Le Mécanisme de la Vie moderne/26

La bibliothèque libre.
Le Mécanisme de la Vie moderne
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 322-353).
LE
MÉCANISME DE LA VIE MODERNE[1]

LES GRANDES HOTELLERIES

La plus vieille hôtellerie parisienne, c’est l’Hôtel-Dieu ; la plus récente, c’est l’« Elysée Palace » des Champs-Elysées. De l’une à l’autre fondation, les rites de l’hospitalité ont changé, et aussi sa forme et ses prix.

L’hôte, sacré pour les peuples antiques, n’est plus regardé de nos jours comme « envoyé des dieux, » si ce n’est par les aubergistes qui comptent sur lui pour alimenter leur commerce. Car si, comme le chante un opéra-comique :


Chez les montagnards écossais,
L’hospitalité se donne et ne se vend jamais,
Non, jamais, jamais, jamais ;


l’étranger n’est vraiment accueilli gratis que dans les pays où il en vient peu ou point ; et c’était peut-être parce qu’il ne s’en voyait guère qu’on les recevait si bien jadis.

Chez quelques nations, où les mœurs primitives se sont conservées, le voyageur trouve encore des caravansérails, — abris dénués d’ailleurs de toute commodité, — où il peut gîter sans payer ; dans la plupart des États civilisés, les nomades se divisent en deux catégories : ceux qui ont de l’argent s’appellent des « touristes, » ceux qui n’en ont pas se nomment des « vagabonds. » Si la charité n’a plus de lit à leur aumôner dans ses asiles, — — « hospitalité de nuit, » — la police leur en impose un dans ses prisons. C’est désobéir à la loi que de ne pas demeurer quelque part.


I

« Béni soit Dieu qui a placé les tunnels là où passent les chemins de fer ! » disait un vaudeville du siècle dernier. Des voyageurs et des auberges, il semble banal de dire que les premiers précèdent les secondes, que l’affluence des uns détermine la création des autres, et quoique le fait, aujourd’hui, ne soit plus toujours vrai. Souvent, dans nos centres urbains et nos stations estivales d’Europe, mieux encore dans les embryons de villes du Nouveau Monde, la fondation de vastes hôtels a pour but d’attirer une population, flottante ou stable, et y réussit. Ce sont les logis, en ce cas, qui suscitent les habitans.

Encore faut-il que les logis ainsi offerts soient d’un accès facile, grâce aux chemins de fer, qui sont à la fois une route et un moyen de transport. N’ayant ni l’un ni l’autre, nos pères ne se déplaçaient guère et voyageaient d’autant plus mal qu’ils voyageaient peu : le mouvement normal, constaté par le bureau de péage à la frontière de Provence, au milieu du XIVe siècle, est au maximum d’une douzaine de personnes par jour.

Les grands de la terre déployaient plus de luxe dans leurs pérégrinations, mais ne jouissaient pas d’un bien haut degré de confort. La duchesse de Bourgogne, mère de Jean sans Peur, part de Conflans en 1384 : sa garde-robe et celle de sa fille emplissent quatorze chars ; son train était de 367 chevaux, attelés par 4 ou par 8 à des chariots dont la file interminable portait les bagages des femmes, des enfans, des fous, des bâtards et des domestiques. Les fourriers prenaient les devans et, après avoir nettoyé l’auberge où la princesse devait coucher le soir, déployaient ses tapisseries, les suspendaient aux murs et fixaient au plafond les ciels de lit et les rideaux.

Elle emportait ses vivres, en partie, son vin du moins, dans des barils « bien étoupés, » sa batterie de cuisine, son matériel de paneterie, de chapelle, son horloge, quoique le régime des voyages ne convienne guère à la fragile machine, qui supporte mal ces épreuves quotidiennes ; aussi faut-il la « rappareiller » bien souvent. Tout cela sans doute était utile, mais n’empêchait pas que l’on manquât du nécessaire : les chariots embourbés restent en arrière et le linge fait défaut : on en est réduit à en louer le long de la route.

En 1361, le duc de Bretagne paie 1 000 francs de notre monnaie dans un hôtel de Saint-Omer, pour une semaine de séjour avec sa suite composée de vingt personnes. A l’autre bout de l’échelle, le chevaucheur isolé, qui portait les messages de son maître, le « haut-menestrel, » le procureur et son clerc, voyagent plus simplement. Reçus chez l’aubergiste qui « logeait à pied et à cheval, » ils dépensaient journellement en moyenne, pour le dîner, le souper et le gîte de leur personne et de leur monture, une dizaine de francs actuels. Le piéton s’en tirait à moitié prix, mais il n’avançait pas vite.

La comtesse d’Artois ne met que trois jours pour aller de Paris à Arras, en 1319 ; un messager se rend de Montbard (Bourgogne) à Paris en huit jours ; ce sont des allures très rapides. Un architecte met dix jours de Beauvais à Troyes et cinq jours de Troyes à Sens. De Rouen à Grenoble, aller et retour, un « maçon » — sculpteur sur pierre — emploie cinquante-deux jours et un marchand se rend en vingt-trois journées de Montauban à Rome, par Avignon, Embrun, Plaisance et Pise.

« Le royaume de France, disait un guide du XVIe siècle, a 22 journées de large et 19 de long ; » mais cela dépendait de l’état des chemins que l’on devait prendre.

Il y en avait où l’on ne pouvait passer que l’été ; « le plus plaisant et sûr » n’était pas toujours le droit chemin. On lit, de fois à autre, sur les itinéraires de l’époque, cet avis peu rassurant imprimé en italique : entre telle et telle ville « brigandage ; » et, sans cesse, ces indications : « méchant chemin, » « rue fâcheuse, » « passe par les prés, » « impétueuse rivière, » « forêt dangereuse pendant deux, trois ou quatre lieues. » De Paris à Fontainebleau la forêt était alors si peu sûre que l’on prenait presque toujours par Corbeil, quoique ce fût beaucoup plus long.

Le voyageur, au début du règne de Louis XIV, sait que certains passages en France sont infestés de brigands ; qu’il faut éviter de les traverser la nuit. Il en prend philosophiquement son parti ; heureux se juge-t-il, « quand la belle hôtesse n’a pas pratique avec des garnemens » qui, la nuit, dévalisent les voyageurs. Cette insécurité sévissait encore à la fin de la monarchie, puisqu’un arrêt du Conseil de 1771 ordonne l’arrachage sur une largeur de 36 pieds, de tous les bois et broussailles bordant les routes, « pour empêcher les voleurs d’y prendre leur retraite. »

Ce qu’on nommait des « routes, » hormis celles des environs de Paris et quelques voies privilégiées dotées en leur milieu d’une bande de pavé, — « le pavé du roi, » — n’étaient sous Louis XV que des sentiers battus, de très larges sentiers, dont le sol naturel, durci par le soleil en été, se trouait en hiver, avec les pluies et les neiges, d’ornières et de crevasses. Les riverains, lorsqu’elles devenaient impraticables, les « rhabillaient » tant bien que mal. Aussi, le soir, quand venait la fin de l’étape, « avec quelle joie ne découvre-t-on point les hôtelleries, et comme on admire, dit un bourgeois du temps de Richelieu, la prudence et humanité de celui qui, premier, inventa de bâtir semblables lieux sur les grands chemins, où un homme harassé, mouillé et fatigué, quoique étranger et inconnu, est aussi bien traité qu’en sa maison ! »

« Bien traité, » il ne l’était pas partout également, si l’on en croit les voyageurs du passé. Erasme constate qu’en Allemagne, les « hôtes, » parfois gens de qualité, se montrent fort arrogans vis-à-vis de la clientèle et lui mettent volontiers le marché à la main : « Si vous n’êtes pas content, vous tenez le remède, allez ailleurs. » Il se plaint d’être obligé de changer de chemise et de souliers dans la salle commune et de coucher à Munich entre deux « couetes, » — ou édredons, — de cuir, boursouflées, renflées vers le milieu, minces et plates sur le pied. A Lyon, au contraire, il ne comprend pas comment l’hôtelier traite avec cette abondance et pour un prix si médiocre : « On croirait qu’ils y mettent du leur, plutôt que de chercher à amasser du bien. » Peut-être son humeur ici fut-elle influencée par « les jolies blanchisseuses à qui l’on donne les hardes à laver et qui vous les rapportent dans toute la propreté souhaitable. » Montaigne ne se montre pas moins satisfait des hôtels de la Suisse, où l’on jouait de l’orgue, de la viole et de l’épinette dans des salons, — appelés « poêles, » — tendus de cuir gaufré, garnis de vitraux, de plafonds lambrissés et ornés de volières pleines d’oiseaux.

Nous devons à Locke, cent ans plus tard, une description moins séduisante des auberges de Boulogne et d’Abbeville, qui, dit-il, « ne suffiraient pas à garantir un berger d’Ecosse contre les atteintes de l’air » et offrent, quoique mal closes, un assemblage d’odeurs nauséabondes. Mme de Sévigné, aux portes de Nantes, ne trouvait pour lit à l’auberge que de la paille fraîche, « sur quoi, raconte-t-elle, nous avons tous couché sans nous déshabiller. » Ces contrastes entre les hôtelleries n’ont pas de quoi nous surprendre ; nous les trouverions tout pareils dans le temps présent, d’une ville à l’autre, et parfois à quelques lieues de distance.

