Le Major Pipe et son père/7

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VII

M. John Pipe partit de Glasgow fortifié, électrisé, transformé, ressentant en son cœur, tout à coup, la beauté singulière du courage guerrier, Et il avait peut-être fallu qu’il respirât l’odeur de la mer, qui donne à tout ce qu’elle porte, et balance, et engouffre, une terrible grandeur ; mais, quittant des marins, il grilla, tout de suite, d’en revoir d’autres. Le programme, justement, indiquait que l’on ne retournait à Londres que pour repartir vers Harwich, base navale. Alors, dans le train, il trépigna d’impatience… Où était M. John Pipe, le rêveur ? Il parlait bateaux, batailles, des frégates et de Nelson, et il disait :

— Ah ! la vie des marins, mongsieur Bâbette ! Je voulais tant mon cher garçon il aurait été marin ! Il choisit de être ingénieur, et j’ai de la peine pour lui, qui fait le sale guerre dans les humides boues. Oh ! il est préférable le navigatione de tous côtés du monde, et de s’éveiller dans les soleils de Orient !

— Mais, dit Barbet, rageur, on ne fait pas guerre qu’en Orient, monsieur Pipe ! Il y a la mer du Nord avec ses sous-marins et ses mines.

Bah ! Barbet ne réussit pas à briser l’élan de M. John Pipe. Peut-être était-il à cheval sur une nuée qui menaçait de crever et de le jeter à terre mais, avant que sa nuée crevât, comme il se trouvait à l’aise dessus ! Il y dansait, le cœur léger. Et sans doute il se croyait un peu trop citoyen de la vieille Angleterre, au temps des frégates et des boulets ronds ; mais Barbet aurait pu attendre que la réalité le désabusât, sans tenter par des raisonnements prosaïques, de lui enlever le plaisir de ses illusions.

M. John Pipe était dans un jour robuste ; il n’était plus seulement bucolique et sentimental. Brusquement il sentait en lui l’hérédité de ses aïeux, grands-pères, grands-oncles, hommes d’action ou de sport, marchands, navigateurs ; mais c’était un désir secret de voyage et d’aventure, bien plus que de combats et de beaux sacrifices, que son âme retrouvait, fantaisiste avant tout.

Sa fantaisie, elle s’affirma dans la façon dont il se vêtit à son passage à Londres, avant de partir pour Harwich. Il laissa son complet de voyage, en laine trop épaisse et trop raide. Il mit un pantalon d’un tissu plus léger, où le pli se marquait bien, un chapeau de roman, mou et de couleur blonde, un paletot en ratine douce, gros bleu, ceinturé à la taille, et enfin des guêtres en toile beige qui lui égayaient les pieds. Il était délicieux, amusant et charmant, parce qu’on devinait, à le voir, le plaisir qu’il avait pris à s’habiller, — un peu fantasque, un peu falot, léger, échappé d’une féerie moderne, et comme pour compléter cette allure impayable d’Anglais qui suit sa seule idée sans souci de l’opinion, il s’était mis sur une légère entaille faite par son rasoir à la joue, un petit bout d’étoupe, qui s’agitait à l’air sitôt qu’il marchait vite.

Barbet, rien qu’à le voir, se sentit d’une humeur joyeuse ; la veille, il était agacé ; ce jour-là il revenait à des sentiments charitables. Il pensa :

— C’est une caricature, mais quel type !

Puis, prévoyant que l’autre ne pourrait pas répondre, il lui demanda tout de même :

— Monsieur John Pipe, entre nous, combien votre marine a-t-elle pris de sous-marins boches ?

— Oh ! mongsieur Bâbette, dit M. John Pipe, j’aimerais mieux vous me demanderiez des choses sur le quadrature du cercle : je connais autant.

Barbet éclata de rire.

— Je me renseignerai auprès de ces messieurs de la marine.

L’arrivée à Harwich fut presque dramatique, car le ciel, serein au départ, s’était couvert et fondit soudain, noyant la terre. Infortuné monsieur John Pipe, avec son chapeau blond, son brin d’étoupe et ses guêtres claires !

— Ah ! ah ! dit Barbet gaîment, voilà ce que c’est que d’avoir une coquetterie de demoiselle.

— Oui, je… vais demander une parapluie au chef de gare, dit M. John Pipe.

Il pénétra dans le bureau de cet employé et revint l’œil allumé de joie, disant :

— Il arrive des nouvelles, mongsieur Bâbette. Le armée anglaise a encore capturé deux villages et trois mille prisonniers.

