Le Mécanisme de la Vie moderne/19

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LE
MÉCANISME DE LA VIE MODERNE

XIX.[1]
LE PRÊT POPULAIRE
MONTS-DE-PIÉTÉ. — BONS CRESPIN. — CRÉDIT MUTUEL


I

La location de l’argent, le prêt à intérêt, fut longtemps, comme on sait, un délit aux yeux de l’Etat, un péché aux yeux de l’Eglise. Les mœurs étaient, au moyen âge, d’accord avec les lois pour le réprouver. Les docteurs n’auraient-ils fait que partager l’erreur économique de leur temps, l’idée fausse que l’on avait, bien avant l’institution du christianisme, sur « l’argent issu de l’argent, » qu’Aristote estimait un profit contre nature ? Toujours est-il que, par une aberration générale, les mêmes gens qui trouvaient tout naturel de louer leurs terres ou leurs maisons estimaient dégradant de louer leurs espèces monnayées ; qu’à cette époque de servage, où la personne humaine, susceptible de vente ou d’achat, était considérée comme une marchandise, dont le possesseur, clerc ou laïque, surveillait très strictement et s’appropriait, en toute sûreté de conscience, l’accroissement par reproduction, l’or ou l’argent, — ou même le blé, car le prêt des denrées était aussi mal vu que le prêt des métaux, — n’étaient pas regardés comme pouvant à bon droit se reproduire par le louage.

On n’oserait se montrer trop sévère pour ces excentricités de la raison des aïeux, parce que nos descendans trouveront encore matière à rire dans beaucoup de nos idées actuelles, qui nous paraissent les plus respectables ; que beaucoup de professions sont décriées ou vénérées qui, dans deux ou trois siècles sans doute, ne le seront plus. N’oublions pas qu’il y a fort peu de temps qu’un chirurgien est l’égal d’un médecin ; fort peu de temps aussi que les artistes dramatiques jouissent du droit commun des citoyens et des chrétiens et que les marchands d’esclaves n’en jouissent plus ; qu’un agent de la police criminelle, qui maintient l’ordre social en pourchassant, au péril de sa vie, ceux qui tendent à le troubler est infiniment plus bas placé dans l’estime publique qu’un huissier ou un avoué qui rendent de moindres services.

Ces opinions et bien d’autres, vestiges du passé, nous aident à comprendre comment le métier de prêteur d’argent put être considéré, durant des centaines d’années, comme une occupation avilissante pour ceux qui l’exerçaient personnellement, ou qui, indirectement, par l’octroi de leurs capitaux, y participaient. De là, l’extrême rareté des prêteurs, la mauvaise organisation du prêt et le taux inouï de l’intérêt, conséquences naturelles de l’absence de concurrence et du défaut de sécurité. On connaît la législation spéciale et incohérente appliquée, pendant quatre cents ans, par les divers princes de l’Europe, aux tristes banquiers de leurs États, juifs et lombards, traités tantôt comme des vaches à lait qu’on nourrit à discrétion pour qu’elles rendent davantage, tantôt comme des ennemis de l’ordre public que l’on rançonne ou que l’on détruit.

Tolérés, expulsés, rappelés, ces instrumens odieux et nécessaires du crédit demeurent, du XIIe au XVIe siècle, dans le monde civilisé, comme des oiseaux sur la branche, vont, viennent, ouvrent ou ferment leurs échoppes, selon les besoins et les caprices des potentats ou des foules. Philippe le Bel fixa le taux d’intérêt à 20 pour 100 pour les opérations ordinaires. Louis le 1 lutin l’autorise, quelques années plus tard, jusqu’à 260 pour 100 (un sou pour livre par semaine), mais pas davantage ; « car, disait-il, dans son ordonnance, notre volonté n’est mie que l’on puisse prêter à usure. »

Ce monarque était trop bon ; il laissait à l’intérêt légal une marge dont celui-ci n’avait pas besoin. Une pauvre serve de Troyes, débitrice en 1388 d’une somme de 25 sous, pour laquelle elle a mis en gage sa meilleure « cotte, » paie deux derniers pour livre par semaine, soit sur le pied de 74 pour 100 par an, pendant les quatre mois que dure sa dette ; c’est le taux le plus élevé que j’aie remarqué en fait, bien que plus tard, à Grenoble, le conseil communal demande que l’on exerce des poursuites contre les usuriers « qui exigent un intérêt de 100 pour 100. » Mais il peut y avoir là une de ces exagération de langage comme les assemblées délibérantes ne craignent pas d’en commettre. L’intérêt mobilier a varié en France, au moyen âge, autant qu’on en peut juger par un très grand nombre d’exemples choisis dans beaucoup de provinces, de 45 à 10 pour 100. En moyenne, il oscille entre 20 et 25 pour 100.

Trois siècles se passèrent à tourner dans un cercle vicieux : la proscription périodique des banquiers augmentant l’usure ; l’usure, devenue habituelle, motivant la proscription des banquiers. Ce mot de « banque, » cette qualification de « banquiers, » qui éveillent aujourd’hui l’idée de quelque local vaste et, confortable, de quelque individu opulent et important, conviennent-ils bien à ces parias au nez crochu, la robe déshonorée par une rondelle jaune, qui se tiennent en plein air derrière leur table, comme des marchands des quatre saisons ? À eux le droit commun ne s’applique pas ; ils sont un peu moins que des hommes : dans les tarifs de péages féodaux, on les classe parmi les marchandises. Entre le « grand cheval, » qui paie 8 sous, et « le millier de harengs » qui doit 10 deniers, prend place « le juif, » taxé à 30 deniers au passage de la frontière. C’est une faveur exceptionnelle des souverains, pour les grandes foires, que d’en permettre l’accès en franchise à « toutes personnes de juifs, » comme on autorise les forains, un jour de fête, à dresser librement un cirque ou une ménagerie.

Ces infidèles, ces gens si mal vus, avaient longtemps rencontré des concurrens habiles et achalandés dans les religieux Templiers, qui concentraient en leurs mains, comme trésoriers de l’Église romaine, des rois et de particuliers nombreux, auxquels, ils avaient ouvert des comptes courans, une bonne partie des richesses métalliques de l’Europe. Bijoux, lingots, successions en numéraire, étaient déposés dans l’enceinte- du Temple à Paris, et y servaient de gages à des emprunts. Après la fin tragique du grand maître Jacques Molay et la destruction de l’ordre ; des chevaliers du Temple, le commerce individuel des israélites ne connut en France aucune rivalité.

Lors des bannissemens plus ou moins rigoureux du juif, le peuple, qui applaudissait à son expulsion, ne tardait pas à le regretter ; soit que l’usurier chrétien qui le remplaçait se montrât plus dur que son devancier, soit simplement que le public payât, on définitive, les frais de toute atteinte portée au crédit. Quant aux princes, obligés, par leur besoin constant des hommes d’argent, de vivre avec eux en bonne intelligence, ils revenaient bien vite au système qui consistait à les mettre en coupe réglée, à les tondre et à les saigner, au lieu de les écorcher et de les pendre.

C’était une chose fructueuse et bonne à exploiter que le juif ! Chaque potentat de la chrétienté cherchait à en attirer le plus possible et s’annexait les juifs du voisin, même à prix d’or. Puis, après maintes caresses et mille privilèges, après les avoir aidés de son mieux, en mettant au service de leur commerce le bras séculier et les foudres ecclésiastiques, le gouvernement tout à coup se retournait contre eux ; il condamnait à l’exil perpétuel la tribu hébraïque : et la « juiverie » de chaque cité, — l’Aljama, disait-on dans le Midi, — hommes, femmes, enfans et bagages, déguerpissait tristement, par terre ou par eau, à la recherche d’un lieu plus hospitalier. Non sans espoir de retour : rançonnant, rançonnés, ces financiers de l’âge héroïque ne se faisaient pas trop tirer l’oreille pour racheter en masse les impôts spéciaux qui pleuvaient sur eux, quittes à se récupérer à leur tour sur la clientèle. Le pouvoir, avec lequel ils pactisaient de nouveau, arrêtait ou paralysait lui-même les lois qu’il venait d’édicter.

A l’époque de la Renaissance, les juifs furent atteints d’une autre manière, beaucoup plus sûrement : par la concurrence ouverte des chrétiens. Les principes de la scolastique se relâchèrent, et le commerce des métaux précieux s’élargit. Les souverains n’auront plus recours normalement, « pour se procurer quelque finance, » à des procédés qui vaudraient aujourd’hui un conseil judiciaire au fils de famille qui les emploierait. Ils n’achèteront plus, par exemple, comme le Duc de Bourgogne en 1410, des centaines de pièces d’étoffe à terme, pour les revendre le même jour au comptant à moitié prix.