Le coût des voyages, au commencement du XVIIe siècle, se composait surtout des frais d’hôtel et de la location du cheval de selle, qui constituait le véhicule à peu près unique. Le gouvernement voulait-il suspendre, par mesure politique, toute communication dans le royaume, il lui suffisait d’envoyer défense à toutes les postes de « donner des chevaux sans billet, » c’est-à-dire sans une permission écrite des autorités. Rossés de coups, les flancs labourés de coups d’éperon, maltraités de toutes manières, les premiers chevaux de poste, — l’invention était récente alors, — fournissaient, sous Henri IV et Louis XIII, un bien mauvais service. Les coches venaient à peine de naître et ne marchaient pas régulièrement ; mieux valait partir en caravane « avec le messager ; » c’était le système le plus pratique, « pour l’adresse des chemins, pour les voleurs aussi bien que pour l’épargne, n’étant point sujet ainsi aux rançonnemens des hôtes, ni aux soins des chevaux. » Bien qu’il fût interdit aux messagers de « mener avec eux plus de trois personnes, prises aux lieux de leur parlement ou par rencontre, » leur intérêt était d’accueillir tous les cliens qui se présentaient, auxquels ils fournissaient à forfait le cheval et les frais d’auberge. De Paris à Lyon, il en coûtait, par cette voie, 225 francs de notre monnaie, en 1630, plus 25 francs pour 50 livres de bardes. Pour ce trajet, le coche demandait 95 francs par place et 38 francs pour le même poids de bagage ; mais il fallait payer en outre les notes d’hôtel, ce qui revenait au même : un voyageur ne dépensait pas moins de 10 francs par jour dans les auberges, et l’on mettait une dizaine de jours de Paris à Lyon, en marchant à la vitesse moyenne de treize lieues par jour.

Le messager ne mettait que huit jours ; sa compagnie convenait donc aux gens pressés, point à ceux qui voyageaient « par plaisir et curiosité ; puisqu’on ne peut rien voir des lieux où l’on séjourne, n’arrivant qu’à la nuit et partant devant le jour ; outre la fatigue qu’apportent ces longues traites. » Partie de Paris à onze heures du matin, une troupe de ce genre s’arrête à trois heures après minuit à Milly-en-Gâtinais, après avoir chevauché seize heures durant pour faire quatorze lieues. Elle se composait de deux gentilshommes, dont un « sortait de page, » d’un Polonais, d’un mercier de Lyon, et d’un avocat du roi de Draguignan, soit sept personnes, avec le messager qui la dirigeait et le chanoine parisien à qui nous devons ce récit et qui nous confie une grave incommodité de cette locomotion : la vie commune avec des gens « ramassés un peu partout, lesquels sont d’ordinaires ou plaideurs, ou marchands, ou nobles errans ; de sorte qu’un honnête homme est exposé à l’humeur barbare et rustique des uns ou bien à l’insolence des autres. » Le souper, les lits, étaient chaque soir autant d’occasions d’ennuis, de querelles et de farces singulières. Si les lits manquaient, il fallait coucher avec un de ses compagnons de route ou avec des inconnus.

De jeunes Hollandais venant, avec le messager aussi, de Calais à Paris, sous Colbert, entrent dans les mêmes détails et se plaignent de la saleté des draps donnés par les hôtes, des bourbiers où l’on tombe en chemin et où l’on est « amplement mouillé jusqu’à la chemise. »

De Colbert à la Révolution, les moyens de transport s’étaient améliorés : on ne mettait plus, dans les « turgotines, » que six jours de Paris à Lyon. Ils s’étaient multipliés aussi, et toutes ces entreprises, plus ou moins privilégiées, se contrecarraient et plaidaient beaucoup les unes contre les autres : pataches, carrosses, diligences, cabriolets et fourgons, nous prouvent, par la hausse du prix de leurs redevances au Trésor, à chaque renouvellement de bail, que le trafic des voyageurs dut s’accroître au XVIIIe siècle. Les transports publics, à l’usage des citoyens qui n’étaient pas assez riches pour courir la poste en chaise privée, laissaient à désirer cependant, puisqu’on lit souvent, dans les « Annonces-Affiches » de 1788, des avis de cette sorte : « Une dame très honnête voudrait trouver une place dans une voiture pour aller ces jours-ci, à frais communs, à Poitiers ou à La Rochelle. »

C’était l’époque où Arthur Young pérégrinait à travers le continent en prenant des notes. Il vante la bonne chère et le bon marché de nos hôtelleries, trouve les lits meilleurs que ceux des auberges de son pays ; mais se plaint qu’il n’y ait pas de salle à manger, que les repas soient servis dans des chambres où il y avait trois ou quatre lits, que les fenêtres ne soient pas faciles à ouvrir quand elles sont fermées, ni à fermer quand elles sont ouvertes. « Les meubles, dit-il, sont si mauvais qu’un aubergiste anglais en ferait du feu ; » il n’y a ni balais, ni sonnette ; les domestiques sont sales, la cuisine est noire de fumée et les murs des autres pièces blanchis à la chaux, ou couverts de vieilles étoffes qui sont « nids à teignes et à araignées. »

Un autre Anglais, venu à Paris sous Louis XV, nous a laissé le récit de son voyage (1754). Après avoir mis trois jours pour passer le détroit, il débarque à Calais, où quatre soldats et un caporal le conduisent aussitôt chez le gouverneur, qui le fait attendre quelque temps à la cuisine et lui fait dire qu’il est encore couché, qu’il le félicite de son arrivée dans le royaume, et lui souhaite un bon voyage, s’il veut pousser plus loin son excursion. La diligence de Calais à Paris se mettait en route le lundi matin et arrivait dans la capitale le dimanche soir. C’était une immense tapissière, que traînaient, avec une extrême lenteur, huit chevaux attelés deux à deux et conduits par des postillons. Sur l’impériale s’entassait une montagne de bagages. A droite et à gauche, rien ne protégeait les voyageurs contre les intempéries ; les derniers arrivés surtout, obligés de se contenter des places latérales ménagées entre les deux roues, avaient le front à la hauteur des genoux de leurs compagnons et leurs pieds sans appui oscillaient aux cahots du chemin. Pendant toute la seconde journée, le malheureux enfant d’Albion reçoit des flocons de neige en plein visage et le soir, en arrivant à Montreuil, il accepte une invitation à un bal de noces. Mœurs aimables du XVIIIe siècle, où les étrangers sont conviés en soirée à la descente d’une voiture publique ! A son entrée dans la salle, l’Anglais est aussitôt prié de danser.

Les hôtels sont mal installés, mais les repas, — 6 fr. 50 d’aujourd’hui, — ne semblent pas trop chers à notre touriste. Il recommande à ses compatriotes de se munir de couteaux de poche, les couteaux de table étant un luxe inconnu des hôteliers, qui fournissent seulement des cuillers et des fourchettes.

Cinquante ans plus tard, en 1802, une riche famille britannique de cinq personnes, accompagnée de trois domestiques, nous a conservé quelques notes d’auberge. La première fut soldée à Calais chez Dessein, l’honnête traiteur célébré par Sterne dans le Voyage sentimental. Elle montait à 89 livres, dont 15 pour le logement des maîtres, autant pour leur dîner, plus 14 livres pour trois bouteilles de vin fin — Champagne, Côte-Rôtie et Chablis, — et 8 sous pour une bouteille de bière. Quatre bougies sont cotées 4 livres, le thé 6 livres, le service 9 livres. Comme il faut doubler les chiffres du Consulat pour avoir leur équivalence en 1904, ils se trouvent supérieurs à ceux qu’un hôtelier de province réclamerait aujourd’hui.

A Paris, les cinq étrangers et leur suite descendent dans un hôtel de la rue Richelieu, où leur appartement coûte 480 francs de notre monnaie par semaine ; moyennant pareille somme, il leur est fourni deux repas « appétissans et variés. » Ils prennent à leur service un « laquais de place » à 8 francs par jour et la location d’un carrosse de remise leur revient à 1 300 francs par mois.


II

Il ne suffirait pas, pour apprécier ces chiffres, de les rapprocher du tarif des hôtels dans le Paris contemporain. Il faudrait aussi comparer les logis qui passaient, en 1802, pour des hôtels de premier ordre, avec les édifices qui, de nos jours, ont pris leur place.

Comparaison difficile ; autrefois les exigences des hôteliers variaient suivant le rang des cliens. Chacun connaît la réponse faite au roi George d’Angleterre par l’aubergiste de Hollande qui lui comptait 50 florins pour 3 œufs. « Les œufs sont donc bien rares ici ! fait observer le prince. — Non, les œufs n’y sont pas rares, lui est-il répliqué, mais ce sont les rois qui n’y sont pas communs. » L’hospitalité de nos luxueux palais, de nos confortables casernes à voyageurs est marquée en chiffres connus ; mais la splendeur et les agrémens que l’on y rencontre n’avaient point d’analogues dans les meilleures maisons d’il y a un siècle, et celles même qui, parmi les plus anciennes, ont subsisté, ne conservent que leur enseigne. Leur intérieur s’est totalement transformé.

« L’hôtel Meurice, dit un Guide de 1830, est le plus recommandable de Paris parce que le propriétaire y parle anglais. » Il n’était pas seul dans ce cas, sans doute, puisqu’en 1816 s’était fondée, place Vendôme, une hôtellerie à laquelle le marquis de Bristol avait donné son nom, et dont la clientèle se recrutait, en majeure partie, dans l’aristocratie britannique. Cet hôtel, fréquenté par les familles régnantes d’Europe, n’était pas difficile à remplir. Maintenant que sa superficie a doublé par l’acquisition d’un immeuble contigu, il ne compte que 25 appartemens, du prix de 60 à 300 francs par jour, composés, les uns de 2 ou 3 pièces, les plus grands de 5 chambres avec salon et salle à manger. Il n’existe là aucun restaurant, aucune salle commune, tout voyageur prenant ses repas chez lui, à son heure, et le personnel étant toujours en nombre pour servir chacun à sa guise, aussi rapidement qu’il le souhaite ; — le roi Edouard VII, quand il dînait à l’hôtel, tenait à ne pas rester à table plus de 35 ou 40 minutes. — Or, un détail montre combien certains progrès sont récens : dans cette maison renommée, pas un appartement n’avait de salle de bains, il y a douze ans ; depuis, il en a été aménagé quarante. Le luxe, bien qu’il remonte à peine à une cinquantaine d’années, avait précédé le confort.