— Trois mille ? dit Barbet. Avec les deux mille d’avant-hier, cela fait cinq ! Eh ! dites donc !

— Yes. Et on continue de compter, dit M. John Pipe.

Puis il montra un parapluie… inouï ! — un parapluie tel que devrait en avoir un amiral, si les amiraux pouvaient avoir un parapluie, — un parapluie avec des glands dorés comme un chapeau d’évêque, et je ne sais quels ornements luxueux sur le manche, tels ces bas-reliefs aux inscriptions de victoire qu’on voit sur les colonnes triomphales des places publiques. Enfin M. John Pipe était beau avec cet instrument de gloire, et ce fût presque un malheur que les cataractes du ciel cessassent juste au moment où il l’ouvrait.

À cette minute précise un officier de marine accourut vers lui, ôta sa casquette et le salua ainsi que son compagnon, disant qu’il le saluait, car il avait reçu de l’Amirauté l’ordre de venir le saluer… Cette entrée en matière, de la part d’un civil, eût pu paraître maladroite, mais d’un militaire elle était correcte, disciplinée et bien charmante.

L’officier de marine était un Commodore, dont la mâchoire rappelait celle des requins. Il évoquait donc des scènes redoutables. Néanmoins, Barbet souffla avec courage à M. John Pipe :

— Annoncez-lui que je suis chargé de mission.

— Oh ! yes… Mongsieur Bâbette, important french journaliste, dit M. John Pipe, chargé d’un mission pour tout savoir dans ce qu’on pourra lui montrer.

Le Commodore était raide, mais il eut un large mouvement de mâchoire, et il en sortit le mot « Yes ». Puis il guida ces messieurs vers le quai au bord duquel on voyait des masses grises émergeant de l’eau.

— Sous-marins, prononça le Commodore.

— Ah ! très bien. Dites-lui vite, glissa Barbet, que je me passionne pour cette question sous-marine.

— Yes. Mongsieur Bâbette, dit M. John Pipe, il avait beaucoup écrit déjà sur les sous-marins grands articles à retentissement : « Défendez-vous vous êtes pas défendus ! »

— Non, ça, murmura Barbet, c’est sur les forts de l’Est… mais ça ne fait rien.

Et prenant la parole lui-même, il dit avec gravité :

— Mon commandant, je suis envoyé par le Gouvernement français pour me rendre compte de la manière décisive dont vous luttez contre les pirates.

De grosses gouttes, puis une averse drue, furent la réponse, en même temps qu’un second « Yes » du Commodore, qui d’ailleurs n’avait rien compris à cette longue phrase, débitée trop vite. M. John Pipe ouvrit « sa parapluie glorieuse ». À la suite du commandant et de Barbet, il évolua, tel un Japonais, sur une mince planchette au-dessus de l’eau, où la pluie faisait des ronds précipités. Et à la queue-leu-leu, ils s’engouffrèrent dans un sous-marin où plongeait une échelle de fer. Seul, le parapluie doré ne passa pas. M. John Pipe avait déjà son pardessus de satine bleue qui lui remontait et bouffait sous les aisselles. Il venait de mettre une de ses guêtres claires dans une mare d’huile ; il fallut le secours du Commodore pour empoigner le tout, rétablir l’équilibre, fermer le parapluie.

Puis, cet officier commença d’expliquer l’appareil énigmatique et affreux dans lequel ils étaient descendus. Cage étroite, métallique, remplie de tuyaux, de roues, de vis, de cadrans, de réservoirs. M. John Pipe, déjà déprimé par sa descente pénible et son pied huilé, sentit son âme s’abattre en lui tout à coup, comme un château de cartes. Mon Dieu ! Est-ce à cela qu’aboutissait tout son espoir vibrant en la visite des bateaux ? Il soupira, accablé. Comment de malheureux hommes pouvaient-ils vivre là-dedans ? Mais cette question n’intéressait pas Barbet qui, fiévreusement, discutait avec le Commodore sur le lancement des torpilles, la signification des chiffres sur chaque cadran, les degrés de ceci, l’évaluation de cela. Et il semblait transporté d’aise, cet homme, d’apprendre ces choses sans beauté.