Les bourgeois trouveront aussi des prêts moins onéreux avec des formalités moins dures : il n’était guère de petite somme avancée, aux siècles précédons, sans un nantissement de valeur bien supérieure, ni de grosse somme aventurée sans une garantie foncière qui emportait l’éviction du possesseur. Les innombrables lettres patentes défendant de prendre en gage les objets nécessaires au travail journalier montrent, par leur répétition même, combien peu elles étaient observées. L’emprisonnement, suspendu sur la tête des débiteurs insolvables, était une sorte de sanction qui semblait devoir assurer l’exactitude des paiemens, et qui ne prouvait, au contraire, que la fragilité des contrats. La loi était d’autant plus sévère en théorie qu’elle était plus faible en pratique ; de même que le Code pénal n’est jamais si terrible que dans les pays et les époques où la criminalité est la plus impunie : frappant fort parce qu’il saisit peu. Les particuliers enchérissent encore, dans leurs conventions, sur les rigueurs de l’action publique. Des emprunteurs, au XIVe siècle, s’engageaient, en cas de non-paiement sous un délai fixé, à rester enfermés dans une tour de la maison du créancier.


II

« Il y a depuis longtemps, disait La Bruyère, une manière de faire valoir son bien qui continue d’être pratiquée par d’honnêtes gens et condamnée par d’habiles docteurs. » Au temps de La Bruyère, les docteurs à la vérité, s’étaient fort adoucis, et les « rentes constituées » reposant, non sur un immeuble comme les « rentes foncières, » mais sur la personne ! et l’ensemble des biens du débiteur, étaient nombreuses sous Louis XIV. « A prendre votre costume depuis les pieds jusqu’à la tête, dit l’Avare de Molière à son fils, il y aurait, là de quoi faire une bonne constitution. » Ces « constitutions, » ou pensions, ne furent autre chose que l’intérêt d’un prêt, une forme du crédit personnel, une valeur mobilières répartie entre les diverses classes sociales.

Nous étions pourtant bien en arrière de nos voisins du Sud et du Nord, sous le rapport des institutions de crédit destinées aux petites gens. Le prêt sur gages se faisait en Allemagne et dans les Pays-Bas, dès les premières années du XVIIe siècle, d’une façon moins coûteuse et plus régulière que chez nous. Marie de Médicis, retirée à Cologne où elle mourut presque dans la misère, avait mis ses pierreries au mont-de-piété de cette ville, et notre gouvernement, pour empêcher la vente de ces bijoux, s’empressa de payer les intérêts de la somme avancée à la Reine.

La noblesse, aux Etats-Généraux de 1614, avait proposé l’établissement de monts-de-piété, « à l’instar de l’Italie, de l’Espagne et de la Flandre. » Ils auraient été associés entre eux dans toute l’étendue du royaume ; on fit à cet égard un projet très étudié. Quelle distance sépare le germe de la fécondation, pour tant d’idées justes ; ou, si l’on veut, combien est longue la durée de leur gestation par l’opinion publique ! Le tiers-état, que l’on trouve le plus souvent à la tête du progrès, fut néanmoins unanime à repousser cette extension du crédit, en disant « qu’il y avait déjà bien assez d’usuriers en France, et que c’était impiété et abus. » Cent soixante ans plus tard, seulement, sous le règne de Louis XIV, furent institués à Paris, puis dans les principales villes, des monts-de-piété dont la mission était plus vaste que celle des nôtres, puisqu’ils prêtaient, non seulement sur les objets mobiliers et les valeurs, mais aussi sur les effets de commerce.

La tourmente révolutionnaire, les désastres du papier-monnaie et la confiscation, vinrent, peu après, jeter le désordre dans les affaires du mont-de-piété, qui, proscrit d’ailleurs au nom de la liberté des transactions, ferma ses portes. La foule des gens que l’absence de crédit oblige à garantir leurs emprunts par des gages, fut de nouveau livrée aux usuriers : des maisons de prêts s’ouvrirent, en l’an IV, sous les dénominations de Caisse auxiliaire, Lombard-Lusseau, Lombard-Feydau, Lombard-Serilly, Lombard-Augustin, en si grand nombre, dit un contemporain, que, « dans certains quartiers, les lanternes qui les annoncent suffiraient pour éclairer la voie publique, et épargner au département la moitié des frais d’illumination. »

Les malheureux acceptaient, sans récrimination et sans lutte, les conditions que leur imposaient ces industriels ; même ils leur savaient gré du secours qu’ils en obtenaient à si haut prix. Turgot racontait, sous l’ancien régime, qu’étant rapporteur d’un procès d’usure à la Tournelle, il n’avait jamais été tant sollicité qu’il le fut pour cet accusé ; « le plus surprenant, ajoutait-il, ceux qui me sollicitaient avec tant de chaleur étaient ceux-là mêmes sur qui s’était exercée l’usure, objet du procès. Le contraste d’un homme poursuivi criminellement pour avoir fait à des particuliers un fort dont ceux-ci non seulement ne se plaignaient pas, mais même témoignaient de la reconnaissance, me parut singulier et me fit faire bien des réflexions. »

À ce besoin d’argent, si impérieux qu’il ne laisse pas la liberté de discuter le taux du prêt, à cette masse sans biens qui s’estime heureuse encore d’être volée par ses sauveurs, presque tous les États ont donné satisfaction, dans une mesure plus ou moins large, par l’institution officielle de monts-de-piété investis de monopoles. La nécessité de ces monopoles est amplement justifiée par leur comparaison avec le régime adopté en Angleterre et en Amérique, où l’industrie libre a développé l’usure, avec un succès qui n’a pas son pareil sur le continent.

Le nombre des emprunts de ce genre est vingt fois plus considérable en Angleterre qu’en France ; à Londres seulement, opèrent 650 préteurs patentés, — pawn-brokers, — qui reçoivent chaque année 39 millions de gages sur lesquels ils avancent 243 millions de francs. Sauf les trois boules d’or de Lombardie, qui continuent de figurer à leur enseigne, rien ne rappelle, dans ces boutiques furtives où pénètre un peuple honteux, l’institution bienfaisante due au moine démocrate de la renaissance italienne, l’illustre Savonarole. Dans ce pays de Grande-Bretagne où foisonne l’opulence, où les fonds publics, rapportant à peine 2 et demi pour cent, se capitalisent plus haut que nulle part ailleurs, l’intérêt du prêt sur gages oscille entre 20 et 25 pour 100 et, d’après l’Act de 1872, l’objet donné en nantissement peut être vendu au bout d’un an et sept jours, si le montant de l’avance ne dépasse pas 10 shillings, sans que l’emprunteur puisse réclamer le « boni, » c’est-à-dire l’excédent du produit de la vente sur la dette. Or, la moitié des emprunts dans les grandes villes, à Liverpool, par exemple, où ils s’élèvent chaque année à 10 millions de francs, ne sont pas supérieurs à 2 shillings.

À New York, où le mal était identique, quelques capitalistes, émus de cette situation, se réunirent en 18 ! M pour créer une concurrença aux pawn-brokers. Ils fondèrent à cet effet une banque, dont les bénéfices très réduits sont répartis entre les actionnaires, et qui perçoit uniformément 12 pour 100 sur tous les prêts, quels qu’en soient le montant et la durée, au lieu des 24 et 36 pour 100 précédemment exigés dans les « offices » de Gobseck du Nouveau Monde.

Les taux sont beaucoup plus favorables, grâce au développement des opérations, dans les monts-de-piété européens. Parmi ceux de France, quelques-uns, dotés de fondations charitables, — Grenoble, Montpellier, Angers, — prêtent gratuitement ou moyennant un intérêt modique de 1 et demi pour 100. D’autres, au contraire, grevés sans doute de charges exceptionnelles, — Nantes, Cambrai, Rouen, — exigent 9 pour 100 environ pour le loyer de leurs avances. Le plus grand nombre des 45 monts-de-piété, répartis sur notre territoire, se contentent de 5 à 7 pour 100 : le taux moyen, pour les 100 millions de francs prêtés annuellement dans ces établissemens sur 4 300 000 gages, est de 6 fr. 30 pour 100. Cet intérêt est notamment celui que prélève le mont-de-piété de Paris, qui représente à lui seul plus de la moitié du total, — 56 millions de francs, — et mérite par la même une étude spéciale. En 1804, lors de sa réorganisation, il fit payer aux emprunteurs 15 pour 100 ; puis, l’année suivante, 12 pour 100 jusqu’en 1830, et ensuite, jusqu’en 1895, 9 pour 100. Depuis le milieu de ce siècle jusqu’à 1900, le chiffre des sommes empruntées a doublé, — il était de 28 millions seulement en 1847 ; — mais le nombre des objets engagés a peu augmenté d’une époque à l’autre, puisqu’il atteignait déjà 1600 000 à la fin du règne de Louis-Philippe et n’est actuellement que de 1 900 000. La moyenne des prêts est donc beaucoup plus forte : 30 francs environ, de nos jours, contre 17 francs, il y a cinquante ans.