L’idée de fonder à Paris un hôtel « monstre, » — on le trouva tel en 1855, — revient à Napoléon III, qui, dans ses fréquens séjours à Londres, y avait vu des spécimens du genre. L’empereur suggéra le projet à M. Pereire, au moment où les concessions nouvelles de chemins de fer qui allaient rayonner sur la France et l’annonce de la première Exposition universelle assuraient des conditions favorables de début. Le prolongement de la rue de Rivoli fournit un terrain propice pour édifier au « cœur de Paris, » que l’on plaçait alors au Palais-Royal, le vaste Hôtel du Louvre. Disparu aujourd’hui, graduellement rongé, réduit, absorbé enfin par le magasin du même nom, dont j’ai naguère ici conté l’histoire[2], il fit sensation à l’époque et fournit une brillante carrière, sous un directeur ami et compagnon de jeunesse des Pereire, aux temps du saint-simonisme, Emile Pasquier, demeuré leur lieutenant intègre, actif et sûr.

C’était un métier sans précédent que l’administration d’une aussi complexe machine ; il fallait créer une comptabilité embrassant dans tous leurs détails des fournitures et des recettes d’une extrême minutie. L’expérience, ayant bien réussi, fut renouvelée douze ans plus tard (1867) sous la même direction, au sein d’un quartier dont le nouvel Opéra devait être le centre.

En façade sur le boulevard des Capucines, encadré de tous les autres côtés par des rues à peine tracées, le Grand-Hôtel fut construit sur le sol d’un ancien domaine rural, qui avait appartenu durant quatre cents ans (1380-1780) à l’Hôtel-Dieu et avait valu 9 centimes le mètre au XIVe siècle, 1 centime et demi au XVIe, 64 centimes au XVIIe, enfin 6 fr. 40 le mètre en 1775, lorsque l’hospice aliéna ce fonds à un entrepreneur des Bâtimens du Roi, Charles Sandrié. Les maisons élevées par ce dernier, en bordure du passage auquel il donna son nom et qui fut exproprié par M. Haussmann, avaient une valeur bien différente ; et bien différente encore est celle du Grand-Hôtel, dont le loyer annuel est supérieur à 1 400 000 francs.

Quoiqu’il ait été fort dépassé depuis par des hôtelleries plus modernes, dont la vogue a fait pâlir son lustre primitif, le Grand-Hôtel demeure, avec ses 750 chambres, le plus vaste de l’Europe. Seules quelques ruches humaines de 15 étages, aux Etats-Unis, offrent des types plus hauts, sinon plus larges. A Paris, l’hôtel Continental qui, sous le rapport des dimensions, occupe le second rang, contient 485 chambres, le Terminus en possède à peu près le même chiffre, et le Palais d’Orsay 400.

Veut-on savoir le prix de revient de chaque chambre, en moyenne ? ce qu’elle coûte à l’hôtelier en divisant entre toutes le loyer total payé aux propriétaires des immeubles par les exploitans ? La société fermière du Grand-Hôtel a, de ce chef, une dette quotidienne de 4 fr. 85 par chambre, celle du Continental porte une charge de 5 fr. 35, celle du Palais d’Orsay de 1 fr. 45 seulement. C’est que le loyer du Continental est de 950 000 francs et que celui du Palais d’Orsay n’est que de 260 000, dont 50 000 pour le buffet de la gare. Et la différence de location ne tient pas tant à la surface, respectivement occupée par les deux hôtels, qu’à la qualité de leurs propriétaires. Le Continental eut pour fondateurs, en 1876, trois aubergistes audacieux comme trois mousquetaires et, comme des héros de romans, peu munis de capitaux. Avec 360 000 francs qu’ils possédaient ensemble, ils se mirent bravement en route, acquirent 5500 mètres de terrain « à proximité des ruines du palais de nos rois, » disait un prospectus littéraire, et construisirent un logis superbe qui, tout aménagé, revenait à 22 millions. La société financière qu’ils avaient constituée se trouva trop faible, même avec l’assistance du Crédit Foncier, pour assumer une telle charge ; elle passa la main à de nouveaux actionnaires et fit avec eux un bail de 60 années.

L’hôtel d’Orsay, au contraire, bâti par le chemin de fer d’Orléans, ne représenta qu’une dépense modeste, parce qu’il n’eut à payer ni sa façade, ni son terrain, compris pour 10 500 000 francs dans le compte de premier établissement de la gare. L’Etat, garant du revenu de la compagnie, se félicite de la voir tirer 7 à 8 pour 100 d’intérêt des sommes affectées par elle à cette construction accessoire. Quant aux Magasins du Louvre, locataires et exploitans du Palais d’Orsay, comme ils l’étaient déjà de l’hôtel Terminus, propriété du chemin de fer de l’Ouest, ils trouvent dans ces concessions nouvelles, adjointes à leur commerce principal, une source de bénéfices supplémentaires.

La combinaison parut donc avantageuse à tout le monde, sauf au syndicat des hôteliers parisiens. Ceux-ci, lésés par ce qu’ils estimaient une concurrence abusive au commerce privé, en appelèrent aux tribunaux, qui leur ont donné tort. En pareil cas, les tribunaux de l’ancien régime jugeaient copieusement ; ceux d’aujourd’hui tranchent plus net. Nous avons un arrêt du Parlement de Paris, au XVIIe siècle, rendu dans l’instance introduite par les maîtres-cuisiniers contre les maîtres-rôtisseurs, qui prétendaient vendre toutes espèces de viandes et même entreprendre des banquets, à la condition de s’adjoindre un maître-cuisinier. On permit aux rôtisseurs de servir seulement en leurs boutiques « jusques à trois plats de fricassées, » sans pouvoir « se transporter es salles publiques ni maisons particulières. »

C’étaient aussi des banquets et des fêtes, que prétendaient entreprendre les hôtels bâtis sur les fonds garantis par le Trésor, et que prétendaient leur interdire les hôtels bâtis aux risques et périls des particuliers. La Compagnie des chemins de fer d’Orléans était parfaitement désintéressée dans la querelle ; elle avait prévu l’objection, une clause spéciale du bail portant que, si défense était faite à son locataire de donner des banquets, il en supporterait seul les conséquences et ne pourrait demander aucune diminution de loyer.

Or, les banquets et les fêtes fournissent aux grandes hôtelleries un appoint sérieux de recettes : l’usage, pendant un soir, de leurs salles illuminées, décorées et servies par un personnel spécial, se paie, suivant l’espace offert et l’élégance du lieu, depuis 3 100 francs au Continental jusqu’à 700 francs au Palais d’Orsay. Le produit, de 4 à 600 000 francs, que chacun de ces établissemens en retire, était un objet intéressant de litige. L’une des parties faisait valoir que ces fêtes « rendaient plus facile et plus agréable l’arrivée de groupes nombreux de cliens, désireux de demeurer ensemble et de réunir leurs amis ; » à quoi l’autre partie répliquait que « les repas de noces, les bals de l’Epicerie française ou de l’Association amicale des électriciens, n’étaient d’aucune utilité aux voyageurs arrivés par le chemin de fer et les privaient même de la jouissance des salles qui semblaient leur être destinées. »

Les magistrats donnèrent gain de cause aux hôtels annexes des gares par ce motif que leurs plans, approuvés de l’administration supérieure, contenaient un local désigné sous la rubrique de « grande salle des fêtes, » et que, si le coût de l’hôtel avait été compris dans les frais d’établissement des lignes concédées, c’était afin de diminuer d’autant le jeu de la garantie d’intérêt.


III

Ainsi adjointe à l’industrie des transports par voie ferrée, l’industrie du logement des voyageurs sera, dans un avenir prochain, appelée à porter sa juste part des obligations du monopole dont elle profite. Le tarif de ses chambres et de ses repas se trouvera légitimement déterminé par l’État au même titre que celui des billets de chemin de fer. Marseille et Bordeaux ont déjà leur Terminus ; Paris ne compte jusqu’ici que deux hôtels de ce genre : au quai d’Orsay et à la gare Saint-Lazare ; ce dernier, bâti par la compagnie de l’Ouest avec ses propres fonds, sur un terrain acquis avec ses réserves, mais entré depuis dans le domaine national de l’avenir.

Notre capitale manque totalement d’hôtels populaires et n’a pas, à beaucoup près, le chiffre de bons hôtels bourgeois qui s’y pourraient établir et prospérer. Les États-Unis nous offrent des modèles de ce type, qu’il serait très désirable de voir imiter chez nous. La vie, à New-York, est meilleur marché qu’en France pour les classes modestes, — quoique beaucoup de nos concitoyens s’imaginent le contraire ; — la nourriture, l’éclairage, le chauffage, y coûtent moins cher qu’à Paris ; les vêtemens confectionnés ne s’y vendent pas à plus haut prix. Seuls, les loyers sont trois ou quatre fois plus onéreux que les nôtres.

Mais il n’existe pas, à Paris, d’organisation analogue à celle des « Mills Hotels, » où l’on peut se loger pour 20 sous par jour. M. Ogden Mills, leur fondateur, appartient à l’espèce intéressante de ces richissimes Américains qui, après avoir gagné leur fortune, ne s’ankylosent pas dans la jouissance d’un faste stérile. Leur unique objectif n’est pas d’accroître leurs millions. En eussent-ils, suivant la locution courante, « à ne savoir qu’en faire, » ils s’ingénient à en faire quelque chose : quelque chose de neuf, de puissant et d’utile. Ils se trompent parfois dans leurs créations, parfois ils dépassent le but ; mais le but est toujours noble. Et quand ils réussissent, quand les millions ont bien travaillé, leur propriétaire se trouve avoir honoré son nom en justifiant sa chance.

