Le Mécanisme de la Vie moderne/18

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Le Mécanisme de la Vie moderne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 818-852).
LE
MÉCANISME DE LA VIE MODERNE

L’HABILLEMENT[1]


II. — COSTUMES ET CHAUSSURES

Il est des femmes laides sur qui les belles robes pleurent, et de jolies personnes à qui la nature laisse tout porter avec charme, jusqu’à des oripeaux ou des guenilles. Il est de « petites bourgeoises » qui ont, pour « se mettre, » un goût inné ; il est aussi de « grandes dames » faites « comme quatre œufs » — ainsi que disaient nos pères, là où nous disons aujourd’hui « faites comme quatre sous, » pour désigner celles qui s’habillent mal. — Il est, dans tous les pays et à tous les âges, des corps auxquels nulle mode ne semble convenir ; d’autres, au contraire, sur qui les tons violens s’associent sans dureté et les nuances pâles sans fadeur, que les tissus moulent sans indécence ou drapent sans banalité. Mais, jeunes ou vieilles, les créatures féminines demeurent toutes plus ou moins coquettes, en vraies filles de cette Eve qui demanda un costume dès qu’elle eut perdu son ingénuité et pris conscience de son sexe.


I

Ce sexe, que nous appelons « beau, » l’est peut-être surtout par sa parure, tandis que le nôtre, par ses vêtemens, est considérablement enlaidi. Entre hommes et femmes, d’ailleurs, la démarcation extérieure par la toilette est assez moderne : la robe d’une vierge grecque ou romaine ne différait guère, soit comme forme, soit comme tissu, de celle de son frère. De même en France, durant tout le moyen âge, la cotte hardie, le gipon ou le corset, n’étaient pas, au temps de saint Louis, plus féminins que masculins ; la robe d’un marmiton était plus commune et coûtait moins cher que celle d’un chevalier ; mais la coupe était la même pour une servante ou pour un maçon, pour une bourgeoise ou pour un archer. Lorsque, vers la fin du XVe siècle, le sexe fort, dans son ensemble, adopta le vêtement ajusté et que la jupe flottante demeura seulement le signe distinctif de quelques catégories, — les « gens de robe longue, » — magistrats, docteurs ou prêtres, les seigneurs et les dames opulentes continuèrent à rivaliser de luxe, bien que sous des accoutremens différens.

Pour les uns comme pour les autres, ce chapitre de dépense ne paraît pas avoir augmenté depuis les temps féodaux jusqu’aux derniers règnes de la monarchie. La France des derniers Valois ou des Bourbons n’eut rien à envier, pour la pompe des atours, à celle des âges antérieurs ; mais elle ne les surpassa pas comme on serait tenté de le croire. En 1328, une robe de drap doublée de soie noire, destinée à la Reine, coûtait (en monnaie de nos jours, ainsi que les chiffres suivans) 1 900 francs. Une autre, de velours cendré, montait à 4 000 francs et une de velours violet, doublée de menu vair, à 9 000 francs. C’est là dedans que les princesses étaient vraiment « parées comme des châsses, » semblables à celles des contes de fées. Il y avait mieux encore : ces étoffes d’or et d’argent fin, dont notre XIXe siècle ne voit plus, au théâtre ou dans les églises, que de pâles imitations. La duchesse de Bourgogne se commandait, en 1375, une robe de drap d’or de Chypre, semée de paons, qu’elle payait 12 500 francs.

Je n’ai rencontré nul chiffre aussi élevé de Henri IV à Louis XVI : en 1740, une robe de velours ciselé de fleurs naturelles, d’où sortaient des fleurs d’or et d’argent, se vend 5 700 francs ; une autre toilette de cérémonie, en 1785, atteint 6 500 francs. C’est le maximum des prix qui me sont passés sous les yeux. Mais, durant la même période, la facture détaillée d’un costume de seigneur exceptionnellement fastueux arrive au total de 6 200 francs.

Et si, laissant de côté ces types extraordinaires, nous considérons les habillemens de gala de la haute société depuis la Renaissance jusqu’à la Révolution, nous les trouverons de valeur à peu près analogue pour les femmes de qualité et pour les gentilshommes de cour, c’est-à-dire variant entre 1 000 et 1 500 francs. Mille francs seront payés, au XVIe siècle, aussi bien pour un « corset » d’homme, en velours, avec bordures et franges d’or, que pour une robe de femme en taffetas de Gênes avec cotte de satin bleu. Sous Louis XIV, les toilettes de « présentation, » en satin brodé ou en peluche couleur de feu, que Mme de Maintenon offre à sa belle-sœur d’Aubigné, valent environ 1 200 francs ; et c’est aussi 1 200 francs que paie le duc de Nemours pour ses habits complets. Encore faut-il ne « prendre du galon » qu’avec discrétion ; car les galons d’argent qui côtoient le bord du vêtement, en sillonnent le dos, en encadrent les poches ou les revers, peuvent être, à eux seuls, tarifés jusqu’à mille francs. De ces atours somptueux, les riches d’autrefois n’en avaient pas sans doute un grand nombre ; leur budget ne l’eût pas permis : l’entretien annuel d’une fille de France, sœur de Louis XIII, figurait pour 40 000 francs d’aujourd’hui dans les comptes de la maison royale ; mais une très grande dame comme la vicomtesse de Rohan ne disposait, pour sa toilette et celle de sa fille, au siècle précédent, que d’une pension de 11 000 francs.

Les modes étaient d’ailleurs très changeantes, presque autant que de nos jours. À distance, l’œil ne perçoit que faiblement ces mutations ; ce qui nous fait à peine l’effet d’une nuance dans l’aspect d’un surcot ou d’une tunique, d’un pourpoint ou d’un justaucorps, constituait une révolution pour les intéressés. Même l’on peut dire que, depuis quatre-vingts ans, la mode, pour les hommes, a varié moins que jadis : il y a beaucoup plus de dissemblance entre un contemporain de Charles VII et un contemporain de Louis XII, ou entre le sujet de Henri IV et celui de Louis XIV, qu’il n’y en a entre deux bourgeois de 1825 et de 1900. Le citoyen du XIXe siècle ne connaît d’autre magnificence, d’autre recherche d’étiquette, que l’uniforme habit noir. Il a fallu, pour en venir là, que les armures tombassent pièce à pièce et les broderies fleur à fleur : « C’est, disait un poète, la raison humaine qui a perdu toutes ses illusions, et qui en porte elle-même le deuil afin qu’on la console. »

D’illusions, les dames n’en ont perdu aucune ; elles n’ont pas besoin d’être consolées. Pendant que s’accomplissait, chez les hommes, ce sacrifice à l’économie et à l’égalité, qui remplaçait les broderies, les dentelles et les plumes, les culottes courtes et les étoffes claires, les boucles et les bijoux, par un frac abordable pour toutes les situations et toutes les fortunes, pendant le développement de cette longue série d’abnégations masculines, nos moitiés intraitables n’ont cessé de s’attifer à la grecque, à la turque, à la chinoise, à la Marie-Stuart, à la Médicis, de se costumer en bergères Watteau ou en marquises Louis XV. Si bien que, dans le ménage actuel, l’épouse fleurie, enrubannée, constellée, triomphante, enveloppée d’une atmosphère invisible de vénusté qui s’évapore autour d’elle, apparaît à côté du mari résigné, sombre, éteint et plat.

Félicitons les femmes de n’avoir fait aucune concession à la tendance niveleuse des toilettes, de n’avoir point entendu raison sur ce qui touchait à leur beauté ; mais reconnaissons qu’elles obéissent elles-mêmes, en esclaves, à la tyrannie de modes qui souvent furent absurdes et, ce qui est plus grave, parfois hideuses. Ces modes, nul ne sait qui les ordonne ; les couturiers, qui sont censés les diriger, avouent n’avoir sur elles presque aucune influence. C’est un souffle qui passe, mystérieux et irrésistible ; quelque chose comme le vent qui soulève, à certaines heures, les peuples, ou apporte les épidémies ; bien qu’avec moins de dommages, puisque le résultat est, au pis aller, d’obliger pour quelque temps à des déformations artificielles des êtres que la nature avait harmonieusement bâtis.

Le siècle qui finit en a connu d’assez mémorables : la taille, remontée jusque sous les bras ou descendue jusque sur les reins ; les hanches, démesurément élargies par les paniers empruntés à l’ancien régime ; telle autre partie du corps follement amplifiée par des « tournures » postiches, puis dissimulée, escamotée par de laborieux déplacemens ; les jambes, tantôt perdues au centre de cages ovoïdes, — les crinolines, — que soutenaient des cerceaux d’acier, tantôt ficelées en boudins dans des fourreaux qui paralysaient tout mouvement ; les bras, un moment cachés sous des manches dont l’ample bouffissure rappelait le pantalon d’un zouave, et découverts peu après, en tenue de soirée, sous une épaulette de ruban, si étroite qu’elle ne permettait plus de porter la main à ses cheveux sans immodestie.

De ces modes, les moins gracieuses ont même succès et souvent même durée que les plus seyantes ; l’élite élégante y répugne peut-être au fond de soi, mais elle finit tout de même par les accepter : vers 1860, au temps des crinolines, lorsque les Françaises portaient sur elles pour 4 200 000 kilos de ruban d’acier, on eut aussi de faux ventres appelés des « demi-termes. » Si le bon ton voulait un jour que les femmes s’appliquassent, au haut du dos ou au bas de l’estomac, la bosse de Polichinelle, sans nul doute elles se la mettraient dans toutes les contrées policées sans exception, et il ne faudrait pas plus de six mois pour universaliser cette gibbosité ; car ce domaine de l’habillement féminin ne connaît nulle frontière et les décrets internationaux et anonymes, par qui la matière est réglée, bien différens en cela des protocoles de conférences diplomatiques, ne souffrent aucun retard.

Le corset, soit qu’il épouse du plus près possible les contours réels, soit qu’il les corrige dans une vue esthétique, soit qu’il les repétrisse au gré d’engouemens passagers, est la pièce essentielle et génératrice de l’ajustement moderne. Lui-même est assez récent. Du moins tel qu’il apparaît aujourd’hui ; le mot de corset, aussi vieux que notre langue, signifiait naguère une sorte de corsage et l’idée est bien plus vieille encore : les femmes de l’antiquité se servaient de bandelettes, disposées les unes sur les autres, pour serrer leur taille, effacer leurs épaules, soutenir leurs seins et en augmenter l’importance. Les dames du XVe siècle obtenaient certains des effets que produit le corset actuel, — cet « instrument de gêne et de mensonge, » comme l’ont nommé ses adversaires, — au moyen de poches rembourrées, cousues au bon endroit sur la chemise.