La valeur des gages est aussi plus grande, et, de fait, ils ont changé de nature : le nombre des bardes et autres articles de première nécessité a diminué, celui des bijoux s’est accru. En 1882, il était déposé à peu près autant de bijoux que de « paquets, » — ferme générique sous lequel l’administration désigne toutes les autres matières. — L’année dernière, il était consigné moitié moins de « paquets » divers que de bijoux, et l’importance pécuniaire de ceux-ci est deux fois plus forte que celle des autres. Cette évolution est le résultat du progrès général de l’aisance ; les familles les moins fortunées possèdent à présent des bijoux à mettre en gage. Le prix d’une montre notamment a tellement baissé depuis vingt, et surtout depuis cinquante ans, que bien peu de personnes en sont dépourvues. D’un autre côté, les vêtemens sont arrivés à un si bas prix, qu’ils sont difficilement acceptés en gage après avoir été portés durant quelque temps.

Les nécessiteux ne sont pas seuls du reste à s’adresser au mont-de-piété. Il est aussi le banquier d’une légion de petits fabricans ou commerçans qui ne trouveraient nulle part un taux plus avantageux que celui de 6 fr. 35 pour 100, exigé par lui. Quoique cette catégorie fournisse à peine le dixième des emprunteurs, elle absorbe plus du quart des sommes prêtées. — 14 millions de francs. — Au contraire les ouvriers, qui ne reçoivent qu’un chiffre à peu près égal de 14 millions, représentent les six dixièmes de l’effectif des emprunteurs.

Mais aussi la destination du prêt n’est pas la même : le petit patron, quand les affaires marchent, emprunte pour produire, pour acheter des matières premières : l’ouvrier emprunte pour consommer ; pour vivre, quand le travail ne marche pas. Aussi a-t-il été constaté que ces deux motifs opposés, qui conduisent le Parisien chez « ma tante, » s’excluent l’un l’autre : quand les patrons engagent de l’argenterie, les ouvriers dégagent des draps et réciproquement. Fait paradoxal : la visite au mont-de-piété de toute une catégorie de patentés est un indice de prospérité industrielle. Il vient ainsi, aux bureaux de la rue des Francs-Bourgeois et dans leurs succursales, des aristocrates de la gêne et de véritables déshérités de la vie. Les seconds profitent du voisinage des premiers. Le taux de 6 fr. 35 pour 100, qui semble élevé à première vue, serait cependant beaucoup trop bas pour permettre au mont-de-piété de couvrir ses dépenses sur les deux tiers des prêts.

Ce taux constitue une sorte d’assistance mutuelle entre les emprunteurs. On comprend que les frais généraux sont presque les mêmes pour une grosse somme que pour une petite. Puis, remplacement occupé par une machine à coudre est beaucoup plus vaste que celui de 12 couverts d’argent et les risques de dépérissement d’une couverture de laine sont beaucoup plus grands que ceux d’une paire de boucles d’oreilles en diamant.

Les dépenses du mont-de-piété se composent d’abord de la rente des fonds qu’il emprunte d’une main pour les prêter de l’autre ; car il ne possède eu propre aucun capital. Le service de sa dette, au taux moyen de 2 fr. 67 pour 100, lui coûte environ 1 500 000 francs par an. L’ensemble des frais d’administration, magasinage, assurances, manutention, personnel, etc. s’élève en outre à près de 2 400 000 francs. Or, il appert des calculs officiels qu’avec l’intérêt de 6 fr. 35 pour 100, uniformément exigé des déposans, les prêts inférieurs à 33 francs sont, sans exception aucune, onéreux au mont-de-piété. De 31 à 117 francs les prêts lui sont coûteux ou profitables, suivant la durée du séjour des gages en magasin. Enfin, à partir de 118 francs, les opérations de prêt sont toujours rémunératrices ; le produit des intérêts dépassant, dès la première quinzaine, le montant des charges supportées par l’administration.

L’année dernière, sur 1 900 000 perceptions, un tiers (617 000) étaient en gain ; les deux autres tiers (1 283 000) constituaient des pertes, parce qu’elles n’atteignaient pas le minimum de 1 fr. 05, nécessaire pour couvrir les dépenses qu’elles avaient occasionnées. La plupart, en effet (926 000), ne dépassaient pas 0 fr. 50 et 330 000 environ donnaient de 0 fr. 05 à 0 fr. 15. Une institution qui prête de. l’argent, emmagasine, transporte, épure, — les matelas sont gratuitement passés à l’étuve, — des gages généralement encombrans, pour une redevance aussi modeste, accomplit, à coup sûr, une besogne qu’aucun particulier ne saurait entreprendre, à moins d’y apporter un désintéressement peu commun.

Pour les articles chers et, d’une manière générale, pour les bijoux, le mont-de-piété pourrait se contenter d’un intérêt de 4 à 4 1/2 pour 100, à la condition de faire payer 15 ou 20 pour 100 aux nantissemens divers, tels que linge, rideaux, lits de plume, violons on bicyclettes ; celles-ci, au nombre de plus de 1000. Le mont-de-piété de Berlin suit ce procédé, plus commercial que charitable : il prend 12 pour 100, sur les prêts supérieurs à 37 fr. 50, et exige 24 pour 100 sur les prêts inférieurs à cette somme, c’est-à-dire sur toutes les pauvres choses, indispensables à la vie, dont les emprunteurs, pour vivre, ont cependant dû se séparer.

Le séjour de ce matériel hétéroclite est parfois singulièrement prolongé : il a été vendu, en 1895, douze serviettes engagées pour 8 francs en 1853. Un emprunt de 30 francs a été renouvelé pendant un demi-siècle. En ce moment, les magasins du dépôt principal abritent encore un parapluie, appartenant à la petite-fille d’un ministre du roi Louis-Philippe, laquelle paie, depuis vingt-cinq ans, le loyer onéreux de cet ustensile.

III

Une pareille constance est rare ; mais aussi beaucoup de pauvres gens ne peuvent, ni rentrer en possession de leur gage, ni même proroger la durée de l’emprunt qu’on leur a consenti, parce qu’ils se sont laissé dépouiller de leur titre de propriété : la « reconnaissance, » ou reçu, à eux délivrée aux guichets officiels. Je ne sais si c’était Musette ou Mimi, ou quelque autre héroïne de Murger, qui, en une de ses heures de détresse chronique, écrivait à son bien-aimé : « Je suis dans une débine affreuse, j’ai mis ma montre « au clou ; » tâche de la dégager ; je t’envoie la reconnaissance, avec la mienne. » — A quoi l’ami, sans scrupule, répondait : « Je suis encore moins fort une que toi-même, j’ai vendu la « reconnaissance ; » c’est moi qui t’en dois. »

Dès cette époque florissait en effet, dans la capitale, le trafic des reconnaissances du mont-de-piété, favorisé par l’écart existant, entre la valeur des objets servant, de garantie au prêt, et la modicité relative de la somme avancée par l’établissement. Les marchands, spéculant sur l’estimation infinie des gages, achetaient aux emprunteurs, pour une somme naturellement très inférieure à celle qu’ils savaient les revendre, ces modestes papiers, derniers vestiges de la possession d’un paletot, d’un matelas ou d’un anneau de mariage, qu’on ne reverrait plus.

Les malandrins actuels savent déposséder encore à meilleur marché la population indigente. Il existe à Paris 450 maisons de « commerce, » dont l’unique fonction est de prêter aux besogneux, à un taux qui varie de 60 à 120 pour 100 par an, — contre dépôt de leur reconnaissance, — un cinquième en plus de la somme que le mont-de-piété leur a déjà avancée. Cette spéculation eut pour inventeur, vers 1879, un Allemand, dont il est inutile de rappeler le nom, qui la pratiqua le premier dans un local de la rue de Buci. Depuis lors, bien que cet ingénieux personnage, traduit devant les tribunaux, ait été condamné et finalement expulsé, on voit quel régiment d’imitateurs ! Leur pullulement a lassé la justice ; elle en traduit à sa barre chaque année une ou deux douzaines, mais il est peu de délits plus difficiles à saisir que l’usure. On connaît son masque classique : vente aux emprunteurs, sous un nom supposé, de marchandises invraisemblables ou imaginaires, charretées de lard on cargaisons de vins de Champagne, locomotives ou fauves de ménagerie, que le prêteur rachète incontinent à moitié prix. On cite, dans les annales du métier, le fameux bateau de charbon, amarré ; au quai du Louvre, qui pendant cinquante ans figura dans tous les marchés. Les brocanteurs sur reconnaissances, féconds en moyens d’éluder la loi, trouvent d’ailleurs, dans les bénéfices qu’ils réalisent, le moyen de supporter aisément l’amende dont on peut les frapper. Ils détiennent à peu près la moitié des reconnaissances délivrées annuellement par le mont-de-piété et, chose triste à dire, les millions qui forment leur fonds de roulement appartiennent, pour partie, à des bourgeois qui, satisfaits de placer leur argent à gros intérêts, se persuadent sans doute à eux-mêmes qu’ils ignorent l’usage que l’on en fait.