A trois minutes de Broadway, la longue artère qui correspond à nos grands boulevards, entre la 6e Avenue et Bleecker street, dans le quartier des affaires, s’élève une masse architecturale de neuf étages, — un « building, » — dont les deux ailes sont séparées par une vaste cour vitrée. C’est l’un des deux Mills Hotels, jusqu’ici réservés aux hommes. — Des établissemens analogues seront plus tard mis à la disposition du sexe faible. — Celui-ci renferme 1 554 chambres. Le jour même de l’ouverture, il y a environ six ans, 500 d’entre elles furent occupées ; quelques semaines après, elles l’étaient toutes. La moyenne de la location quotidienne est de 1 526 chambres. Moyennant un franc payé à l’entrée, à partir de cinq heures du soir, les cliens reçoivent leur clef et sont chez eux. Ils peuvent à leur gré, après avoir traversé le large vestibule de marbre blanc, se rendre, par un des trois ascenseurs, au numéro qui leur appartient, ou s’installer dans une des salles de lecture, de jeux, de conversation, au fumoir, dont l’atmosphère est incessamment renouvelée par un système excellent de ventilation. Ils peuvent aussi prendre leur bain, — gratis ; — le bain à discrétion, ce raffinement d’hier... renouvelé des Grecs, est encore à Paris le privilège des résidences de grand luxe : le Ritz ou l’Elysée-Palace. Ailleurs, dans des hôtels où les chambres se louent 12 et 15 francs par jour, le bain se paie à part et représente, à lui seul, une dépense supplémentaire de 1 fr. 50. Quant à nos auberges parisiennes à « vingt sous » par jour, ce sont des taudis sordides où l’idée de prendre un bain ne vient pas à un homme bien portant et où il n’existe sans doute aucune baignoire.

Il en était de même aux États-Unis, avant la création des Mills Hotels, dans ces garnis de dernière classe que les Américains nomment en argot des « morgues, » et le tenancier d’une des sinistres demeures ainsi baptisées se moquait d’avance, dans une interview publiée par un journal new-yorkais, de l’idée burlesque d’offrir un bain à des gens qui, disait-il, ne se soucieraient guère, en hiver surtout, d’une pareille attraction. Il ajoutait que, sans doute, le bain serait obligatoire à l’entrée ; en quoi ce logeur se trompait. L’usage n’en est imposé à personne, mais il est si apprécié par les hôtes de l’endroit que, même dans la saison froide, il n’y est jamais pris moins de 300 bains par jour.

Le Mills Hôtel comporte un restaurant où les femmes sont admises, et où l’on mange à son choix à la carte ou à prix fixe, depuis six heures du matin jusqu’à neuf heures du soir. Le dîner ordinaire coûte 0 fr. 75 centimes et se compose d’un potage, — le jour de ma visite, « soupe au poulet et tomate » ou « consommé jardinière, » — d’un plat de viande ou de poisson, de deux plats de légumes, d’un dessert, — tarte ou pudding, — et de thé, lait ou café. Les boissons alcooliques sont, sans exception aucune, prohibées dans l’hôtel. Ceci semblera dur à nos compatriotes accoutumés à boire du vin, du cidre ou de la bière, mais n’a rien d’extraordinaire dans un pays où la carafe d’eau figure seule, le plus souvent, sur la table des familles moyennes. Ajoutez à ce dîner de 0 fr. 75 un déjeuner du matin de 0 fr. 25 et un souper de 0 fr. 50, — dépenses généralement constatées, — vous remarquerez que, pour 2 fr. 50 par jour, le voyageur ou l’habitué du Mills Hôtel est logé, nourri, chauffé et éclairé, dans une ville où le simple manœuvre est payé de 9 à 10 francs et où l’ouvrier de métier gagne de 12 à 18 francs, suivant les professions.

La clientèle ici vient à la fois d’en haut et d’en bas, de la « bourgeoisie, » — si ce mot avait un sens aux Etats-Unis, — et du peuple. Des prolétaires qui s’affinent et grandissent y coudoient des spéculateurs qui sont tombés et luttent pour se relever : employés, étudians, quelques compagnons au rude maintien à côté de gentlemen un peu fanés mais cravatés de blanc, individus mêlés, appartenant à tous les milieux, point sales ni vulgaires et qui ne sentent pas le logis à bon marché.

Ce qui caractérise cette œuvre d’excellente démocratie, qui hausse le niveau des uns et maintient la dignité des autres, c’est de ne pas être une institution « charitable, » ni même « philanthropique, » où le pauvre se sent plus ou moins entretenu par l’argent du riche. L’argent ici ne s’aumône point, il rapporte. Le taux est modeste, mais il y a un revenu, et l’idée par là est vraiment féconde. M. Mills a voulu que ses locataires s’estimassent « cliens » d’un patron, et non point « obligés » d’un bienfaiteur. Il a déguisé son bienfait sous l’apparence d’un placement. Les 5 millions de francs, que représentent ensemble le terrain, la construction et l’ameublement de l’hôtel, produisent un intérêt annuel de 3 pour 100, tous frais payés.

Ces frais d’exploitation se trouvent réduits au minimum par le machinisme, où les Américains sont passés maîtres : 150 employés suffisent à la besogne, depuis 40 garçons de restaurant et 20 femmes de chambre, jusqu’aux électriciens, comptables, ingénieurs, y compris deux surveillans assermentés, investis par l’Etat d’une autorité officielle de police dans l’immeuble, pour y maintenir le bon ordre. Le salaire de ce personnel, nourri et logé, coûte 300 000 fr. par an, la viande et les provisions journalières 420 000 fr., les impôts et la concession d’eau 75 000 francs. Les 48 000 francs dépensés en charbon représentent à la fois la cuisson des alimens, le chauffage des calorifères à vapeur dans tout l’hôtel, son éclairage à l’électricité abondamment fournie et sa ventilation. Ce sont les principaux frais.

Détail à noter : la literie est d’une propreté méticuleuse, les chambres sont lavées du haut en bas presque chaque jour. Leur défaut est d’être un peu exiguës : 2m, 66 de long sur 2 mètres de large. Aussi n’ont-elles d’autre meuble qu’une chaise, une table et une planche disposée pour recevoir la petite malle du locataire. Chacun, pour ses habits et son linge, a la jouissance d’une armoire privée... au sous-sol, et doit aller aux lavatorys pour faire sa toilette, comme s’il voyageait en sleeping-car. Le Mills Hôtel ne prétend pas être un foyer,... si ce n’est pour les gens sans foyer. Il ne se pique pas d’offrir tous les avantages du Waldorf-Astoria ; mais il en offre un, inestimable pour sa clientèle : il coûte 20 sous, au lieu de 20 francs. Il est à souhaiter que l’exemple de M. Mills soit suivi dans notre capitale, où les garnis sont si misérables, où les hôtels de petit prix sont si sales et si laids.


IV

Paris héberge deux sortes d’étrangers : ceux qui ne vivent pas à l’hôtel, et qui, au nombre de 300 000, ont élu domicile chez nous pour y gagner de l’argent ou en dépenser ; parce que l’argent y est pour eux moins dur à gagner ou plus doux à dépenser qu’ailleurs. Rentiers ou commerçans, employés ou domestiques, ceux-là forment une population stable. Parmi la population instable de Paris qu’abritent les hôtels, l’étranger n’est pas en majorité, si l’on donne le nom d’hôtel à tout local meublé, loué à la journée ou à la semaine.

Le 1er juin 1903, il est entré dans les « auberges parisiennes 5 350 Français et 2 430 étrangers ; soit un mouvement de 7 780 personnes. En un mois — du 1er au 31 mai — les arrivées constatées accusaient un chiffre de 139 000 personnes, dont 101 000 Français et 38 000 étrangers. Enfin, dans tout le cours de l’année dernière, les entrées se seraient élevées à 1 544 000 « voyageurs, » si ce nom n’était pas tout à fait impropre à designer la masse des individus qui couchent dans un lit dont ils ne sont pas propriétaires.

En effet, dans ce million et demi de nomades, il y a 529 000 Français, venant de Paris. Ces Parisiens qui passent ainsi d’un hôtel à l’autre sont, pour la plupart, des malheureux gîtant à la nuit, moyennant 0 fr. 30, en des galetas pitoyables, en des chambrées où les couchettes s’alignent côte à côte. C’est pour eux que sont faits les règlemens de police défendant de placer un lit dans un local cubant moins de 14 mètres.

Sur le million qui représente les hôtes venus du dehors, 650 000 sont des provinciaux ou soi-disant tels ; car l’article 154 du Code pénal, qui punit l’hôtelier coupable d’inscrire sciemment un voyageur sous un faux nom, ne saurait lui prescrire de vérifier l’identité des gens qu’il abrite chaque soir sous son toit. Il ne manque point, dans une cité populeuse, de ces refuges temporaires qu’un vaudeville intitulait « hôtels du libre-échange, » où des Parisiens authentiques se donnent pour habitans d’un département éloigné. Telle grande hôtellerie du centre, où les entrées atteignent l’effectif annuel de 55 000 individus des deux sexes, réserve le même accueil aux couples qui s’installent pour trois mois et à ceux qui n’y passent que deux heures.

L’affluence de ces derniers, pour fructueuse qu’elle soit, est cependant préjudiciable aux maisons trop indulgentes qui ne savent pas s’en garantir. Cette source de gain tarit les autres, en écartant la clientèle sérieuse. Et, faute de pouvoir exiger, des arrivans, la production d’un acte de mariage en règle, les hôtels soucieux de leur bonne renommée ne reçoivent pas ceux qui se présentent sans être munis d’un minimum de bagages, capables de justifier leur qualité de voyageurs.

