Le Mahdi (par Darmesteter)/IX

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Le Mahdi : depuis les origines de l'Islam jusqu'à nos jours
Ernest Leroux (Bibliothèque orientale élzévirienne, XLIIIp. 79-94).

IX


MOHAMMED AHMED ET SES RIVAUX


On a cherché bien des explications aux succès du Mahdi. Les uns en font un homme de génie : peut-être l’est-il ; mais cela ne suffit pas. Il semble bien en effet que l’homme n’est pas ordinaire. Il faut tout d’abord une conviction profonde et sincère pour agir sur les masses, comme il l’a fait, d’autant plus qu’il ne procède pas par le prestige du mystère et se montre tout à tous : quand son quartier général était à El-Obeid, raconte l’irlandais O’Kelly (56), il se rendait à la mosquée au milieu de la foule, sandales aux pieds, portant pour tout costume une chemise et un caleçon de grosse toile. Sa stratégie est élémentaire, mais c’est celle que le pays impose : point d’assauts sur les villes fortes, faire le vide autour d’elles jusqu’à ce que la famine les ouvre : point de grandes batailles, harceler l’ennemi sans relâche, l’envelopper de loin, puis, quand il est épuisé, fondre sur lui de toutes ses forces ramassées pour l’achever. Qu’il suive les conseils d’aventuriers européens ou ses propres inspirations, le succès l’a justifié jusqu’ici. Deux autres faits qui semblent indiquer une certaine honnêteté et une humanité relative : il fait peu de miracles (57) et fait des prisonniers (58). Enfin un télégramme que vous avez pu lire dans les journaux des derniers jours révèle en lui le type achevé du politique musulman. Les messagers qu’il envoie aux tribus neutres ou hostiles, pour les sommer de se joindre à lui sous peine d’extermination, sont accompagnés d’oulémas, chargés d’abord de les convaincre de la mission du Mahdi et du devoir suprême qui leur incombe de se joindre à lui. Croyez bien que plus d’un, insensible ou rebelle aux menaces, sortira de la conférence théologique prêt à mourir de la mort du martyr. Les jalousies de tribus qui balancent dans leur cœur la haine des chrétiens pèseront bien peu quand dans l’autre plateau ils verront l’autorité du Coran s’ajouter au poids de l’épée victorieuse (59).

D’autres ont voulu faire de lui un instrument dans la main des grands marchands d’esclaves du haut Nil, menacés dans leur hideux commerce par la civilisation européenne et qui l’auraient dressé pour son rôle. C’est trop raffiner en politique : le Mahdi peut avoir pour lui des marchands d’esclaves, mais il a aussi pour lui les esclaves. Le soulèvement du Mahdi, c’est la réaction naturelle et légitime du Soudan, esclavagiste ou non esclavagiste, écrasé depuis un demi-siècle par la pire des oppressions, celle qui se présente avec les hypocrisies de la civilisation. La civilisation apportée dans un pays à demi sauvage est déjà une chose équivoque et à faire frémir, même dans des mains européennes : imaginez ce que c’est, apportée par des pachas égyptiens, des Arabes ou des Turcs frottés de bureaucrate. La conquête égyptienne du Soudan était sans doute, pour l’Occident, pour la science, pour le commerce de nous autres, gens d’Europe, un bienfait ; pour les populations du Soudan, c’était l’enfer. La conquête égyptienne, c’était le monopole de l’esclavage au profit des gens du khédive. Le noble et héroïque Gordon, nommé gouverneur du Soudan, vit de près la civilisation égyptienne à l’œuvre et deux fois lâcha la place de dégoût et d’horreur. Aussi le mot du Mahdi n’est point : Guerre aux chrétiens ! mais : Guerre aux Turcs ! c’est-à-dire, guerre aux faux musulmans du Caire ! On dit Turc au Soudan par habitude, parce qu’on n’est pas au courant, dans l’île d’Aba, des changements de l’onomastique politique et qu’on n’y sait pas encore que ce n’est plus le Turc de Constantinople qui règne en Égypte.