Le « corps piqué, » inventé sous Catherine de Médicis et mis par elle en grande vogue, était une terrible armature de bois, d’ivoire ou de métal, inflexible et inextensible. Ambroise Paré rapporte avoir vu sur sa table de dissection de jolies femmes à taille fine, « leurs côtes chevauchant les unes par-dessus les autres. » Pour faire « un corps bien espagnolé, disait Montaigne, quelle géhenne ne souffrent-elles pas, guindées et sanglées avec de grosses coches jusques à la chair vive. Oui, quelquefois à en mourir ! » Allez au musée de Cluny voir le corset de fer de cette époque, l’assertion de Montaigne ne vous semblera pas exagérée. — « Espagnoler » un corps, c’était lui donner la taille dont les beautés de la péninsule voisine ont le privilège. Chacun sait, en effet, — mais les fabricans de corsets le savent mieux que personne, — combien sont différemment construites les femmes des divers pays d’Europe : il faut, pour chaque nation, des modèles tout différens.

La forme extérieure des corps fashionables change d’ailleurs tous les quatre ou cinq ans, suivant les bienséances que les couturiers imposent. Le corset se fait tantôt en fuseau et tantôt en corbeille ; la mode, suivant ses caprices, enchante successivement et les grasses et les maigres. Ce fut récemment au tour de ces dernières de se réjouir ; la silhouette féminine passa brusquement de l’image fidèle d’une amphore antique, à l’aspect d’un verre de lampe, puis d’une bougie, puis d’un simple crayon. Les médecins voyaient arriver à leurs consultations des dames éplorées qui leur disaient : « Docteur, donnez-moi ce que vous voudrez, empoisonnez-moi, mais faites-moi maigrir ! » Et, comme le simple massage n’opérait pas assez vite, ces clientes recouraient à la corsetière, confidente des opulences de leur personne. Ces artistes dociles inventèrent alors des harnachemens secrets et extraordinaires pour obtenir une minceur artificielle ; à qui se jugeait trop forte encore ils répondaient, en manière de consolation : « Il est vrai, madame, qu’on ne porte plus ni hanches, ni poitrine ; mais probablement tout cela se portera de nouveau l’an prochain. »

Le corset sur lequel, ou mieux contre lequel hygiénistes et moralistes ont, depuis deux siècles, écrit nombre de pages, est ainsi, suivant les variations du goût, suivant qu’il retranche ou qu’il multiplie, parfois malsain et parfois inoffensif. À cette innocente catégorie appartient une création contemporaine : le plastron baleiné, qui supprime les seins d’étoupe ou de caoutchouc et qui, moyennant une boucle intérieure, serrée à volonté, avantage ou diminue le volume de la gorge, la fait paraître abondante ou réservée, et simule à ravir la fermeté moelleuse de la chair vivante. A travers mille vicissitudes le corset, de Charles IX à Louis XV, avait néanmoins progressé ; de nos jours il s’est transformé tout à fait : le corset « à combinaisons » de 1770, avec son buse épais descendant le long du torse comme une barre de fer, le corset « à poulies » de la Restauration, sont des machines indignes d’être comparées au corset moderne, souple comme un gant, contourné dans ses coutures pour s’adapter à tous les mouvemens, et pesant 200 grammes à peine.

Les perfectionnemens introduits, la création de grandes « usines à corsets », d’où sortent tous les types imaginables, depuis ceux de gros coutil pour les paysannes, jusqu’à ceux de batiste moirée, de damas de soie, de satin broché, — les tissus varient de 0 fr. 75 à 20 francs le mètre et il en faut 50 centimètres, — ont révolutionné cette industrie depuis une trentaine d’années. On calculait, en 1870, qu’il existait à Paris 4 000 corsetières environ, établissant en moyenne un corset tous les deux jours ; ce qui, d’après le nombre des ouvrières dans les autres villes de France, donnait un total de 1 500 000 corsets. Depuis cette époque, le chiffre d’affaires a triplé, le nombre des articles est quatre fois plus considérable et, tandis que le prix de chacun, considéré isolément, s’abaissait, la façon, la substance s’amélioraient.

Notre production annuelle peut être estimée à 55 millions de francs, dont un quart seulement pour le corset sur mesure ; Paris fabrique à lui seul autant que la province. De cette somme, la main-d’œuvre absorbe 25 pour 100, représentée par environ 20 000 ouvrières et un millier d’ouvriers mâles. Les salaires varient de 6 et 8 francs par jour, pour quelques privilégiées, employées chez les grandes faiseuses, jusqu’à 1 fr. 50 pour les femmes qui travaillent chez elles en soignant leur ménage, ou pour les prisonnières des « maisons centrales » à qui les manufactures confient nombre de travaux. L’on m’a fait admirer de jolis petits corsets roses sortant des mains d’une jeune femme, détenue à Clermont pour avoir étranglé ses deux enfans.

L’une des grandes entreprises dont je viens de parler livre au commerce, à elle seule, 900 000 corsets par an, coupés, cousus, plissés, œilletés et apprêtés à la vapeur. Les scies tournantes découpent 36 pièces à la fois, en suivant le dessin tracé au crayon sur les tissus. Les divers morceaux, réunis en paquets par douzaines, sont portés aussitôt à la couture. L’ouvrage, si simple autrefois, est divisé en une foule d’opérations ; au point qu’un corset, avant d’être fini, passe entre plus de vingt-cinq mains différentes. Mais il s’exécute aussi beaucoup plus vite : la machine à 4 ou 5 aiguilles fait 4 ou 5 coutures à la fois.

Nous devons constater ici que, sur le terrain des inventions mécaniques, qui presque toutes viennent des États-Unis, la supériorité des Américains est écrasante et s’affirme en mille détails. Ainsi un appareil, imaginé par eux, avait permis de poser les œillets de laçage dix fois plus vite qu’on ne pouvait faire auparavant ; un effort tout récent a pour résultat d’accélérer cinq fois encore la rapidité de cette besogne. Au lieu d’incruster un par un les 15 ou 18 œillets de chaque corset, la nouvelle machine, d’un seul coup, perce tous les trous et y loge en même temps les petits anneaux de cuivre. On donne un apprêt spécial au corset par l’injection de vapeur d’amidon, ce qui le rend plus solide et presque indéformable. Le garnissage y ajoute les dentelles ou les broderies. Enfin il est repassé sur des moules de cuivre chaud, nommés je ne sais pourquoi des « potences », qui communiquent aux « goussets » leur rondeur, aux baleines leur courbure définitive.

Le corset n’a plus alors qu’à être mis en carton ou en caisse, suivant sa destination plus ou moins lointaine : en voici d’alignés sur des bustes-annonces, du galbe le plus sympathique, en partance pour l’Australie et le Canada ; d’autres salles sont uniquement consacrées aux commandes des magasins de nouveautés. Le corset en gros traverse des jours difficiles : telle fabrique de premier ordre, qui gagnait il y a vingt ans 15 pour 100 sur un chiffre d’affaires de 4 millions de francs, voit ses affaires décroître à l’étranger et ne réalise plus qu’un profit de 5 pour 100. Il faut beaucoup de capitaux, énormément de marchandises en magasin, des relations en tous pays, un personnel uniquement occupé à créer sans cesse des modèles : le « mignon » ou l’« aurore, » le « siamois » ou 1’ « impérial, » le « phœbus » ou le « trianon. » Sans parler des catégories intimes : du corset « tuteur » pour les tailles déviées, du « dorsal » pour les épaules à saillies non symétriques, de 1’ « abdominal, » de la « brassière, » des corsets « grossesse » ou « maternel, » ces derniers munis d’un boutonnage automatique pour les mères qui allaitent.

Tous les articles bon marché sont vendus à peu près au prix de revient ; mais aussi la plus humble bourgeoise, l’ouvrière même, satisfait en quelque mesure désormais cette volupté discrète des dessous soignés. Le commerce de détail réalise d’ailleurs d’assez forts bénéfices : les articles payés par le marchand 13 et 28 francs, en gros, sont revendus 18 et 49 francs au public.


II

La toilette des Français de l’un et l’autre sexe représente annuellement une dépense de deux milliards et occupe environ un million de personnes, tant ouvriers que patrons. De ces derniers, Paris en compte 2 000 pour le costume féminin, — 1 700 couturières et 300 maisons de confection, — d’importance très inégale, pour lesquels travaillent au moins 80 000 individus.

La concurrence des magasins de nouveautés ne semblerait pas avoir préjudicié depuis trente ans aux vêtemens sur mesure, si l’on en jugeait par le nombre des couturières parisiennes, qui n’a cessé de s’accroître : il était de 700 seulement en 1872. La plupart sont à la tête d’une quinzaine d’ouvrières ; une centaine d’ateliers atteignent ou dépassent l’effectif de 50 personnes ; enfin, six couturiers de premier ordre commandent un bataillon enjuponné de 400 à 600 employées, hiérarchisées en « grandes premières, » premières « de parties » et « de tables, » apprêteuses, garnisseuses, corsagières et « associées, « manchières ou manchottes, jupières, « bonnes mains, » mécaniciennes, collaborant à divers titres aux atours signés du nom célèbre.

Celui qui porte ce nom est tantôt un enfant du métier, comme M. J. Doucet, dont les grands parens vendaient en 1815 des bonnets sous une porte cochère, avant de s’établir marchands de vraies dentelles boulevard Saint-Martin ; la seconde génération se fit une spécialité des points anciens et rares ; la troisième passa, sous la République actuelle, de la lingerie aux costumes, où son succès lui permit d’élargir le théâtre de ses opérations, devenu trop étroit pour contenir sa gloire. D’une simple boutique de coiffeur sortit un autre établissement de couture, dont le fondateur, M. Félix Poussineau, prend une part active et intelligente aux œuvres philanthropiques d’aujourd’hui. Au salon de coiffure avait été annexé d’abord un rayon de chapeaux ; après le chapeau vinrent naturellement les manteaux et les robes ; puis, par la liaison naturelle des « trousseaux de mariées, » ce fut le tour de la lingerie.

Le couturier actuel, renouvelé du moyen âge, où les tailleurs avaient le monopole d’habillement des femmes de la noblesse et de la riche bourgeoisie, ne remonte pas au delà du second Empire. Sous Louis-Philippe les clientes apportaient leurs étoffes à des couturières, qui travaillaient uniquement à façon. Une d’elles, dans l’almanach Bottin de 1850, ajouta la première, à ses nom et adresse, cette formule : « Confections pour dames. Seule maison dans Paris où l’on trouve tout fait robes de femmes et d’enfans en tous genres. » Voyant que les couturières se mettaient à fournir des tissus, qu’elles achetaient au fur et à mesure de leurs besoins, le commis de l’un des principaux marchands de soieries de la rue du Sentier convainquit son patron qu’il aurait avantage à créer de son côté un atelier de couture.