Le hasard a fait tomber entre les mains de l’administration du mont-de-piété un document édifiant : c’est une circulaire, discrètement adressée à des cliens choisis, où se trouve exposée l’opération de père de famille à laquelle les destinataires sont conviés. La commandite sollicitée consiste en bons de participation de mille francs, rapportant 240 francs par an, payables chaque mois par mandats-poste : « Nous ne sommes pas une banque, disent ces honnêtes gens, nous ne jouons nullement avec les capitaux qui nous sont confiés, ni aux courses, ni à la bourse. » Et après avoir expliqué la sécurité parfaite dont jouissent les sommes ainsi engagées, garanties par des reconnaissances d’une valeur très supérieure, les rédacteurs de ce prospectus concluent, fort judicieusement, qu’un pareil intérêt de 2 pour 100 par mois, « n’a jamais été donné jusqu’à ce jour par aucune spéculation commerciale ou industrielle. »

Ce qu’ils n’ajoutent pas, c’est qu’ils peuvent servir l’intérêt promis d’autant plus aisément qu’ils prêtent eux-mêmes cet argent à des taux trois ou quatre fois supérieurs, allant jusqu’à 10 pour 100 par mois. Et, si quelle clientèle ! Le bénéfice de ces écumeurs de mansardes sort des, poches les plus misérables de Paris, des poches alimentées souvent par le bureau de bienfaisance. Et le préjudice causé aux malheureux est beaucoup plus grand que le profit des sangsues qui les sucent, parce qu’ils se trouvent dépossédés, pour quelques francs, d’un objet indispensable que, plus tard, s’ils sortent de la gêne, ils achèteront de nouveau au prix fort.

Peu importe alors que le mont-de-piété parisien ne demande à tous qu’un intérêt faible, que le renouvellement des prêts y soit aisé ! Lorsqu’il n’a plus rien à engager, le pauvre engage ses reconnaissances ; il en possède, en général, une dizaine. Ses titres le quittent ainsi un par un : pendant plusieurs mois il se soumet aux conditions léonines qu’il a souscrites, puis il se lasse. Il est alors déchu de son droit, le préteur devient propriétaire à sa place. Lors même qu’il se libère du principal et des frais, il n’en a pas moins payé un intérêt effroyable.

Les commissaires-priseurs, aujourd’hui personnellement responsables, sont amenés, par la crainte d’éprouver des pertes, à évaluer les gages fort bas. Il est facile de le constater par le prix qu’atteignent ces objets, lorsqu’ils sont livrés aux enchères publiques : les matelas et lits de plume ont été vendus, en 1899, avec un « boni » de 70 pour 100, représentant l’excédent de leur valeur marchande sur le prêt consenti. À ce mal, le directeur du mont-de-piété, M. Edmond Duval, philanthrope et homme de progrès, a proposé un remède fort simple : faire prêter par rétablissement, non plus le tiers ou la moitié, mais les neuf dixièmes de la valeur des objets présentés en nantissement. Ces reconnaissances seraient déclarées inaliénables, et nul n’aurait d’ailleurs avantage à s’en emparer. Le projet très approfondi, approuvé par le Conseil de surveillance du mont-de-piété, puis par le Conseil supérieur de l’Assistance publique et par le Conseil municipal de Paris, fut soumis à la Chambre en 1893.

Quel accueil croit-on qu’une assemblée démocratique, préoccupée, dit-elle, de mettre le crédit à la portée des petites gens, ait fait à une proposition du gouvernement qui, remplaçant les courtages des commissaires-priseurs par un traitement fixe, permettait de ruiner, dans sa base même, l’industrie malfaisante des brocanteurs ? Elle l’a écartée, presque sans débats, grâce à la formule commode d’un « renvoi à la commission. » Il n’y a pas lieu de rechercher ici les mobiles qui ont poussé à la tribune les adversaires de cette réforme, que des intérêts privés, embusqués sur son chemin comme sur celui de toutes les réformes, cherchent à arrêter.

Heureusement le palais législatif a ceci de commun avec celui de la Belle au Bois dormant, que les questions y peuvent sommeiller longtemps sans vieillir. Je n’ai pas le pouvoir de secouer le carton léthargique où repose, depuis sept ans, le dossier de cette affaire ; mais il est bon que l’opinion, l’impartiale opinion, soit dûment informée. Le moment ne serait-il pas venu de boucher les fissures d’un règlement suranné, qui entretient, derrière l’institution chargée de secourir les pauvres, une horde attachée à les dépouiller ?

Depuis 1892, une nouvelle sorte de gages a été admise au mont-de-piété : les valeurs mobilières, contre le dépôt desquelles il prête des sommes qui, par leur modicité et par la qualité ; des emprunteurs, rentrent essentiellement ; dans le crédit populaire. La presque-totalité de cette clientèle se compose d’ouvriers (48 000), d’employés (53000), et de petits marchands ou fabricans (46 000). Un cinquième des avances demandées ne dépassent pas 100 francs, et les deux tiers d’entre elles sont inférieures à 300 francs. L’administration s’occupe d’étendre son action bienfaisante au prêt sur titres de pensions civiles et militaires. Légalement, ces pensions sont « incessibles et insaisissables, » mais la pratique ne suit pas toujours la théorie.

On se doute peu du nombre des malheureux retraités qui, poussés par la gêne, engagent leur titre de pension chez le changeur usurier. Pour un trimestre avancé, celui-ci leur en retient deux, si ce n’est plus. On a cité le cas d’un pauvre diable qui avait ainsi obtenu 249 francs, et qui, après avoir versé par acomptes successifs plus de 2 000 francs à son bienfaiteur, se trouvait n’avoir pas encore remboursé un sou du prêt initial. La médaille militaire donne droit à une pension annuelle de 100 francs payable par semestre ; mais beaucoup de titulaires ne touchent jamais plus de 40 francs tous les six mois et laissent, à chaque renouvellement de l’emprunt, 10 francs entre les mains du préteur.

Ce dernier est dans l’usage de faire contracter au client une assurance sur la vie à son profit ; mais il est toujours passible de poursuites correctionnelles. De plus, le titulaire pourrait exiger la restitution de son brevet, ou s’en faire donner un double par l’Etat, ou encore refuser le certificat de vie sans lequel les arrérages ne peuvent être perçus. Les risques de l’opération retombent lourdement sur les débiteurs de cette catégorie, qui trouveraient à bon compte au mont-de-piété les fonds dont ils ont besoin.

IV

Le prêt d’un capital pour une année n’est autre chose que la vente d’une somme d’argent à un an de crédit ; de même la vente d’une armoire ou d’un costume à un an de crédit est exactement semblable au prêt de la valeur de ce costume ou de cette armoire pendant un an. Les privilégiés de l’aisance se procurent aisément capitaux et marchandises ; ils trouvent de l’argent parce qu’ils inspirent de la confiance, ils inspirent confiance parce qu’ils ont de l’argent. Les personnes sans fortune ne trouvaient naguère ni crédit, ni argent, précisément parce qu’elles sont dépourvues de l’un et de l’autre. Leur confier des fonds en échange d’un gage, c’est déjà leur apporter un secours notable : c’est aussi rendre service à cette masse dénuée de ressources que de lui livrer des objets nécessaires ou utiles, sans exiger d’elle le débours immédiat de leur valeur.

A la condition toutefois de ne pas majorer le prix de ces objets au point que le délai concédé pour le paiement devienne matière à usure. Dans tout commerce, dans toute industrie, le crédit impose au vendeur un surcroît de frais généraux ; il coûte quelque chose ; et ce quelque chose est mis toujours à la charge de l’acheteur, qui l’acquitte sans trop l’apercevoir, les riches chez leur carrossier ou leur couturière, les pauvres chez leur boulanger, et ce n’est pas ici que le crédit est le moins cher. Il s’est fondé, depuis une quarantaine d’années, un certain nombre d’établissemens ayant pour but la vente à crédit, aux classes laborieuses, des habits, des meubles et en général de tout ce que détaillent, au comptant, les magasins ordinaires de nouveautés. La plupart ont disparu ou végètent ; un seul a prospéré, — la maison Crespin-Dufayel ; — son chiffre d’affaires atteint annuellement 70 millions de francs.

Libéré du service militaire comme caporal, Crespin, qui, pour se distinguer d’un concurrent installé dans sa rue, adopta plus tard cette raison sociale : « Crespin aîné, de Vidouville (Manche), » se souciait peu de retourner au village natal pousser la charrue aux côtés de son père. Echoué à Paris, il débuta dans une imprimerie où il n’arrivait pas à gagner plus de 1 fr. 50 par jour. La photographie le tenta et, après avoir exercé quelque temps ce nouveau métier, — il avait alors 37 ans, — l’idée lui vint d’offrir, moyennant 1 franc versé comptant, 20 portraits-cartes dont le prix, fixé à 20 francs, devait être acquitté par acomptes longuement échelonnés. C’était en 1856, dans la primeur des inventions qui venaient de transformer le daguerréotype.

Les cliens affluèrent ; de l’aurore au coucher du soleil, Crespin photographiait sans trêve. Débordé par la besogne, il s’adjoignit des aides, devint patron, et engagea un personnel de courtiers qui multipliaient les chalands. Il songea aussitôt à leur vendre, dans les mêmes conditions de paiement, autre chose que leur image : du linge, des vêtemens. Et, comme il n’avait pas le moyen d’acquérir lui-même ces marchandises pour les revendre, il s’entendit avec certains commerçans, qui prirent, pour espèces sonnantes, les « bons d’achat » émis par lui.