Quoi qu’il en soit, le Turc, qui se croit encore suzerain, prit peur. Le Soudan, d’ailleurs, n’est pas le seul pays où un Mahdi soit à craindre : de l’autre côté de la mer Rouge il y a un autre volcan, l’Arabie. Les Arabes d’Arabie, il est vrai, étaient jusqu’ici assez froids pour lui : cela se conçoit ; s’il y a un lieu qui doive prétendre à l’honneur de donner le Mahdi au monde, c’est bien la Mecque, et aucun des chérifs, fils de Fatimah, n’est trop fâché de se dire : « Eh ! qui sait ? c’est peut-être moi ! » Au pèlerinage de 1882, on attendait un Mahdi à la Mecque : la police turque, avertie, fit savoir aux notables qu’il pourrait leur en arriver des désagréments, et le Messie se le tint pour dit. Un fait curieux vient de prouver naguère à quel point l’atmosphère de l’Arabie, sans distinction de religion ni de race, est imprégnée tout entière des vapeurs messianiques. Une centaine de familles juives du Yémen, traversant toute l’étendue de l’immense péninsule, arrivaient il y a quelques mois à Jérusalem sur le bruit que le Messie venait d’apparaître ! En fait de Messie, elles n’ont naturellement trouvé à Sion que le Turc, la misère et la fièvre. Elles logent dans des cavernes au pied de la montagne sainte et dressent leurs tentes dans la boue au pied des oliviers. Les consuls d’Europe se sont entremis pour eux et leur ont fait bâtir quelques maisons sur le mont du Scandale (60). Si vous vous rappelez qu’en théologie musulmane un Messie annonce un Mahdi, cet exode juif est plein de révélations sur ce qui fermente de rêves dans l’Arabie du jour. Aussi le Mahdi, qui sait toutes ces choses, tient-il à rendre visite aux gens de la Mecque et, voilà pourquoi, comme dernier acte du programme, il a annoncé qu’il irait se faire reconnaître par le grand chérif. Voilà pourquoi Osman Digna (61) tient tant à Souakin : par malheur, la flotte anglaise barre trop bien le chemin de la ville sainte. C’est la mer qui cette fois jette à l’homme le Non amplius ibis.


Un autre Mahdi qui, jusqu’aux dernières victoires de Mohammed, était sérieux, mais dont les actions ont dû baisser depuis, c’est celui des Senoussi. Vous connaissez cette secte fondée, il y a quarante ans à peine, par un Algérien de Mostaganem qui, à présent, domine la Tripolitaine et le Soudan tripolitain et étend ses ramifications de l’Atlantique à Bagdad (62). Or Senoussi, en homme prévoyant, avait épousé une chérifa, c’est-à-dire une femme de la race d’Ali, et il avait donné à son fils le nom d’El-Mahdi. Tous les Senoussi ont les yeux fixés sur celui-ci : il vient d’avoir quarante ans, l’âge prophétique. On raconte parmi les Arabes que le sultan, un peu inquiet, lui aurait écrit : « On parle beaucoup de toi. Qui es-tu ? Si tu es le Mahdi, fais-nous-le savoir, pour que, au nom de Dieu, nous te facilitions la mission divine qui t’a été confiée. » Le Mahdi, très prudent, aurait répondu : « Je suis bien votre serviteur, mais je ne sais ce que vous voulez dire. » En attendant, le Mahdi de Tripolitaine et celui du Soudan se regardaient comme des chiens de faïence : au commencement de l’an dernier, le Mahdi de Djahrboub dénonçait celui du Soudan à l’indignation des fidèles comme imposteur et menteur.