C’était un Anglais, nommé Worth, qui avait débuté à Londres, dès l’âge de treize ans, dans le commerce des châles, avant de venir chercher fortune à Paris. Rebuté d’abord par ses chefs, dont la vanité regardait ce métier d’« artisan « comme une déchéance, il obtint, à force d’insistance, l’autorisation de préparer quelques modèles, à chacun desquels il donnait une forme spéciale, les variant sans cesse dans le goût de l’étoffe, les appropriant aux diverses circonstances de la vie journalière. La taille féminine, dégagée, par l’adjonction des manches, du cachemire et du mantelet qui la cachaient depuis longtemps, se fit voir au long des rues, d’abord indiquée, dessinée plus nettement ensuite, au grand scandale des personnes timides. L’instigateur de cette réforme, établi pour son propre compte (1858), passait peu à peu autocrate du goût, oracle et directeur de conscience sur les matières d’ajustement, aussi bien pour l’aristocratie du vieux continent que pour la ploutocratie du nouveau monde. Son nom britannique, naturalisé par la prononciation, devint celui d’une personnalité « éminemment parisienne, » et du reste son initiative avait été heureuse pour notre industrie.

Beaucoup d’autres ont suivi ses traces ; plusieurs l’ont égalé, sinon surpassé. De ces renommées, quelques-unes furent éphémères : la grande couture a ses favoris d’un jour, qui surgissent et disparaissent sans que l’on sache trop pourquoi. Le succès est souvent très rapide ; l’un des plus récemment parvenus à l’apogée de cette profession, où l’on commence par chiffonner des flots de rubans et où l’on finit par en garder un brin à la boutonnière, fit, la première année 375 000 francs d’affaires, la deuxième 750 000, la troisième 1 500 000 et la quatrième près de 3 millions de francs. Une publicité intelligente dans les hôtels lui valut des clientes étrangères ; il en recruta parmi la haute société française, en écrivant aux dames, dont il relevait les adresses dans quelque annuaire, des lettres confidentielles où il leur offrait des toilettes superbes à bas prix. Séduites par les chiffres, beaucoup vinrent, très intriguées de savoir qui avait donné leurs noms. — On leur répondit que c’était une amie, désireuse de garder l’incognito. — Elles firent une première commande, non renouvelée, parce que dans l’intervalle les prix haussèrent ; la maison était lancée.

Mais le sacrifice de plusieurs centaines de costumes ne suffit point à amener ce résultat sans quelque besogne d’esprit, sans le don inné pour le métier d’habilleur. C’est ce don qui a permis à telle patronne âgée de dix-neuf ans, récemment mariée à un jeune employé de banque, de faire en peu de mois ronfler la réputation, de se créer un nom, une marque. Le « novateur dans l’art du vêtement de la femme, » suivant la qualité pompeuse que prend certain couturier, sur ses cartes de visite, est effectivement un homme notable et de prix, plus près que l’on ne pense du statuaire : « Pour un tailleur qui sent, interprète et rectifie la nature, disait bravement Michelet, je donnerais trois sculpteurs classiques. »

A qui veut attirer l’attention d’une clientèle blasée, il ne suffit pas d’apporter du neuf et de l’extraordinaire, d’avoir de l’inouï plein ses poches ; il faut découvrir au moment psychologique le modèle dont les lignes originales se substituent à la silhouette dont l’œil était las. Le croquis d’un pas dansé aux Folies-Bergère est apporté à tel grand faiseur, qui y puise son succès de l’hiver. Le crayon pourtant est source de déceptions fréquentes ; on se passionne pour une image que l’étoffe reproduit mal, que l’on ne parvient pas à « transcrire » dans la réalité. Un dessinateur renommé de nos principaux théâtres, établi couturier à son compte, mangea 600 000 francs en un an. On doit, pour bien atteindre le but, travailler le plus près possible de la nature, sur le corps féminin, à la fois élastique et rigide, vibrant tour à tour ou langoureux, pâte unique d’une plasticité mouvante.

A ceux qu’anime cette préoccupation constante, un détail, inaperçu pour d’autres, donne des idées de toilettes nouvelles. La robe à tunique, qui fit fureur sous Napoléon III, fut suggérée à Worth par la vue d’une blanchisseuse de village, accroupie au bord de la rivière. Pour ne pas mouiller sa jupe, elle avait pris soin de la relever sur son jupon. Ainsi troussée, la paysanne n’était guère séduisante ; mais la draperie de ces cotillons repliés fit imaginer une superposition gracieuse de deux tissus dont la contexture, les dessins, les coloris et les garnitures pouvaient être variés à l’infini. Un autre couturier réussit plus tard, en s’inspirant uniquement du XVIIIe siècle et des coupes Louis XV, qu’il remit en honneur. Un autre, plus près de nous encore, remonta jusqu’à l’antiquité, rêvant pour type de prédilection la statue de la victoire de Samothrace, poitrine bombée, ventre absent, enveloppée simplement plutôt que vêtue. Il reproduisit si bien ce galbe que ses fanatiques affirmaient pouvoir reconnaître, entre vingt autres, la femme habillée chez lui.

Lorsqu’une mode nouvelle réussit, c’est chaque fois une branche industrielle qui se crée ou qui ressuscite. La mousseline de l’Inde, dont Bernardin de Saint-Pierre avait vêtu sa Virginie, reprit ainsi faveur au milieu de ce siècle ; mousseline si nuageuse que la pièce passait par une bague d’enfant, si légère qu’il en fallait cent mètres pour peser deux livres. Puis, après une longue éclipse aussi, reparurent les lampas, les velours ciselés, malgré les répugnances des belles dames qui ne voulaient pas, disaient-elles, être vêtues comme des meubles. Ce fut, pour la fabrication lyonnaise qui languissait, le point de départ d’initiatives hardies. La Picardie trouvait, il y a quelques années, dans le succès des jupes « cloche, » dont chacune exigeait cinq mètres de crin, l’emploi rémunérateur d’une masse de bras ruraux à la mise en œuvre de ce produit précédemment oublié. Le public souvent résiste : contre le goût du drap, de la tenue anglaise et de la chemisette économique, très préjudiciable au luxe, de grandes maisons ont sourdement fait campagne, jusque dans la presse quotidienne ; mais sans résultat.

« L’art du costume, me disait un couturier plein de son sujet, est régi par deux sortes de lois également impérieuses, les lois générales de l’esthétique et les lois particulières du vêtement. Leur ensemble constitue une théorie compliquée, dont l’homme qui connaît son métier à fond se pénètre avec un soin spécial. La part de l’innovation doit y être en parfait équilibre avec la part de la tradition, pour offrir quelque attrait imprévu qui pique et charme le regard. La revue des modes du passé est pour nous ce qu’est, pour le peintre, l’examen de l’œuvre des maîtres disparus ; elle fait revivre à nos yeux une foule de formes et de combinaisons oubliées ; elle nous révèle le secret des mille raffinemens qui ont servi à embellir les femmes des autres siècles, vivifie notre invention personnelle et nous empêche de nous engourdir dans les formules du présent.

« C’est aussi une mine de renseignemens où l’on puise des idées à pleines mains. L’imagination, la mémoire, ne fournissent pas toujours à point nommé ce qu’on désire. Alors les documens nous viennent en aide, on y trouve presque à coup sûr un ajustement, un ornement analogue à celui qu’on rêve et qu’il nous suffit d’adapter.

« Malgré tout, ajoute mon interlocuteur, il ne faudrait pas exercer trop longtemps notre profession. Nous sommes, comme les romanciers et les auteurs dramatiques, épuisés au bout d’une vingtaine d’années. Nous n’avons plus d’idées. Pour moi, j’ai lancé nombre de formes et essayé quantités de systèmes ; j’ai su tirer du velours, par la coupe, le maximum de son éclat, en faisant tomber sur lui la lumière dans le meilleur sens ; je suis parvenu, par la multiplication des coutures du corsage et par l’emploi de pièces symétriquement tissées, droite et gauche, à faire profiter la taille de la femme des fleurs et des dessins du damas ; j’ai employé tous les tissus imaginables, avec ardeur, avec foi. Maintenant, concluait-il, non sans quelque mélancolie, je n’ai plus la foi. »


III

L’on combinait naguère une robe pour chaque cliente ; maintenant les modèles sont confectionnés d’avance pour la saison et montrés sur de belles filles, — les « mannequins, » — qui les font valoir. Ce petit truc est utile à la vente ; en voyant un costume sur le dos de ces « mannequins » à tournure élégante, à taille de guêpe, la personne qui possède une taille d’éléphant est portée à croire que l’effet, sur elle-même, sera identique. Et l’idole jolie, tout au long du jour parée, passe sur sa robe de soie mince les riches toilettes, l’une après l’autre, suivant que ces dames les souhaitent voir. Puis, le soir venu, elle rentre, si elle est vertueuse, dans sa condition d’employée à 150 francs, comme la reine de théâtre dépose sa couronne ou le garçon de recettes la sacoche aux millions.

Celles-là ne sont en effet que des figurantes. Dans ces salons d’essayage où gisent les costumes en formation, où chaque visiteuse laisse son parfum intime ; derrière ces portes d’où partent, impatiens, des appels de voix flûtées : — On demande le corsage de Mme X... La sortie de bal de Mme Z... est-elle prête ? — le long des corridors où frou-froutent les jupes soyeuses, triomphalement portées à bout de bras ; dans ces temples de la coquetterie internationale, — car beaucoup d’étrangères ne viennent à Paris que pour s’habiller, — les grands rôles sont tenus par les « premières vendeuses » « Mademoiselle Henriette » ou « Madame Louise » sont là des personnages, largement appointés par le patron et recevant en outre, de la part des clientes satisfaites, des cadeaux de prix, bibelots, bijoux, de l’argent même. Telle Américaine les gratifie, à son départ de Paris, de toute sa monnaie française dont le stock peut atteindre jusqu’à un millier de francs.