Le mécanisme de l’opération était fort simple et il a peu varié depuis l’origine : Crespin délivrait à ses « abonnés, » — c’est le tenue en usage, — des « bons » de crédit d’une valeur cinq fois supérieure à la somme qui lui était versée en argent. Munis de ces titres, les porteurs faisaient immédiatement emplette de ce qu’ils désiraient dans les magasins dont on leur remettait la liste et entre lesquels ils avaient le droit de choisir. Le montant des bons était ensuite soldé par Crespin à la maison qui les avait reçus en paiement, sous déduction d’une remise convenue.

L’attrait et, dans les milieux très modestes auxquels on s’adressait ici, le besoin du crédit est si grand, que l’entreprise réussit à merveille. Les affaires augmentaient chaque année d’un million de francs ; le local des Batignolles, devenu insuffisant était abandonné pour un autre, et, après plusieurs agrandissemens successifs, à la boutique du début s’est substituée une administration pompeuse étalant, boulevard Barbes, sur un terrain de 17 000 mètres, des bâtisses à coupole, ornées de statues de Falguière et d’un fronton de Dalou. Il s’y trouve des écuries copieuses en marbre et une « harmonie » de 100 musiciens amateurs, employés aux recouvremens.

Le fondateur de cette vaste machine n’en a pas vu l’apothéose ; même il a maigrement joui de son succès. Sa raison s’était troublée ; il lui fallait, de temps à autre, s’enfermer de longs mois dans l’isolement ; dix ans avant sa fin, il avait dû abandonner la direction de sa maison et se retirer à la campagne. Dans sa famille, nul successeur capable ; un fils unique, mort insolvable à Londres, malgré les millions hérités par lui de son père. À ces médailles de chance, dont la foule ne voit que la face, il ne manque pas de tristes revers ! C’est alors que la veuve de M. Crespin, une lingère, fille du peuple comme lui, s’associa M. Dufayel : elle lui confia peu à peu la-direction de l’établissement et finit par le lui vendre, avec la faculté de s’acquitter, lui aussi, par abonnement.

Quoique cette spéculation ait largement réussi, ainsi qu’en témoigne le chiffre cité plus haut ; quoique ses effets semblent pleinement louables, puisqu’elle met le crédit à la portée des pi us humbles et développe les habitudes d’économie, en aidant le prolétaire à acquérir des objets durables, — les consommations de bouche sont exclues de la liste, — sans nuire à ses besoins journaliers, l’industrie des ventes « par abonnement » est en général jugée avec peu de faveur. La médiocre estime dont elle jouit dans l’opinion n’est pas sans causes : les inventeurs de cette combinaison n’étaient rien moins que des âmes charitables, poussées par le désir de rendre service à leur prochain. Ils n’éprouvaient d’autre ambition que celle de s’enrichir ; ce qui, au demeurant, n’avait rien de criminel. Mais, dénués de capital, sujets à des pertes nombreuses et grevés de frais énormes, pour faire suer goutte à goutte à ces innombrables débiteurs, qui presque tous vivent de leur travail, le montant des sommes avancées, les lanceurs de bons exigeaient une remise démesurée des marchands, auxquels ils envoyaient de la clientèle. Ces marchands à leur tour, afin de s’indemniser des commissions de 40 et 50 pour 100 qu’ils avaient consenties, se rattrapaient sur le public »MI livrant de pure « camelote » ou en majorant effrontément hors prix.

Aussi l’établissement Crespin-Dufayel n’eut-il jamais pris son essor actuel, s’il n’avait rencontré un jeune couple, — les époux Cognacq, — qui venaient de fonder en 1872, à l’enseigne de la Samaritaine, une maison de nouveautés dont j’ai naguère conté l’histoire. M. Cognacq accueillit les « bons, » parce qu’en augmentant le total de ses ventes, ils lui permettaient de s’approvisionner, en gros, à meilleur marché ; ce dont il tirait un bénéfice positif pour les marchandises débitées contre espèces. Espèces ou papier furent au reste traités chez lui sur un pied d’égalité parfaite. Satisfaits de la Samaritaine, les abonnés de Crespin lui valurent une vogue rapide et, par là même, multiplièrent l’émission des bons dont les trois quarts vont à ses comptoirs.

Présentés par le magasin dont il s’agit à la caisse Crespin-Dufayel, ces bons y sont immédiatement payés, avec une retenue de 18 pour 100. Comment, dans le commerce des nouveautés, où le profit net est très mince, a-t-il été possible d’accepter une charge aussi lourde, même en économisant sur les autres frais généraux et en réduisant les gains au minimum, c’est ce que je ne me chargerai pas d’expliquer. L’acheteur, toujours éveillé sur ses intérêts, capable de comparer les prix parmi les offres concurrentes qui lui sont faites dans les catalogues et de discerner, par l’usage, les qualités relatives des marchandises, ne se porterait pas sans doute avec constance dans un bazar où il serait trompé. Il n’en est pas moins vrai que les maisons qui « travaillent » ainsi ne reçoivent, pour 100 francs de bons, que 82 francs d’argent : qu’elles pourraient, en livrant les mêmes articles au comptant, faire bénéficier leur clientèle de 18 pour 100 de rabais ; autrement dit, que l’acheteur paie 18 pour 100 le crédit qui lui est consenti. Il le paie même davantage, puisqu’il fait, à la délivrance des bons, un versement immédiat en monnaie, dont la quotité, — le cinquième jusqu’à 50 francs, — augmente progressivement au quart ou au tiers pour les sommes supérieures.

Cependant, cette part de 18 francs pour 100 francs, bénéfice brut de l’établissement Dufayel, qui parait lui réserver un intérêt formidable, ne laisse qu’un profit assez mince, par suite des dépenses nécessaires pour assurer à des rouages aussi compliqués un fonctionnement sûr. En 1880, lorsque le chiffre d’affaires était seulement de 5 millions, les frais généraux atteignaient 19 pour 100, et, si les remises des magasins n’eussent été beaucoup plus fortes, la maison eût été en perte, même sans tenir compte du loyer des sommes qui lui étaient dues. Les frais, décroissant peu à peu, s’élèvent encore, paraît-il, à 14 pour 100, absorbés presque exclusivement par le personnel administratif : car les pertes, occasionnées par les mauvais payeurs, ne sont que de I à 2 pour 100.

Les « abonneurs » et receveurs, au nombre de 800, se partagent les divers quartiers de Paris, subdivisés en 170 sections. L’« abonneur » est le courtier, le recruteur de cette armée de cliens dont l’effectif actuel, dans la capitale et sa grande banlieue, dépasse 600 000. Il touche 5 pour 100 sur les engagemens nouveaux qu’il apporte, et conserve indéfiniment la moitié de cette commission sur ses anciens cliens qui prennent de nouveaux bons. Les contrats ne deviennent définitifs qu’après approbation du service des renseignemens. Celui-ci consulte d’abord ses archives, où sont classés, au nom de leurs titulaires, tous les livrets de bons émis depuis vingt-cinq ans ; précieux dossiers de police privée, mais auxquels on ne peut se lier tout à fait parce que les hommes et les situations changent vite. Des inspecteurs sont envoyés pour s’enquérir de la moralité et des moyens d’existence de l’abonné proposé. On leur remet chaque matin trente feuilles à remplir, dont une, fictive, porte un nom et une adresse de fantaisie ; cela pour contrôler leur travail et s’assurer qu’ils prennent leurs informations en conscience.

Quant aux abonnés en cours, dix omnibus partent chaque matin à huit heures et transportent, dans les quartiers éloignés, les receveurs, qui doivent extraire 1 ou 2 francs par semaine, de poches très diverses, mais uniformément peu garnies. Ces recouvremens sont effectués à tour de rôle, chez le même abonné, par trois receveurs différens, dont l’alternance hebdomadaire aide à vérifier la régularité des visites.

Grâce à cette organisation savante, aux employés choisis dont il dispose et qui, tous, ont quinze et vingt ans d’expérience de leur besogne, l’établissement Crespin-Dufayel réduit au minimum le nombre des mauvaises créances, des bons falsifiés et des escroqueries multiples qui le menacent : trois personnes composent à elles seules tout son service du contentieux. Dans une opération qui comporte tant d’aléas, puisqu’elle ne s’adresse qu’à des individus sans surface, auxquels on ne demande aucun billet à ordre, un pareil résultat fait honneur à la probité de la population parisienne.

Il est clair pourtant qu’en cas de guerre, de panique ou de calamité nationale, toujours accompagnée d’un arrêt du travail, la plupart des abonnés se trouveraient incapables de tenir leurs engagemens. Les contrats Dufayel prévoient ce cas extrême, où ils se réservent de suspendre toute livraison à crédit ; mais, pour les livraisons déjà effectuées, ils rencontreraient de grosses défections parmi leurs débiteurs, sans pouvoir faire attendre les créanciers : horlogers ou confectionneurs, marchands de meubles ou de bicyclettes.