Le vrai Mahdi, pendant ce temps, se révélait comme un Mahdi doit le faire, par la victoire. Le sultan, inquiet, essaya de ces armes théologiques qui, il y a neuf siècles, avaient si mal réussi à ses prédécesseurs de Bagdad contre le Mahdi fatimide. Il consulta les oulémas d’El-Azhar, la plus grande université du monde musulman, sur la valeur des prétentions de « cet individu qui s’est révolté contre l’autorité du khalife de Dieu sur la terre, lequel a seul pouvoir de lier et de délier ». La demande de consultation donne le résumé d’une lettre-missive envoyée par le Mahdi aux tribus de Souakin et dont les combats du général Graham et d’Osman Digna sont le commentaire. Après les bénédictions usuelles sur le nom d’Allah, sur Mahomet et sa famille, après maintes citations du Coran et des traditions, ordonnant la guerre sainte et défendant de faire amitié avec les ennemis du Très-Haut, il revendique pour lui-même le khalifat suprême au nom d’une révélation du Prophète. Mahomet est venu lui annoncer qu’il était le Mahdi attendu ; il l’a fait asseoir sur son trône en présence des khalifes, des chefs spirituels et de Khidr (celui que les juifs et les chrétiens appellent le prophète Élie). Dieu lui a promis alors l’assistance des anges qui l’entourent, celle des Djinns fidèles, celle de tous les prophètes et de tous les saints, depuis Adam jusqu’à nos jours. À l’heure du combat, le Seigneur apparaîtra en personne avec eux à la tête de son armée ; le Seigneur lui a remis le glaive de la victoire avec la promesse formelle que nul ne pourra le vaincre, quand même les Djinns s’uniraient aux hommes contre lui. Dieu lui a donné encore deux signes de sa mission : l’un est un grain de beauté sur la joue droite (63), l’autre est l’apparition d’un étendard de lumière, porté à l’heure du combat par l’ange Azrael (64). Le Prophète lui dit encore : « Tu es créé de la lumière de mon cœur » (65). Quiconque croira en lui sera bienheureux et aura auprès de Dieu une place comme celle d’Abd-el-Kader Ghilani (66) ; quiconque le combattra sera infidèle, réprouvé dans ce monde et dans l’autre, et verra sa fortune et ses enfants en proie aux musulmans. Le Prophète finit en proclamant la déchéance des Turcs, infidèles et pires que des infidèles, parce qu’ils essayent d’éteindre la lumière du Dieu très haut.

Les oulémas donnèrent la réponse qu’il fallait et pulvérisèrent à grand renfort de citations et d’arguments les prétentions du Mahdi, mais, chose remarquable, sans songer un instant à nier les faits mêmes qu’il met en avant. Ils acceptent toutes ses affirmations et ne contestent que les conclusions, voie assez dangereuse, nous pouvons ici le dire entre nous. Il faut dire à leur honneur que l’autorité du grain de beauté ne leur en impose pas beaucoup : ils observent avec une réelle profondeur qu’il y a beaucoup de gens qui portent modestement cet ornement sur la joue, sans prétendre pour cela à une mission d’en haut. L’étendard de lumière porté par Azrael les embarrasse davantage. Vous me demanderez ce que c’est que cet étendard de lumière : je n’en sais rien ; mais les oulémas le savent certainement et se contentent d’observer que l’homme par l’intermédiaire de qui s’opère un prodige n’est pas nécessairement un prophète et qu’un miracle peut très bien se faire par l’intermédiaire d’un impie : à preuve, apparemment, les miracles journaliers des infidèles, railways, télégraphe, dynamite, etc. Ils argumentent longtemps pour savoir si Mahomet lui a apparu à l’état de veille ou en songe, mais concluent qu’en aucun cas il n’a pu lui apporter une révélation contraire à la loi même de Mahomet : or, d’une part, le vrai Mahdi, d’après la tradition orthodoxe, doit apparaître à une époque de trouble, à la mort d’un khalife et quand les hommes ne sauront qui mettre à sa place, ce qui n’est point le cas à présent ; d’autre part, il ne doit pas paraître au Soudan, mais en Arabie ; il ne doit pas se proclamer lui-même Mahdi, mais être proclamé Mahdi malgré lui : car, suivant les traditions les plus authentiques, le Mahdi doit être un homme de Médine, qui, refaisant en sens inverse l’hégire de Mahomet, s’enfuira à la Mecque et sera proclamé contre son gré entre la pierre noire de la Caaba et la Station d’Abraham (67). Cette tradition, rassurante pour les puissances établies, réfute, selon les oulémas, les prétentions du faux prophète « avec une clarté comparable à celle des étoiles ». L’accusation terrible d’infidélité, lancée contre ceux qui nieront le Mahdi, doit donc se retourner contre lui, contre celui qui dénonce et massacre des fidèles, oubliant que c’est un péché moins grave de laisser en vie mille infidèles que de tuer un seul croyant, « audace inouïe et révoltante, qui excite la colère de Dieu et de son prophète et réalise les espérances de Satan. » C’est au faux Mahdi et aux siens que s’appliquent les paroles du Prophète sur les hérétiques : « Ce sont les pires de mon peuple qui tuent les meilleurs de mon peuple. » Aussi quiconque s’associera à lui en acte ou en parole lui sera associé dans le jugement final. Le Prophète a dit : « La discorde dort ; que Dieu maudisse celui qui la réveillera ! »