Paris comptait, au 31 décembre dernier, 11 650 « logeurs » — en statistique officielle un hôtelier s’appelle un logeur, — depuis l’hôtel Ritz ou l’Elysée-Palace jusqu’aux 345 garnis des faubourgs, où 5 600 lits sont entassés en 1 150 « chambrées. » Les locataires des uns et des autres se trouvaient, ce jour-là, au nombre de 181 000. Les gens qui boivent dans un « assommoir » de la Villette une « paire d’absinthes » pour 5 sous, sont des « consommateurs » au même titre que ceux qui s’attablent dans un café du boulevard Montmartre ; mais les personnes qui peuplent les « hôtels » proprement dits et les taudis où l’on couche à la gamelle ne peuvent être également nommés des « voyageurs ; » parce que les derniers, comme on l’a vu tout à l’heure, sont des Parisiens permanens.

Les hôtelleries de premier ordre, — à 15 francs par jour et au-dessus, — contiennent 3 500 chambres, dont les plus grandes et les mieux situées vont jusqu’à 50 francs. Les maisons de deuxième ordre, — 8 à 15 francs par jour, — disposent de 5 300 chambres. Le troisième rang est représenté par les 11 500 chambres des hôtels de 4 à 8 francs. Enfin, les hôtels dont les prix vont de 2 à 4 francs par jour, offrent ensemble 21 000 chambres. Ils occupent le quatrième rang dans la hiérarchie dressée, à la Préfecture, par le service des garnis.

Il existe en outre 10 400 appartemens meublés, loués sans titre ni enseigne. Suivant le taux des loyers, ils se divisent en trois catégories : ceux de 1 500 francs par mois et au-dessus, au nombre de 280 ; ceux de 500 à 1 500 francs, au nombre de 1 130 ; ceux enfin de 40 à 500 francs, simples chambres pour la plupart, comprenant à eux seuls 9 000 logis, les neuf dixièmes du total,

A Londres, depuis un quart de siècle, il s’est créé une vingtaine d’hôtels, de prix variés et de dimensions énormes. Paris, où, durant le même laps de temps, il s’en est fondé quatre fois moins, n’est pas suffisamment pourvu. Les nouveaux ont réussi très vite, ce qui démontre leur utilité ; bien que leur luxe ne soit à la portée que d’un public restreint. Le plus récent, l’Elysée-Palace, servait l’an dernier 118 000 repas et comptait 77 000 journées de chambres occupées par 1 5 000 personnes ; ce qui n’empêchait pas le Grand-Hôtel et le Continental de recevoir, l’un 30 000, l’autre 20 000 voyageurs.

Dans ces grandes maisons, ce sont les étrangers qui dominent : 5 000 Français seulement contre 6 500 Anglais, 5 000 Américains du Nord, 1 140 Allemands, 603 Russes, 400 Espagnols et Portugais, 300 Autrichiens, 250 Hollandais, 200 Italiens, une centaine de Suisses et autant d’Américains du Sud. Cette proportion des nationalités varie, d’une année à l’autre, sous diverses influences : Brésiliens, Argentins, Péruviens, nous viennent plus volontiers quand le change leur est moins défavorable. Lors de la discussion du bill Mac-Kinley, des milliers de négocians ou courtiers des Etats-Unis vinrent passer chez nous des marchés à condition, pour profiter, en cas d’adoption des tarifs protectionnistes, du court intervalle qui s’écoulerait avant leur mise en vigueur. La guerre du Transvaal fit baisser de moitié l’effectif des visiteurs anglais ; de là des fluctuations importantes de bénéfices.

Ces entreprises trouvaient dans les Expositions universelles, une manne périodique. Les deux dernières fournirent au Grand-Hôtel un profit de 1 500 000 francs, tandis que le rendement des exercices ordinaires oscillait entre 800 000 et 400 000 francs.


V

La clientèle ayant des prétentions sans cesse croissantes, le maintien de ces auberges monumentales n’est pas chose aisée. Pour s’être endormie sur sa vogue primitive, telle ancienne maison s’est vue peu à peu démodée, abandonnée, contrainte à disparaître. Tel établissement grandiose, après avoir négligé de se tenir au courant du progrès, a dû faire d’un seul coup deux millions et demi de travaux pour se remettre au niveau. Aussi rien n’est-il plus aléatoire qu’un bilan d’hôtel ; il faut, pour l’apprécier, connaître l’état du mobilier et des approvisionnemens. Les mêmes vins en cave, portés pour une valeur de 1 100 000 francs, se trouvent réduits l’année suivante à 400 000 francs après une estimation plus sévère.

Plusieurs grandes hôtelleries ne sont pas la propriété de la société qui les exploite. Celle-ci, simple locataire, est alors exclusivement commerciale : son loyer absorbe le quart, le tiers parfois, de son chiffre d’affaires ; une fois son loyer payé, ses gains rémunèrent plus largement le groupe restreint des actionnaires qui assument tous les risques. Mais, avec ce système, les exploitans, n’étant pas chez eux, répugnent à améliorer par des travaux coûteux un immeuble qui ne leur appartient pas ; les propriétaires de leur côté, n’ayant point de part au profit, se soucient peu d’amoindrir leur revenu en contribuant à des embellissemens qui n’augmenteront pas la sécurité de leur gage.

Une nouvelle création, l’Elysée-Palace des Champs-Elysées, est maîtresse de son local. Aujourd’hui possédé par une société anglaise, à la tête de laquelle se trouvent sir John B. Maple, le chevalier du « modern style, » et M. Nagelmackers, le très habile et actif directeur des Wagons-Lits, l’Elysée-Palace a été fondé par cette intelligente compagnie à laquelle les voyageurs européens sont redevables aussi des hôtels roulans qu’on nomme les « trains de luxe. » Le terrain a coûté 4 millions ; les constructions, d’une superficie de 3 700 mètres, 7 millions de francs ; le mobilier et le matériel d’exploitation reviennent à 3 millions et demi

Ici, comme au Ritz, les organisateurs se sont peu souciés d’introduire la simplification mécanique du service, à l’américaine. Le voyageur s’y montrait rebelle et préférait payer plus cher l’illusion de n’être pas « à l’hôtel. » Il refusait de donner ses ordres au moyen de cadrans électriques, portant l’indication imprimée des différens objets dont il peut avoir besoin, et l’on finit par enlever des chambres ces instrumens inutilisés. Mais il tenait aux détails artistiques de la décoration et des bronzes, à la fraîcheur des tentures fréquemment renouvelées, à la présence, dans son cabinet de toilette, d’une vaste baignoire de porcelaine, et généralement, à toutes ces inventions, où le confort se dissimule discrètement sous les apparences du luxe.

L’Élysée-Palace a, dans ses sous-sols, les ateliers de vingt corps d’état ; il a ses menuisiers, ses plombiers, ses teinturiers, qui nettoient, détachent et recolorent, ses tapissiers qui refont les matelas, passés à l’étuve, regarnissent les sièges et puisent dans les réserves du garde-meuble de quoi transformer en cinq minutes un salon en chambre ou une chambre en salon. Le matériel de 400 chambres, le linge, — 3 500 paires de draps et 50 000 serviettes, — dont l’achat primitif a coûté 230 000 francs, l’argenterie, les ustensiles divers de cave et de cuisine, — ces derniers payés 28 000 francs, — tout cela est inventorié chaque mois.

L’introduction de tout objet, de toute marchandise, comporte un sérieux examen à son passage par l’économat. On y pèse les couvertures et le linge, vérifié au compte-fils ; on y mesure la hauteur de laine des tapis. Pas de commerce où les « fuites » soient aussi nombreuses et aussi faciles ; il faut que chaque matin, levé à six heures, l’hôtelier s’assure de visu que le pain, la volaille, le beurre, sont sincèrement livrés : c’est là son premier bénéfice. Il mesure le lait au densimètre, ouvre au hasard quelques sacs de charbon, et fait retourner devant lui les bachots de glace, à la sortie, pour s’assurer qu’ils sont bien vides.

Il est plus aisé de se défendre contre le coulage et les « chiperies » domestiques que de prévenir les escroqueries du dehors. Dans les auberges de petite qualité se présentent maints filous munis d’une valise vide et d’un carton à chapeau, où il n’y a pas de chapeau. Ils prennent possession de leur chambre à la nuit tombante et s’esquivent, de grand matin, en emportant les draps et les couvertures de leur lit dans la valise et, dans le carton à chapeau, la pendule qui décorait leur cheminée. D’autres se glissent, à l’aurore, dans les maisons imparfaitement surveillées et font, le long des couloirs, une rafle des chaussures qui stationnent aux portes closes des voyageurs endormis. Ces larcins effrontés n’atteignent que les garnis modestes. Quant aux cliens, aux clientes surtout, qui partent sans acquitter leur note, il n’en manque pas dans les plus beaux quartiers.

Plus graves sont les pertes qui peuvent incomber aux patrons d’hôtels, par suite des vols commis sous leur toit au préjudice des voyageurs. La législation à cet égard n’a pas varié depuis l’ère chrétienne, depuis les Césars ; car c’est le vieux droit romain qui, en ces temps de billets Cook et d’Orient-Express, régit encore la matière. Notre Code civil a traduit le Digeste, les jurisconsultes n’ont rien innové là-dessus depuis la Révolution. Qu’il s’agisse d’un barbare arrivant eu litière par la porte Esquiline, ou d’un banquier d’Australie descendant de wagon avec une fortune en portefeuille, la loi est la même : les aubergistes ou hôteliers, — nautæ, caupones, stabularii, disaient les Pandectes, — sont responsables comme dépositaires, en vertu de l’article 1952, des effets apportés par le voyageur qui loge chez eux.