Les longues séances d’essayage prêtent à la causerie ; il se crée, entre la femme qui habille et celle qui est habillée, un semblant d’intimité qui permet d’aborder toutes les questions. Entre la pose de deux épingles, ces demoiselles pénètrent bien des secrets, se chargent de bien des sortes de messages ; elles ébauchent et négocient parfois des mariages véritables. Le chiffon abolit si bien les distances et autorise tant de familiarités ! A la reine d’un pays voisin, dont les dessous étaient quelque peu négligés, une « première » qu’elle affectionne particulièrement ne se gêna pas pour dire, un jour qu’elle lui enlevait sa robe : « On n’imaginerait pas qu’une reine a un corset si sale ! — C’est le vieux, répond la souveraine, donnez-moi vite un cache-corset. — Votre Majesté nous dit toujours que c’est le vieux, réplique imperturbablement la demoiselle, mais nous ne voyons jamais le neuf ! »

Ce sont les vendeuses qui tracent le plan de la robe future et en font le prix, par un rapide calcul mental de l’étoffe et des accessoires, doublure, garniture, fleurs et broderies. Elles doivent autant que possible, pour guider les choix, se rappeler ou voir tout de suite à qui elles ont affaire, connaître l’entourage et les parentés de la dame, surtout le chiffre qu’elle ne dépassera pas ; à celle-là il ne faut point montrer d’abord un tissu trop riche, parce qu’ensuite elle ne voudrait plus en agréer de moindres.

Devine-t-on au contraire, dans la nouvelle venue, quelque sujet opulent, mais timide, ou bien une de ces folles de parure, comme Paris en voit débarquer chaque printemps, les vendeuses habiles s’en emparent, l’entreprennent et, à telle cliente transformée par l’ajustement, heureuse de se voir embellie au delà de ses espérances, elles « arrivent à faire dépenser, » — c’est leur terme, — 50 000 francs dans une saison. Pour élevé qu’il soit, ce dernier chiffre n’a rien d’insolite. En l’espace de douze mois, une vieille Américaine, célèbre par son luxe, paya pour 290 000 fr. de factures à son couturier. De pareilles notes représenteraient un nombre inouï de robes moyennes, à 7 et 800 francs chaque ; mais quelques articles exceptionnels suffisent à grossir rapidement le total : telle bar maid anglaise, épousée pour sa beauté par un jeune clerk de la Cité, qui fit plus tard au Transvaal une prodigieuse fortune dans les spéculations minières, commandait à la fois une pèlerine de 70 000 francs en zibeline et un voile d’Alençon destiné à orner son manteau de cour, lors de sa présentation à la reine Victoria.

L’élégance masculine ne saurait, de nos jours, atteindre de semblables taux, quelque prodigue qu’on la suppose. D’après les confidences du tailleur le plus renommé, son meilleur client détient le « record » en ce genre avec une dépense annuelle d’environ 20 000 francs.

L’atelier où se préparent les robes comprend deux sortes d’ouvrières : les coupeuses qui débitent l’étoffe, les apprêteuses qui l’assemblent au moyen d’un bâti. Après un ou plusieurs essais, suivis des rectifications nécessaires, le travail se divise entre l’atelier des corsages et celui des jupes. Dans le premier, les « mécaniciennes » piquent les coutures, que rabattent ensuite les « petites mains » auxquelles est dévolu le finissage intérieur et la pose des baleines, noires, grises ou blondes : ces dernières beaucoup plus recherchées et coûtant, lorsque la pêche des fanons a été médiocre, jusqu’à 160 francs le kilo. Le corsage est alors remis aux manchières, puis aux garnisseuses, si spécialisées que les unes font presque exclusivement les boutonnières ou les bas de taille, d’autres les nœuds ou les fioritures légères. Corsagières ou jupières, ateliers de manteaux, de boléros ou de jaquettes, ont à leur tête une sorte d’entrepreneuse responsable à qui le patron paye à forfait les façons de chaque objet.

En ce qui concerne plus particulièrement l’industrie parisienne, les marchandises employées chez un grand couturier se composent d’abord de soieries, dans la proportion de 46 pour 100, de dentelles 13 pour 100 et de passementeries 11 pour 100. Les 30 pour 100 qui restent se répartissent entre les fourrures (8 pour 100), les broderies (7 1/2 pour 100), le juponnage (4 1/2 pour 100), le lainage (3 1/2 pour 100), les plumes (2 pour 100), les fleurs (1,15 pour 100), les baleines de corsage (0,85 pour 100) ; enfin les menues fournitures de lingerie, mercerie, étoffes de crin, dessous de bras, etc., atteignent ensemble 2 1/2 pour 100.

Au point de vue de la clientèle, les fortes maisons de la rue de la Paix ont calculé que les expéditions à l’étranger s’élevaient à 17 pour 100 du chiffre d’affaires ; les livraisons aux commissionnaires, aux couturières américaines et allemandes qui viennent au mois d’août cueillir de porte en porte les modes de la saison prochaine, représentent 8 pour 100 ; les ventes faites à Paris à des étrangers absorbent 38 pour 100 ; quant à la consommation française proprement dite, elle ne constitue que 37 pour 100 du total.

Ce total varie, suivant l’importance relative de chaque établissement, de 5 à 8 millions de francs, divisés entre 3 000 comptes environ, dont 7 à 800 nouveaux chaque année. Les titulaires de ces comptes sont de qualité très inégale sous le rapport de la fortune : nombre de dames riches, en France, ne se font pas habiller chèrement, tandis que beaucoup d’autres, médiocrement aisées, s’endettent pour se vêtir. S’assurer que ces dettes seront payées est une grosse préoccupation des fournisseurs. L’un d’eux eut naguère l’idée ingénieuse de coucher sur une « liste noire » les noms des insolvables convaincus. Le malheur voulut que cette liste secrète, imprimée à l’usage exclusif des membres de la corporation, tombât sous les yeux de l’un des débiteurs qui y figurait et qui mena, dans les journaux, un terrible tapage contre une entreprise si indiscrète.

Les commerçans renoncèrent à ce procédé, mais perfectionnèrent leurs moyens d’investigation. Lorsqu’une inconnue se présente, ils profitent du délai demandé pour l’essayage et, avant de donner un coup de ciseau dans le tissu, se procurent, sur le genre de vie de cette cliente nouvelle, des détails qui leur permettent d’évaluer le découvert qu’elle comporte. Ils n’ont pas toujours besoin de s’adresser à cet effet aux agences ; on se prête entre confrères une assistance mutuelle sur ce chapitre ; la mode aussi renseigne la couture, et. aussi les bijoutiers ou autres négoces analogues, à charge de revanche. L’acheteuse de passage, logée à l’hôtel, est tenue de payer d’avance.

Les aigrefins du monde entier ont l’œil sur cette proie qu’est le quartier de l’Opéra pour les objets de luxe, du luxe qu’ils veulent obtenir gratis. Tous les jours et particulièrement dans le plein de la saison, à l’époque du Grand Prix, arrivent, soit une débutante de la galanterie qui espère trouver, grâce aux robes qu’elle commande et qu’elle portera si gracieusement, le gentleman capable d’en acquitter le montant ; soit des messieurs, de noms connus dans l’aristocratie européenne, qui sollicitent du crédit pour d’aimables compagnes, mais dont la garantie personnelle est trop mince en faveur de leurs protégées ; leurs promesses, ou même leurs billets, ne pouvant être acceptés nulle part.

Malgré les efforts de précaution du vendeur, ses pertes sont nombreuses. La délicatesse n’est pas toujours en honneur dans les couches sociales les plus élevées ; il se trouve souvent des altesses qui paient mal ou qui ne paient pas. L’histoire de certaine princesse a défrayé la presse il y a quelques années ; mais il est, au compte de familles souveraines, beaucoup d’autres créances irrécouvrables que le public ne connaît pas. Le crédit, vis-à-vis des clientes qui, plus ou moins exactement, finissent par s’acquitter, est une lourde charge chez les couturières, même les plus modestes. Un prédicateur influent a trouvé la question assez importante pour la traiter en chaire, dans des retraites consacrées aux femmes du monde. Il leur a fait un cas de conscience du retard qu’elles apportaient à régler leurs notes ; il a cité l’exemple d’une petite patronne récemment établie, malade de la fièvre typhoïde et n’ayant pas un sou pour acheter des remèdes, tandis qu’on lui devait, par fractions de 150 à 700 francs, une somme assez notable qu’elle n’osait pas réclamer, crainte de déplaire.

Mais les femmes ne commanderaient pas, si elles savaient qu’on apportera la facture avec la robe ; pénétrées de ce principe, les grosses maisons consentent des crédits dont l’ensemble monte, chez l’une d’elles, jusqu’à 6 ou 7 millions. Le capital flottant n’est pas sans réduire leur bénéfice net, dont l’importance est assez difficile à préciser à cause de la manière dont elles le calculent. Ici on l’estime à 30 pour 100, tandis qu’ailleurs on affirme qu’il n’excède pas 10 pour 100 du chiffre d’affaires. L’expert, commis par le tribunal de la Seine pour examiner les livres d’une couturière, dont les factures étaient taxées d’exagération par sa cliente, exposa, dans son rapport, que le prix de revient des marchandises ressortait à 43 pour 100 seulement du prix de vente ; et l’avocat de la plaignante fit remarquer que, dans ces livres même, le prix d’achat des étoffes était déjà majoré, suivant un usage d’ailleurs général, pour parer à la dépréciation que subissent, d’une année à l’autre, les coupons invendus.

De ces soldes, quelques-uns sont utilisés, d’après leur nature et leur dimension, sous forme d’ombrelles, de jupons, de sachets ou de boîtes à gants. Mais le commerce des toilettes de luxe offre tant d’aléas qu’un ordre plus ou moins strict dans la gestion, une prudence plus ou moins sévère dans l’acceptation des commandes, fait varier singulièrement le profit définitif.


IV

Tout autres, dans ce domaine du vêtement, sont le but, les moyens d’action, les chances de succès ou de perte du « confectionneur. » Sa clientèle, peuple et petite bourgeoisie, est immense, mais peu fortunée. Cependant elle est sensible à l’élégance. Pour obtenir sa faveur, il lui faut donc offrir un costume dont la tournure attrayante séduise à petits frais. L’émulation des fabricans d’étoffes, les progrès du machinisme dans la coupe et la couture ont permis de réaliser des économies incroyables.

Chaque année, sur la surface du globe, plus d’un million de nouvelles machines à coudre viennent accroître ou remplacer le stock précédemment en usage. D’une seule maison il en sort plusieurs milliers par jour. Construites en vue de besognes très diverses, capables de faire, en certaines spécialités, jusqu’à 2 000 points par minute, à « navette » ou à « chaînette, » à jour ou en zigzag, elles festonnent, soutachent, brodent, piquent, faufilent ou assemblent avec une précision mathématique et une rapidité vertigineuse.

