récolté. La vogue, vogue immense et triomphale de l’heure actuelle, est assez récente. Quoique le Louvre, aujourd’hui dépassé par le Bon Marché, ait atteint le premier ce chiffre longtemps rêvé de 100 millions, on était loin d’espérer un pareil mouvement d’affaires, non seulement à la fin de l’Empire, — nous avons dit plus haut que le Bon Marché faisait 21 millions en 1869, — mais même durant les premières années de la République : en 1875, le Louvre ne dépassait guère une quarantaine de millions de vente.

Il a atteint, au cours de l’année dernière, un total de 120 millions ; les bénéfices de l’exercice 1893 se sont élevés à 8 360 000 francs. Le dividende de 19 000 francs par action n’a été dépassé qu’une seule fois, lors de la retraite de M. Chauchard, qui répartit 23 000 francs en liquidant à peu près les réserves. Depuis lors, piqué d’émulation par la conduite prudente du Bon Marché, le Louvre s’est appliqué à constituer un fonds de prévoyance, d’autant plus utile, en cas d’incendie par exemple, que les compagnies d’assurances, se souciant peu de la clientèle des magasins de nouveautés, depuis le sinistre du Printemps, ne prennent qu’une partie des risques et se font payer de grosses primes. Cette mise annuelle à la réserve devrait, pour avoir le total des bénéfices, être ajoutée aux dividendes ; mais de ceux-ci il faudrait déduire environ 1 million, provenant de l’exploitation des hôtels Terminus et du Louvre, que la Société présidée par M. Émile Pereire a joints à son commerce de nouveautés. Ce million compensant, à peu près, le bénéfice non distribué sur le magasin, le gain de 8 300 000 francs, rapproché du chiffre d’affaires de 120 millions, fait ressortir le produit net à 6,90 pour 100.


IV

À côté de ces colosses du trafic parisien, les autres maisons paraissent petites et les péripéties de leur histoire n’offrent plus le même intérêt. Jetons pourtant un regard sur le passé de quelques unes. Bien que la Belle Jardinière ne soit, par son chiffre de vente, — 38 millions de francs, — que le troisième de nos grands magasins, elle est néanmoins le plus ancien en date. Durant la seconde moitié de la Restauration (1826), P. Parissot tenait dans la Cité une petite boutique de mercerie qui, en raison de son voisinage du marché aux fleurs, avait pour enseigne : A la belle Jardinière. L’usage existait alors d’acheter le drap au marchand et de le porter chez le tailleur à façon. Le tailleur-fournisseur d’étoffe était un industriel de luxe, au besoin banquier usuraire d’une clientèle d’élite. Les seuls habits que l’on vendit tout faits étaient les vieux. Un commerce que le progrès a tué est celui du « mar…chand d’habits », dont le cri, familier naguère à nos oreilles, a presque complètement cessé de se faire entendre.

Le débit facile des costumes d’occasion s’expliquait par le prix élevé des habits neufs. La friperie ne reculait pas, aux heures de crise, devant l’importation étrangère. L’assemblée des notables au commencement du règne de Henri IV (1597) se plaignait que les Anglais « remplissent le royaume de leurs vieux chapeaux, bottes et savates, qu’ils font porter à pleins vaisseaux en Picardie et en Normandie. » Sous Louis XVI, les fripiers s’étaient émancipés jusqu’à « avoir l’insolence de tenir des habits neufs tout faits ; » la protestation coalisée des corporations rivales les fit bientôt rentrer dans l’ordre. En reprenant la tentative des fripiers novateurs de l’ancien régime, Parissot se borna d’abord au costume de travail des divers métiers, puis à la veste de gala du prolétaire. Trente ans après, le propriétaire de l’échoppe modeste, qui occupait primitivement 12 mètres carrés, avait assez développé la vente des vêtemens fabriqués en (gros sur des moyennes de taille, pour que, malgré ses agrandissemens successifs, la place lui manquât toujours (1856). Il s’était peu à peu annexé vingt-cinq maisons formant le pâté au coin duquel il avait débuté.

Le capital de l’entreprise était à cette époque de 3 millions, — nominalement ; — puisque cette somme n’avait jamais été versée, mais qu’elle représentait, comme au Bon Marché et au Louvre, une part des bénéfices employés en perfectionnemens. À sa mort, la famille de P. Parissot le remplaça ; l’un de ses membres, M. Charles Bessand, a conservé jusqu’à ce jour la direction de la Belle Jardinière. Ce fut lui qui opéra le transfert du magasin, exproprié en 1866 pour la construction de l’Hôtel-Dieu, dans l’immeuble qu’il occupe actuellement, sur 3 400 mètres de superficie, auprès du Pont-Neuf. Une installation de tout autre mine et plus confortable que l’ancienne, le rapprochement du centre, contribuèrent à accroître le chiffre de la vente. Les actions de 50 000 francs montèrent à 250 000 francs ; elles furent alors morcelées en 600 dixièmes de parts qui rapportent aujourd’hui 4 000 francs environ. Un bénéfice net de 2 400 000 francs, rapproché des 38 millions qui forment le chiffre d’affaires, représente un gain de 6,30 p. 100, inférieur à celui du Louvre et supérieur à celui du Bon Marché. Certains chapitres de frais généraux, — tels que la publicité ; — ou de profits et pertes, — tels que les marchandises soldées qui grèvent lourdement le budget des maisons de nouveautés, — sont plus légers à la Belle Jardinière qu’ailleurs ; mais les détails d’administration exigés par la mise en œuvre de la marchandise y exigent une comptabilité plus coûteuse.

L’examen attentif des gains de ces divers établissemens montre que le grand commerce d’aujourd’hui se contente de bénéfices beaucoup moindres que le petit marchand d’autrefois. Outre cette différence dans le profit de l’intermédiaire, l’acheteur est favorisé encore par la réduction des frais généraux et surtout par l’abaissement des prix de revient du magasin, qui, faisant des commandes de quatre ou cinq cent mille francs d’un seul coup, — cent fois plus fortes que celles du détaillant minuscule, — obtient des industriels un tout autre traitement que lui. Ce prix avantageux que les consommateurs se flattent, et avec raison, d’obtenir du fabricant par leur groupement en syndicats et en coopératives, est déjà en grande partie acquis au public par l’intervention de ces courtiers énormes qui pèsent de tout le poids de leur clientèle sur le producteur, et l’obligent à se contenter lui aussi d’un gain raisonnable. Si la concurrence qui s’établit alors entre les fabricans oblige à disparaître les petits ateliers, incapables de lutter de bon marché avec les grandes usines, c’est la loi même du progrès qui s’accomplit. S’en étonner ou s’en indigner, c’est déplorer les résultats les meilleurs de la civilisation.

Des deux autres maisons qui figurent sur un rang peu différent de la Belle Jardinière, l’une, le Printemps, appartient à une société venue tardivement, après succès déjà escompté ; l’autre, la Samaritaine, a pour maître unique un ménage dont le succès rapide prouve que l’intelligence et la volonté suffisent pour réussir — sans argent — en ce siècle où l’on gémit si fort sur la « féodalité financière. » M. Jules Jaluzot, fondateur du Printemps, était, en 1865, chef de comptoir au Bon Marché. Enrichi par son mariage, il eut l’idée assez naturelle de s’établir à son compte, et, quittant le Bon Marché, il fit bâtir au coin du boulevard Haussmann une maison de rapport dont les étages inférieurs devaient servir à loger le nouveau magasin du Printemps. Son capital personnel, d’environ 300 000 francs, passa tout entier dans le premier achat de marchandises ; la maison réussit à souhait au point de vue du chiffre de vente… mais non au point de vue du bénéfice ; et à la fin de la première année les 300 000 francs étaient dépensés. M. Jaluzot continua et, comme il ne tarda pas à faire 4 millions d’affaires, il rentra vite dans ses débours. Le local devint trop étroit ; d’étage en étage les rayons montèrent, au fur et à mesure que les locataires déménageaient ; puis, selon la progression ordinaire, les maisons voisines furent envahies une à une. Survint l’incendie de 1881, à la suite duquel M. Jaluzot, pour rebâtir et exploiter le Printemps, crut devoir faire appel au crédit et fonda une société en commandite au capital de 35 millions. Rien n’expliquait l’importance de ce chiffre, puisque le principe même du commerce des nouveautés est de brasser de grosses ventes avec un capital aussi réduit que possible. Le propriétaire du Printemps, qui passa à cette époque pour avoir fait une opération très habile, me semble au contraire s’être plutôt trompé sur ses véritables intérêts. En effet, s’il avait marché à nouveau sans aucun secours étranger, grâce aux indemnités reçues des compagnies d’assurances, ou même en empruntant, s’il l’eût fallu, pour payer ses agrandissemens, il se trouverait aujourd’hui avoir remboursé ses prêteurs hypothécaires, et jouirait seul de bénéfices dont il ne perçoit, comme principal actionnaire, qu’un peu plus du quart.

Ce procédé, si usité depuis vingt-cinq ans, de mise en actions d’entreprises anciennes, n’a de raison d’être et n’est vraiment avantageux à celui qui l’emploie, que lorsqu’il veut réaliser tout ou partie des titres qui composent son apport. La combinaison à laquelle M. Jaluzot s’arrêta a donc été plutôt fâcheuse en même temps pour lui et pour ses commanditaires, qui demeurent embarrassés sous le poids de leur capital. Si bien qu’au lieu de chercher de l’argent pour faire des affaires, la société du Printemps a été forcée, depuis son origine, de chercher des affaires pour faire valoir son argent.