Ils essaient bien de se dégager, par un petit avis apposé dans tous les appartemens, en prévenant le locataire « qu’ils ne garantissent d’autres valeurs que celles qui leur ont été personnellement confiées ; » leur garantie légale n’en est pas moins illimitée en principe, sauf le cas de force majeure, c’est-à-dire de vol à main armée.

Toutefois, bien qu’en certaines occurrences, cette obligation ait entraîné pour les hôteliers des condamnations ruineuses, et que leur syndicat n’ait pas réussi dans ses tentatives pour faire limiter, par la loi, le risque qui leur incombe en théorie, leur charge est réduite en pratique par l’arbitrage des tribunaux ; et les voyageurs, le plus souvent incapables de faire la preuve des vols dont ils seraient victimes, font bien de se protéger eux-mêmes. Pour leur donner toute sécurité, tout en leur laissant la libre disposition de leur bien, la plupart des hôtels nouveaux installent au sous-sol une « salle de coffres-forts » semblable à celles des établissemens de crédit, gratuitement prêtés aux voyageurs.

La probité du personnel est d’ailleurs très remarquable. Aux âges d’innocence, dans l’antiquité, le monde des aubergistes était fort suspect : les Hébreux n’avaient qu’un même mot pour désigner « hôtesse « et « courtisane ; » ce qui laisse supposer que les hôtelleries n’étaient pas bien famées. Platon exclut les hôteliers de la république idéale, ostracisme peut-être injuste, puisqu’il frappe aussi les poètes. Mais, à l’origine, en Grèce, les personnages chargés d’organiser l’hospitalité, de guider les étrangers dans leurs affaires et leurs achats, se nommaient des « proxènes ; » ces intermédiaires firent sans doute d’autres besognes obligeantes, à en juger par l’idée moderne qui s’attache à cet emploi. Le code Théodosien dispensait les maîtresses ou servantes d’hôtellerie des peines portées contre les femmes adultères et les récits des voyageurs nous font augurer que la profession d’aubergiste n’était pas un fier métier au moyen âge. Cette réputation légendaire a disparu, et ce métier, aussi respectable aujourd’hui que tout autre, est fort lucratif pour les subalternes qui y coopèrent : dans les bonnes maisons, les valets ou femmes de chambre ont 35 francs de fixe et gagnent 150 francs avec les pourboires ; les garçons ou sommeliers, en habit noir, souvent Allemands ou Suisses, arrivent à 250 francs, — dont 75 francs de gages et le surplus en gratifications de la clientèle. — Les tarifs ont beau stipuler le « service compris » dans la location des chambres, l’usage des pourboires a persisté dans les hôtels, comme dans les cafés et restaurans, grands ou petits.

Quelques administrations ont cherché à l’abolir, le public s’y est obstinément refusé. Lorsque les « bonnes » des Bouillons Duval eurent défense d’accepter, sous peine de renvoi, les 45 centimes que leur laisse en moyenne chaque consommateur, ceux-ci glissèrent leurs sous dans des croûtes de pain ou des épluchures de fruits ; ils les dissimulèrent au fond d’un verre ou sous une assiette. Les patrons n’insistèrent pas : ils réduisirent proportionnellement le salaire qui sortait de leur poche, ou, au contraire encaissèrent eux-mêmes les pourboires. On sait que les cafés en vogue reçoivent de leurs garçons une redevance de 6, 8 et 10 pour 100 du montant des consommations servies ; ce qui laisse encore à chacun de ces employés une dizaine de francs par jour.

À côté d’un syndicat spécial qui se charge du recrutement, il existe, entre tous les hôtels, une sorte de confraternité pour le placement mutuel des sujets, dont cet échange de renseignemens garantit la bonne qualité.

La cuisine a son organisation distincte sous la haute surveillance du « chef. » À l’Élysée-Palace, ce gentleman-directeur, — nos pères le nommaient « écuyer de cuisine, » — commande à 43 personnes, réparties en 7 brigades, sous les ordres immédiats de « chefs de parties, » appointés chacun de 300 à 350 francs par mois. Potagers, sauciers, rôtisseurs, entremetiers, pâtissiers et glaciers évoluent, chacun dans son domaine ; les uns, autour des broches de deux mètres de long, des marmites profondes et des bassins à friture bouillonnante, où plongèrent, jusqu’à 300 truites en un jour ; les autres, modelant des sirops coloriés qui se figent sous leurs doigts en fleurs et en fruits, ou puisant dans leurs huit parfums de vanille, chocolat, orange, praliné, etc, la matière des bonbons et des petits fours.

Tous ces comestibles viennent des salles du « garde-manger, » soumises à un contrôle sévère : de là sortent la viande, la charcuterie, la volaille, expédiée par les marchands de Bresse et de Houdan ; le beurre, dont il est employé souvent 100 kilos par jour ; les écrevisses s’y promènent dans des viviers d’eau courante ; les homards vivans sont enterrés dans la glace ; il entre ici chaque année 500 000 kilos de glace, destinée à des usages divers.

Une dépendance de la cuisine est la caféterie. Les professionnels qui versent goutte à goutte l’eau bouillante sur la poudre de moka font aussi mousser le chocolat et infuser le thé. Le thé, belle source de profit : 0 fr. 20 de feuilles procurent une recette de 1 fr. 50. Mais tous les chapitres ne sont pas à l’avenant. Le patron « limonadier, » qui tire 6 bocks d’un litre de bière et 30 petits verres d’un litre de chartreuse, gagne aisément 70 pour 100, net, de son chiffre d’affaires. Le bénéfice moyen du café de la Paix figure au bilan du Grand-Hôtel pour 160 000 francs ; en certaines années, il a été de plus du double. Le restaurateur est loin d’être aussi privilégié. La clientèle est, pour diverses causes, devenue plus rare, plus économe, sans cesser d’être difficile. Aux temps épiques de Very, de Véfour, des Frères Provençaux ; plus tard, à l’ancien Café de Paris du boulevard de Gand, à la Maison d’or, au Café Anglais, il se trouvait, dans le Paris de 1815, de 1835 et de 1865, un assez grand nombre de Parisiens gastronomes qui consentaient à « manger un napoléon » à leur dîner. Ces Parisiens aujourd’hui dînent au cercle pour 8 fr. 50. Cependant les denrées ont augmenté dans notre capitale plus qu’ailleurs, et il est à noter, par exemple, que, depuis l’allumette avec laquelle le Français allume son feu le matin, à son lever, en passant par le charbon, le pain, le beurre, le lait, le café, le sucre, la viande, le poisson, les fruits et les légumes, les fleurs même, jusqu’au gaz et à la lumière électrique qu’il éteint le soir, à son coucher, la vie est plus chère à Paris qu’à Londres.

On reprochait à ces illustres traiteurs de majorer les prix à leur gré, suivant la physionomie et le sexe de leurs convives, de commettre des « erreurs » dans les additions hiéroglyphiques que la patronne expédiait elle-même du comptoir. L’un d’eux, que nous appellerons Beauvilliers pour n’offenser aucun vivant, répondait avec ingénuité à qui l’engageait à mieux surveiller l’arithmétique de son épouse : « Ah ! monsieur, je ne donnerais pas pour 30 000 francs par an les erreurs de Mme Beauvilliers ! » Sans être tout à fait passés, ces « beaux temps » sont moins beaux qu’autrefois. Les restaurans qui font les plus grosses recettes, aux Champs-Elysées, au Bois de Boulogne, ne les font que peu de jours par an. Ils sont toujours à la merci d’un orage. Les entreprises « saisonnières » sont, en fait d’hôtel aussi, les plus aléatoires de toutes : le Palace-Hôtel de Monte-Carlo, ouvert du 1er décembre au 1er mai, perd de l’argent pendant deux mois sur cinq ; tel autre, le plus achalandé de tous, à Trouville, doit faire assez de bénéfices en quinze jours pour combler ses pertes pendant deux mois et distribuer à ses actionnaires 4 pour 100 de dividende.

La cave est, partout, d’un rendement meilleur que la cuisine. Elle exige des immobilisations de 300 et 400 000 francs, par conséquent des soins incessans. Au deuxième sous-sol, loin des variations atmosphériques, les pyramides de bouteilles reposent sur un lit de fin gravier que l’on arrose chaque jour d’été, dans les caves à Champagne et à vin blanc, pour en rafraîchir la température.

Cuisine et cave réunies sont d’ailleurs une grosse recette pour les maisons qui, par leur savoir-faire, attirent les dîneurs. On a calculé qu’il n’y avait pas 50 pour 100 des voyageurs à prendre leurs repas dans les hôtels où ils habitent. Ceci est vrai en général, là où la table est médiocre, et où l’aubergiste se flatte vainement de la rendre obligatoire, en menaçant d’une amende ceux qui vont porter leur appétit ailleurs. Il est des hôtels d’où l’on sort pour manger, bien que l’on y loge, et d’autres où l’on vient dîner du dehors. L’hôtel Ritz atteint un chiffre d’affaires égal au Palais d’Orsay, qui a 400 chambres, bien qu’il n’en ait lui-même que 130, — 2 millions et demi de francs, — mais, chez lui, le restaurant figure dans le total pour 1 million et demi.


VI

Seulement Ritz n’est pas un hôtelier ordinaire ; c’est l’hôtelier-type, l’hôtelier mondial, le génie de l’hôtellerie moderne. Il incarne cette branche de négoce, comme Boucicaut ou Hériot personnifient le magasin de nouveautés, Potin l’épicerie ou Worth la grande couture. Ses créations d’hôtel ont influé sur les mœurs ; à Londres et à Rome, comme à Paris, il a déterminé de nouveaux usages et de nouvelles habitudes.