Ce ne fut qu’au bout d’un quart d’heure que M. John Pipe put demander quelques détails sur la vie des marins, enfermés en de pareilles machines à supplices. De peur de se graisser, il tenait son pardessus serré, à deux mains, et dans cette attitude précaire et frileuse, il écoutait, navré, que de juin à septembre on ne pouvait, dans un sous-marin, respirer plus de trois heures sur vingt-quatre, à cause des nuits trop claires qui ne permettaient pas d’immerger, et qu’au surplus, au bout de la neuvième heure, l’air était si vicié qu’on ne réussissait pas à y faire flamber même une allumette. Aussi, les équipages n’étaient-ils composés que de volontaires ; les officiers, sans cesse, avaient l’œil dans une lunette : leur vue ne résistait pas à ce surmenage. Enfin, M. John Pipe, qui n’avait plus le courage de penser ni à Nelson ni aux frégates, retrouvait une marine transformée, gâchée, aussi laide que l’industrie, fabriquée par elle, sentant l’usine, la machinerie, la science moderne, la fatigue, l’éreintement, l’épuisement, — la mort au lieu de la douce vie.

Il en était tout mou quand il sortit du sous-marin. Il faillit tomber dans l’eau en repassant sur la planche de bois ; et il avait perdu le morceau d’étoupe qui voletait sur sa joue.

Infortuné monsieur John Pipe ! Sans allégresse il suivit le Commodore et Barbet dans une vedette qui se mit à danser sur la mer et les emmena, à travers la pluie, dans tous les coins de la rade. On était dans un brouillard d’eau ; vaguement on apercevait de grands navires mouillés près de la pointe que la côte faisait à l’horizon.

Barbet, dont la pensée semblait active, pérorait :

— Quand mon journal m’a envoyé à Brest pour la question transatlantique… dans une rade que celle-ci me rappelle…

Peut-être n’avait-elle aucun rapport, sinon qu’une rade est toujours une rade, mais c’était un besoin chez Barbet, au lieu de regarder l’Angleterre, de toujours parler de la France, — comme chaque fois qu’on lui montrait une chose nouvelle, il fallait qu’il dit : « Je suis au courant. » Puis il donnait des détails vrais ou faux.

La vedette était comme lui, trépidante. Elle allait, revenait ; sur l’ordre de l’homme à la mâchoire de requin, elle s’essoufflait à traverser la rade en tous sens ; elle accostait a un quai pour faire voir à ces messieurs une grosse mine allemande pêchée la semaine d’avant ; elle repartait en pleine eau jusqu’à un vieux dragueur plein de poulies, de cabestans, de fils et de filets, routier de l’océan, pouilleux d’aspect, mais qui s’était couvert de gloire en allant plus de cent fois au devant des mines pour les cueillir avec cette prudence et cet esprit de ruse tranquille qui se lisaient sur la tête de ses vieux loups de mer.

Le temps de recevoir un nouveau grain, de se prendre le pied dans des cordes, on remonta dans la vedette, teuf teuf, teuf teuf. Et elle fila de toutes ses forces vers les phares de l’entrée de la rade, vers la haute mer, vers un destroyer.

Navire mince, celui-là, agile, léger, qui doit attaquer avec audace ou s’esquiver avec adresse Le risque-tout des batailles, au repos il est sympathique, car il garde un air fier et hardi. Lorsque la vedette vint se ranger tout contre, on eût dit que ce petit navire était tout chargé de piles et de timbres électriques, car il se mit à sonner de partout. Alors, par trois ouvertures, sur le pont l’équipage émergea, s’assembla, s’aligna, et dès que chacun fut à sa place, on vit un jeune officier maigre, avec une énorme tête rieuse, sortir le dernier du ventre du bateau.

Il avait des mouvements secs et drôles. En hâte il enfilait des gants. Puis il aperçut les visiteurs et salua, très raide. Le Commodore à la mâchoire de requin présenta M. John Pipe et Barbet « important journaliste chargé de mission ». L’officier salua encore, prit la tête des trois personnages, et en moins d’une minute leur fit faire le tour de son pont de bateau, qui était minuscule. À l’avant, tout à coup, il stoppa et prononça :

— Canon. Yes !

Puis il rit.

Il repartit, marcha jusqu’à l’arrière et stoppa pour redire : « Canon. Yes ! »

C’était fini. M. John Pipe et Barbet avaient vu un destroyer dans ses détails. Il n’y avait plus qu’à remercier ; l’officier resalua donc, rit plus fort, et avec de nouveaux mouvements secs s’enfonça dans le ventre de son petit navire, en enlevant ses gants.

Tandis que la vedette s’éloignait, tous les timbres résonnèrent, et l’équipage aussi disparut.