Tandis que le Printemps semble, tout en gagnant autant que ses confrères, être moins heureux qu’eux, parce que ses actions, trop nombreuses, sont cotées moins haut, la Samaritaine est arrivée, sans bourse délier, à un total de vente, non seulement égal, mais supérieur. M. Cognacq, son propriétaire, faisait, il y a quarante ans, — il en a aujourd’hui 54, — ses études au petit séminaire de Pons, en Saintonge, grâce à une demi-bourse de 400 francs. Devenu orphelin, et sa famille ne pouvant continuera payer cette faible somme, il dut, à 14 ans, choisir une profession pour gagner sa vie. Il se décida pour la nouveauté où, pensait-il, « on était bien habillé tout en paraissant ne pas faire grand’chose ». Il ne tarda pas à s’apercevoir que, pour qui voulait réussir, la seconde au moins de ces deux opinions était erronée. Après avoir passé chez divers patrons et promené des étoffes pour son compte, comme marchand forain, dans les petites villes des environs de Paris, le jeune Cognacq qui, dans ce métier ingrat, avait réalisé sou à sou quelques épargnes, conçut en 1869 le projet hardi de fixer sa résidence. Il prit en location provisoire, moyennant 15 francs par jour, un magasin de la rue du Pont-Neuf, et réussit assez pour y faire l’année suivante un bail de quelque durée. En 1872 il avait mis de côté une dizaine de mille francs ; il épousa Mlle Jay, « première » du rayon des costumes au Bon Marché, qui lui apportait une dot à peu près double, économisée sur ses appointemens. Les nouveaux époux se berçaient de l’espoir d’atteindre le chiffre de 300 000 francs d’affaires, qui leur procurerait une petite aisance pour la vieillesse.

Comme ils étaient tous deux intelligens et appliqués, ils inspiraient confiance à leurs fournisseurs. On leur offrit des avances ; ils les refusèrent afin de ne pas compromettre l’indépendance de leurs achats. Ils ne demandèrent le succès qu’au seul labeur, à « l’huile de bras », dit Mme Cognacq. Le magasin occupait une douzaine d’employés. Patron et patronne couraient le matin les dépôts de fabriques, rentraient en hâte pour présider à la vente durant l’après-midi ; le soir venu, ils faisaient leurs comptes et marquaient leurs marchandises jusqu’à minuit ; ce qui ne les empêchait pas d’être le lendemain levés à l’aube, pour surveiller le nettoyage, un plumeau à la main, tout en ramassant les bouts de ficelles et les papiers blancs qui pouvaient servir à empaqueter. On comprendra l’importance de ces petits détails, quand on saura que la ficelle, à elle seule, coûte annuellement 40 000 francs au magasin du Louvre. La vogue du comptoir des confections, où Mme Cognacq avait fait preuve de qualités supérieures, entraîna très vite le succès de la maison. Elle grandit avec une rapidité surprenante. Le chiffre espéré de 300 000 francs avait été tout de suite dépassé ; en 1874 le nombre des employés était de 40 et les affaires atteignaient 840 000 francs. Elles s’élevaient à 1 900 000 fr. en 1877, à 6 millions en 1882, à 17 millions en 1888, à 25 millions en 1890, et à 35 millions en 1893. Aujourd’hui M. Cognacq est un puissant millionnaire ; — et peut-être s’est-il relâché un peu de sa surveillance primitive, puisqu’en 1889 son caissier central, qui jouait aux courses, a pu lui dérober 2 500 000 francs sans qu’il s’en aperçût.


V.

Étudions maintenant le fonctionnement de ces énormes usines commerciales. Chaque « rayon » forme une petite maison dans la grande. Le directeur, ou le conseil, fixe, le premier du mois, le crédit dont chaque rayon pourra disposer jusqu’au mois suivant, selon son importance et selon la saison. On se guide, pour en déterminer le chiffre, sur la vente du mois correspondant de l’année précédente, et aussi sur les résultats obtenus durant les trente derniers jours, résultats que présente un tableau d’ensemble, où les totaux de la vente annuelle des rayons figurent à côté des achats qu’ils ont effectués. On peut ainsi restreindre la part des rayons qui n’ont pas rempli les prévisions, et augmenter la part de ceux qui les ont dépassées. Il importe en effet de proportionner aussi exactement que possible les entrées de marchandises aux sorties pour éviter les stocks d’où proviennent les pertes d’intérêt et les articles défraîchis ou démodés.

Ces bases établies, le chef de rayon se meut à peu près librement dans son domaine. Acheteur unique, il est fréquemment absent : à Lyon, pour les soieries ; au Puy, à Calais ou en Belgique pour les dentelles ; à Grenoble, Chaumont ou Millau pour les gants ; à Roubaix ou à Reims pour les lainages ; à Elbeuf ou Sedan pour les draps ; à Cambrai, Armentières ou dans les Vosges pour les toiles. Il est ainsi parfois donné au grand magasin d’aider l’industrie nationale, par la force de sa clientèle, mieux que les gouvernemens par des subventions puisées au budget : depuis la guerre de 1871 le Louvre a, par ses commandes, ramené à Saint-Étienne la fabrication des velours de Crefeld ; il a en partie remplacé les jouets de Nuremberg par des jouets français ; il a créé, dans les Hautes-Pyrénées, l’industrie des tricotages dont Berlin et Chemnitz avaient, il y a dix ans, le monopole.

Les « lettres de commission » du Louvre ou du Bon Marché sont, pour le fabricant pauvre ou gêné, le commencement ou le retour de la fortune ; avec elles il peut battre monnaie, trouver du crédit pour l’achat des matières premières. Un souci maladroit du lucre pousserait-il le grand bazar à abuser de cette puissance ? Son intérêt même le lui défend ; pour traiter avec des maisons solides, il doit laisser au manufacturier une marge de gain raisonnable. Le succès d’une industrie y développe la concurrence, par la concurrence le progrès, et, en définitive, le bon marché du produit fabriqué ; tandis que, dans une branche de travail qui souffre, il se crée, sur les ruines de la masse, quelques monopoles de fait dont l’acheteur doit subir la loi. À mesure que la marchandise arrive, le service de la réception en prend charge et procède à une vérification sommaire du poids et de la quantité : 6 500 000 kilog. représentant 87 000 colis, venant de province ou de l’étranger, passent chaque année sur la « glissoire » du Bon Marché, sans parler des livraisons de Paris. Des délégués de chaque rayon s’assurent de la qualité des objets, en font monter une partie au magasin, et logent le reste dans des « réserves » que chaque comptoir possède au sous-sol.

Il faut alors décider la « marque », le prix de vente. Rien n’est plus faux que de représenter le grand magasin comme pouvant à son gré, soit l’abaisser pour ruiner ses concurrens, soit l’exagérer pour grossir ses bénéfices. Toutes ces maisons de nouveautés faisant de nombreuses annonces, le public féminin, qui forme les gros bataillons de leur clientèle, compare sans cesse leurs catalogues les uns aux autres ; aucune d’elles ne pourrait majorer une marchandise, sans en voir cesser aussitôt le débit. Bien mieux ; poursuivant à l’envi les uns des autres la dernière limite des concessions à faire, les chefs de comptoir sont exactement au courant du prix de vente de leurs spécialités dans chacun des magasins rivaux. Le Louvre offre-t-il pour 1 fr. 50, à la quatrième page des journaux, le mètre de tel tissu de coton, le Bon Marché, qui fait sa publicité le lendemain, portera le même madapolam à 1 fr. 40 et le Louvre ripostera parfois le surlendemain en le cotant 1 fr. 35. Il n’est pas rare de voir certains prix corrigés ainsi, alternativement, à quelques jours d’intervalle. Pour se rendre compte de la marchandise à laquelle correspondent ces prix, les chefs de comptoir du Bon Marché font régulièrement acheter au Louvre, ainsi que ceux du Louvre au Bon Marché, quelques, décimètres des étoffes sur lesquelles porte la bataille, afin de pouvoir répondre à la cliente qui objecte une différence de 5 ou 10 centimes avec les prix d’une autre maison : « Madame, ce n’est pas le même article. »

Le plus curieux est que souvent c’est la vérité. L’on se serre de si près entre marchands d’une part, entre fabricant et marchand de l’autre, que, pour ne pas arriver à vendre au même prix, il faut effectivement qu’il y ait quelque légère différence dans la qualité. Il a été objecté que, grâce à la « compensation des bénéfices », le magasin qui vend un grand nombre d’articles et comprend un grand nombre de rayons peut en sacrifier quelques-uns pour anéantir la concurrence des petits commerçans. Mais, s’il est toujours facile de vendre à perte, il l’est beaucoup moins de surfaire impunément. Pour que la compensation s’établît entre l’article majoré et l’article sacrifié, il faudrait que le premier se vendît autant que le second. Or il ne se vendrait pas, parce qu’il s’établirait des spécialistes qui, n’ayant rien à compenser, le livreraient, eux, à plus bas prix.