Un mois après cette consultation, l’armée de Hicks Pacha était exterminée. Beaucoup de ceux qui l’avaient signée durent commencer à éprouver quelque doute sur la valeur de leurs arguments. Les derniers événements, la prise de Khartoum, la mort de Gordon ont dû encore effacer bien des doutes et ébranler bien des résistances ; la mort de Gordon plus encore que la prise de Khartoum ; car c’est un événement qui avait sa place marquée d’avance dans le programme messianique. Il semble bien, en effet, que Gordon a joué et joue encore dans l’imagination des hommes du Mahdi un rôle qui n’est point celui d’un homme. Gordon n’est pour nous qu’un héros, le dernier héros du christianisme puritain, un homme de Milton égaré dans les tripotages du xixe siècle : pour les Arabes, Gordon est le christianisme même, c’est l’incarnation la plus auguste du Mal et de l’Erreur, qu’ils contemplent avec un mélange de terreur, de respect et de haine. Les journaux anglais publiaient naguère une missive de l’émir de Berber annonçant la prise de Khartoum et la mort de Gordon : « Nous avons tué Gordon le traître », dit la traduction (68). On est un peu étonné de cette épithète de traître appliquée à Gordon, même sous la plume d’un Arabe. Il est à regretter que les journaux anglais n’aient point donné le mot arabe ainsi traduit ; il se pourrait bien que le texte portât : « Gordon, l’imposteur », c’est-à-dire le Deddjâl, l’Antéchrist. Or, la mort de Deddjâl, le meurtre de l’Antéchrist, doit être la grande œuvre du Mahdi et le commencement du grand triomphe (69). Il y a un autre rôle qu’il aurait pu jouer s’il lui avait plu de passer à l’islamisme, comme le Mahdi semble lui en avoir fait l’offre : c’était le rôle de Jésus-Christ. Vous vous rappelez, en effet, que, théoriquement du moins, il n’y a point de Mahdi sans Jésus à ses côtés. Le rôle reste à prendre : il y aurait peut-être là de quoi tenter l’ambition de M. Olivier Pain.

Ce ne sont pas les victoires intermittentes et chèrement payées de l’Angleterre qui écraseront le mouvement. Ce n’est pas avec une bataille qu’on écrase une révolution ; or l’Islam en est à son 93 — un 89 y est impossible. Ne vous y trompez pas : malgré les différences extérieures infinies des deux mouvements, c’est le même esprit qui agite et qui pousse les hommes de la Révolution et les hommes du Mahdi. L’œuvre du Mahdi, pour les milliers d’humbles qui se font tuer à sa voix, et probablement pour lui-même, c’est l’avènement de la justice. Rappelez-vous la définition du Mahdi par le Prophète : « Un homme qui remplira la terre de justice, autant qu’elle est remplie à présent d’iniquité. » L’idée révolutionnaire chez nous, l’idée messianique chez les musulmans, c’est le même instinct, la même aspiration, chez nous sous forme laïque, là-bas sous forme religieuse, chez nous desséchée en formules abstraites et en raisonnements théoriques, là-bas à l’état natif et éclatante de visions surnaturelles. Des deux parts, le même élan vers l’idéal, avec des chutes sanglantes dans la convoitise et la haine ; des deux parts, la même ignorance de la réalité, les mêmes espérances contre nature, le même rêve d’un monde renouvelé par miracle sans que l’humanité le soit d’abord, les mêmes prodiges d’enthousiasme, de férocité, de dévouement ; des deux parts le royaume de l’équité, de la paix, de la fraternité sans fin inauguré sous les auspices de l’ange exterminateur. Le chancelier du Mahdi, si chancelier il y a, ne doit pas se sentir dépaysé au milieu des clubs du désert. Là où le prolétaire français chante :


Voici la fin de vos misères,
Mangeurs de pain noir, buveurs d’eau !


l’Arabe, opprimé, crie vers le ciel : Mata yathar el Mahdi ? Quand apparaîtra le Mahdi ? Un peuple pénétré de ce sentiment, on peut l’exterminer, on ne peut le soumettre à son sort.