Teuf teuf, teuf teuf, teuf teuf, on dansait sur l’eau que le petit bateau fendait et qui, de chaque côté, éclaboussait joyeusement. Déjà on était à l’autre bout de la rade ; la pluie avait cessé ; le ciel s’était rouvert ; le soleil brillait et mettait des taches vives partout sur la mer mouvante. M. John Pipe allait beaucoup mieux. Ce mouvement rapide, ce ballottement en tous sens l’avaient ranimé, ravigoté ; en une demi-heure il avait grimpé ou était descendu dix fois par des escaliers de marins qui semblaient faits pour des singes. Huit fois sur dix il avait failli tomber à la mer ; à la neuvième, il s’accoutuma, et Barbet put lui dire :

— D’ici quelques années vous aurez le pied marin, monsieur John Pipe !

Il s’amusa de la boutade. L’officier du torpilleur l’avait enchanté. Le soleil enfin le dérida et l’épanouit. C’était comme une résurrection de la mer, un réchauffement et une illumination de tout, de l’eau, des hommes et de leurs bateaux Et pour comble d’étonnement et de bonheur, la vedette semblait maintenant emmener son monde vers un immense navire qui de loin avait tout l’air de ces frégates admirables dont M. John Pipe, amateur de vieilles images, parlait toujours, au lieu de se louer d’être un citoyen de la moderne Angleterre.

Bâtiment énorme, avec trois étages de hublots, des mâts démesurés, un pont qui devait être une place publique, une proue ornée d’une grande figure de Victoire en chêne peint, et des ancres géantes qui pendaient sur ses flancs. Vite, les yeux brillants, M. John Pipe demanda ce qu’était ce grand navire, et l’homme à la mâchoire de requin répondit :

— Oh ! celui-ci il ne fait point le guerre !

À ces mots, Barbet eut un rire avantageux, et il échangea avec le Commodore un regard de gens qui s’entendent ; mais cela n’était pas fait pour désarmer M. John Pipe, qui avait la joie de voir réalisé un échantillon de la marine pittoresque telle qu’il la rêvait. Il se moquait bien qu’elle ne fit pas la guerre, cette vieille coque étonnante. Raison de plus pour l’aimer… Qu’il était beau, ce bateau, en plein milieu de la rade, sous le soleil qui lui redonnait un violent coup de peinture ! C’était un des aïeux de la flotte britannique ; il se reposait en une eau calme, tandis que ces affreuses ferrailles bataillaient, se crevaient et se coulaient. Lui, il prenait encore le vent de la mer, et quoique survivant dans un âge bien pénible, il restait commode, confortable, un vieux navire antique sur lequel on était peut-être mort quelquefois, mais sur lequel, aussi, maints grands-pères ou grands-oncles de M. John Pipe avaient dû fort bien vivre.

Quand il mit le pied sur le pont, comme il le trouva vaste, net et beau ! C’était un pont pour passer des revues, un pont sans canons, pont de navire marchand où l’on évoquait des promenades de long en large durant des traversées sous des ciels merveilleux. — Ah ! ce plancher serré, si bien fait, il en eut des tressaillements de plaisir, M. John Pipe. Des mousses, vêtus de toile écrue, lavaient à grands seaux d’eau, pieds nus sur la planche mouillée ; une corde grinçait dans la poulie du mât ; le soleil faisait briller les cuivres des bastingages. Ma foi, il oubliait qu’il fût en 1917 ! Il n’y avait plus de Boches pour lui, ni de Guillaume II, ni de sous-marins, ni aucune de ces néfastes machines qui réduisent l’homme à l’état de brute et ne laissent à la vie aucun prétexte pour être aimée, même supportée. L’imagination de M. John Pipe, aidée par la réalité, le transportait au dernier siècle. Il ne craignait plus l’huile pour son pardessus et il était heureux d’avoir encore une guêtre claire.

— Nous déjeunerons sur ce bateau, fit le Commodore à la mâchoire de requin.

Sur ce bateau ! M. John Pipe se sentit faim tout de suite.

— Et nous déjeunerons avec Mister Elphinston, Ministre au Ravitaillement, dit encore le Commodore à la mâchoire de requin.

À cette seconde nouvelle, ce fut Barbet l’homme heureux. Il souffla à M. John Pipe :

— N’oubliez pas de dire au ministre que c’est le Gouvernement qui m’envoie !…

À l’arrière du vieux bateau il y avait un grand salon en demi-cercle, avec tout un alignement de petites fenêtres carrées, qui étaient remplies par la vue de la mer et de la rade.

— Que j’aime ce salone ! s’exclama M. John Pipe.

— Oui : hélas, c’est pour la paix… et il y a la guerre, reprit avec un rire sarcastique Barbet, qui voulait se faire bien juger.