Chaque rayon a, comme les plus petites boutiques, ses objets de réclame et ses objets de gain ; la compensation s’établit, non pas d’un rayon à l’autre, mais dans l’intérieur de chaque rayon, de sorte que le « ressort », la différence de l’achat à la vente, apparaisse en fin d’année à un chiffre suffisant. Cette solidarité des grands magasins, qui empêche chacun de hausser seul aucun prix, les oblige tous à baisser une catégorie d’objets lorsqu’un d’entre eux s’est décidé à le faire. Un frein naturel, le souci de ne pas travailler « pour l’amour de Dieu », s’oppose à la multiplication de ces pertes volontaires. Le seul comptoir à peu près sans « ressort » est celui de la ganterie, dont la mission exclusive est partout d’attirer du monde. Le magasin de nouveautés vend les gants en moyenne 4 pour 100 net de plus qu’il ne les paye ; les frais généraux étant de 16 à 17 pour 100 du chiffre d’affaires, le rayon de ganterie se trouve en perte de 12 à 13 pour 100. Le bas prix a dû stimuler la vente, car le gant, comparativement à sa modeste part dans la toilette, atteint dans les grandes maisons un assez joli chiffre : 5 400 000 francs au Bon Marché, où 60 employés débitent annuellement 1 500 000 paires de gants, depuis l’humble filoselle qui cache à peine le poignet jusqu’au chevreau qui gante le coude. Les affaires, dans leur acception la plus générale, comportent une part d’aléa incompressible ; à cet égard on peut dire que l’inégale répartition des bénéfices, la compensation de pertes inattendues par des profits exceptionnels, est l’âme de tous les commerces et de toutes les industries possibles.

Le bénéfice net varie sur chacun des articles d’un même rayon, suivant sa part de frais généraux. Pour livrer un bahut de cuisine de 10 francs à l’extrémité de Neuilly, le Louvre mobilisera un omnibus, deux hommes et deux chevaux, montera le meuble au quatrième étage, et essuiera peut-être des reproches très vifs parce que ses porteurs ont frôlé de trop près la peinture de l’escalier. Une cliente se fait envoyer à domicile un plateau de 95 centimes ; elle est absente et l’on prie le garçon de repasser pour la facture. Le même garçon reviendra quatre ou cinq fois avant d’être payé ! Nul doute que, dans tous les cas de ce genre, il y ait perte pour le magasin.

Pour la fixation du chiffre de vente on ménage en principe une différence de 25 pour 100 au-dessus du prix de revient ; mais ce n’est là qu’une moyenne. Les chances plus ou moins bonnes de l’écoulement sont la seule règle des appréciations du chef de comptoir. Souvent un tissu ou un meuble, commandés six mois auparavant, sont déjà moins à la mode au jour de la livraison, ou bien le fabricant a consenti des rabais ultérieurs ; on « marque » à perte. D’autres, au contraire, ne pourront plus être obtenus qu’à un prix plus élevé ; on leur fait porter une surcharge. Des articles payés le même prix se trouvent être plus ou moins « réussis ; » on en fait deux ou trois catégories, forçant l’étiquette de ceux dont l’aspect est le meilleur, et avilissant celle des autres pour qu’ils ne « boudent » pas à l’étalage. Dans ces bazars modernes la loi de l’offre et de la demande règne sans obstacle : le public fait et défait les prix sans cesse. Mais les changemens s’opèrent toujours par voie de réduction. Le magasin ne pourrait, sans irriter grandement ses clientes, majorer une série d’objets du jour au lendemain, lorsqu’il prévoit ne pas pouvoir les remplacer à temps, afin d’en ralentir la vente et d’en augmenter le profit. Aussi, pour accuser à l’inventaire un écart de 21 pour 100 environ, entre le total des achats et celui des ventes, le rayon doit prendre soin de marquer d’abord tous ses articles à 25 pour 100 en moyenne, afin de se réserver la facilité de solder à perte ceux qui s’attardent dans les vitrines ou dans les cartons, tout en conservant sur l’ensemble le bénéfice exigé.

La bête noire de la nouveauté contemporaine c’est le « rossignol », le « garde-boutique » comme disaient les merciers sous Louis XIV. Seulement l’ancien négoce ne se décidait jamais à ces baisses régulières, à cette hécatombe formidable des marchandises. Le renouvellement fréquent du capital est au contraire un des fondemens du nouveau système. Selon le mot du directeur du Louvre, il faut revoir sans cesse son argent. Cet argent, bien entendu, ne repasse pas dans tous les comptoirs avec la même fréquence ; des buffets de 3 000 francs ne se vendent pas aussi couramment que des parapluies de 10 francs. Mais, s’ils tournent à l’inamovibilité, on les solde sans plus de cérémonie qu’un chapeau de paille. Un art de la nouveauté a été de tirer habilement parti de cette perte, de transformer en amorce ces articles qu’il faut expulser à tout prix, ces « talons » de pièces qui ne valent plus que le poids du chiffon, et que le public s’arrache à 22 sous parce que l’étoffe a valu 12 francs le mètre à l’origine.

Tous les soldes aussi ne constituent pas une perte pour le grand magasin : en position d’être bien renseigné sur les faillites, les liquidations judiciaires, les stocks de marchandises aux abois, il profite très légitimement de ces aubaines. Tantôt ces soldes, sur lesquels il gagne, lui servent à balancer les siens propres, toujours onéreux ; tantôt il y trouve une réclame gratuite. M. Jaluzot écoula en quelques semaines à vil prix un lot énorme de fleurs artificielles qu’il avait eu lui-même pour peu de chose. On conte encore qu’un fabricant, désireux de se venger d’une maison de soieries de la capitale qui, après lui avoir commandé 400 pièces d’un tissu de valeur, n’avait consenti à en prendre que 100, céda les 300 autres à la concurrence, pour le tiers de leur prix, en lui faisant promettre de les vendre à son tour sans bénéfice. Ainsi l’article était « tué », et l’acheteur des 100 premières pièces ne pourrait les écouler qu’avec grande perte. On voit qu’il y a un peu de tout dans les soldes, voire des rancunes à satisfaire.

Mais l’évacuation de la marchandise dépréciée s’opère avec la même loyauté que la vente de la marchandise nouvelle. Le prix se modifie, mais il est toujours indiqué à l’acheteur en chiffres connus. Chacun a vu, chez les marchands qui persistent dans cet usage naguère universel, ces étiquettes cabalistiques que les initiés seuls peuvent traduire. À qui demande la raison de ces marques conventionnelles, il est répondu qu’un acheteur peut être amené par un commissionnaire, auquel il faut ménager une remise en élevant le prix de vente, ce qui deviendrait impossible avec la marque en chiffres connus. La vérité est que ces hiéroglyphes chaperonnent une foule de « trucs » ingénieux, mais vieillis, qui conduisaient la mythologie à faire de Mercure le patron du commerce en même temps que le dieu des voleurs. Le moindre des ennuis occasionnés par la marque en chiffres inconnus est celui du marchandage. C’était une tradition pieusement respectée par les pharmaciens de l’ancien régime que celle de demander, pour leurs drogues, le double de ce qu’ils prétendaient recevoir — « Oh ! oh ! monsieur Fleurant, 20 sous, en langage d’apothicaire, cela veut dire 10 sous. » — Un très petit nombre de corps de métier ont conservé de nos jours l’habitude des mémoires « en demande » : on sait pourtant qu’un franc, en’ langage de fumiste, cela veut encore dire 80 centimes.

Pour le commerçant à chiffres inconnus, la seule règle est de vendre le plus cher possible l’objet que le client, de son côté, marchande avec des roueries dignes d’un maquignon sur un champ de foire. Dans les anciens magasins de nouveautés, quand une marchandise n’était pas « de défaite », on la « guettait » plus haut. La guelte était une commission progressive concédée au commis, suivant qu’il vendait plus ou moins cher ou que l’article était plus ou moins défectueux. Nous permettrons-nous d’observer en passant que ce vénérable vieux petit commerce, aux embarras duquel on veut nous intéresser outre mesure, avait une morale relâchée ? L’affectueux respect et les relations de famille du marchand avec ses pratiques n’étaient pas pour lui interdire certains bons tours. La guelte, fouettant l’ambition du commis, était peut-être une innovation utile pour le magasin, mais préjudiciable à l’acheteur ; l’intérêt fixe sur la vente d’objets marqués en chiffres connus, usité aujourd’hui dans tous les commerces d’importance, est au contraire sans aucun inconvénient pour le client. Au lieu d’exciter le commis à vendre la marchandise sacrifiée en haussant son courtage, on excite le client à l’acheter en abaissant le prix. L’employé qui remet sa note de débit à la caisse, où il accompagne l’acheteur, est crédité d’un courtage uniforme par comptoir, mais variable suivant les rayons, afin de rétablir entre eux l’égalité : ainsi les 2 pour 100 des commis à la soie équivaudront simplement aux 5 pour 100 des commis à la toile.

Il est vrai que les hasards journaliers de la vente favorisent plus ou moins chaque comptoir et chaque employé : le malchanceux qui reste une heure à vendre des pantoufles de 6 francs, sur lesquelles il touchera 3 sous, a le cœur gros de voir son camarade expédier, pendant le même temps, un trousseau qui lui rapportera 20 francs ; mais le « guignon », qui dure parfois plusieurs jours, ne se prolonge jamais pendant toute une semaine. Seule l’activité des commis établit entre eux des différences de traitement : le vendeur ardent à la besogne se fera 4 000 francs par an, à côté du paresseux qui ne dépassera pas 2 000.


