Le Mahâbhârata (traduction Ballin)/Volume 2/2-LLDF-Ch16

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Traduction par Ballin, L..
Paris E. Leroux (2p. 167-173).


MAHÂBHÂRATA


LIVRE DES FEMMES




SECTION II, DES LAMENTATIONS DES FEMMES

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CHAPITRE XVI


VISITE DES FEMMES AU CHAMP DE BATAILLE


Argument : Gândhârî voit intuitivement le massacre des Kourouides. La cour se dirige vers le champ de bataille. Désolation générale à la vue du tableau qu’il présente. Discours de Gândhârî à Krishna. Elle lui décrit, en gémissant, l’aspect du champ de bataille. Elle lui dépeint la douleur des femmes.


427. Vaiçampâyana dit : Quand elle eut ainsi parlé, Gândhârî, de l’endroit où elle se trouvait, aperçut à distance, par la vue divine (de l’intuition), le massacre des Kourouides.

428. Fidèle à son époux, cette femme (jadis) fortunée, qui accomplissait avec zèle les vœux qu’elle s’était imposés), se livrant à un ascétisme rigoureux, menant continuellement la vie de brahmacârinî (étudiante de la science sacrée),

429. Possédaut une science et une puissance divine grâce à un don excellent, dont l’avait gratifiée le maharshi Krishna aux œuvres pieuses, poussa de longs gémissements.

430. Cette sage (reine) vit, de loin, comme s’il eût été proche (d’elle), le merveilleux champ de bataille des héros, qui faisait hérisser le poil (d’horreur),

431. Couvert d’os et de cheveux, baigné de flots de sang, jonché de toutes parts de plusieurs milliers de cadavres,

432. Couvert de corps souillés de sang d’éléphants, de chevaux, de guerriers combattant sur leurs chars, de corps sans tête et de multitudes de têtes sans corps.

433. Rempli des cris des éléphants, des chevaux, des hommes et des femmes, parcouru par les chacals, les grues, les corbeaux, les hérons et les corneilles,

434. Comblant de joie les rakshasas qui dévorent les hommes, couvert d’orfraies, rempli des cris sinistres des femelles des chacals, peuplé par les vautours.

435. Alors, avec l’agrément de Vyâsa, Dhritarâshtra le maître de la terre, et tous les fils de Pândou, Youdhishthira en tête,

436. Ayant mis en avant le Vasoudevide et le roi (Dhritarâshtra) dont les parents étaient tués, accompagnés des femmes des Kourouides, se dirigèrent vers le champ de bataille.

437. Ces femmes, dont les maris étaient morts, s’étant approchées de Kouroukshetra, y virent, tués, leurs frères, leurs fils, leurs pères et leurs époux,

438. En train d’être dévorés par les carnassiers, les chacals, les corbeaux et les corneilles, par les piçâcas, les rakshasas, et différentes sortes d’êtres noctivagues.

439. Et alors, à la vue d’un (lieu) de carnage qui donnait l’idée d’un (cimetière), endroit de plaisance de Roudra, ces femmes descendirent en pleurant de leurs magnifiques chariots.

440. En contemplant un spectacle (qu’elles n’avaient (jamais) vu auparavant, les femmes des Bharatides, remplies de douleur, se laissèrent tomber, les unes sur les cadavres (des morts), les autres à terre.

441. Et parmi ces jeunes femmes Pâñcâliennes et Kourouides fatiguées (par leur émotion), il en était d’autres qui avaient perdu toute connaissance ; ce spectacle inspirait une grande compassion.

442. La vertueuse fille de Soubala, en voyant le champ de bataille terrible retentir de toutes parts, (des cris) de ces (femmes) dévorées de chagrin,

443. Ayant salué le plus grand des hommes, Poundarîkâksha (Krishna, aux yeux de lotus), lui dit avec douleur, à la vue de la destruction des Kourouides :

444. « Ô Poundarikâksha, vois ces (femmes), mes brus, dont les maris ont été tués. Les cheveux épars, elles crient comme des orfraies, ô Madhavide.

445. Après t’avoir accompagné, se souvenant de ces tigres des Bharatides, elles courent chacune de leur côté, à la recherche de leurs fils, de leurs frères, de leurs pères et de leurs époux.

446-451. Vois à quoi ressemble ce champ de bataille, couvert, (d’une part), de mères dont les fils sont tués, ô guerrier aux puissants bras, et, d’autre part, d’épouses de héros, dont les maris sont exterminés, paré du (corps) des tigres des hommes, Bhîshma, Karna, Abhimanyou, Drona, Droupada, Çalya, (qui étaient) pareils à des feux embrasés ; (champ de bataille orné) des cuirasses d’or et des joyaux divins (dont se paraient) les magnanimes, moucheté de leurs bracelets et des anneaux qu’ils portaient aux mains, (couvert) des lances abandonnées par les bras des héros, de leurs masses d’armes, de leurs glaives aigus, de leurs arcs avec leurs flèches, de troupes de carnassiers de diverses sortes, dont (les uns) se tiennent debout, réunis par places, dont (les autres) se jouent ensemble, et dont d’autres sont couchés, ô puissant. Quant à moi, ô Janârdana, je suis consumée par le chagrin.

452. Ô meurtrier de Madhou, (la vue) de ce carnage des Pâñcâlas et des Kourouides, me (fait) penser à la dissolution des cinq éléments.

453. Les souparnas (oiseaux de proie) et les vautours, arrosés de sang, ayant saisi les pieds (des morts), les déchirent ; les vautours les dévorent par milliers.