Le travail leur arrive tout préparé par des appareils, dont le public peut suivre en ce moment la marche régulière dans les galeries de l’Exposition universelle au Champ-de-Mars. Avec la « machine à tracer, » il suffit d’appliquer des clichés reproduisant en relief un groupement de patrons et de tourner une manivelle ; en quelques secondes, le cliché s’encre et ses lignes s’impriment sur le tissu avec une netteté parfaite. Une autre machine superpose les étoffes, pour en former des « matelas » destinés à être tranchés en bloc. Elle saisit automatiquement le bout de la pièce, transporte le pli à la longueur désirée, toujours dans le même sens, le juxtapose et le marge exactement, le coupe, puis reprend d’elle-même le pli suivant.

L’épaisseur moyenne de 5 centimètres ainsi obtenue, sur laquelle on place le morceau où les contours du patron ont été reproduits, est portée à un établi que traverse la « scie à ruban. » Cette mince lame d’acier, tournant à grande vitesse, a vite fait de découper l’empilage de drap, d’après les sinuosités que l’ouvrier l’oblige à suivre. Un dernier outil perce et marque les poches aux dimensions voulues. L’ensemble de ces procédés réduit au minimum les frais de fabrication et les déchets inutilisables qui vont s’émiettant sur le parquet. Or, l’habile emploi de la matière entre pour beaucoup dans la science d’un coupeur : les économies que réalisent sur ce chapitre les entrepreneuses des grands magasins sont le plus clair de leur bénéfice. Si elles acceptent des façons à très bon marché, c’est parce qu’elles gagnent, sur cinq ou six costumes, que fournit une pièce, trois ou quatre mètres d’étoffe que leur adresse personnelle leur permet d’épargner.

La plupart des maisons de détail mettent en vente des « complets » pour hommes à partir de 50 francs. Quelques-unes commencent à 25 francs, d’autres à 13 fr. 75, et l’on peut aller plus bas encore. Le costume, offert au public pour 13 fr. 75, est acheté au fabricant 12 fr. 50. Les trois mètres de drap, à 2 fr. 30 chaque, qu’il absorbe communément, ne sont pas, on le devine, une substance bien précieuse. Cependant la solidité est assez grande, le teint seul en est fragile. Ce genre de tissu, inventé à Lisieux, a été imité et perfectionné à Vienne, en Autriche.

Il porte le nom de « renaissance, » sans doute parce qu’il se compose de vieux draps effilochés, mélangés en trame à du coton qui augmente leur tenue. Le tout, foulé fortement, reçoit après tissage l’impression d’un dessin flatteur. Dans sa vieillesse, le vêtement, mis au rebut, retourne par une pente fatale aux effilocheurs. « Il y a telles laines, me disait un confectionneur de Lille, que j’ai peut-être rachetées dix fois ou davantage, sans le savoir, à mesure qu’elles me reviennent, sous l’aspect d’étoffes neuves, de chez le fabricant qui les ressuscite. »

Sur ce genre de vêtemens, non seulement le détaillant ne gagne rien, mais le modeste écart qui sépare le prix de vente du prix d’achat est loin de couvrir ses frais généraux ; d’autant mieux que c’est souvent sur ces sortes au rabais que porte le principal effort de sa réclame : l’affiche sensationnelle représentera un voyageur dans l’attitude de l’ébahissement, proférant les paroles suivantes : « Je viens de faire le tour du monde ; rien ne m’a plus étonné que les prix exceptionnels des vêtemens de la maison X... ! » Ou bien encore un placard monstre posera cette question : « Trouvez la superbe jaquette, haute nouveauté d’Elbeuf, à 11 fr. 95 ? » — A quoi un second placard, deux jours après, répondra : « On trouve la superbe jaquette à 11 fr. 95 aux magasins de... »

Mais le client, une fois attiré, achète autre chose et peut-être une qualité supérieure, où le marchand trouve son compte. Au demeurant, l’ouvrier actuel achète un costume « bourgeois ; » un costume neuf, c’est quelque chose ; nul ne l’a endossé avant lui ; tandis que son grand-père se fournissait chez le fripier et portait de vieilles hardes, souvent nuancées de pièces de rapport. « Les poètes, disait Régnier, s’en vont l’habit cicatrisé, courtisant les grands seigneurs. » Les seuls vêtemens que l’on eût naguère le droit de vendre tout faits étaient (es vêtemens d’occasion.

Depuis un demi-siècle qu’elle existe, l’industrie des confectionneurs n’a cessé de grandir. Elle a d’abord conquis la masse populaire, puis elle a dépossédé les petits tailleurs qui travaillaient pour la bourgeoisie. Dès 1867, ceux-ci voyaient diminuer de moitié leur chiffre d’affaires ; depuis lors, ils ont à peu près disparu et les patrons de second ordre sont menacés de les suivre. Avec une clientèle toute locale, des frais proportionnellement lourds, l’obligation de se procurer, à prix peu avantageux parce qu’il achète par petites quantités, un assortiment de marchandises supérieur à son débit, — ce qui l’expose à des pertes sensibles, — le tailleur doit supporter une morte-saison de quatre à cinq mois. Il est condamné à payer très haut la main-d’œuvre et à consentir des crédits très longs aux acheteurs.

La maison de confection, au contraire, travaille au comptant, profite du chômage pour renouveler ses collections, utilise toutes ses matières premières, les écoule en tout lieu, et jouit des avantages de celui qui achète, produit et vend par masses. Seuls les grands tailleurs n’ont pas à redouter cette concurrence, parce que, pour leur public, la question d’argent n’existe pas.

Etablis dans le Nord pour les qualités communes, à Lyon ou à Paris pour les articles moyens et soignés, de vastes ateliers centralisent l’habillement de plus des deux tiers de la population masculine. Quelques maisons unissent à l’industrie le commerce : la Belle Jardinière livre, par les mains de ses 2 500 employés, les vestons, pantalons et paletots, achetés en pièces à des centaines de fabriques, que 7 000 ouvriers des deux sexes façonnent pour elle. Dans ces usines à vêtir, la division du travail est poussée au point que telles boutonnières sortent exclusivement de certaines localités et qu’il n’est pas de costume qui ne passe, avant d’être livré, par les mains de trente personnes.

La confection féminine, plus jeune de vingt ans, s’est organisée sur les mêmes bases, bien que d’une manière un peu différente, pour répondre aux mêmes besoins. Elle faisait déjà, il y a trente ans, moitié plus d’affaires que toutes les couturières de la capitale réunies et ses articles étaient demandés au dehors de préférence à tous autres. Durant les six ou sept mois que durèrent le siège et la Commune, les étrangers, dans l’impossibilité de communiquer avec Paris, portèrent leurs demandes à Berlin, qui, depuis quelque temps, s’était outillé pour produire le vêtement de femme à bas prix. La guerre terminée, on s’attendait à voir revenir cette clientèle ; elle ne revint pas. On pensa que les marchands de Londres et de New-York s’étaient laissé momentanément séduire par le bon marché des produits allemands, mais que cet engouement serait éphémère ; on fut promptement détrompé. Il arriva, sur le marché même de Paris, des articles berlinois d’un prix tellement inférieur que plusieurs de nos industriels, n’osant soutenir la lutte, se découragèrent et fermèrent leurs établissemens. Le mal empira d’année en année ; à l’extérieur, nos anciens débouchés nous furent enlevés un par un ; en France, de nouvelles maisons disparurent et l’importation allemande s’accrut dans des proportions effrayantes. Non seulement nous avions perdu notre primauté d’autrefois, mais nous étions menacés d’un anéantissement complet. Cela dura jusqu’en 1880.

À ce moment, des hommes d’initiative tentèrent de restaurer la fabrication parisienne et d’écraser la concurrence allemande en produisant à meilleur marché qu’elle-même. La première chose à faire était d’économiser les frais de main-d’œuvre. A cet effet, ils s’entendirent avec nombre d’entrepreneurs qui prennent à forfait la couture et le finissage du vêtement de « série ». Ils leur fournirent les moyens d’organiser dans les quartiers populeux, comme Belleville, Montmartre, les Batignolles, de vastes ateliers. Les procédés de travail améliorés, on obtint de nos tisseurs des étoffes à meilleur marché. Enfin l’on créa au fond des campagnes des manufactures qui livrèrent certains matériaux, comme les broderies, à des conditions tout à fait économiques.

Ces efforts furent couronnés d’un plein succès. Dès 1883, la marche ascendante de l’importation allemande s’arrêta, puis commença à décroître et n’a pas cessé depuis lors de décliner. Nos fabricans, après avoir reconquis le marché français, ont repris pied en Angleterre et en Amérique, d’où on les avait complètement délogés, et l’étranger revint chez nous. Sauf le vêtement d’hiver, que l’Allemagne établit encore à des prix plus avantageux que nous-mêmes, nos compatriotes remportent sur leurs rivaux des avantages marqués.

Mais l’âpreté de la lutte, où faillit se tarir une des sources les plus abondantes du travail national, montre à quel point les patrons sont peu maîtres de fixer à leur gré le taux des salaires qu’ils distribuent ; et l’on ne doit pas manquer de s’en souvenir, lorsqu’on s’intéresse aux classes laborieuses et que l’on recherche les moyens pratiques d’améliorer leur sort.

Il semble, par un contraste facile à évoquer, que, dans le monde où se portent les toilettes, la femme, avec son luxe incomparablement plus grand que celui de l’homme, est la privilégiée ; tandis que, dans le monde où les toilettes se font, elle est, avec son gain minime, la plus infortunée des créatures. Et, comme personne plus que les intéressées n’est appelé à souffrir de ce contraste, il est clair que, pour ces ouvrières frôlant tout le jour le luxe et faisant de leurs mains la beauté de clientes, peu douées souvent du côté de la nature, mais qui « veulent être jolies quand même, » la rancœur de leur condition devient plus amère. La tentation d’en sortir, par n’importe quel moyen, doit être terriblement aiguë, lorsqu’une ancienne camarade d’atelier, une chanceuse, depuis peu « arrivée, » leur envoie un bonjour amical du haut de sa calèche rangée le long du trottoir.

Comparé pourtant à l’ensemble de la corporation, le personnel des grandes maisons peut passer pour favorisé au point de vue du salaire ! Il gagne en moyenne 4 fr. 50. Les salles où travaillent en commun les demoiselles de la couture n’engendrent aucune mélancolie, et les fusées de gaîté, qui partent d’un coin ou de l’autre, confirment la sagesse de ce dicton antique que « rire est ce qui contente le plus et ce qui coûte le moins. »

Mais nous sommes en un moment de presse ; vienne l’heure du chômage, beaucoup de ces chaises seront vides ; et comment vivront alors celles qui les occupent aujourd’hui ? D’autant plus que les licenciées sont les moins capables, par conséquent les moins payées durant les mois de forte besogne. Comment supprimer ces alternatives prodigieuses ? Le 15 février, chez telle faiseuse connue, il n’avait été commandé encore que deux ou trois robes. Il y a des époques où les patrons n’ont pour ainsi dire rien à faire, bien qu’ils n’aiment pas avouer ces mortes-saisons. L’un d’eux avait l’amour-propre de tenir éclairées jusqu’au milieu de la nuit les fenêtres de ses ateliers vides, afin de se donner, aux yeux des passans, l’air de veiller. Le fait a été constaté par un inspecteur.