VI

On voit ainsi que, grâce à leur organisation, ces docks immenses possèdent à la fois l’aiguillon de l’individualisme et les forces de l’association. C’est un nouveau système mixte : le groupement du travail divisé, la division du travail groupé. L’achat d’abord, centralisé dans les mains uniques du chef de comptoir, même pour les simples réassortimens. Pour la vente, le particularisme poussé à sa dernière limite ; le commis semblable à un petit marchand gagnant peu sur tout ce qu’il vend, mais sûr de ne jamais vendre à perte. Lorsqu’il s’agit d’encaisser le montant de la vente et de livrer l’article, ce double office incombe à la mécanique collective qui paie et qui reçoit l’argent, accueille et livre les marchandises. L’idéal, pour ces rouages, est d’obtenir au moindre prix le fonctionnement le plus rapide. Le nombre des colis expédiés annuellement par le Bon Marché en province est d’un million ; celui des paquets livrés dans Paris est de 4 millions par an, et cependant la moitié des cliens de Paris emportent eux-mêmes leurs paquets. On arrive ainsi au total de 7 millions de ventes, — chacune d’elles en moyenne représentant une vingtaine de francs. — Le chiffre des articles débités est peut-être double ou triple de celui des ventes, parce qu’une facture comprend en général plusieurs objets. Ce dernier chiffre du reste, le magasin ne le connaît pas ; il fait aussi peu de statistique que possible, elle lui coûterait trop cher. Tout ce qui n’est pas indispensable en ce genre est à ses yeux superflu.

La Belle Jardinière est seule, parmi les grandes maisons, à pratiquer une comptabilité-matières assez détaillée. Non seulement elle sait que sa vente de l’an dernier a été de 180 000 gilets, de 280 000 pantalons et de 300 000 vestons ou paletots, mais chaque article, fût-ce une cravate de 50 centimes, y porte un numéro d’ordre qui permet, en se reportant de registre en registre, de savoir à quelle époque il a été confectionné, par quel ouvrier, ainsi que le nom du fournisseur, le prix et la qualité des matières premières. Le Louvre, le Bon Marché et les autres se bornent à une comptabilité-espèces. Celle-ci exige déjà un personnel tellement nombreux qu’ils redoutent toute complication nouvelle. Chacun de ces journaux de caisse, où nous voyons inscrire avec une rapidité sténographique les ventes dont le commis fait l’appel, ne sert que de deux jours l’un. Chaque caissier par conséquent en a deux, qui lui sont remis alternativement. Le soir, il porte son livre de la journée au service du contrôle, et le matin, ce service lui rend, vérifié, son livre de l’avant-veille. Une journée sur deux est nécessaire pour porter au compte particulier de chaque rayon les sommes qui lui appartiennent, et au compte particulier de chaque vendeur du rayon le montant des commissions auxquelles il a droit.

Pour rendre plus aisé ce dépouillement des livres-brouillons, chacune de leurs pages est divisée en une cinquantaine de petites colonnes, portant en tête une lettre de l’alphabet qui désigne le rayon : B signifie mercerie, B F laines et tapisseries, B M vêtemens pour fillettes, etc. La comptabilité centrale porte au crédit de chaque comptoir les sommes qui lui reviennent, mais non pas les objets auxquels ces sommes se rapportent. La diversité des modes de vente — verbales ou par lettres, — celle des modes de livraison ou de paiement — par avance, ou à réception, ou contre remboursement — comporte déjà un détail infini. Les colis destinés à être livrés par les voitures sont concentrés au « départ ». Au Louvre l’ingénieur a réalisé, pour cette concentration automatique, le dernier mot du progrès.

Il a imaginé un système de coulisseaux inclinés et tournans, pour les descentes, communiquant, dans les parties planes, avec des toiles sans fin actionnées par un moteur électrique. Les cartons, caisses et ballots de toute sorte, une fois ficelés et munis de leur adresse en évidence, se camionnent tout seuls depuis le point le plus éloigné de l’immeuble, où le garçon de magasin les abandonne à eux-mêmes, jusqu’au sous-sol d’expédition situé à l’angle de la rue de Rivoli et de la place du Palais-Royal. Ainsi l’objet vendu au troisième étage près de la rue Croix-des-Petits-Champs, glisse d’abord au second où il tombe sur une toile mouvante qui le promène le long de la rue Saint-Honoré. Continuant sa marche, il descend au premier sur une autre toile qui le conduit s’enfourner dans un couloir en spirale, lequel le verse au rez-de-chaussée d’où il débouche dans le coulisseau final, celui qui aboutit à la table de triage. Il était parti seul, comme un voyageur qui monte en wagon à Brest pour venir à Paris. En route il a rencontré des camarades, venus de tous les comptoirs qu’il a traversés, parce que ces toiles et ces coulisseaux s’embranchent les uns dans les autres. Ces colis-voyageurs se succèdent sans interruption et, le dernier coulisseau étant à pente très rapide, ils arrivent très vite comme des gens pressés. Un carton à chapeau précède une douzaine de chemises ; quelques paires de gants filent derrière, discrètes et minces ; un gros rouleau de sparterie les suit, moins à l’aise et comme essoufflé de sa course. Ces paquets semblent vivre, ils ont l’air de savoir où ils vont.

La tablette de bois sur laquelle ils se trouvent posés en arrivant est une sorte de piste circulaire mouvante ; les paquets se mettent à tourner lentement avec elle. Au milieu, dans l’axe vide, se tient un surveillant qui met à part les colis portant un « numéro de caisse » — servant à réunir sur une seule facture les achats variés du client qui Fa demandé. — Autour de la tablette se tiennent, immobiles, les garçons trieurs qui s’emparent des marchandises de leurs quartiers respectifs, lorsqu’elles passent devant eux, et les placent dans un panier qu’ils ont à leur côté. Durant l’après-midi, où le coulisseau vomit les paquets sans discontinuer, les paniers ne mettent guère plus de quinze minutes à se remplir. Des hommes de peine les remplacent, et roulent les pleins dans la salle voisine où l’on procède à un second triage, celui des voitures ; chaque panier du début correspondant à trois ou quatre quartiers ou voitures différentes.

Au Bon Marché le nombre de ces voitures est de 98, en comptant les véhicules à bras ; celui des chevaux appartenant à la maison est de 150, plus une centaine en location et les écuries occupent un personnel de 65cochers et palefreniers. Chacune de ces voitures fait deux tournées par jour, accompagnée d’un garçon livreur qui, opérant quotidiennement dans le même quartier, arrive à le savoir par cœur. Il connaît les maisons où l’on peut laisser les articles en toute confiance en disant qu’on repassera pour toucher, celles dont on ne doit jamais sortir sans avoir été payé, celles enfin, — il y en a, — où il convient de ne lâcher le colis d’une main que lorsqu’on tient l’argent dans l’autre.


VII

Une partie notable de la vente s’effectue par correspondance ; parmi les 15 ou 18 000 personnes qui entrent chaque jour au Bon Marché ou au Louvre, il y en a peut-être 4 ou 5 000 qui n’achètent rien ; mais une moyenne de 4 000 lettres, — le chiffre monte au double le lundi matin, — apportent chaque jour les commandes de cliens que l’on ne voit pas. Un petit nombre viennent de Paris, d’acheteuses qui craignent la fascination des étalages ou qui répugnent simplement à se déranger ; la plupart appartiennent au service de province. Le Louvre, sur un total de 120 millions d’affaires, en fait 20 millions en province et 10 à l’étranger ; au Bon Marché les expéditions par chemins de fer représentent 40 millions de francs sur 150 millions de vente. À la Samaritaine elles sont de 9 millions sur 36 ; au Printemps elles atteignent 14 millions sur 35. La proportion varie, comme on voit, de 25 à 40 pour 100 suivant les maisons.

L’on se tromperait fort du reste en voulant classer, d’après le mode d’envoi, la destination définitive des marchandises. Parmi les 50 kilos de correspondance quotidiennement apportés au Bon Marché figurent, dans la saison d’été, les commandes des Parisiens en villégiature ; mais un nombre bien plus grand d’achats faits à Paris par des provinciaux ou des étrangers de passage doit s’ajouter au chiffre des envois directs par chemins de fer. Il se fait ainsi, dans les malles des voyageurs, une exportation occulte du goût et des modes de France, qui ramène à nos fabriques des commandes de toute sorte pour l’étranger. C’est, croyons-nous, M. Boucicaut qui, en prenant à sa charge les frais de port des envois supérieurs à 25 francs, leur donna une grande impulsion. Quoique les marchandises lourdes, — meubles ou literie, — soient exceptées de cette faveur et que les colis postaux aient réduit les frais de port, néanmoins, le coût de l’expédition mange le bénéfice sur l’ensemble des factures qui ne dépassent que peu ou point 25 francs. L’expansion des grands bazars à l’étranger avait plus ou moins réussi suivant les pays : en Russie, où les droits sont prohibitifs, elle est toujours demeurée peu importante. En Suisse, en Espagne, en Portugal, en Italie, où les relations s’étaient développées, elles sont tombées à presque rien depuis le nouveau tarif de douanes.