454, 455. Après avoir vu des héros invincibles, anéantis et devenus la proie des vautours, des hérons, des grues, des aigles, des chiens et des chacals, (je me demande) qui aurait pu croire (possible) la destruction de Jayadratha, de Karna, de Drona, de Bhîshma et d’Abhimanyou.

456. Vois, pareils à des feux éteints, ces tigres des hommes pleins de présomption, qui étaient placés sous l’autorité de Douryodhana !

457. Tous étaient habitués à des lits moelleux et sans tache. Aujourd’hui, morts, ils reposent sur la terre nue !

458. (Ils étaient) jadis constamment salués par les courtisans qui les glorifiaient ; les cris sinistres et terribles des chacals raisonnent (maintenant) de toutes parts à leurs oreilles !

459. Ces héros glorieux qui, jadis, le corps oint (de pâte) de santal et d’aloës, reposaient sur leurs lits (magnifiques), gisent maintenant dans la poussière !

460. Devenus, (en quelque sorte), leurs ornements, ces sinistres et cruels ennemis aux cris incessants, les vautours, les chacals, et les corneilles déchirent (leurs corps) !

461. Ces (hommes, courageux dans les combats, portent (encore) avec satisfaction, comme s’ils étaient vivants, leurs flèches aiguës, leurs épées imbibées de sang et leurs massues brillantes.

462. De nombreux (guerriers), aux beaux corps et aux belles couleurs, parés de chaînes d’or, pareils à des taureaux (indomptables), gisent tiraillés par les animaux, carnassiers.

463. Mais d’autres, aux bras pareils à des barres de fer, la face tournée (vers l’ennemi), sont étendus, tenant leurs massues embrassées, comme (si c’étaient) des épouses bien-aimées.

464. D’autres carnassiers, ô Janârdana, (n’osent pas) offenser ceux qui portent des cuirasses et des armes sans tache. « Ils vivent encore, » (semblent se dire ces animaux).

465. Les magnifiques guirlandes d’or (qui paraient) d’autres magnanimes (héros), déchirées par les carnassiers, sont dispersées de toutes parts.

466. Ces milliers de chacals craintifs, arrachent les colliers que les magnanimes morts portaient autour du cou.

467, 468. Ô tigre de Vrishni, ces femmes de très haute origine, dévorées de douleur et de chagrin, entourent tristement ces (héros) que, pendant les nuits d’autrefois, d’habiles flatteurs réjouissaient, en leur prodiguant de (grandes) louanges et des hommages suprêmes.

469. Les visages altérés de ces puissantes femmes sont brillants et resplendissent comme des fleurs de lotus.

470. Dans leur affliction, ces femmes des Kourouides ayant, (d’épuisement), cessé leurs lamentations, plongées dans une profonde méditation, errent de côte et d’autre.

471. Les faces de ces femmes des descendants de Kourou, qui, (habituellement), avaient l’éclat du soleil et rivalisaient (de splendeur) avec l’or, s’assombrissent sous l’effet de la colère et des larmes.

472. En entendant leurs lamentations, dont le sens n’est pas complètement perceptible, ces femmes (sont incapables de distinguer les plaintes les unes des autres.

473. (Quelques-unes de) ces matrones, après avoir soupiré en vain longuement et profondément, se lamentent sans relâche et se débattent, abandonnant la vie (par l’excès de leur) douleur.

474. Beaucoup d’entre elles, à la vue des corps, crient et se lamentent ; d’autres se frappent la tête de leurs mains délicates.

475. La terre parait couverte de têtes abattues, de mains et de tous les autres membres entrelacés les uns dans les autres et entassés en monceaux.

476. À la vue inaccoutumée des corps sans tête, effrayants, (mais dans lesquels) elles avaient mis leur joie (autrefois), et des têtes sans corps, ces femmes perdent l’esprit.

477. Dans leur égarement, après avoir réuni une tête à un corps, n’en voyant pas une autre qui était (à côté), elles disent avec douleur : « Ce n’est pas la sienne ! »

478. En rassemblant des bras, des cuisses, des pieds (qui ont appartenu) à différents (corps), ces (femmes) remplies de douleur s’évanouissent à chaque instant.

479. Certaines femmes des Bharatides, en soulevant par la tête des cadavres qui avaient été dévorés par les oiseaux de proie, ne reconnaissent plus leurs époux, même en les voyant.

480. D’autres, ô meurtrier de Madhou, se frappent la tête de leurs mains, en voyant leurs frères, leurs pères, leurs fils et leurs époux, tués par les ennemis.

481. Couverte d’une boue de chair et de sang, la terre est rendue impraticable à la marche, (jonchée qu’elle est) par les bras (des morts) tenant encore leurs glaives, et par leurs têtes ornées de boucles d’oreilles.

482. Ces femmes irréprochables qui, naguère, n’étaient pas habituées à la douleur, en font l’apprentissage sur ce champ, couvert de leurs frères, de leurs pères et de leurs fils.

483. Ô Janârdana, vois ces nombreuses troupes de brus de Dhritarâshtra, semblables à des troupeaux de cavales aux belles crinières.

484. Keçava, quel (spectacle) peut me sembler plus pénible, que les différentes attitudes que présentent toutes ces femmes ?

485. Assurément, j’ai dû pécher dans mes existences antérieures, puisque je vois, tués (ainsi), mes fils, mes petits-fils et mes frères. »

486. Dans son affliction, elle contempla, en se lamentant, le (corps de son) fils tué.