Le Mahâbhârata (traduction Fauche)/Tome 9/Avant-propos

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Traduction par Hippolyte Fauche.
(tome 9p. i-iv).

AVANT-PROPOS


Ce neuvième volume est parvenu à sa fin vers l’époque, que nous avions fixée nous-même, le premier d’août, il y aurait donc peu de chose à dire.

Seulement, victime des chaleurs, jeté dans un état, non de souffrance, mais de faiblesse, atteint d’une disette de pensée, ce qui ne nous est pas ordinaire, nous avons dû arrêter ce volume après le vingt-deuxième chapitre du Karna, au numéro 892, avant d’atteindre le chiffre 1,036, comme c’était d’abord notre intention.

On a pu en abuser et détourner peut-être dans les dernières feuilles, sur un ouvrage nouveau venu, les heures du travail, qui nous étaient destinées, lorsqu’il en coûtait à notre langueur de crier pour rappeler à nous l’activité égarée de nos typographes.

Interrompu, sans égard, peut-être sans politesse, au milieu de nos promenades au parc du collège de Juilly, nous tournons avec inquiétude nos yeux sur le volume suivant. Comment traduire ce dixième volume, sans promenades ? Comment traîner tout un hiver ces frimats à la voix rauque, ces vents pluvieux, ces journées si courtes, ces soirées si longues, quand on ne les a point fait précéder de quelque exercice déambulatoire ? Combien de fois aurions-nous à replier sur elle-même ma petite cour briquetée avant qu’elle n’atteignît à ce demi-kilomètre de la grande allée de Juilly ?

Mais tout passe, le mal comme le bien. L’ennuyeuse saison s’est écoulée avec lenteur dans sa carapace endormie, et nous voici revenus au futur printemps. J’ai suivi pas à pas les levers du soleil ; un frais zéphir balance les tiges presque en fleurs des rosiers ; et je me sens heureux d’être accoudé à mon bureau dans un moment où l’astre du jour tient encore sa paupière fermée sous l’horizon, qui vase réveiller. Mais le printemps de 1869 a rendu aux années de 1797 mes anciennes promenades du Bois des Pères, avec les mêmes conditions que l’année précédente, plus fatigantes, par conséquent plus lourdes encore, plus insupportables qu’elles n’étaient auparavant.

De Juilly à ce bois, il y a presque une demi-lieue de plaine exposée au soleil. Aller et s’en revenir, c’est donc une lieue à défalquer chaque jour sur le travail de la traduction. Aussi, quand nous avions arpenté quatre fois cette allée monotone, sans aucun site, sans aucun banc, fût-ce une pierre seulement pour s’asseoir, sans rien qui reposât un instant nos yeux, nous nous en revenions distrait, fatigué, incapable de tout travail pour le reste de la soirée.

D’ailleurs, que va bientôt devenir ce bois ?

Dans les mains duquel des trois héritiers Simonard le hasard fera-t-il tomber ce lot pour sa ruine ou sa conservation ?

Que vais-je faire ? à quoi m’arrêter ? je n’en sais absolument rien !

Il est un mot que nous avons mal traduit dans nos premiers volumes, faute de renseignements : Wilson et Bopp n’ont pas cette expression cependant très-usitée : c’est pârshnisârathî. Nous attachant aux racines, nous avions cru voir ici le cocher de l’avant-train et le cocher de derrière, c’était un contre-sens. Depuis Bohtlingk et Roth sont arrivés eux-mêmes à ce mot, et je me suis fait expliquer ce que ces deux érudits laborieux en avaient dit.

Les chars de guerre étaient attelés de quatre coursiers, les premiers chevaux étaient sous la conduite immédiate du cocher, Sârathi. Les deux autres, qui manœuvraient en avant, étaient sous la surveillance de deux valets de pied, à droite et à gauche, c’étaient là ce pârshnisârathî[1] ; ce mot, qui, une fois dégagé de ses voiles, n’a plus donné lieu à la moindre incertitude.

Une gravure accompagne chaque parva du commentaire ; ces dessins auraient une grande valeur, s’ils étaient la reproduction d’antiques images, qui nous eussent conservé une exquisse de ce qu’était la société dans l’Inde en ces temps reculés, à une époque presque voisine de la naissance du Mahâ-Bhârata. Mais l’artiste, si j’ose lui donner ce nom, ne paraît pas s’inspirer de la méditation du poème : Deux chevaux seulement sont attelés à ses chars de guerre, sa flèche est le trait ordinaire : où sont les vatsadantas, les oreilles-de-sangliers, les bhindîpâlas, les pattiças, les andjalikas, les bouçoundhis, les nakharas et tant d’autres, dont la seule énumération suffirait à remplir toute une page de leur nomenclature inexpliquée ? Où voit-on représentée cette arme, qu’on nommait les huit chars attelés de huit taureaux[2] ? Rien qui présente à nos yeux un guerrier armé de pied en cap ; rien qui fasse voir un si grand nombre d’armures offensives, étranges, inouïes, particulières à cette contrée, et tant de raffinnements apportés dans l’art indigne de tuer les hommes.

Un dernier mot avant de finir.

Quand je vois au bas des pages du présent volume tant de notes, où la nécessité m’a forcé de recourir à l’édition de Bombay, je ne puis, certes, m’empêcher de regretter mes trois ou quatre premiers volumes, où, trop dévot à mon texte, je cherchais à traduire fidèlement une lettre souvent intraduisible. Mais elles serviront du moins à prouver le désir du mieux, et même le soin, dépourvu de toute ambition, que j’apporte à ce travail, au sommet duquel je suis arrivé enfin ; et maintenant, grâce à Dieu et à vous, mes bienveillants lecteurs, je vais descendre la verdoyante colline !

Hippolyte FAUCHE.
Juilly, de ma tour, le 8 août 1868.
  1. Page 170, stance 7,194 et suivante.
  2. Page 537, stance 797.