Cette veillée, dont le législateur a prononcé la suppression, les ouvrières lui sont unanimement favorables, tant que la loi ne pourra abolir le chômage périodique de quatre ou cinq mois par an. Ce mal, contre lequel la force publique est impuissante, la charité tente vainement d’y remédier : philanthropes ou religieux, qui ont formé les œuvres de patronage et d’assistance sur lesquelles a été plusieurs fois appelée l’attention des lecteurs de cette Revue, reconnaissent les premiers que ce sont là des palliatifs tout à fait insuffisans et presque chimériques. Une immense corporation de travailleurs ne peut pas normalement être à l’aumône, et nul ne concevrait qu’il en fût ainsi en un temps où le salaire s’est partout accru, du haut en bas de l’échelle, pour la moitié féminine du genre humain, depuis l’ouvrière de manufacture jusqu’à la simple « bonne à tout faire, » laquelle gagne cinq fois plus aujourd’hui qu’il y a cent ans.

Il est vrai que, pour rien au monde, la plupart des ouvrières de l’aiguille ne consentiraient à « se mettre en service, » à moins d’entrer, avec des gages de 100 francs par mois, dans des intérieurs opulens où elles s’occuperaient uniquement à coudre pour leurs maîtresses. Aux autres métiers d’appoint, aux tâches transitoires que leur offrent des institutions bienfaisantes, elles répugnent manifestement. Sur 50 qui viennent solliciter un jour ces ouvrages un peu vulgaires, 25 ne se présentent même pas le lendemain au poste indiqué, et, parmi les 25 qui sont venues une fois, le plus grand nombre n’y retourne pas les jours suivans.

Un puissant correctif à cette inaction désastreuse serait d’engager les dames qui s’intéressent aux questions sociales à ne passe donner le mot pour commander toutes au même moment, comme elles font, des objets de toilette qu’elles exigent sans aucun retard ; mais personne ne peut sérieusement avoir une pensée aussi singulière. Ce que ni l’État, ni l’Église, ne sauraient améliorer avec des menaces ou des prières, l’intérêt privé, le brutal et sagace intérêt, maître du monde économique, se chargera de le réformer. Les maisons de confection, qui produisent en grand, font faire, par « séries » de tailles différentes, 500 ou 600 costumes du même modèle, aussi bien d’hommes que de femmes, tant d’hiver que d’été. Elles fabriquent à peu près tous les genres : peignoirs ou jupes, corsages ou matinées, manteaux ou pèlerines, tabliers ou sorties de bal. Elles parcourent toute la gamme pour chaque nature d’objets, depuis l’extrême distinction jusqu’à l’extrême médiocrité.

Je visitais l’une d’elles au moment des premières communions. Cet acte religieux est source d’affaires importantes, parce qu’il occasionne d’assez fortes dépenses, même dans les milieux anticléricaux, — surtout dans ceux-là, m’a dit le chef d’un grand magasin populaire de Paris. — Aussi bien la France ne renferme-t-elle pas nombre de pieux sceptiques ? Un barbier libre penseur de mon voisinage, le matin de la première communion de sa fille, affirmait que c’était bien là « le plus beau jour de sa vie. » — Tout ce que porte la famille ce jour-là doit être neuf ; le père, la mère, s’habillent de neuf ; la mère surtout, occasion favorable d’obtenir de son époux une toilette fraîche, alliance du profane et du sacré. Le confectionneur a prévu, pour toutes les bourses, un assortiment complet : aux fillettes pauvres il offre, pour 3 fr. 75, la robe, le corsage et le voile, avec un bonnet de 0 fr. 85 ; aux plus cossues, le bonnet de 15 francs, avec le costume de 130 fr., composé de deux jupes de mousseline étoffées d’un dessous en soie. La ceinture débute à 1 fr. 45 et s’élève jusqu’à 40 francs. Même variété pour les deux sexes, même échelle de prix pour les adultes que pour les enfans. Les stocks de vêtemens de toutes sortes, accumulés sans relâche, aident à régulariser le travail dont les femmes vivent toute l’année. Par sa prévoyance et ses capitaux, cette industrie conjure les conséquences de la saison morte, en compensant la « mesure » par la « série, » l’atelier des commandes par les ateliers d’approvisionnement.

Mais, dit-on, le salaire distribué par ces derniers est d’une insuffisance notoire. Les entrepreneuses, avec qui traite le confectionneur et qui occupent chacune un certain nombre d’ouvrières, passent pour dévorer le profit des malheureuses qu’elles emploient, en leur payant des prix dérisoires de façon. L’imagination, l’intelligence, et aussi cette sorte de bon jugement appliqué à la profession manuelle que l’on nomme le « goût, » créent, parmi la classe laborieuse, une aristocratie, une bourgeoisie et un bas-peuple, bref une hiérarchie, où quelques-unes sont traitées très bien, d’autres assez bien, d’autres très mal ; parce qu’on en a toujours assez de celles qui n’ont qu’une aiguille au bout des doigts et point d’idées dans les mains ni dans les yeux.

Or, les trois quarts des « petites mains » ne connaissent pas leur métier ; elles peuvent coudre, voilà tout. On ne veut plus faire d’apprentissage, c’est un trop gros sacrifice, et les enfans, casés trop jeunes par les parens, tant bien que mal, pour réaliser un gain immédiat, ne savent rien, pas même soutenir leurs points aux endroits où il est nécessaire. On ne peut se fier à elles et, si l’entrepreneuse n’existait pas, ces incapables mourraient de faim. Il est indispensable de les guider, de repasser le travail après elles pour obvier à la mauvaise fabrication. Si d’ailleurs on approfondit la moyenne des risques et des bénéfices de ces intermédiaires, le nombre de ceux qui s’enrichissent et de ceux qui se ruinent, on apprécie ce que valent, dans un prix de revient, leur activité et leurs efforts.

Encore faudrait-il, observe-t-on, que les plus déshéritées des ouvrières eussent de quoi vivre ; et l’on s’indigne contre ce que l’on a tôt fait d’appeler le « sweating system, » l’exploitation de la sueur. N’empêche que ceux mêmes qui parlent ainsi s’appliquent, quand ils achètent quelque chose, à payer le moins cher possible. Or les tarifs de façon rivalisent, les uns avec les autres, sur toute la surface du monde civilisé. Nécessairement les plus bas font la loi aux autres, et il existe des hameaux en Europe où les femmes gagnent six sous par jour.

Sans sortir de France, beaucoup d’entreprises installées en province, en Bretagne, à Nancy, à Châteauroux, font travailler autour d’elles des paysannes qui acceptent en hiver, — jamais en été, — des salaires très modestes. Toute l’année fonctionnent, auprès de centres miniers, de forges, de grandes usines où les hommes sont occupés, des ateliers analogues. C’est un bienfait pour ces ménages d’ouvriers et de cultivateurs. A Paris même, la femme mariée, la jeune fille vivant sous le toit paternel, sont heureuses d’un gain modique, qui augmente le bien-être du foyer et avec lequel la célibataire, isolée dans sa mansarde, consume ses forces sans « joindre les deux bouts, » suivant l’expression vulgaire.

Qu’en conclure, sinon que, pour les capacités médiocres ou ordinaires, la couture n’est un métier possible dans la capitale qu’à la condition d’habiter en famille ? Il n’y a là rien d’injuste ni d’immoral, rien dont on puisse faire un crime à la société ; d’autant qu’il existe, pour les femmes seules et indépendantes une infinité d’autres emplois, — et le nombre en augmente tous les jours, — où les autres femmes, attachées au logis d’un mari ou d’un père, ne peuvent souvent lutter avec elles.

Au vêtement confectionné se rattache une industrie toute spéciale, celle des « modèles. » De nombreuses maisons, à Paris, ne s’occupent pas d’autre chose ; les plus importantes vendent à l’Amérique et à l’Angleterre. Si j’en crois une tradition dont je ne garantis pas l’exactitude, la vente des modèles outre-Manche daterait de loin : dès la fin du dernier siècle, on expédiait chaque semaine à Londres, paraît-il, une poupée de grande taille qui portait les modes de Paris. L’envoi se fit régulièrement, même pendant la Révolution et aux jours les plus sombres de la Terreur ; une seule fois il manqua d’arriver à la date ordinaire ; ce fut au mois d’octobre 1793, lorsque Marie-Antoinette venait d’être guillotinée. Les fabricans de modèles n’emploient qu’un personnel de choix, créateurs plutôt qu’ouvriers. Quelques-uns envoient encore des poupées, habillées de papiers dont la disposition reproduit très exactement la forme d’un costume que l’on peut, d’après elles, copier aisément. Sur ce terrain, l’Allemagne nous suit de près et exporte des « modèles français, » exécutés à Berlin d’après les nouveautés parisiennes.


V

« Si tes bottes sont trop étroites, dit un proverbe kirghise, que t’importe que le monde soit vaste ; » maxime pleine de saveur par où nous apprenons, à ne prendre cet aphorisme barbare qu’au sens propre, et en laissant de côté sa haute portée morale, que les descendans des Mongols, errans dans les steppes de l’Asie, sont sensibles, ainsi que nous-mêmes, aux influences d’une chaussure défectueuse sur la santé et même sur l’humeur. En fixant à 20 francs par personne, en moyenne, la part de la cordonnerie dans la dépense de chacun d’entre nous, on peut évaluer la production nationale à 800 millions de francs, auxquels il faut ajouter 100 millions d’exportation ; soit 900 millions dont le tiers est absorbé par la main-d’œuvre.

Quant aux matières premières, une petite partie seulement est d’origine française. Les meilleures peaux de bœuf ou de vache sortent des abattoirs de Paris, mais le second choix, les « saladeros, » viennent de l’Amérique du Sud et des Antilles ; grande quantité de veaux s’achètent en Allemagne, Autriche et Hollande. Les moutons nous arrivent de plus loin : on les importe tout tannés des Indes. Quant aux chèvres et chevreaux, dont les grands marchés sont Londres et Marseille, c’est par la Turquie, l’Egypte, les Balkans qu’ils nous sont fournis. Les plus chers sont ceux de Kazan. La cordonnerie de luxe joint aux cuirs ordinaires l’antilope, le kangourou, le marsouin, au grain particulièrement lisse, le poulain, plus souple que tout autre, plus coûteux aussi, parce qu’on n’emploie qu’une partie prise sous la croupe, suivant une méthode dont les Russes gardèrent longtemps le secret.