Ce risque éventuel, non moins que l’intérêt du fonds de roulement nécessaire, — une vingtaine de millions de francs, — suffit-il à justifier les profits d’une industrie aussi vaste ; ces gains, au contraire, seraient-ils disproportionnés avec le service rendu ? Peu importe. Seulement, par la force même des choses, par les frais généraux qui lui incombent, cet organisme est amené à vendre, bien que de façon détournée, à des prix exorbitans, le crédit de six mois qu’il procure. L’ouvrier ou l’employé, qui placerait à la caisse d’épargne l’argent nécessaire à ses acquisitions, éviterait une pareille surcharge ; mais beaucoup n’auraient pas le courage d’économiser par avance pour acheter l’objet convoité et seront néanmoins capables, une fois l’achat réalisé, de s’acquitter peu à peu de leur dette. Le système a donc un côté moralisateur, mais il coûte trop cher.


V

N’est-il pas possible de faire des avances d’argent à la masse besogneuse à des taux moins élevés, et sans exiger le dépôt d’un gage dont la jouissance est enlevée à l’emprunteur ? Telle est la question que s’efforce de résoudre une institution, nouvelle encore dans notre pays : celle du prêt populaire coopératif.

L’Allemagne, la Belgique, l’Italie, l’Autriche, nous ont de beaucoup devancés sur ce terrain. Il y a plus de cent ans, la Prusse faisait les premières applications de la mutualité au crédit foncier, au moyen de ses landschaften, pour les étendre, en 1850, au crédit personnel urbain et agricole. La France devait rester longtemps étrangère à cette idée, qui se répandit dans l’Europe ; centrale et jusqu’en Russie. Certaines de nos communes rurales avaient fondé, au XVIIIe siècle, pour l’usage de leurs habitans, des monts-de-grains, qui prêtaient à Noël la semence aux laboureurs, moyennant un intérêt de 5 pour 100, payable au mois de septembre, en nature, au moment de la restitution du grain emprunté. Ces « monts-frumentaires, » administrés par le châtelain, le curé, les consuls élus et les cultivateurs notables, avaient disparu, sans laisser même le souvenir de leur existence, lorsque apparut, sous le second Empire, la première société de banque populaire. Quelques ouvriers parisiens eurent l’idée de mettre en commun leurs économies, pour se procurer mutuellement le crédit. Ils agissaient en secret, comme des conspirateurs. Les réunions. raconte l’un des fondateurs, « étaient difficiles et dangereuses. On ne pouvait choisir ni son endroit, ni son jour. Mais le besoin de montrer ce que peut l’initiative particulière, les services que nous attendions de cette communauté, nous tirent risquer notre tranquillité. On se groupa donc dans les vignes de Montreuil, au bois de Vincennes, dans les clairières, et là, assis en rond, les femmes est les enfans autour, en vedettes, on discutait le règlement, on votait les articles, on nommait les fonctionnaires, puis on enterrait les bulletins. Joyeux de la besogne faite, chaque assemblée dans les champs ou dans les bois se terminait par un banquet modeste, mais qui nous procurait les jouissances qu’on goûte aux momens d’enthousiasme. »

Ainsi fut inauguré en France le crédit mutuel, sous le nom de « Banque de solidarité commerciale, » par neuf adhérens qui se cotisèrent pour la première fois le 2 juin 1867. Comment et pourquoi l’élan fut-il arrêté ? Cette association prospéra d’abord ; 200 similaires furent fondées à son exemple ; mais, déviant de leur principe originel et brûlant les étapes inévitables de toute innovation, au lieu de développer le crédit, ce fut la production coopérative qu’elles prétendirent du premier coup aborder. Les ouvriers, disait plus tard l’un d’eux, « ont mal compris leur affaire ; ils ont cru que le travail était tout et ont complètement oublié le capital. »

En 1863, le mouvement de l’Allemagne commence à être connu ; on cherche à le suivre : « Il faut, écrivait G.-P. Beluze, faire pour les travailleurs ce qu’on a déjà fait pour les propriétaires, avec le crédit foncier et le crédit mobilier. » Là-dessus, fut fondée une « Société de Crédit au Travail, » avec 400 francs d’espèces versées. Elle progressa rapidement ; trois ans après, en 1866, le nombre des sociétaires était de 1 200 et le capital souscrit de 200 000 francs. L’établissement, qui faisait déjà 10 millions d’affaires, périt cependant d’une façon misérable, parce qu’il s’était engagé dans la voie périlleuse des avances aux associations ouvrières. Il avait commencé par de faibles prêts ; puis, les sociétés débitrices périclitant, pour ne pas perdre ses premiers sacrifices, il en consentit de nouveaux, et finit par avoir à sa charge deux entreprises où il était à découvert de 300 000 francs. Dès lors, incapable de marcher faute d’argent, il dut confesser la vérité à ses commanditaires. La consternation fut générale ; on voulut poser de nouvelles règles, revenir à la sagesse, mais trop tard. La confiance était perdue ; il ne se trouva plus de souscripteurs et le Crédit au travail, mis en faillite en 1868, ne distribua pas plus de 18 pour 100 à ses créanciers.

Un second désastre, presque simultané, acheva de discréditer en France les banques populaires, c’est celui de la Caisse d’Escompte des Associations populaires. Quoique les instigateurs de cette affaire fussent des hommes d’expérience, elle s’exposa aux mêmes périls, commit les mêmes fautes, et eut le même sort. La Banque de France avait réescompté du papier à cette caisse et perdit avec elle beaucoup d’argent, que les administrateurs, dont la bonne foi était entière, furent dispensés, grâce à l’intervention de M. de Rothschild, de rembourser personnellement.

Si la Banque de France, après semblable aventure, est devenue défiante à l’endroit des banques populaires, on ne saurait s’en étonner. Les organismes de ce genre doivent se constituer par en bas, c’est-à-dire par les intéressés eux-mêmes, mettant en commun leurs moyens et leurs responsabilités ; ce principe essentiel fut oublié. On imagina de créer un établissement central avec des capitaux puissans : « L’Empereur, disait le Moniteur du 16 janvier 1866, préoccupé de développer l’esprit d’union dans les classes laborieuses, a invité quelques personnes de bonne volonté à fonder une Caisse des Associations coopératives. »

Elle commença avec un million, dont. Napoléon III avait, fourni la moitié ; à sa tête étaient des hommes pratiques, dont la sagesse vit tout de suite l’extrême danger des opérations qu’on leur proposait de faire. Ces hommes, avant de prêter de l’argent, demandaient des garanties que les ouvriers ne purent pas leur donner. Aussi la caisse ne perdit rien, pour une raison bien simple, parce qu’elle ne prêta jamais rien.

En 1880, se fondait la Caisse centrale de l’Épargne et du Travail, avec l’intention de susciter, dans chaque arrondissement de Paris, une banque populaire qui s’appuierait sur la caisse centrale. La politique et l’agiotage se mêlèrent à l’humanitarisme ; par le choix des membres qui composaient le conseil, le fondateur montrait qu’il comptait sur leurs noms pour décider le peuple à lui confier son argent. Faux calcul : les ouvriers ne vinrent qu’en petit nombre. Pour retenir ceux des sociétaires qui étaient de bons agens électoraux, on leur accordait toute facilité d’accès aux coffres-forts. Telle de ces banques de quartier eut jusqu’à sept administrateurs mis successivement en faillite ; aussi disparurent-elles l’une après l’autre. La Caisse centrale comprit qu’elle devait renoncer à une entreprise impossible et liquida avec de grandes avaries.

Tous ces gros établissemens portaient d’ailleurs en eux un germe de mort : sans contact avec les classes urbaines ou rurales, parmi lesquelles ils étaient censés devoir recruter leurs pratiques, ils durent s’adonner, pour vivre, à de tout autres occupations que celles de leur but initial. La Société de Crédit agricole, qui de toutes eut la plus longue existence, disparut en 1876, compromise dans des spéculations avec le gouvernement égyptien complètement étrangères au crédit de l’agriculture.

Mais ce qui peut surprendre davantage, c’est que, chez certains esprits, les leçons du passé n’aient pas semblé avoir laissés de traces. Sans parler des diverses propositions de loi qui ont été déposées à la Chambre, n’avons-nous pas vu l’année dernière une nouvelle tentative faite par un Syndicat national de Crédit agricole, qui a cherché à se constituer au capital de 40 millions pour répandre, de Paris, le crédit par toute la France ? Le projet échoua et fut abandonné six jours plus tard. La sagesse des populations rurales les avait détournées de ce mirage.