Le dépouillement de la correspondance devant se faire avec rapidité, 250 commis sont chargés d’ouvrir et de distribuer entre les divers services les lettres que l’on étale devant eux. À mesure que ces missives remontent des rayons où elles ont été envoyées pour l’exécution, on formule les réponses ; s’il s’agit d’une demande de conseils, des femmes sont chargées de les donner et de diriger les clientes indécises entre le rouge écrevisse et le rouge tour Eiffel. Ce n’est pas une mince besogne que de confectionner les échantillons nécessaires ; environ 200 millions par an ! Six machines sont chargées d’en couper 32 000 à l’heure, débitant plus ou moins suivant que le tissu est plus ou moins souple : la soierie ou le calicot sont plus durs que le lainage. Les étoffes ayant été rassemblées en paquet sous la machine, il en sort de petites collections disposées par teinte et par prix qu’on donne à des ouvrières. Celles-ci les placent sur des cartes et ensuite sous une douzaine d’autres machines, dirigées chacune par une mécanicienne et une apprêteuse, qui attachent l’échantillon par un fil d’acier. Les collections passent alors dans les mains d’autres ouvrières qui y ajoutent des étiquettes portant le prix et la largeur du tissu. L’ensemble de ce service occupe 110 ouvrières et une quarantaine d’employés.

C’est une loi à laquelle obéit inconsciemment le commerce moderne que celle de l’agglomération, en un même local, d’articles de diverses natures. Tout magasin qui grandit déborde aussitôt sa spécialité, aussi bien dans l’alimentation que dans le vêtement. Il semble que la vente engendre la vente et que les objets les plus dissemblables, juxtaposés, se prêtent un mutuel appui. Le marchand qui tient un client dans sa boutique s’applique, pour l’y retenir, à lui vendre de tout. Il l’habille aujourd’hui et le meuble ; demain peut-être il le nourrira. De même le client a plus de chances d’entrer dans la boutique s’il y est convié par plus de motifs, s’il y peut satisfaire plus de besoins. Ainsi l’affluence des cliens fait créer les comptoirs et la création des comptoirs fait à son tour affluer les cliens. Les fondateurs mêmes de ces grandes machines à vendre tout à tous ont autant suivi que créé le nouveau courant.

Boucicaut, en particulier, n’était pas partisan de sortir de ce qu’on appelait, il y a quarante ans, la « nouveauté » : tissus, bonneterie, lingerie, joints à cette catégorie d’objets connus, dans l’ancien temps, sous le nom de « nippes du palais de Paris », et que le langage moderne a baptisés « articles de Paris ». Ceux-là avaient été tout d’abord recueillis, par les marchands du XIXe siècle, dans l’héritage de leurs ancêtres les merciers du Palais de justice. Nos ambassadeurs, avant de partir pour leur poste, ne manquaient jamais de s’approvisionner de « ces gentillesses qui se trouvent à Paris pour donner ». Ces mille riens étaient un fructueux monopole de notre industrie : « ils sont sur le lieu un peu chers, dit un écrivain de 1625, mais augmentent d’autant plus de valeur qu’ils sont éloignés de l’endroit où ils sont faits ». Dans leur développement moderne les « articles de Paris » ont engendré beaucoup d’autres rayons, d’abord confondus avec eux : horlogerie et argenterie, articles de voyage, papeterie, livres et jouets. À cette dernière création M. Boucicaut fut longtemps opposé, de même qu’à celle de la parfumerie, sortie comme les gants, comme les parapluies, comme la chemiserie, de l’ancien comptoir de bonneterie, déjà divisé lui-même en trois services, suivant l’âge et le sexe des acheteurs. La parfumerie fait 3 millions de francs ; la chemiserie pour hommes 4 millions ; elle débite annuellement 650 000 chemises, dont 5 ou 6 douzaines sont coupées à la fois par une scie à ruban, mue par l’électricité. Le rayon des robes, détaché un jour de celui des confections, qui continue à faire 4 millions et demi, atteint pour son compte le chiffre de 4 millions et emploie 70 vendeuses ou essayeuses. Des objets qui fournissaient modestement de quoi vivre à quelques commerçans, ont pu, par cette démocratisation du luxe qui est le propre du grand magasin, remplir à eux seuls un comptoir : tels les articles de Chine et du Japon, ou encore les tapis d’Orient, qui font presque 5 millions. Des étoffes de luxe se sont subdivisées en plusieurs rayons ; la soierie, au Louvre, en forme quatre à elle seule ; il est vrai qu’ils vendent ensemble pour 18 millions de francs.

Dans cette multiplication des branches commerciales, le Louvre devance d’ailleurs le Bon Marché. Il tient le service de table et la bougie, la cuivrerie et les articles de ménage que son rival n’a pas encore abordés. Cette infinie diversité explique que la vente journalière, dont le minimum n’est guère inférieur à 250 000 francs, se soit élevée parfois à un maximum de 2 600 000 francs, lors des coups de collier périodiques donnés par le grand magasin. Le succès de chaque rayon varie avec la mode, la saison, le genre de la clientèle. Un seul article, le « jersey », après avoir atteint à la Samaritaine le chiffre de 1 600 000 francs, est aujourd’hui tombé à moins de moitié dans cette maison et beaucoup plus bas dans d’autres. Mais, dans son ensemble, le mouvement d’affaires croit sans cesse ; et qui oserait affirmer qu’il soit près de s’arrêter ? De nouveaux comptoirs seront imaginés peut-être : le Printemps, qui a renoncé à la vente du sucre, a imaginé de faire la banque. Il reçoit des fonds en comptes courans, et perd sur son « rayon d’épargne », parce qu’il le regarde comme un fructueux moyen de publicité.

La maison de nouveautés dont l’objectif jadis était exclusivement l’élément féminin, — « la conquête de la femme », comme dit M. Zola, dans sa vivante peinture du magasin étalagiste et tapageur d’il y a vingt-cinq ans, — recherche aussi maintenant la clientèle masculine. Les vêtemens pour homme font, au Bon Marché, 3 500 000 francs. De son côté la maison de confection à l’usage du sexe fort, la Belle Jardinière, se préoccupe d’atteindre la clientèle féminine. Elle a débuté par les amazones, est passée au « vêtement tailleur », et s’introduit peu à peu dans la nouveauté. Ainsi les ambitions s’opposent et se mêlent ; les cadres, même les plus récens, se brisent.


VIII

L’absence de la comptabilité-matières dans les grands magasins fait qu’ils ignorent le chiffre des vols commis à leur préjudice et que ces vols peuvent même passer inaperçus dans le rayon, lorsque leur objet est de peu d’importance. L’administration a calculé qu’il lui est moins onéreux de passer ces mêmes larcins par « profits et pertes », que de dépenser en personnel un demi-million de plus peut-être pour constater vis-à-vis d’elle-même les manquans. Le mieux est de décourager autant que possible les voleurs, comme les grands magasins s’efforcent de le faire, par une surveillance bien organisée. Tous possèdent une hiérarchie d’inspecteurs, assermentés comme des gardes particuliers, auxquels ils adjoignaient parfois des agens de la sûreté ; mais ces derniers avaient fini par être connus des voleuses autant et mieux que du personnel. De plus ils avaient la main un peu lourde, et ici l’on pratique cette maxime qu’il vaut mieux épargner cent coupables que d’arrêter à tort un innocent.

On raconte que la voleuse, — c’est presque toujours une femme, à peine s’il y a 5 pour 100 de voleurs — est invitée, après avoir fait l’aveu du délit, à verser, à titre d’amende, au Bureau de bienfaisance ou au curé de la paroisse, des sommes qui varient suivant sa position sociale et l’importance du vol. Le fait a été vrai… partiellement ; il a complètement cessé de l’être depuis 7 à 8 ans. Les directeurs des grands magasins ont été menacés par le parquet d’être poursuivis correctionnellement, s’ils persistaient à rendre ainsi la justice eux-mêmes. Une procédure uniforme est donc employée aujourd’hui : la personne qu’un inspecteur voit dérober quelque objet n’est jamais arrêtée par lui dans le magasin ; elle pourrait laisser tomber subtilement à terre la marchandise qu’elle se proposait d’escroquer, ou bien elle affirmerait se diriger vers une caisse afin de la payer. Mais aussitôt dehors, l’inspecteur la suit jusqu’à ce qu’elle ait fait une vingtaine de pas ou posé le pied sur le marchepied d’une voiture. Il l’invite alors doucement à le suivre chez le commissaire de police.

Quelques voleuses à ce moment perdent la tête, jettent dans le ruisseau les objets dérobés, et alors la preuve est accablante, car on leur demande pourquoi elles les jettent. D’autres jouent l’indignation. — Que me voulez-vous ? Pour qui me prenez-vous ?… — Celles-ci espèrent en l’attroupement des badauds qui, avec l’intelligence ordinaire des foules, leur donneront peut-être raison et leur permettront de s’échapper. Ces cas sont rares d’ailleurs ; le plus souvent la femme suit l’inspecteur sans résistance jusque chez le commissaire qui, habitué à ces sortes de comparutions, envoie chercher, pour opérer décemment la perquisition ordinaire sur le corps de l’inculpée, une concierge du voisinage à laquelle la justice alloue la modeste somme d’un franc pour cette vacation toute spéciale. La perquisition est inutile si la voleuse avoue ; elle-même retire alors de ses poches, de son manchon, de son ombrelle, les objets qu’elle y avait logés. Quelques-unes sont chargées à couler bas, comme un galion de Vigo ; pour absorber tout ce que recouvrent leurs robes il semble qu’il faille le talent d’un Robert Houdin. L’une fit apparaître, aux yeux stupéfaits du commissaire, un petit trousseau enfoui dans son corsage ; une autre possédait, dissimulés sous ses jupons, quatre parapluies de bonne taille. Il est, d’ailleurs, pour les voleuses de profession, des moyens de recel plus perfectionnés : la poche-caverne, à laquelle sa construction inusitée a mérité au Palais de Justice le nom de kangourou.