À ces dépouilles animales se marient parfois d’autres substances : Romorantin eut, pendant vingt années, le monopole du façonnage des talons en bois pour bottines genre Louis XV ; nulle part, comme en Autriche, on ne sait tirer parti du carton pour donner de l’apparence aux semelles des chaussures bon marché ; enfin les vieux souliers, lorsque après avoir passé de pieds en pieds, ils terminent, au sein des choses innomables, leur laborieuse et kilométrique carrière, ne sont pas encore tout à fait perdus. Tantôt on les met en pâte pour former un cuir factice, qui se dissimulera en certains coins invisibles des souliers neufs ; tantôt, après les avoir assouplis dans l’eau et dépouillés de leurs clous, qui se vendent à part, on y taille à l’emporte-pièce des empeignes de souliers d’enfans.

Avant d’être mises en œuvre, les peaux sont traitées de bien des manières, tannées ou « mégissées ; » ces dernières, trempées avec leur poil dans un bain de chaux, puis enduites d’une pâte sèche, d’un « habillage » fait avec des blancs d’œufs, de l’alun et de la farine, dont elles s’imprègnent et se « nourrissent. » Pour certaines préparations, comme celle du chevreau, les États-Unis rivalisent aujourd’hui avec la France, qui en avait naguère la spécialité. La nature et le travail créent, dans chaque sorte, des qualités multiples, dont les unes, creuses ou veineuses, valent moitié à peine des meilleures, sans défaut.

L’homme du métier reconnaît, à l’aspect du plus petit morceau de cuir, de quelle partie de l’animal il est tiré. Du reste, les diverses parties d’une même peau servent à divers usages : les semelles, par exemple, se font en vache, sauf pour les très grosses chaussures ; mais la partie extérieure vient du « croupon » et la partie intérieure du ventre. Celle-ci est généralement du cuir « scié, » divisé en plusieurs épaisseurs, dont la carrosserie achète la « fleur, » c’est-à-dire l’épiderme ; tandis que les cordonniers se contentent du dessous, appelé « chair. » S’agit-il d’établir ces bottines jaunes, dont la mode s’est introduite depuis une dizaine d’années, il suffit de présenter le cuir à l’envers. En veut-on de blanches pour les enfans, on utilise le jeune veau, dit « mort-né, » dont le poil est rasé de près. Le mouton sert aux contreforts et aux doublures ; quant aux pantoufles ou aux souliers du plus bas prix, on les obtient en collant une « efflorure » de peau sur du carton ou sur du feutre.

Quoique le pied passe, dans la personne humaine, pour la partie la moins intelligente, — on ne sait pourquoi, peut-être par son éloignement de la tête, — tellement que c’était il y a deux cents ans une locution courante de dire d’un sot « qu’il avait peu d’esprit hors des talons, » d’où sans doute l’expression moderne de « bête comme ses pieds, » l’habillement de ces extrémités inférieures n’en constitue pas moins un art très délicat parce qu’il est sans retouche possible.

Ni le cordonnier qui prend méticuleusement les largeurs de doigts et les saillies de cheville, après avoir tracé les contours de plante sur une feuille de papier, ni son client qui, pendant ces préliminaires, multiplie les avis et les conseils afin de n’être ni trop à l’étroit, ni trop au large, n’eussent imaginé, il y a trente ans, qu’un individu soucieux de sa toilette pût s’introduire sans humiliation dans des souliers fabriqués à la grosse par une usine.


C’est la botte
Qui dénote
L’homme vraiment élégant,


formulait excellemment le bottier fashionable de la Vie parisienne. Ambitieux de créer plus tard pareilles bottes, le jeune « bœuf, » — ainsi désigne-t-on l’apprenti, — commençait par poisser les fils et ajuster des soies de porc. Le grand jour venu où son patron lui mettait l’alène en mains, il était admis à une initiation dont la durée, avant de passer compagnon, était de cinq ou six années. Sous l’ancien régime, c’était plus grave encore : à voir les cérémonies, les sermens et les onctions laïques qu’il fallait pour affilier à Paris un cordonnier aspirant à la maîtrise, on eût dit qu’il s’agissait de graduer un docteur ou de consacrer un prêtre.

Le plus grand nombre, parmi ces «disciples de saint Crépin, » ont déjà disparu devant le magasin de chaussures fabriquées à la mécanique. Le savetier seul résiste, le savetier chanteur de La Fontaine, confiné dans son travail de réfection économique. Le commerce des souliers tout faits débuta en 1820, par des exportations de « pacotilles » aux colonies. Mais le premier essai de division du travail ne s’affirma que vers 1855, après la découverte des appareils qui devait déposséder la piqueuse de bottines de son intéressant ouvrage. Jusqu’en 1880, ces produits, le plus souvent cloués pu vissés, grossiers étuis de cuir, étaient demeurés très inférieurs au « cousu-main. » Mais l’invention de machines, imitant exactement le travail de l’homme et adaptées aux besognes les plus complexes, accomplit alors une révolution rapide de la cordonnerie.

Les Américains en furent les auteurs. Il s’est produit chez eux, pour cette industrie où ils sont passés maîtres, comme pour beaucoup d’autres où ils réalisent chaque jour des progrès inouïs, ce phénomène paradoxal : l’élévation des salaires y a engendré le bon marché de la main-d’ œuvre : l’économie obtenue par une machine est d’autant plus sensible et, par suite, l’intérêt que l’on trouve à l’employer est d’autant plus grand, que le travail manuel à qui elle se substitue coûtait plus cher. Il y a, dans ce cas, beaucoup de profit à imaginer des appareils nouveaux, parce que la vente en est énorme et assurée. Ces appareils, une fois trouvés, abaissent fort le prix de façon, mais non pas la paie de l’ouvrier, — les ouvriers américains en ont fait l’épreuve, ils aiment les machines ; — seulement la production augmente en excitant le consommateur par l’appât du bon marché.

L’émulation à combiner, dans toutes les branches imaginables, des mécaniques ingénieuses, n’est pas récompensée chez tous. Bien des capitalistes ont englouti des millions en tentatives infructueuses. Un seul crée le type parfait ; la fortune le récompense largement, mais la nation elle-même s’enrichit de son succès. La machine à coudre les semelles n’est vendue à nos industriels, par la compagnie Goodyear, que moyennant le paiement, en sus du prix principal, d’une redevance proportionnelle aux services qu’elle rend. Un cadran la surmonte et marque automatiquement le nombre de mille points, — celle que j’ai vue en était à 377 millions, — pour lesquels la vieille Europe doit, à la fin de chaque mois, payer le tribut à la jeune pupille transatlantique qu’elle émancipait hier.

Nombre d’outils américains ont marché longtemps, ou marchent encore dans nos usines, à des conditions identiques, rapportant à leurs inventeurs lointains 400 ou 500 francs par mois. Ils servent à piquer les tiges, à monter, estamper et fraiser, à « déformer, » — c’est-à-dire à polir, — les talons au moyen du mouvement alternatif d’un fer chauffé par un jet de gaz ; ils servent aussi à percer et à coudre les boutonnières : un petit chariot, muni de tous ses organes actionnés par l’électricité, s’approche de l’étoffe fixée sur la table ; il la troue, tandis que deux aiguilles, l’une droite, l’autre croche, formant et serrant tour à tour les boucles du fil, font en quelques secondes le tour de la fente, en y appliquant le garnissage de milanaise qui donne du relief. Le fonctionnement, malgré sa complication, est irréprochable et la mécanicienne qui y préside fait 350 boutonnières à l’heure, autant que 18 ouvrières de jadis.

L’Etat français, qui chauffe ses bureaux au bois et les éclaire à l’huile, exige que le brodequin militaire, pour lequel il paie 13 à 14 francs, et dont il fixe le nombre de clous sur les talons et les semelles, soit cousu et piqué à la main. La longueur des points est prévue par arrêté ministériel. N’empêche que le « godillot » est inférieur aux chaussures civiles et ne se recommande que par sa substance : d’épais « croupon » de bœuf.

Depuis que les fabricans ont dressé une échelle rationnelle et mathématique, comportant, pour chaque modèle, 150 à 300 pointures différentes, à moins d’avoir le pied difforme on peut se chausser tout fait. L’établissement des formes, me dit un manufacturier qui fait annuellement 3 millions d’affaires, est l’alchimie de notre métier. Ces morceaux de charme ou de hêtre, taillés suivant des patrons étudiés avec soin, varient en longueur depuis 0m, 20 de long pour les femmes du Pérou, — les plus petits pieds du monde, — jusqu’à 0m, 31 pour les négresses. Ce dernier chiffre correspond au maximum du pied d’homme, en France, tandis que les extrémités féminines de nos compatriotes sont en moyenne de 0m, 25.

Affaire de régime non moins que de race : habitués à marcher pieds nus, les nègres ont des doigts développés en éventail, qui refusent d’entrer dans aucune chaussure, tandis que dans les pays où les dames marchent à peine, le pied se ramasse et s’accourcit. Cette exiguïté n’est-elle pas payée trop cher ? Señoritas hispano-américaines, beautés des harems orientaux, ne plaindrons-nous pas celles à qui le climat ou la coutume interdit de faire usage de leurs jambes, nous autres dont l’œil est réjoui sans cesse par la Parisienne en mouvement ? Spectacle pédestre infiniment délicat, depuis le glissement cadencé et ondulatoire jusqu’au trottinement ailé qui bat le sol à coups menus et légers.

L’assemblée des notables de 1597, gémissant sur l’excès des importations anglaises, affirmait que nos voisins d’outre-Manche remplissent le royaume d’articles de toutes sortes, « jusqu’à de vieilles bottes et savates, qu’ils font porter à pleins vaisseaux en Normandie ! » Plaintes difficiles à admettre, semble-t-il, du moins pour les chaussures, étant donné leur bas prix habituel aux siècles passés. Les campagnards ne payaient leurs souliers que 0 fr. 90 sous Louis XI, soit, d’après la valeur relative de l’argent, 5 fr. 40 en monnaie de nos jours. Évalués aussi en monnaie contemporaine, des souliers à courroie pour la reine (1312) reviennent à 9 fr.50 ; ceux du sire de La Trémoille (1400) coûtent 8 francs ; les « escarpins » des gens de guerre sont vendus 4 francs au XVIe siècle, et l’on se procurait des « houseaux » en cuir de Cordoue, — le houseau couvrait, on le sait, la moitié de la cuisse, — pour 36 francs. Même bon marché aux temps modernes.