Les directeurs des grandes hôtelleries actuelles, fonctionnaires, fort bien rentes, dont quelques-uns sont parvenus à la fortune en achetant, ou en gérant pour leur compte, les établissemens où ils étaient d’abord simples employés, ont eu presque tous d’humbles débuts : tel est Luigi auquel la Société des Wagons-Lits confie ses hôtels du Caire et qui, avec Thomas Cook, lord Cromer, représentant de Sa Majesté Britannique, et... le khédive, est le personnage le plus important de l’Egypte. Tel est Mahault, qui commande à 1 500 personnes, comme directeur du Terminus, du Palais d’Orsay, de cinq grands cafés ou restaurans-annexes. Il entra comme groom, à 13 ans, en 1856, à l’hôtel du Louvre, où il apprit l’anglais et l’orthographe, passa employé au bureau de réception, en devint le chef en 1867 et, en 1876, fut promu au poste d’administrateur. Tel est aussi, en Amérique, Boldt, ancien garçon d’office, aujourd’hui l’un des notables opulens de New-York, à la tête du Waldorf-Astoria, la plus grande auberge du monde.

Mais Ritz est l’individualité la plus originale en cette profession, parce qu’il a innové et qu’il a fait école. Originaire de Suisse, terre classique des hôtelleries, fils de fermiers du Valais, il partit à quinze ans pour Paris et débuta, comme « garçon de salle, » dans un petit hôtel de la place de la République. Il entra ensuite chez Voisin et y demeura huit ans, jusqu’en 1873, où il fut engagé, en qualité de maître d’hôtel, par un restaurateur français à l’Exposition de Vienne. Apprécié de ses patrons, il devint alors chef de restaurant au « Grand Hôtel » de Nice et le quitta, pour prendre à son tour la gérance d’un hôtel à San Remo. Sa gestion ayant été heureuse, on lui en offrit de plus importantes : à Paris, celle du « Splendide Hôtel » de l’avenue de l’Opéra ; celle des « Roches-Noires » à Trouville, enfin, en 1880 ; celle de l’« Hôtel National, » à Lucerne, dont il est demeuré l’un des principaux actionnaires.

Ici Ritz se révéla à ses concitoyens et à la foule cosmopolite, qui allait désormais apprendre son nom, dans sa vocation de fondateur et lanceur d’hôtels. Ces hôtels ne dépassèrent pas en dimension, en importance, en richesse, ceux que l’on possédait déjà : ils furent autres.

« Il n’est point de commerce, observe Ritz, où l’acheteur ait avec le vendeur des rapports aussi étroits, aussi intimes, que sont, dans un hôtel, ceux de la clientèle avec le patron. L’hôtelier est un maître de maison chez lequel on s’invite, chez qui l’on demeure sans le connaître, mais c’est un maître de maison. Et l’on est bien ou mal, dans une maison, suivant que le maître la dirige bien ou mal. » L’idée n’était pas neuve, si l’on veut, mais Ritz s’en pénétra mieux que ses confrères. Il en tira tout un programme : celui de logis moins banals, meublés avec plus de recherche que de gros luxe, reproduisant mieux, dans les détails de leur aménagement, l’élégance tranquille d’un « home » de bon goût que les déploiemens d’ors d’un kursaal. A Paris, dans l’hôtel qui porte son nom, pour atteindre plus sûrement son rêve d’avoir la maison la plus propre du monde, il a choisi intentionnellement, pour les tapis et les meubles, les nuances les plus claires et, pour les boiseries et les murs, la couleur la plus salissante et qui ne supporte pas la saleté : le blanc. Et cette adoption de la peinture blanche, — à l’exclusion du papier, — téméraire, parce qu’elle rompt avec les vieilles habitudes, l’oblige à entretenir une équipe de peintres qui lessivent chaque mois tous les murs,

A Baden-Baden, à Cannes, au Grand-Hôtel de Monte-Carlo, Ritz perfectionna graduellement ses plans ; il réalisa son idéal à Londres, au « Savoy. » Ce fut le point de départ de modes nouvelles parmi la société anglaise qui, au lieu de passer la season en apartments, dans des maisons meublées, louées aux propriétaires absens, préféra descendre à l’hôtel et y donna des dîners. Les femmes du meilleur monde vinrent, en toilettes décolletées, s’attabler à l’hôtel, en public, comme en un logis privé. Et cela, non dans une ville d’eaux ou de bains de mer, où, personne n’étant censé chez soi, chacun peut trouver naturel de s’installer au casino ; mais dans une capitale et dans un pays où les lois d’une étiquette traditionnelle sont religieusement observées.

Encouragé par son succès, Ritz acquit un terrain à Rome au haut de la via Nazionale, près des thermes de Dioclétien. La vogue du « Grand-Hôtel » qu’il y fit construire a transformé, depuis quelques années, la Ville Eternelle en une station d’hiver. De toutes les parties du monde, et plus spécialement d’Amérique, grâce aux lignes de paquebots directs récemment créées de New-York-Gènes et de New-York-Naples, afflue, de fin décembre à fin avril, cette « aristocratie » mêlée, mi-partie grands seigneurs et plurimillionnaires, mi-partie chevaliers d’industrie et pécheresses à tarifs conventionnels. Par eux, à la Rome des Césars, des Papes, du roi d’Italie, s’ajoute et s’agrège une quatrième Rome : celle de la colonie dorée des nomades, la Cosmopolis du romancier, qui a son palais et son centre au Grand-Hôtel, comme les autres Romes ont les leurs au Forum, au Vatican ou au Quirinal. Et, de toutes, c’est naturellement la Rome du Grand-Hôtel qui est la plus en vue, la plus remuante ; elle répand sur toutes les autres sa poussière de fêtes et de gaité. Car elle fusionne avec toutes et mêle à ses luncheons, à ses parties extra-muros, à ses bals et à ses « cotillons, » payés en dollars d’outre-mer, les artistes et les diplomates, le monde « noir » et le monde officiel, le vieux patriciat indigène et les « belles d’hôtel » de toutes les nations.

Les nouveaux envahisseurs ne viennent pas dans le Latium, comme les anciens, pour ruiner, mais, au contraire, pour enrichir. Ils apportent du dehors, dans leurs valises, panem et circenses, et admirent les objets exposés par les siècles, dans cette ville-musée, sans y toucher. Bien loin sont les temps où la France des Valois prétendait dominer l’Italie par ses armes, où les régimens suisses à notre solde bataillaient pour nous la conquérir. C’est aujourd’hui la France qui est ici à la solde d’un Suisse, en la personne d’un de nos compatriotes armé, non de la pique, mais de la broche et du hachoir ; puisque c’est désormais par la cuisine que nous nous imposons au monde civilisé.

Par son contact prolongé avec la population flottante qu’il fallait séduire, entraîner, fixer enfin dans les résidences qu’il lui préparait, Ritz avait appris qu’une table sincèrement bonne était indispensable. Il s’attacha à rendre la sienne telle et à la maintenir sur un bon pied. Sa force était de connaître personnellement la cuisine, de pouvoir diriger son chef et donner un avis compétent sur les plats. Mais il lui fallait un artiste, capable d’exécuter ses vues. Escoffier fut ce lieutenant culinaire. Partout où Ritz fondait un hôtel, Escoffier présidait aux fourneaux. Du Savoy de Londres, il suivit son patron au Grand-Hôtel de Rome et à l’hôtel Ritz de Paris. Maintenant il est de retour à Londres, au Carlton-Hotel, — le dernier en date, — où 120 subalternes conditionnent sur ses données une chère honnête pour 1 000 couverts chaque soir. Demain il remplira le même office au nouveau Ritz-Hotel de Londres, qu’un architecte français est en train de construire au coin de Piccadilly et de Green Park. C’est un personnage ; il jouit d’un traitement de ministre, et sa place est bien plus sûre.


VII

Les Européens prétendent trouver un hôtel à l’image de leur foyer ; les Américains se font plus simplement un foyer de leur hôtel. Beaucoup habitent des villes nées d’hier, dont les premières maisons furent des auberges ; auberges où les colons avaient même des habitudes un peu rudes, si l’on en juge par cette recommandation, clouée encore aux murs des chambres, en certaines localités de l’Ouest : « Les gentlemen sont priés d’enlever leurs bottes, avant de se mettre au lit. » Ils ont plus d’exigences que nous sur certains chapitres et sont, sur d’autres, plus faciles à satisfaire.

C’est aux États-Unis que se trouve actuellement l’hôtel-géant, auquel le chef de la riche famille Astor, parti naguère simple colporteur de Waldorf en Hollande, a donné pour enseigne le nom combiné de ce village et de cet aïeul : Waldorf-Astoria.

Cent dix-sept mètres de long, quatre-vingt-trois mètres de haut, depuis le rez-de-chaussée jusqu’aux jardins suspendus des toits en terrasse ; seize étages visibles, plus deux étages souterrains, enfoncés de onze mètres sous la rue jusqu’au rocher ; une architecture de brique rouge, armaturée d’un corset d’acier, plaquée de pierre et de marbre, telle est la carcasse de cette boîte, — de ce « plot » disent les New-Yorkais — où le service de 1 500 chambres privées et de 40 salles publiques, à écrire ou à manger ou à danser, salles de théâtre et de concerts, est fait par 1 470 paires de bras humains, assistés de 3 200 chevaux-vapeur. Le tout a coûté soixante-quinze millions de francs de première mise et coûte chaque matin 25 000 francs à faire marcher. Il est vrai que les jours de grandes recettes montent à 100 000 francs.

Remarquons, en passant, que les maisons de New-York à quinze, dix-huit et vingt et un étages, — les « buildings, » — ont amené les architectes à créer un art nouveau.