Le nombre des vols varie suivant les magasins : ils sont presque nuls à la Belle Jardinière ; tout au plus certains « cliens » sont-ils dans l’usage de renouveler leur garde-robe gratis, laissant chaque année un vieux pardessus en échange d’un neuf. En 1893, le nombre des vols poursuivis a été de 662 pour le Bon Marché ; il n’a été que de 467 au Louvre. La disproportion s’annonçait plus forte encore cette année entre les deux maisons : le 11 avril dernier le Bon Marché en était déjà à son deux cent cinquante-septième vol, depuis le 1er janvier ; le Louvre ne dépassait pas son cent deuxième. Cela ne veut pas dire que la rue du Bac offre plus de tentations et que l’on y dérobe davantage qu’à la rue de Rivoli, mais seulement que les inspecteurs du Bon Marché sont plus adroits ou plus sévères. Le Louvre, ayant eu quelques méprises, redoute beaucoup les excès de zèle.

La plupart des inculpées sont des personnes sans profession. Une dame X…, rentière, âgée de 50 ans, est attendue pour dîner chez des amis où elle ne paraît pas. Inquiets, ses hôtes envoient au domicile de leur invitée où règne un désordre inexprimable ; le contenu des armoires jonchait le sol ; les draps de lit avaient été arrachés. Prévenu, le commissaire de police commence une enquête, et constate d’abord la disparition d’une grande malle pouvant contenir facilement une personne de taille moyenne. Nul doute, les draps enlevés du lit ont servi à envelopper le corps de Mme X… assassinée, puis enfermée dans la malle, à l’exemple d’un drame récent. Le lendemain, tandis que l’enquête était poursuivie par le chef de la sûreté, et que le procureur de la République interrogeait en personne, sur les lieux, la concierge qui ne tarissait pas d’éloges sur sa locataire, « une femme si distinguée, si ordrée », le rapport d’un commissaire du…e arrondissement parvenait à la préfecture, contenant les détails de l’arrestation au Bon Marché d’une voleuse qui n’était autre que Mme X… La capture avait été suivie d’une perquisition au domicile de la dame, au cours de laquelle les agens, ayant découvert un grand nombre d’objets volés, les avaient emportés dans une malle. Ainsi s’expliquaient le désordre du logis et la disparition de la locataire.

Les mobiles de ces vols sont très divers : une baronne Z… avait reçu de son mari une somme de 350 francs, pour faire un cadeau à sa sœur ; ayant dissipé cet argent en d’autres dépenses, elle n’avait rien trouvé de mieux que de mettre le grand magasin à contribution pour en tirer gratis le cadeau nécessaire. Un négociant de province vient à Paris pour traiter avec un confrère, moyennant 100 000 francs, de la vente de son fonds de commerce ; le contrat signé, il s’apprête à repartir et manque le train. Vexé d’avoir à débourser, par suite de ce retard, des frais de séjour supplémentaires, cet homme économe se rend au Louvre, met la main sur une petite lampe dont la valeur lui semble correspondre au montant de sa note d’hôtel, pendant 24 heures, et est surpris en train d’envelopper soigneusement son butin, pour le porter à l’une des caisses et en faire l’objet d’un « rendu ». Le voleur occasionnel fut condamné à une grosse amende et à un an de prison, avec application de la loi Bérenger. Quelques jours après, la même Chambre du tribunal jugeait une jeune mère qui, non contente de prendre elle-même tout ce qui tombait sous sa main, avait dressé au vol sa fille âgée de 11 ans. L’enfant volait avec passion. La mère obtint le maximum : cinq ans de prison, que la Cour d’appel réduisit à trois.

Le pillage réglé est le fait des écumeurs professionnels de la nouveauté ; ceux-là volent sans cesse et dans tous les magasins. Chez une femme, arrêtée il y a quatre ans, on a trouvé pour 30 000 francs de dentelles dérobées. Mais la moyenne des vols ordinaires, dont les procès-verbaux relatent l’importance, ne dépasse guère une cinquantaine de francs. Les mobiles, quand on interroge ces malheureuses, sont toujours les mêmes : une inconcevable tentation, une influence physique, — grossesse ou autre, — la monomanie du vol. Cette « kleptomanie », comme on l’appelle, tellement rare qu’on ne peut en parler sans rire, a un côté utile : elle sert à humaniser la loi. Il est certaines situations douloureuses où le parquet consent à ce que la prévenue soit l’objet d’un examen médical. Si l’aliéniste compétent déclare le sujet irresponsable, on peut en conscience classer l’affaire, au moins pour une première faute.

Aux larcins qu’on surprend se joignent ceux qui ne sont pas découverts ; pour chacune de ces grandes maisons, en supposant à peu près 2 000 vols de 50 francs l’un, le total de la perte subie de ce chef peut être évalué au minimum à une centaine de mille francs, en marchandises, — ou en argent. L’auteur du vol, en effet, pour en tirer meilleur parti, a souvent l’audace de rapporter l’article au magasin afin de s’en faire verser le prix, suivant le droit concédé à tout acheteur auquel un objet a « cessé de plaire ». Les « rendus », même de marchandises régulièrement payées, sont eux-mêmes assez onéreux aux établissemens de nouveautés : c’est une faculté dont on abuse ; — on voit des articles rapportés au bout d’un an. — Au Bon Marché, leur valeur monte journellement à 5 000 francs. Il est vrai qu’à côté des pseudo-acheteuses qui se font envoyer un manteau ou un chapeau pour s’en parer un jour et les renvoyer le lendemain, en jurant « qu’ils n’ont pas été portés », il y a bon nombre de marchandises livrées en double à des clientes qui voulaient seulement faire chez elles un choix définitif. Pour que le système du « rendu », qui doit faciliter les ventes, ne facilite pas aussi les vols, le commis a l’ordre d’inscrire son nom et son numéro matricule sur l’étiquette de l’objet dont il opère la vente. Cette simple indication suffit, lorsqu’une restitution est demandée, à vérifier la réalité de l’achat primitif.


IX

Chaque année le magasin procède à l’inventaire de ses marchandises, soit au 31 janvier, comme la Belle Jardinière ou la Samaritaine, soit au 31 juillet, comme le Bon Marché, le Louvre, le Printemps. On vide les armoires, les cartons, les tiroirs, du haut en bas de la maison. C’est le moment de la « démarque » des articles mal vendus. Par suite des procédés très divers d’évaluation de chaque établissement, on ne peut comparer les uns aux autres leurs stocks respectifs. La Samaritaine, le Printemps et la Belle Jardinière, qui font, à peu de chose près, le même chiffre d’affaires annuel, accusent à l’inventaire, le premier 1 million, le second 6 millions, le troisième 12 millions de marchandises, et, quoique le capital se renouvelle plus souvent dans la première maison que dans la seconde ou la troisième, il serait absurde de dire qu’il s’y renouvelle 6 ou 12 fois plus. Au Bon Marché et au Louvre le total de l’inventaire oscille entre 15 et 20 millions de francs.

Comparé à celui de l’année précédente, ce total sert à contrôler le chiffre du bénéfice brut, l’écart entre les recettes et les dépenses de chaque rayon. Dans une maison comme le Bon Marché, cet écart atteint 32 millions environ, sur lesquels 24 millions sont absorbés par les frais généraux. Nous avons vu quelle était la part du bénéfice net, le prix auquel le grand magasin mettait ses services. Par le mécanisme du nouveau commerce ce profit est proportionnellement très inférieur à celui que doit s’attribuer, sous peine de mourir de faim, le petit marchand. Il y a nombre de boutiques dans Paris où l’on ne fait pas plus de 10 000 à 15 000 francs d’affaires, où, par conséquent, les 5 à 6 p. 100 de profit représenteraient de 500 à 900 francs par an, dont encore il faudrait déduire l’intérêt du capital immobilisé dans le fonds de commerce. La rémunération de ce capital est en effet comprise dans les 6 p. 100 de bénéfice du grand bazar. Pour vivre, le petit commerçant est donc obligé de se réserver 20 pour 100 au moins de la somme des marchandises qu’il vend. Ces intermédiaires, tous logés à la même enseigne, — qui ne peuvent réduire ni leur prix d’achat, ni leurs frais, par rapport les uns aux autres, ni leur bénéfice parce qu’il est déjà limité au point de n’être plus qu’un salaire, — ces intermédiaires souffrent de la concurrence qu’ils se font entre eux et le public n’en profite pas. Cette concurrence est pour lui stérile ; bien plus, elle lui est onéreuse ; c’est justement le grand nombre des petits commerçans qui fait le renchérissement. Le loyer d’une maison qui fait 60 000 francs d’affaires ne sera jamais moindre de 1 500 francs, tandis que le loyer d’un magasin qui fait 120 millions pourra n’être pas supérieur à 1 million de francs ; il grèvera la marchandise de 2 fr. 50 pour 100 francs, dans le premier cas, et dans le second de 0 fr. 83 pour 100 seulement.