Cet article n’était vraiment onéreux que pour les raffinés, qui poussent la profusion jusqu’à la démence, comme Cinq-Mars à qui Louis XIII reprochait d’avoir 300 paires de bottes. Les souliers à talons rouges des gentilshommes montaient à 24 francs sous Louis XV ; les mules mignonnes de toile d’argent à mouches d’or allaient encore plus haut ; mais la masse de la population se procurait une paire de chaussures communes pour 6 ou 7 francs jusqu’à la Révolution.

La hausse des cuirs et des salaires avait enchéri jusqu’à nos jours, dans une proportion très forte, cette partie de l’habillement. La transformation récente l’a ramenée à des chiffres plus abordables. Il existe aujourd’hui, dans les bazars, des bottines de femmes depuis 5 francs ; le détaillant les achète en fabrique 4 francs qui, chez le manufacturier, se composent de 2 fr. 50 de matière première, — « croûte » de vache pour les campagnes, mouton pour les sortes urbaines, — 1 franc de façon et 50 centimes de frais généraux et de bénéfice. De nombreux spécialistes d’une catégorie plus relevée offrent, pour un prix uniforme de 12 fr. 50, des chaussures qu’ils achètent, les unes 7 francs, les autres 11 francs, aux usines.

La cordonnerie mécanique fournit, pour un prix réduit de moitié, des marchandises identiques à celles que confectionnaient péniblement les artisans ordinaires ; elle ne prétend pas remplacer les produits de grand luxe, la tenue de chasse des sportsmen ou les souliers de théâtre des actrices en vedette, copiés sur des tableaux du Louvre. D’abord elle ne suit la mode que de loin. Le bon ton ordonne-t-il maintenant de « porter » des pieds longs et minces, elle en est encore aux bouts carrés, « Carnot » ou « sénateur. » Puis l’artiste qui exige 55 francs pour une paire de bottines leur donne un degré de perfection, qu’apprécient eux-mêmes de riches fabricans de chaussures toutes faites, en s’adressant à lui pour leur consommation personnelle. Le bottier en renom met ses cuirs en magasin un an d’avance ; comme il n’emploie que les morceaux de choix, une peau, qui rapporte six paires à la confection, ne lui en rendra pas plus de deux ; ses « joigneurs, » monteurs et finisseurs sont des ouvriers du premier ordre. Ils savent, par de minutieux battages ou « étirages, » augmenter la fermeté de la substance et lui retirer tout son « prêtant, » afin de la rendre indéformable. Mais aussi la façon des tiges lui revient à 6 francs, celle des pieds à 12 francs, autant que la matière elle-même. Avec des frais généraux élevés et les pertes inhérentes au crédit, le profit net ne dépasse pas 16 pour 100 ; chiffre d’ailleurs respectable lorsqu’on atteint, comme la maison la plus en vogue, 750 000 francs de ventes annuelles.


VI

Un penseur avisé qui se refuse à admettre, pour les ouvriers de l’Europe, le danger imminent de la concurrence des races jaunes ou noires, prétend que, dans les contrées où le salaire est très bas, l’absence de besoins vient uniquement de l’impossibilité de les satisfaire ; que la civilisation, partout où elle pénètre, accroît en même temps et les ressources et les désirs. Et, symbolisant son idée avec humour, l’observateur dont je parle répondait finement à qui lui objectait qu’un sauvage de l’Afrique, le jour où il aurait tout au plus une chemise à se mettre sur le corps, ne souhaiterait rien de plus : « Le jour où il aura une chemise, eh bien ! il ambitionnera de faire faire sa photographie. »

Les faits, de par le monde, semblent confirmer cette opinion. Le fellah d’Egypte, qui, depuis les Pharaons, n’était vêtu que d’une longue blouse, commence, depuis qu’il est plus fortuné, à porter des caleçons. Le nègre du Brésil, occupé sous un soleil torride à la récolte du caoutchouc, sitôt qu’il a réalisé quelque économie, s’achète un chapeau haute forme, une redingote noire et un gilet blanc, puis se rend à la ville voisine, s’y grise jusqu’à rouler par terre, gâte ses habits, et retourne les poches vides à sa plantation. Il n’est pas jusqu’à ceux qui semblent le plus réfractaires à nos inventions occidentales, comme les Célestes, que l’on ne voyait, — avant la crise actuelle, — se précipiter à l’envi dans les wagons des chemins de fer récemment mis en service.

J’ai constaté les mêmes phénomènes dans le temps passé : les classes ouvrières, aux XIVe et XVe siècles, lorsque le bétail était à vil prix par rapport à la paie du manœuvre et que la valeur d’un mouton équivalait à trois ou quatre journées de moissonneur, la classe ouvrière mangeait de la viande et mettait des gants. Les gants de maçon, de laboureur, de servante, sont un article fréquent dans les comptes jusqu’à Louis XII et qui disparut ensuite, sans doute parce qu’il était devenu trop cher.

Si personne ne marche aujourd’hui pieds nus, le terme injurieux de « va-nu-pieds » n’étant plus guère qu’une figure ; si même, dans notre république, ceux qui vont chercher fortune hors de leur village ne le quittent plus « en sabots, » — suivant une expression devenue, elle aussi, allégorique, — mais bien dans la troisième classe d’un train omnibus, le prolétaire actuel demeure les mains nues, du moins pour le sexe fort. Sur 100 paires de gants sortant des fabriques, les deux tiers sont à usage de femme. Mais rien n’empêche d’augurer que l’artisan se gantera, même pour effectuer son labeur. Il se fait déjà en Amérique des steel protected gloves à 2 fr. 50 la paire ; ce sont des gants très forts, mais doux et souples, recouverts à l’intérieur de petites lamelles de métal pour éviter l’usure, employés par les ouvriers de la pierre, du fer, de la brique et autres métiers de fatigue. La « main calleuse du travailleur » est-elle donc un cliché menacé de disparaître de la vie réelle, pour se confiner dans la rhétorique électorale ? Sans être aussi proches qu’aux États-Unis de l’heure où tout ouvrier sera, par sa mise, un gentleman, les gants, dont la fabrication occupe 150 000 personnes, deviennent de plus en plus chez nous un objet de nécessité. La France en exporte, il est vrai, bon nombre à l’étranger et nos industriels déploient, dans la recherche des débouchés, une ingéniosité louable : les « gants de guerre, » — war gloves, — gants patriotiques pour dames, qui firent fureur à New-York il y a deux ans, au moment de la campagne de Cuba, parce que leur couleur bleue, leurs crispins et leur boutonnage doré rappelaient fidèlement la tenue militaire des troupes fédérales, venaient d’une maison française qui s’était procuré en Amérique une capote d’uniforme, pour en mieux reproduire la nuance et les attributs.

Parmi les gants exportés au dehors, quelques-uns nous reviennent sous une nationalité d’emprunt. Le Duc d’Aumale, un jour de chasse à Chantilly, vit arriver au rendez-vous certain cavalier qui, par une étude approfondie, était parvenu à se donner, jusque dans les plus minutieux détails, un aspect rigoureusement britannique : « Qui est ce monsieur, interrogea le prince, c’est un Anglais ? — Non, Monseigneur. — Ah ! reprit-il avec un sourire, alors c’est un imbécile. » Le snobisme mérite des égards ; nombre de gants fabriqués à Milhau, dans le Rouergue, vont recevoir leurs boutons à Londres, d’où ils sont réexpédiés à Paris.

Milhau doit au fromage de Roquefort, issu du lait de ses brebis, d’être devenu un centre important de production des agneaux. Or la peau de gant vient exclusivement de l’agneau et du chevreau de fait, qui n’ont pas encore brouté d’herbe. La Toscane fournit des sortes fines, connues sous le nom de « gants de Turin ; » mais les peaux étrangères, surtout celles de chèvres, souvent plates, maigres, nerveuses, sont d’une qualité inférieure. Les meilleurs chevreaux sont originaires de Tours et de Poitiers, où l’on pratiquait, sous Henri IV, l’art « d’accommoder les peaux de bœufs et autres en façon de buffle et chamois, qui sont, disait-on, de très bon service. » Cette industrie a disparu du Poitou ; mais Annonay, Grenoble, Saint-Junien (Haute-Vienne), principaux centres de la mégisserie, tirent indifféremment de l’agneau et du chevreau, suivant leur préparation, des gants de « Suède, » de « chamois, » de « daim, » de « castor » ou de « chien. »

Il ne s’est jamais fait de gants en peau de chien ; elle serait trop dure. Quant au poétique chamois du Tyrol qui, dans le Tartarin d’Alphonse Daudet, va boire le vin chaud chez l’aubergiste, il prête seulement son nom au gant d’ordonnance, que fournit la peau d’agneau, d’abord imbibée d’huile autant qu’elle en peut contenir, puis séchée et blanchie par une exposition plus ou moins longue au soleil et à la rosée. Le castor n’est autre chose qu’un « chamoisage » de premier choix. Le « Suède » s’obtient en mettant à l’envers les peaux qui n’ont pas assez de « fleur » pour être glacées, et en lissant leur « chair » par un ponçage à la meule. Un gant, avant d’être porté, subit plus de 140 manipulations, y compris le cousage et la teinture, où il entre parfois des ingrédiens bizarres. Les gants, classés avant la teinture, suivant la couleur qui leur sera propice, d’après leur grain ou leur brillant, arrivent à Paris découpés en trois morceaux : la main, le pouce et les fourchettes ; ils vont alors se faire coudre et piquer en Normandie, en Bretagne ou dans les Vosges.

La coupe n’était autrefois soumise à aucune règle fixe ; on déterminait à peu près la largeur, mais l’usage seul fixait la longueur des doigts ; de sorte que deux ouvriers différens ne donnaient pas les mêmes dimensions aux gants qui avaient la même pointure. Xavier Jouvin introduisit des proportions qui ont servi de base à un numérotage par lettres et par chiffres et à une collection de calibres, perfectionnés et simplifiés depuis cinquante ans que cette invention est tombée dans le domaine public.

Il ne se fait plus de gants brodés d’or, où les perles et les pierres précieuses se relevaient en bosse, tels qu’en portaient les Florentines au temps de Laurent le Magnifique ; il ne s’en fait plus d’ornés de peinture à la gouache, comme sous la Régence ; disparus sont les gants parfumés « à la Néroli, » « à la Frangipane, » et aussi les gants empoisonnés, de sinistre mémoire. Les gants ne servent plus de cadeaux diplomatiques, et le gantelet de fer du chevalier est devenu le gant de coton du fantassin ; mais les gants contemporains sont sans doute mieux ajustés et il est certain que leur nombre augmente : en France, de 1830 à nos jours, la production annuelle a passé de 10 à 30 millions de paires.


Vte G. d’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 1er février.