Tandis qu’en France des projets mal conçus avortaient ainsi l’un après l’autre, l’idée du crédit mutuel faisait son chemin à l’étranger. Raconter son prodigieux succès au-delà de nos frontières m’entraînerait hors du cadre de celle étude ; aussi bien les lecteurs de la Revue ont-ils été édifiés par des articles antérieurs sur l’importance des résultats obtenus. Il me suffit de rappeler ici que, depuis un demi-siècle, où, à quelques années d’intervalle, deux inconnus, sans appui, sans fortune, sans expérience, mais doués d’un esprit juste et d’un cœur passionné pour le bien du peuple, Hermann Schulze, petit juge de canton, Raiffeisen, officier d’artillerie démissionnaire, fondèrent, l’un à Delitsch, dans la Saxe prussienne, l’autre dans un coin du Palatinat, à Heddersdorf-Neuwied, les premières mutualités de crédit urbain ou rural, sous deux formes différentes, l’Allemagne a vu se grouper 10 000 sociétés populaires autour d’un millier de banques coopératives, 660 millions de francs y sont déposés, et leurs opérations annuelles atteignent 2 milliards et demi. En Italie, les institutions analogues, dont la première fut inaugurée par M. Liuzatti à Milan, en 1858, avec un capital de 700 francs, ont également prospéré, puisqu’elles possèdent plus de 400 millions de francs de dépôts. Chez nous, les premières manifestations sérieuses du crédit coopératif ne remontent pas au-delà d’une quinzaine d’années ; c’est même seulement depuis sept à huit ans que, sous l’effort parallèle ou combiné d’une élite d’apôtres du progrès social, parmi lesquels se rencontrent des gens de foules professions et de toutes croyances, l’entreprise est parvenue à vaincre les difficultés du début. Tous les essais n’ont pas également réussi ; dans le commerce de l’argent, il suffit de l’imprudence d’un jour pour faire évanouir le fruit de nombreuses années de travail.

Fonder sans capital des banques populaires, où les frais généraux dépassent pendant longtemps les bénéfices, paraît déjà assez malaisé ; mais la plus grosse difficulté est de trouver de bons directeurs. Le Crédit mutuel, débutant à Paris, rue de Valois, en 1882, après avoir duré douze ans et groupé de petits patrons à qui il escomptait 2 millions de francs d’effets, se vit forcé ; de liquider, parce que son président avait abusé de l’autorité qui lui était dévolue pour passer à l’établissement du papier de complaisance revenu impayé. Au contraire, la Banque coopérative de Menton a, depuis 1883, enfanté dans sa région le crédit agricole et voit le total de ses écritures atteindre aujourd’hui 69 millions de francs, parce qu’elle est conduite avec sagacité par M. Rayneri, l’un des chefs de ce mouvement contemporain.

De même la Société de Crédit mutuel de Poligny a pu, depuis 1884, avancer 3 millions de francs aux agriculteurs de son entourage. Ces initiatives essaimèrent autour d’elles lentement. En 1889, l’on ne comptait pas plus d’une vingtaine d’associations analogues. À cette époque se réunit à Marseille, sous la présidence d’un économiste dévoué à la doctrine coopérative, M. Eugène Rostand, un congrès dont l’influence fut décisive. Les hommes s’y unirent et les idées s’y dégagèrent.

Les résultats se chiffrent, à l’heure actuelle, par l’existence d’environ 700 associations de crédit populaire, urbain ou rural. Les premières sont au nombre d’une trentaine seulement, dont les six plus importantes disposent d’un million de capital, versé par 2 300 associés. Parmi les sociétés agricoles, dont l’effectif est vingt fois plus fort, 388 ont fourni quelques détails sur leur fonctionnement : elles se composent de 16 000 membres et ont prêté, en 1899, 5 millions et demi de francs.

Pécuniairement, le progrès peut sembler mince ; moralement, il est considérable. Des cadres sont dressés, les esprits s’ouvrent à des habitudes nouvelles ; le self help, — l’aide-toi toi-même, — s’implante parmi le peuple, surtout parmi le peuple des campagnes, qui acquerra la notion de sa force en prenant conscience de sa richesse, plus grande que celle d’aucun banquier, et qui apprendra à s’en servir chez lui et pour lui. L’Etat, dans cette expansion de la mutualité, n’a joué qu’un rôle très effacé. La loi du 5 novembre 1894 contient, au profit de ces petites sociétés, des exemptions fiscales raisonnables et réduit à leur minimum les formalités de constitution. Elle ne les autorise toutefois qu’entre personnes exerçant la profession d’agriculteur ou une profession connexe ; elle laisse en dehors tous les autres métiers ou commerces qui s’exercent dans les communes champêtres et qui ont aussi besoin de crédit. D’où, pour les caisses cantonales celle alternative ! : rester dans la légalité, en refusant leur concours à qui n’est pas cultivateur, ou l’accorder à cette catégorie de gens, en violant la loi. A quoi, le plus souvent, les caisses se résolvent sans peine.

Une autre loi (1895) a permis aux caisses d’épargne d’employer en prêts aux sociétés de crédit mutuel un cinquième de leurs ressources. Mais, par la brèche ainsi pratiquée dans notre vieux système centraliste, c’est à peine si trois ou quatre d’entre nos caisses d’épargne ont songé à passer jusqu’à ce jour ; tellement est grande la routine qui leur fait, en France, porter tous leurs fonds au Trésor ; tandis qu’à l’étranger, — en Suisse ou en Allemagne, — elles en usent avec une entière indépendance.

Au reste, ce n’est pas l’argent qui fait défaut, puisque la Banque de France, lors du renouvellement de son privilège en 1897, a consenti au gouvernement une avance de 40 millions sans intérêts et une redevance annuelle proportionnée à ses bénéfices. Une somme de 53 827 000 francs figure de ce chef, aujourd’hui, dans les comptes de notre grand établissement national, à la disposition de l’Etat. Elle est destinée à subventionner les caisses régionales de crédit mutuel, intermédiaires naturels entre les caisses locales dont elles escomptent le papier, et la Banque de France, à qui elles le repassent. À cette subvention, qui peut égaler le montant du capital de chaque société, il n’a été que bien discrètement fait appel, depuis trois ans, pour un total de 605-000 francs, par huit caisses régionales, dont celle de la Beauce et du Perche, celle de la Marne, Aisne et Ardennes, celle du Midi et celle de la Charente, ont pris la plus forte part.

Et non seulement l’argent ne manque pas, mais le plus grand nombre des mutuelles, les « finisses rurales » du type Raiffeisen, refusent par principe d’user des largesses de l’Etat. Dans celles-là, les associés ne versent aucun capital fixe ; ils se constituent solidairement responsables de toutes les dettes de la société dont ils font partie et trouvent, dans la juste mesure et l’exacte surveillance des prêts accordés par leur collectivité, une limitation pratique de la garantie théoriquement illimitée à laquelle ils s’engagent.

Si les nouvelles institutions de crédit coopératif ne sont pas arrêtées par le besoin de fonds, c’est donc que les emprunteurs ne se pressent pas de profiter des conditions favorables qui leur sont offertes, puisque les opérations effectuées demeurent, ou doit l’avouer, fort restreintes jusqu’à ce jour. On est donc tenté de conclure que le crédit mutuel n’a guère sa raison d’être dans un pays où, faute de clientèle, il est réduit à végéter. Ce serait une erreur ; la pénurie d’affaires, le chiffre modeste de celles qui sont traitées, s’expliquent par le milieu économique dans lequel a surgi le crédit populaire en France.

Philanthropique et, dans certains cas, religieuse par son but, cette œuvre est, par sa nature même, une entreprise financière : En finance, il n’est pas de crédit « populaire » ou impopulaire ; on ignore le crédit catholique, protestant ou juif : on ne connaît que le crédit tout court, personnel ou réel, fait aux gens ou aux choses. Les promoteurs du crédit coopératif ont dû, sous peine de compromettre leur tentative, s’inspirer dans leurs prêts des mêmes principes que les financiers ordinaires. Or, deux sortes de gens cherchent à emprunter : les uns, parce qu’ils veulent payer ou acheter, — ils ont ou font des dettes ; — les autres parce qu’ils ont produit ou vendu, — ils possèdent des créances et des marchandises. Les premiers sont intéressans, les seconds sont solvables. Ceux-ci tirent, endossent, acceptent des effets de commerce, qu’escomptent, à des taux fort modérés, les banques locales et les innombrables agences que les établissemens, dont j’ai autrefois exposé les rouages[2], — Crédit Lyonnais, Comptoir d’escompte, Société générale, etc., — multiplient à l’envi les uns des autres, pompant et distribuant, sur tout le territoire, les traites et la monnaie.

VI

A l’époque où Schulze-Delitsch apparut en Allemagne et M. Luzzatti en Italie, il n’existait au-delà du Rhin ni au-delà des Alpes aucun organisme de ce genre. Ils attirèrent naturellement à eux le petit commerce, voire le grand, et leurs banques florissantes ne sont pas plus essentiellement « populaires » que le Crédit « Lyonnais » n’est affecté spécialement au département du Rhône. La preuve, c’est que, dans les statistiques allemandes, figurent nombre d’effets de 125 000 francs chaque ; qu’en Italie, le compte rendu des opérations de la Banque populaire de Milan, la plus célèbre de toutes, comprend une colonne, assez bien remplie, réservée aux traites supérieures à 100 000 francs. Il est très invraisemblable qu’un homme du peuple soit engagé pour 100 000 francs dans une seule affaire.