(56). Bosphore Égyptien, 8 juin 1884.

(57). « Il est bien remarquable, m’écrit l’éminent orientaliste de Leide, M. de Goeje, et preuve de sincérité que le Mahdi actuel ne se donne pas une généalogie fatimide » (Lettre du 13 mars 1885), — Cf. note 65.

(58). Voir la relation des prisonniers grecs cités plus bas, note 69.

(59). Voici une circulaire trouvée sur des prisonniers faits à la bataille de Kirbekan (9 février 1885) et qui, bien que n’émanant pas directement du Mahdi, est inspirée de son esprit et dénote à la fois l’énergie pratique et la foi de l’écrivain.

« Au nom du Dieu très miséricordieux et clément… Aux Scheikhs du Dar Monister, du Dar Robatat, etc. Il a été distribué vingt-cinq fusils à chaque village de votre pays et dans tous les districts des Shagyeh. Nul donc ne doit désormais venir à vous sans armes. Quiconque joindra votre camp sans porter un fusil recevra 200 coups de courbaches. Des hommes non armés ne servent à rien et ne font que manger les provisions ; de plus on peut les soupçonner d’être tièdes dans notre cause et de craindre d’être vus par les Giaours, ou par les Turcs qui ne sont pas de vrais musulmans et sont plus à maudire que les Giaours. Tous ces êtres vous les détruirez au temps voulu. Après que beaucoup de sang aura coulé, il y aura paix.

« Veillez à ce que ces instructions de notre seigneur, le Longtemps-Attendu[1], soient suivies. Malheur à qui désobéira !

Suivent les signatures de quatre derviches :


Mahomet Ali,
Ibrahim-Eran-Hassein,
Hanid Ageil,
Soleimann Yousseff.

(Daily News, 10 mars 1885, correspondance du champ de bataille, datée du 11 février.)

(60). L’Univers israélite, 1855, 16 février.

(61). Selon un intéressant article du Daily News, 21 mars 1885, Osman Digma, le plus habile des lieutenants du Mahdi, est le petit-fils d’un Turc, marchand d’esclaves établi à Souakin au commencement du siècle ; du côté maternel il appartient à la tribu (non arabe) des Hadendowas. La maison Osman Digna était la plus riche et la plus influente du pays de Souakin. Au cours de voyages de commerce au Soudan, où il allait chercher tous les produits échangeables, nègres compris, il se lia avec les principaux chefs du mouvement anti-égyptien qui couvait. Ruiné par la convention anglo-égyptienne contre l’esclavage, il réunit les cheiks sous le sycomore qui ombrage le principal puits de Souakin et les exhorta à se soulever contre les Turcs (les Égyptiens), ces faux musulmans, alliés des chrétiens. Les cheiks le traitèrent de fou. Il attendit et reprit sa vie de voyage. Quand le Mahdi se déclara, il se prononça l’un des premiers pour lui, vint le trouver à El Obeid, reçut de lui le titre « d’Émir du Derviche de Dieu », avec des lettres aux cheikhs de Souakin, leur ordonnant de lui obéir. Depuis il a héroïquement tenu tête aux Anglais, souvent battu, reprenant toujours ses positions et toujours prêt à reprendre l’offensive. Sa fortune semble s’être éclipsée enfin devant le général Graham, dans les derniers jours de mars. Son camp de Temai a été pris au commencement avril ; il est vrai qu’il l’avait déjà été l’an dernier, sans grand profit pour les Anglais.

(62). Henri Duveyrier, La confrérie musulmane de Sidi Mohammed ben ’Ali Es-Senousi et son domaine géographique en l’année 1300 de l’hégire, Paris, Société de Géographie, 1884.