Cependant les employés sont incontestablement mieux payés dans les grands bazars que chez les petits patrons. Dans ces vastes usines de ventes, le commis, l’homme sans capital qui loue son intelligence et ses bras, et qu’on appelle ailleurs l’ouvrier, le prolétaire, tire un parti si avantageux de son travail que, sans risquer un centime des économies qu’il réalise, il arrive non seulement à l’aisance, mais à la fortune. Nulle part, ni dans l’industrie, ni dans la finance, nous ne trouverons un aussi grand nombre de traitemens élevés. Le conseil des intéressés du Bon Marché gagne le double du Conseil des ministres. Au-dessous de ces lieutenans généraux de la Nouveauté viennent les commandans des unités tactiques, chefs de comptoir, assistés chacun de plusieurs sous-ordres, « premier-second », « deuxième-second » et, dans les gros rayons, « troisième-second », Tous ceux-là ont, sur l’ensemble des affaires ou sur l’augmentation de vente du rayon, un intérêt qui leur procure de 20 à 25 000 francs pour les chefs de comptoir et assimilés, de 9 à 12 000 francs, pour les seconds. Ces catégories comprennent, au Bon Marché et au Louvre, environ 250 employés. Quant à la foule des vendeurs et des vendeuses, attachés au matériel ou aux écritures, qui vont de 1 000 à 6 000 francs, on peut évaluer leur traitement moyen à 3 000, plus la nourriture.

À ce traitement tend à s’ajouter le bénéfice d’institutions philanthropiques, inconnues il y a trente ans, dont les transformations de l’industrie ont d’abord suggéré l’idée, et vont bientôt imposer l’usage. Le fondateur de la Belle Jardinière, Parissot, laissa une somme de 600 000 francs, accrue depuis lors, dont la rente devait servir à pensionner ses plus anciens ouvriers. La caisse de secours qui, à la Samaritaine, n’est encore que la poche du patron, est organisée au Printemps, avec le produit des amendes. Cette dernière maison entretient, pour son personnel, deux médecins qui ont délivré, en 1893, 4 700 ordonnances. Au Louvre le service médical est assuré, non seulement par des consultations gratuites, mais par une infirmerie, et par des séjours à Villepinte ou Saint-Germain pour les demoiselles malades. Les retraites sont facilitées par le versement d’une somme de 1 000 francs, que fait le magasin au profit de chaque employé comptant sept années de services et ensuite de 200 francs par an jusqu’à sa cinquantième année. La mesure est récente et, jusqu’à l’entrée en fonctions de M. Honoré, le directeur actuel, l’instabilité du personnel avait été assez grande au Louvre. Cependant le magasin a déjà déboursé de ce chef 1 750 000 francs.

Au Bon Marché, M. Boucicaut, afin d’assurer à ses commis un petit capital, institua, dès 1876, une Caisse de prévoyance, à laquelle ses successeurs reconnaissans ont donné son nom. Entretenue par des libéralités annuelles de près de 200 000 francs, cette caisse a déjà distribué 730 000 francs et possède en outre un capital de 2 millions, propriété d’environ 2 000 employés. Digne émule de son mari, Mme Boucicaut créa à son tour une Caisse des retraites, à laquelle vingt ans de services et cinquante ans d’âge donnent droit de participer. Elle la dota de 5 millions, aujourd’hui portés à 6 par l’accumulation des intérêts, bien que déjà une centaine d’anciens employés reçoivent pour 90 000 francs de pensions annuelles. Nulle part, sauf en quelques compagnies minières, on n’a montré un tel souci de l’avenir. Comme il arrive en pareil cas, le traitement dont ce personnel du Bon Marché a été l’objet profite indirectement aux employés de toute la nouveauté et même à ceux du petit commerce ; la loi de la concurrence oblige l’ensemble des patrons à suivre, de plus ou moins loin, l’exemple donné par l’un d’eux.

Il est vrai que, si la besogne est mieux rémunérée dans le nouveau commerce, elle est plus active. C’est une loi du monde moderne ; on la constate pareillement dans l’industrie. Ces magasins, qui occupent 3 000 individus, manquent de personnel à certaines heures de la journée ; on doit quelquefois faire queue à la Belle Jardinière pour acheter un pantalon, comme aux guichets des chemins de fer de banlieue le dimanche. La nécessité de réduire au minimum les frais généraux le veut ainsi. Pour ne pas manquer de ventes, faute d’employés, à certains momens de presse qui ne dépassent pas un total de 50 heures par année, on devrait s’imposer un surcroît de dépenses, par une augmentation du personnel, qui dépasserait de beaucoup le supplément de bénéfices. Aussi quoique la durée du travail ait diminué, que les grands magasins soient fermés plus tôt que jadis, — en 1867, au Bon Marché, pendant l’Exposition, on marquait et l’on manipulait les marchandises de 9 heures du soir à 1 heure du matin, — quoique le repos du dimanche y soit strictement respecté et que des congés soient accordés en été, la réduction des heures de présence n’empêche pas le travail d’être beaucoup plus intense dans les grandes maisons que dans les petites.

L’existence du petit marchand dans sa boutique est plus douce. Debout sur le seuil de sa porte, ou béatement assis derrière son comptoir, il attend les cliens sans tracas, cause longuement avec ceux qui se présentent et, si son gain est médiocre, sa peine l’est encore davantage. Son commis ou sa « demoiselle » participe à cet heureux far-niente. Tout autre est l’allure de l’employé de nouveautés, sans cesse en haleine, toujours vendant, toujours remuant ; là, du petit au grand, chacun est rivé à son poste. Le métier est pénible ; — « aussi, me disait l’un d’eux, nous avons tous un peu des mines de papier mâché » — ; mais le profit est en rapport avec l’activité qu’il demande, et il y aura toujours des natures indolentes qui préféreront un moindre salaire pour un moindre travail.

On s’est apitoyé sur le sort des vendeuses auxquelles, a-t-on dit, il est défendu dans les grands magasins de s’asseoir jamais. Ce dernier trait est une pure légende, et tout au contraire, dans tous les comptoirs, il y a nombre de travaux que les employées ne peuvent faire qu’assises. Mais on oublie d’ajouter que nulle part le travail des femmes n’est aussi bien payé que dans ces usines commerciales, où leurs appointemens ne diffèrent pour ainsi dire pas de ceux des hommes. Le Louvre et le Bon Marché emploient environ 500 femmes, — le nombre décroit plutôt qu’il n’augmente. — La moitié à peu près sont mariées et le quart sont logées par l’administration, dans de vastes immeubles où elles ont une chambre, meublée, balayée et entretenue de linge gratuitement. Elles y jouissent, en commun, d’un confortable salon où elles organisent entre elles de petites fêtes ; mais la discipline est si sévère qu’elles n’y peuvent introduire aucun visiteur du sexe fort, pas même leur frère, si elles en ont, parce qu’on a craint que ce nom de frère ne fût occasionnellement usurpé par un ami. Le logement, qui est offert mais non imposé au Bon Marché et au Louvre, est obligatoire au Printemps pour les célibataires des deux sexes âgés de moins de 21 ans. Beaucoup de jeunes gens et de jeunes filles, ayant leur famille à Paris, habitent d’ailleurs avec elle.


X.

La nourriture des employés coûte à l’administration 1 fr. 60 à 2 francs par jour et par tête, suivant les magasins. Pour permettre à ses employés mariés de dîner en famille, le Louvre avait décidé de fermer à 7 heures au lieu de 8 pendant la morte-saison, en janvier, février, juillet et août, et de donner 1 franc d’indemnité à ceux qui prendraient au dehors leur repas du soir. Ces derniers n’ont pas tardé à s’apercevoir qu’ils ne pourraient se procurer, pour 1 franc, un dîner semblable à celui que la maison leur fournit, et qui se compose d’un potage, un plat de viande ou de poisson au choix, un légume et un dessert. Le Bon Marché est plus large encore : il fait servir chaque jour une salade et concède un second plat de viande à qui le désire. J’ai copié le menu inscrit à la craie sur la porte des réfectoires : « Potage poireaux, pâté de canard, gigot rôti purée de pommes de terre, épinards au jus, dessert. « Sous le rapport du dessert, les dames ont partout un supplément de faveur : au Printemps, le jour où j’ai visité ce magasin, on leur avait servi du « flan aux amandes ».

Les alimens sont tous de bonne qualité et préparés avec soin ; la poule au riz que j’ai vue passer au Louvre avait fort bonne mine : or cette « poule » nécessite la présence de 700 volailles. Les cuisines de Gargantua, pour servir 3 000 personnes en trois « gauches » — « gauche », en style de nouveauté, veut dire repas — eussent été très insuffisantes. Celle du Louvre se fait à la vapeur dans des appareils perfectionnés ; 2 400 litres de potage cuisent dans trois bassines de chacune 800 litres de contenance : il y faut par jour 10 pièces de vin, 1 400 kilos de pain, 1 200 kilos de viande, 250 kilos de beurre, 600 kilos de poisson, etc., etc., apprêtés et servis par 15 cuisiniers et 80 garçons de salle.

Deux millions de francs chaque année passent ainsi, au Bon Marché, en victuailles ; neuf millions sont absorbés en outre par les appointemens, fixes ou proportionnels, des employés. Ces onze millions constituent la grosse part des frais généraux ; le reste se partage entre les salaires des ouvriers, occupés dans le magasin aux travaux de confection, lingerie ou tapisserie ; les ports payés en province et l’entretien des chevaux et voitures « à Paris ; le chauffage et l’éclairage électrique produit par des machines d’un millier de chevaux-vapeur, consommant 4 000 tonnes de charbon et alimentant 4 000 lampes à incandescence et 360 lampes à arc voltaïque.