À ce gros papier, qui gonfle les bilans des mutualités étrangères et laisse dans leur bourse des profits abondans, nos associations françaises ne peuvent prétendre, parce qu’elles arrivent trop tard. Les banques ordinaires l’ont accaparé dans leurs succursales et le retiennent par un bon marché au-dessous duquel la banque populaire ne saurait descendre ; d’autant plus que la force acquise, la notoriété, la richesse, leur confèrent une supériorité invincible sur leurs nouveaux concurrens. Elles-mêmes, ces maisons modernes de crédit, sont de fait « populaires, » quoiqu’elles n’en prennent pas le titre ; elles recueillent et négocient énormément d’effets qui n’excèdent pas 50 francs, lorsqu’ils émanent de petits patrons honorables ; car « un bon débiteur, comme disait Marot, trouve toujours un bon prêteur. »

Il se passe, en matière de banque, ce que j’ai eu précédemment occasion de signaler pour les assurances sur la vie : nombre de sociétés d’assurances par actions sont prospères ; les quatre plus anciennes distribuent à leurs actionnaires, pour un capital originairement versé de 4 millions, un dividende annuel de S millions ; tandis qu’une Mutuelle-Vie, très bien gérée, dont le but est de faire empocher ces dividendes aux assurés eux-mêmes, languit dans une obscurité relative, parce que le public a, dès longtemps, donné à d’autres sa faveur.

Le crédit populaire ne trouve, lui, à glaner dans les villes que des signatures rares et de second choix ; il doit s’armer de prudence vis-à-vis de la clientèle purement ouvrière, celle qui emprunte pour consommer, non pour produire, et ne présente pas de garantie. A celle-là on prête sur l’honneur ; mais cette avance, qui ne peut se transformer en effet commercial, susceptible de circulation, immobilise les fonds jusqu’à un remboursement toujours problématique. Les institutions mutuelles, qui ont essayé le « prêt d’honneur » à l’étranger, ont éprouvé une perte d’environ 33 pour 100 de la portion de leur avoir qu’elles y avaient consacrée. Ce déficit, rapproché des pertes minimes qu’accuse, pour des opérations presque analogues, l’établissement Crespin-Dufayel, ne laisse pas de surprendre. Il semble que les coopératives de crédit pourraient remplir, avec plus de succès, cette partie si ardue mais si utile de leur dessein, soit en organisant le système des recouvremeus partiels, soit en exigeant de cette catégorie d’emprunteurs la solidarité de quelques parrains.

C’est à quoi s’appliquent déjà les Caisses rurales et ouvrières. N’ayant pour associés que des salariés, ces caisses ne peuvent, en aucun cas, arriver à un gros chiffre d’affaires ; mais les services qu’elles rendent sont bien plus considérables que ne pourrait le faire croire, à première vue, la modestie de leur mouvement de fonds. Il faut avoir vécu dans les milieux manufacturiers, dans l’intimité des humbles logis, pour comprendre l’importance pratique d’une avance de 50 francs, qui permet, au moment opportun, un achat de provisions à bon marché, facilite une location avantageuse par le paiement anticipé du terme, aide à trouver l’emploi où un cautionnement est nécessaire, donne de quoi acquérir les outils et fournitures d’un travail exécuté à façon.

Dans une ville un peu importante, il est impossible d’établir solidement une caisse qui s’étende sur toute la population ouvrière ; il faut chercher un milieu plus restreint, qui ait établi des relations plus fréquentes entre les futurs associés. Tantôt la caisse se limite à un seul quartier, tantôt c’est la paroisse qui sert de base ; tantôt la caisse agrège les ouvriers de la même usine, ou les membres de la même profession qu’unit un syndicat, un cercle, une société de secours mutuels.

La caisse rurale, ayant dans sa sphère naturelle des cliens plus faciles à surveiller, s’est développée beaucoup plus aisément que la citadine. A la campagne le village forme une grande famille ; non pas toujours une famille très unie ; il y a des divisions, des partis et des haines, mais personne n’est inconnu de ses voisins ; les goûts, les habitudes, les faits et gestes de chacun sont observés, discutés. Il existe entre les habitans des rapports, des liens, qui peuvent être moins que cordiaux mais qui sont réels.

Les 630 mutualités agricoles aujourd’hui existantes, toutes ou presque toutes communales, se partagent en deux groupes principaux : le Centre fédératif du Crédit populaire et l’Union des Caisses rurales et ouvrières. A la tête de ces deux agglomérations sont des hommes qui, — si l’on excepte le déchet inévitable de quelques professeurs de sociologie en chambre, quelques politiques en disponibilité, porteurs de toasts et banqueteurs platoniques, — ont accompli avec un superbe dévouement une tâche ingrate et méritoire. A l’Union des caisses, sous la présidence de M. Louis Durand, apôtre perspicace et infatigable, MM. l’abbé Lemire, Harmel, Fournier-Sarlovèze ; au Centre fédératif, à côté de M. E. RRstand, le Père Ludovic de Besse, un éloquent capucin, l’honneur de son ordre, M. Benoit-Lévy, M. Dufourmantelle, etc.

Ces deux phalanges, qui devraient, semble-t-il, se soutenir, sont malheureusement rivales, même hostiles. Le Centre fédératif, sagement libéral, traite l’Union des caisses de sectaire, parce qu’elle refuse d’adhérer au principe de neutralité religieuse ; l’Union des caisses, étroitement catholique, accuse le Centre fédératif d’impiété, parce qu’il accouple, dans son conseil dirigeant, des israélites et des moines, des croyans et des francs-maçons. Une malveillance réciproque anime ainsi ces deux affiliations, et, parce qu’elles visent au même but par des moyens différens, elles sont portées à se combattre.

Quel juge impartial de ces griefs pourrait donner tort à l’un ou à l’autre ? Le Centre fédératif a mille fois raison de bannir les luttes confessionnelles du terrain des alla ires, où elles sont en même temps déplacées et dangereuses : il a raison, pour provoquer tous les concours, de ne déployer aucun drapeau. Qui pourtant oserait jeter la pierre à l’Union des caisses rurales, si, puissamment aidée par le clergé des campagnes, elle rêve, — car peut-être ne sera-ce qu’un rêve, — d’imprimer à cette œuvre économique un caractère religieux, et de doter ses adeptes d’un « Crédit mutuel » où l’on trouverait autre chose que de l’argent et que de l’or : un peu de pain venu du ciel ?

L’homme en travail depuis cent ans a enfanté des manufactures, des mines, des docks, des bateaux, des télégraphes, des écoles et des théâtres ; il a enfanté des habits, des journaux, du gaz, du linge, de l’hygiène et des égouts : il a enfanté des richesses et des plaisirs, de la philanthropie et des sociétés d’assurances, même des constitutions politiques et des systèmes philosophiques ; mais il n’enfante pas de l’amour ni de la joie, surtout il n’enfante pas de la résignation et de l’idéal, c’est-à-dire de la paix et de l’espérance. La fumée des locomotives et du tabac en contient-elle plus que la fumée de l’encens ?

Le prêt populaire à bon marché est une belle chose ; mais ce n’est pas en prêtant aux besogneux à 5 ou même à 4 pour 100, que l’on résoudra la « question sociale. » Elle ne sera jamais résolue, parce qu’elle n’existe pas. Et, en effet, elle n’existe que dans notre imagination ; elle ne vient pas de l’estomac, comme on pense, elle vient du cerveau et du cœur. Aux maux imaginaires il faut des remèdes spirituels.

Toutes nos batailles modernes contre les élémens, toutes nos victoires sur la matière, n’ont, au moral, abouti à rien. La masse intelligente demeure irritée, exacerbée, les sens plus subtils, l’esprit bandé vers un but impossible et l’âme triste, déçue. Nous avons, pour beaucoup produire, évoqué le génie de la force et déchaîné le Génie de la vitesse ; ils dévorent l’ouvrage ; nous devons marcher et les suivre ; ces esclaves-machines nous entraînent. Bientôt il n’y aura plus de place perdue sur la terre, il n’y aura plus de temps perdu dans la vie ; mais, entassât-on cent fois plus de jouissances, l’humanité sera la proie d’un terrible ennui, l’ennui que l’on éprouve à regarder les villes que ne surmontent aucune flèche, aucun dôme, aucune tour, toutes choses de première nécessité, quoique parfaitement inutiles en elles-mêmes. Les ouvriers, les paysans, tous devenus « bourgeois, » dans le sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot, tous devenus penseurs, sentiront par là même des soutira nées qu’ils ignoraient naguère, — celles de la pensée, — et seront désespérés d’être au monde, ayant perdu la certitude d’en trouver un meilleur au sortir de celui-ci. C’est alors que le peuple vomira les religions laïques, laborieusement absorbées ; il pleurera pour avoir une âme et pour qu’on lui rende un Dieu.


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 15 août 1900.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er janvier 1895, les Etablissemens de crédit.