(63). Il est dit que Mahomet portait entre les deux épaules le sceau de la prophétie. « Les Musulmans croient que c’était une espèce de loupe, couverte de poils et de la grosseur d’un œuf de pigeon. Ils ajoutent que tous les prophètes en avaient eu une semblable, et qu’à la mort de Mahomet le sceau de la prophétie disparut pour toujours. Mahomet faisait de cet accident naturel une des grandes preuves de la divinité de sa mission. » (Reinaud, Description du cabinet Blacas, II, 79)

(64). L’Ange de la mort.

(65). Façon ingénieuse d’avouer qu’il n’est point du sang de Mahomet. Cf. note 57.

(66). C’est un grand docteur du viie siècle, devenu le grand saint de l’Afrique contemporaine ; il revient sur terre une fois par an, la nuit, et traverse le désert sous les rayons de la lune, sur un cheval magnifiquement caparaçonné. Sur la confrérie qui relève de lui, les Qaderis, à laquelle le Mahdi semble donc appartenir, voir le livre du commandant Rinn, Marabouts et Khouans, Alger, 1884, p. 173 et suite.

(67). Entre le Rokn et le Makâm. Le Rokn est la fameuse pierre noire, apportée du ciel par l’ange Gabriel, enchâssée dans la muraille, à l’angle nord-est, et d’où partent les pèlerins pour faire les sept tournées sacrées autour du temple. Elle était, dit-on, d’abord d’un rouge éclatant, d’une merveilleuse transparence : elle s’est noircie sous les baisers des générations de pécheurs. Le Makâm ou Makâm Ibrahîm est la place où se tenait Abraham pendant la construction de la Caaba.

(68). The traitor Gordon. (Daily News, 14 février.)

(69). La supposition que nous émettions vient d’être confirmée par une correspondance de Massowah, publiée dans le Standard du 4 mars et qui contient la relation des aventures de quatre prisonniers chrétiens. « Pour expliquer la résistance obstinée qu’un seul chrétien opposa avec succès au Prince de la Foi, celui-ci alléguait que Gordon n’était pas un infidèle ordinaire, mais l’Antéchrist lui-même, annoncé dans les prophéties du Coran, que le Mahdi est destiné à renverser avant l’arrivée du vrai Messie et l’établissement du millenium musulman. »

Cette relation contient quelques détails intéressants et qui éclairent quelques-uns des points déjà touchés. Ces prisonniers étaient trois Grecs et un Copte, établis à Ghedarif et pris avec la ville par les rebelles. Pour sauver leur vie, ils durent prononcer le Credo musulman « il n’y a d’autre dieu que Dieu et Mahomet est son prophète » revêtir l’uniforme du Mahdi, une ceinture blanche, brodée de vert et de bleu, une paire de sandales, un chapeau de feutre gris, enroulé d’un bout d’étoffe gris et vert ; ils baisèrent la main de l’Émir et reçurent deux lances avec lesquelles ils durent frapper trois fois le sol, en poussant le cri de guerre du Mahdi : fih zebil Allah, pour la cause de Dieu.

Envoyés au camp du Mahdi à Khartoum, il les reçut, semble-t-il, avec considération et les protégea contre l’intolérance et les vexations de ses partisans, plus royalistes que le roi. On s’indignait qu’ils ne fussent pas circoncis : le Mahdi fit taire les mécontents par une révélation, venue à propos, exemptant de la circoncision les convertis adultes. Il causait souvent avec eux, les interrogeait sur Constantinople qui semble être, après le Caire et la Mecque, le but de son ambition, mais qu’il place aux environs de l’Indoustan.

Le Mahdi est désigné sous le nom de Seidna el-Imaum, Notre Seigneur, l’imam. À part les licences qu’il se donne comme Mahomet, quant au nombre de ses femmes, il se soumet à toutes les privations qu’il impose à ses partisans. Défense absolue des liqueurs enivrantes et du tabac : lois somptuaires très strictes ; le port d’un vêtement européen ou égyptien est puni de tant de coups de courbache. Les impôts, même la dîme coranique, sont abolis ; la confiscation des biens des chrétiens, les contributions forcées des marchands et le pillage remplissent le Beit ul-mal ou trésor public sur lequel vit le peuple. Toute trace d’administration est abolie au profit de la dictature des émirs, généralement des parents ou des intimes du Mahdi.


  1. Probablement El-Montazer, le vieux titre du Mahdi ou du dernier imâm (Cf. p. 48.)