Les premières construites furent d’une laideur inouïe : elles ressemblaient à ces tours en dominos qu’élèvent les enfans. Seulement les dominos ici ne variaient pas du double-blanc au double-six ; ils marquaient tous du haut en bas, de long en large, le même point moyen, quelque chose comme un double-quatre, répété à l’infini ; les fenêtres, régulièrement espacées sur la muraille claire, imitant les ronds noirs creusés dans l’ivoire blanc.

On s’attacha peu à peu à rompre ces lignes monotones, en rassemblant et en coupant les étages par séries inégales de deux, trois ou quatre, au moyen d’arcades et d’ogives, d’entablemens et de frontons, de saillies et de retraits simulés par d’habiles artifices. De progrès en progrès, il advient que les derniers buildings charment l’œil, tandis que les premiers l’offensaient très fort. Ce sont les dômes, les flèches, les minarets laïques et industriels d’une ville sans passé, que des siècles d’idéal n’ont point dotée de ces hardis élancemens de pierre, inutilités indispensables à la cité. Qu’on se figure les tours Notre-Dame, plus larges et aussi hautes, peuplées de la cave au grenier par des notaires et des avoués, pleines de bureaux et de comptoirs ; — ce ne serait pas néanmoins une vilaine chose.

Le Waldorf-Astoria s’inspire pieusement, à l’extérieur, du style de la Renaissance germanique, et l’intérieur offre un assemblage éclectique de toutes les copies imaginables. Mais ce qui nous intéresse en lui, ce n’est pas l’effort artistique ; ce ne sont pas les peintures ou les bronzes du meilleur faiseur, les marbres venus de Sienne, de Pavonazzo ou de la Russie du Nord, les pilastres et les colonnes, et les mobiliers, plus beaux que nature ; ce ne sont ni la salle de bal à l’instar de Versailles, ni la galerie, « genre hôtel Soubise, » ni le « salon Pompéien, » ni la « cour des Palmiers » ou la « chambre des Myrtes. » Tout cela est venu d’ailleurs ; leçon apprise, prétention touchante, importation digne d’encouragement, dont le bon goût n’est pas toujours garanti sur facture.

Ce qui mérite l’attention, ce ne sont pas non plus les gros chiffres ; les kilomètres de corridors, les 300 têtes de bétail par semaine, ou les 5 000 carafes frappées par jour ; les 260 000 francs d’eau payée chaque année ou les 1 500 000 francs de cigares et de tabac, conservés dans un dépôt spécial. Il va de soi que tout sera proportionné à la taille d’un consommateur qui mange et boit par 4 000 bouches, — y compris le personnel de service ; — d’un consommateur qui vaut à lui seul un chef-lieu d’arrondissement ; un chef-lieu où la moitié de la population serait millionnaire ; car les chambres, au Waldorf, coûtent 20 francs, le blanchissage d’une chemise vaut 1 fr. 25, les repas à la carte, — il n’en existe pas à prix fixe, — reviennent à une douzaine de francs par tête, sans le vin, et l’on n’y vit guère à moins de 50 francs par jour.

La chambre du Waldorf est du reste, si on la compare à celle du vieux continent, beaucoup meilleur marché, parce que l’habitant y est bien mieux traité pour le même prix. Elle est plus grande — 7 mètres sur 5 — éclairée par dix lampes électriques — au plafond, sur la table de nuit, près de la commode à psyché, dans le vestiaire et dans la salle de bain. Le lit, très large, est suffisant pour deux personnes ; les draps sont du linge le plus fin, comme les douze serviettes pendues aux murs de faïence du dressing-room, remplacées aussitôt qu’elles ont été froissées par la main du voyageur. Ici la baignoire, selon l’usage américain, se remplit d’eau chaude ou froide en une minute, comme la chambre à coucher se réchauffe ou se rafraîchit en un clin d’œil, suivant que l’on ouvre la manette du calorifère à vapeur ou le robinet d’air froid.

Mais ce qui vraiment est propre à l’unique génie local, ce en quoi les Américains donnent des leçons et n’en reçoivent pas, ce qui par conséquent est tout à fait digne d’étude pour le visiteur, c’est la simplification de l’effort par le machinisme de ce phalanstère. C’est dans les premier et deuxième dessous — basement et sub-basement — qu’il le faut aller voir.

Jeté de la rue dans une bascule, le charbon y est saisi par une chaîne à godets, qui le distribue tout au long de la chambre des chaudières et le livre à des chargeurs automatiques ; tandis que les cendres, automatiquement aussi, sont rejetées dans des camions sur les trottoirs. La vapeur, au sortir des cylindres, monte dans un condenseur où elle est filtrée au coke, rebouillie, écrémée, pour se purger de l’huile dont elle a pu s’imprégner. Eau distillée désormais, cette ancienne vapeur se filtre à nouveau au charbon de bois, puis au noir animal, et va se transformer en pain de glace, dans les machines ammoniacales. Ces pains, de 150 kilos chacun, sont saisis par un treuil roulant, plongés un instant dans l’eau chaude, pour être détachés de leur moule. Ils en sortent lentement, jusqu’à concurrence de 50 000 kilos par jour et se rendent, seuls toujours, dans un local maintenu à la température de 0° centigrade.

Nulle part, je pense, ou n’a fait un emploi plus varié de la force électrique. C’est elle qui imprime le mouvement aux 700 horloges, fait briller les 25 000 lampes, donne la sensibilité aux 130 téléphones et aux 4 000 sonnettes, aspire l’air vicié, le rejette au dehors et envoie dans les ventilateurs 47 000 mètres cubes d’air pur par minute.

C’est par elle que tournent et s’échauffent, à la blanchisserie, les rouleaux repasseurs du linge et que les brosses frottent et cirent les parquets ou lavent les dalles de marbre. C’est à l’électricité que le café se moud et que se hache la viande. Dans 500 chambres, elle chauffe les fers à friser ; à l’office, elle polit l’argenterie ; dans les appareils galvanoplastiques elle redore ou réargente le service de table ; à la cuisine, elle lave et rince les piles d’assiettes sales. Un moteur les plonge et les retire alternativement de trois ou quatre bassins d’eau bouillante, incessamment renouvelée ; au sortir du dernier bain, la porcelaine est parfaitement nette, sa propre chaleur la sèche et rend à l’émail son brillant, sans qu’aucune main ait à l’essuyer.

Dans un bâtiment de 16 étages, l’ascenseur devient un objet de première nécessité ; sans lui, l’existence des hôtes et le service du personnel seraient presque impraticables ; avec lui — avec eux, devrais-je dire, car ils sont au nombre de 35 — la distance est détruite ; les locataires, superposés en apparence, se trouvent pratiquement sur le même plan. Ceux qui habitent le plus haut sont plus favorisés sous le rapport de l’air et de la lumière, mais ils mettent beaucoup moins de temps à monter ou à descendre que s’ils logeaient au troisième ou même au second dans un de nos grands hôtels parisiens.

Une partie des 35 elevators du Waldorf servent de monte-charges ou de passe-plats ; quelques-uns sont utilisés dans les caves, pour les marchandises, et mus par la force hydraulique. Mais il en reste assez d’électriques, répartis par groupes de trois sur les différens points de l’hôtel, pour que chaque voyageur trouve, à quelques pas de sa chambre, une boîte aérienne à ses ordres. S’il est pressé, — et il l’est toujours, — il pousse les boutons d’appel de deux ascenseurs à la fois et donne la préférence au premier arrivé. Un boy surgit et ouvre la porte ; à peine êtes-vous entré qu’elle se referme, le sol manque sous vos pieds, vous voilà au rez-de-chaussée.

Si le câble venait à se rompre, si la vitesse normale de deux mètres et demi par seconde, — 150 mètres par minute, — était dépassée, un frein se décrocherait et se braquerait contre les rails ; mais ces ascenseurs sont méticuleusement entretenus et inspectés et l’on n’y a jamais d’accroc à signaler. Nous sommes si accoutumés, en France, à la marche ridiculement somnolente des nôtres, que la rapidité américaine nous est pénible. Tel de nos meilleurs hôtels, qui avait récemment installé un ascenseur de même allure que ceux des Etats-Unis, a dû, sur la demande de ses cliens, ralentir de moitié le mouvement.

Nous sommes donc, sur ce chapitre, volontairement arriérés ; sur celui de l’éclairage et du chauffage, notre infériorité tient au prix élevé de notre charbon, et à la situation précaire des compagnies chargées par la ville de ces services publics. A New-York, les particuliers paient le gaz 12 centimes le mètre cube, — au lieu de 20, — et l’électricité 5 centimes l’hectowatt, — au lieu de 15 centimes à Paris. Un consommateur de deux millions et demi d’hectowatts, comme l’Elysée-Palace, qui achète la sienne 5 centimes par contrat spécial au secteur des Champs-Elysées, aurait avantage à la fabriquer lui-même.

Cela ne l’empêche pas de distribuer à ses actionnaires 440 000 francs de profit, — 7 pour 100 de leur capital, — tout en servant, à ses créanciers hypothécaires ou autres, un intérêt de 6 pour 100, — 475 000 francs, — avec un chiffre d’affaires de 3 millions et demi. Les trois hôtels des Magasins du Louvre rapportent ensemble près de 1 400 000 francs ; l’hôtel Continental, 400 000 francs. La plupart des grandes hôtelleries parisiennes, bien gérées, sont prospères, et leur nombre pourrait s’accroître sans que leur situation financière s’en ressentît. Seulement la capitale en profiterait dans une large mesure ; les quelques millions encaissés par les hôteliers sont peu de chose, comparés au trésor inappréciable que les citoyens de tout l’univers apportent régulièrement chaque année à Paris et qu’ils y laissent.


Vte G. D’AVENEL

  1. Voyez la Revue du 1er avril 1903.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 juillet 1894, les Magasins de nouveautés.