La patente, doublée cette année par la loi nouvelle, atteindra 1 million. On estimait naguère à 3 pour 100 la part que l’État devait prélever sur le profit des commerçans ; peu à peu le chiffre est monté en moyenne à 6 pour 100 ; mais, pour les deux plus grands magasins, il va désormais représenter un impôt de plus de 12 pour 100 sur leurs bénéfices ! Une semblable taxation n’est-elle pas peut-être excessive ? Mais si l’on s’était proposé par là de favoriser « le petit commerce », on n’y réussira guère. Le courant est le plus fort. Et le commerce de l’avenir continuera de marcher lentement vers des chiffres de plus en plus élevés, comportant des frais et des gains de plus en plus faibles.

Il est une dépense, presque inconnue à l’ancien négoce qui semble à première vue un vice d’organisation, puisqu’elle charge la marchandise d’un poids mort, sans profit pour le vendeur ni pour l’acheteur : c’est la publicité, qui varie, du Bon Marché au Louvre, de 2 millions et demi à 3 millions de francs. Depuis l’apparition du premier journal d’annonces, — la « feuille d’avis du bureau d’adresses » de Renaudot, il y a 260 ans, — la publicité, qui ne consistait dans le vieux Paris qu’en distribution de « factums » au coin des rues, principalement sur le Pont Neuf, a pris une place de plus en plus grande. Elle aussi est un véritable organisme de la vie moderne. Mais nul n’en use plus largement que le magasin de nouveautés, où elle revêt mille formes ingénieuses : ce sont les 500 petits ballons à grelots, quotidiennement distribués à la jeunesse, qui coûtent au Louvre 50 000 francs par an ; c’est le buffet gratuit qui représente une somme égale ; ce sont les 25 000 bouquets de violettes offerts aux clientes du Printemps, lorsque son patron, le 20 mars, succède à l’hiver ; ou encore les primes gratuites, — tasse à thé, sucrier ou plateau, — que donne la Samaritaine à ses acheteurs du vendredi, afin de corser la vente de ce jour néfaste, en combattant les superstitions antiques qui taquinent encore ce siècle anticlérical.

La presque totalité des sommes consacrées à attirer le public passe en insertions dans les journaux et surtout en catalogues envoyés à domicile. Jusqu’à quel point cette débauche de papier glacé et d’échantillons pourra-t-elle être réduite dans l’avenir ? Je l’ignore. Présentement la publicité est nécessaire aux grands bazars pour lutter les uns contre les autres. Or il est indispensable qu’il existe des maisons rivales et qu’elles luttent entre elles ; tout le progrès est là. La manifestation des prix, par les journaux et les prospectus, est utile à ceux mêmes qui n’achètent pas au grand magasin : elle sert comme d’une base qu’il n’est guère possible aux détaillans de Paris ou de province de dépasser.

C’est là ce qui irrite ces derniers ; parce que s’ils refusent de vendre au même taux que le grand bazar ils ne vendent rien, et s’ils vendent au même taux ils ne gagnent rien. L’influence des grands magasins sur les prix est ainsi dix ou douze fois plus importante au bien-être national, que ne pourrait le faire supposer leur chiffre d’affaires. Tous ensemble, ils ne vendent pas pour plus de 500 millions de francs, dont un cinquième au moins est, directement ou indirectement, exporté à l’étranger. Les 400 millions restant ne représentent que la dixième ou la douzième partie de la masse globale que font en France les branches de commerce du vêtement et de l’ameublement, concurrencées par eux, qui atteignent sans doute 4 ou 5 milliards de francs. Les petits marchands vendent donc ; mais, comme ils ne vendent pas aussi cher qu’ils le souhaiteraient, ils s’écrient qu’on les ruine. Le mal dont ils souffrent vient précisément de leur trop grand nombre. Le chiffre des patentés a augmenté, depuis trente ans, dans une proportion beaucoup plus forte que ne l’exige la population : de 100 000 à 130 000 à Paris. Cet encombrement est d’autant plus intempestif qu’il va à l’encontre de la concentration à laquelle tous les besoins de l’homme, en ce siècle, donnent successivement naissance. L’émancipation politique de la société moderne a aidé, suscité peut-être ; l’évolution des grands magasins et l’avenir sans doute lui réserve, par le progrès des sociétés de coopération, sa forme définitive.


XI

L’homme se regarde beaucoup moins qu’il ne se compare. La plupart de ses privations, comme de ses jouissances, sont de comparaison, non absolues par conséquent, mais relatives, ou, si l’on peut dire, d’une réalité factice. À mesure que les individus se mêlent et que les conditions s’améliorent, le pauvre a plus de ressources, de lumières, et de désirs, mais ses désirs surpassent perpétuellement ses ressources. Lors même que nous serons parvenus à doter le plus déshérité d’entre nous d’alimens abondans, de vêtemens confortables, d’un agréable logis et de beaucoup de loisirs, le tout en échange d’un peu de travail, croyez-vous donc qu’il se reconnaîtra heureux ? Oh ! que non pas I Et qu’est-ce donc que le bonheur ? Hélas ! c’est précisément la satisfaction de ce que nous sommes, de ce que nous avons ; c’est la résignation. Cette résignation est le contraire du progrès ; et le contraire de la résignation, l’ambition, l’effort, est le progrès même. Mais l’ambition et l’effort ne sont pas le bonheur, sauf pour quelques dilettantes de la chasse aux joies temporelles qui aiment mieux courir que tenir et voir le gibier en plaine que dans leur assiette. Donc le bonheur n’est pas le progrès, et le progrès, l’ardeur vers le mieux, qui est profitable à la collectivité, est en quelque façon destructeur du bonheur de l’individu, parce qu’il le pousse à n’être jamais satisfait. À cet égard la civilisation, qui donne tant de jouissances réelles, ne donne pas le bonheur moral ; peut-être même lui est-elle contraire, parce qu’elle suscite plus d’appétits qu’elle n’en assouvit et que les tristesses imaginaires ne sont pas les moins douloureuses.

Je ne crois pas, je l’avoue, à une moindre inégalité des conditions dans l’avenir, parce qu’on ne pourra jamais niveler ni la santé, ni l’intelligence, ni la volonté, ni restreindre ce domaine du hasard qui tient une place si grande dans la vie de chacun de nous tous, et que des lois plus libérales, des communications plus rapides, permettent des spéculations plus vastes, partant plus lucratives.il y aura donc toujours des gros lots, dans la loterie humaine, comme il y en a parmi les obligations démocratiques que la ville de Paris offre à ses prêteurs ; il y aura des gros lots pour les hommes, il faut cela pour améliorer la race, comme il faut des prix pour les collégiens et des timbales au sommet des mâts de cocagne. Et ces gros lots continueront à provenir de toutes les mises perdues. L’on persistera d’ailleurs, parmi les porteurs de numéros non gagnans, à protester contre l’honnêteté du tirage. Toutefois les gémissemens les plus forts ne cesseront de venir de ceux qui n’ont pas pris de billets à la loterie, c’est-à-dire des paresseux et des incapables, insurgés perpétuels contre « l’inégale répartition des produits du travail ! » Ceux-là pourtant — ces « exploités », comme ils s’intitulent, — ont profité ainsi que les autres de l’effort commun, de la marche du temps dans lequel ils ont la bonne fortune de vivre. Ils récoltent, tout en maugréant, les fruits des arbres qu’ils n’ont point plantés.

Puisqu’il ne paraît pas jusqu’ici possible à l’humanité de vivre sans rien faire, l’idéal consiste, pour atteindre un degré plus haut de bien-être matériel, à augmenter les salaires tout en diminuant le coût des marchandises ; de telle sorte que la journée de labeur représente un nombre sans cesse accru de kilos de blé, de litres de vin, de mètres de drap, ou d’entrées au café-concert. Ce problème, en apparence insoluble, de payer la main-d’œuvre plus cher, tout en abaissant le prix des objets manufacturés, importés du dehors ou tirés du sol national, le progrès moderne l’a résolu au plus grand profit de la classe des travailleurs de tout ordre qui forment la grande masse de la nation. La différence a été trouvée, soit sur la réduction de valeur et de transport des matières premières, soit sur le perfectionnement des procédés de fabrication, grâce auquel un ouvrier, payé plus cher, revient encore à meilleur marché qu’autrefois, parce que la quantité des marchandises qu’il produit a augmenté plus que son salaire.

Ces marchandises, une fois créées par l’industrie, il appartient au commerce de les faire parvenir à leur adresse, de les « écouler », comme on dit vulgairement, détaillées en petites parcelles selon les besoins minimes, mais variés, de chaque consommateur. Il importe que le commerce ne fasse pas renchérir exagérément les objets, qu’il ne cherche pas à obtenir un courtage excessif pour son rôle de distributeur ; autrement l’économie réalisée par les ateliers serait mangée par les boutiques et perdue pour le public. La transformation du commerce, dans l’acception la plus vaste de ce mot, — non seulement du commerce des marchandises en général, mais aussi du commerce de l’argent que l’on nomme la banque, — se liait donc intimement à la transformation de l’industrie, pour tirer la quintessence des ressources qu’offre cette planète aux plus civilisés de ses hôtes, et obtenir la plus grande somme de jouissances ou de satisfactions en échange du moindre effort. C’est ce que l’on verra surabondamment dans la suite de ces Études.


Vte G. D’AVENEL.