Mais… c’était justement le salon du Commodore, et cet homme à la mâchoire de requin qui venait de leur faire voir d’horribles sous-marins, un destroyer échappé des pires combats modernes, un dragueur qui pêchait des mines, c’était là, sur ce bateau pacifique et retraité, qu’il se reposait, qu’il logeait entre deux tournées sur mer, qu’il fumait sa pipe, qu’il cultivait ses pommes de terre !

Car il avait des pommes de terre en caisses, à la porte du salon, et elles poussaient charitablement, avec la même vigueur que dans un champ. Que M. John Pipe fut attendri par ce spectacle ! Il y avait aussi un perroquet des Îles sur un perchoir, un ouistiti qui s’enfuyait devant les visiteurs et, de loin, les regardait de son œil de pauvre homme. « Que tout cela il était charmant ! » murmura M. John Pipe. Et Barbet, des yeux, cherchait le ministre au Ravitaillement.

Le ministre se lavait les mains dans le cabinet de toilette : on entendait un grand bruit d’eau. En l’attendant, le Commodore à la mâchoire de requin fit voir à ces messieurs, dans son salon, mille choses à quoi il tenait et qui flattaient son amour-propre : la photographie de Mme Sarah Bernhardt, signée : « elle était venue sur son bateau » ; celle de George V, mais pas signée « il avait toujours dû venir sur son bateau » ; un bouddah rapporté des Indes ; un morceau de toile d’un aéroplane boche ; des débris de bombes de Zeppelin.

— Ah ! dit Barbet lyrique, quelques dépouilles de ces Barbares !

Puis il profita de l’occasion pour poser une question qui le démangeait et qui, là, était en situation, puisqu’il se trouvait parmi des marins combattants.

— Mon commandant, dites-moi, est-ce que le Deutschland a bien été pris par les Anglais ?

Le Deutschland c’était ce grand sous-marin ravitailleur allemand, dont la presse française n’a cessé de dire pendant quinze jours : « Il est pris ! Les Anglais le tiennent ! » pour imprimer ensuite pendant quinze autres jours que les boches se targuaient auprès des neutres de l’avoir dans leurs eaux. Barbet se disait donc : « Me voici à la vraie source. Je rapporterai un tuyau sûr… je ferai un article. » Bref, sa question était une interwiew, et il guettait la physionomie du Commodore ; il allait savoir, le temps que l’autre rassemblât quelques détails précis. Mais le Commodore regarda Barbet avec une stupeur inquiète, comme s’il était impressionné soudain de découvrir chez un homme qu’il supposait intelligent une vraie médiocrité : puis, en chef qui ne perd pas son temps à des potins, qui ne les comprend pas, qui ne s’y intéresse jamais et qui a bien assez de ce qu’il a à faire, il répondit poliment, mais avec fermeté :

— Nous excuserez, mongsieur… le Deutschland… ce n’est pas dans mon secteur…

En retour il s’offrit à conter ce qu’il avait fait et il parla avec humour d’un Zeppelin qui était tombé tout près, abattu par les canons de la défense côtière. L’équipage sain et sauf s’était rendu et deux policemen avaient emmené simplement tout ce monde boche au poste de police. Du Zeppelin chacun avait pris quelque chose.

D’un air mystérieux, le Commodore demanda à M. John Pipe si M. Barbet était marié ?

— Yes, dit M. John Pipe, le murmure m’est venu que certes il est marié.

Alors le Commodore offrit à Barbet une bague faite avec un peu d’aluminium de ce monstre aérien.

— Oh ! dit Barbet, que vous êtes aima…

La porte s’ouvrit : on vit entrer un haut personnage, vêtu d’une redingote et d’un gilet blanc : le Ministre au Ravitaillement, M. Elphinston.

Barbet salua profondément. Le Commodore fit les présentations ainsi qu’il convenait, mais M. Elphinston ne savait même pas dire « bonjour » en langue française. Il ne comprit donc pas toute l’importance du rôle de Barbet ; il préféra, étant données ses fonctions publiques, aller contempler les pommes de terre en caisse et il félicita avec chaleur le Commodore par des exclamations gutturales, en cadence.

Puis, on se mit à table.

Pour la cérémonie alimentaire, on vit paraître deux officiers nouveaux ; l’un d’eux savait le français ; il s’assit auprès de Barbet qui avait M. John Pipe de l’autre côté et qui, placé en face de M. Elphinston, pensa tout de suite en le considérant :

— Celui-là, au moins, a l’air de savoir ce qu’il veut… Pour choisir leurs hommes d’État, ils sont merveilleux ces Anglais !

Étant assez naïf, comme beaucoup de journalistes, il était fier de déjeuner avec un membre du Gouvernement britannique, et il songea : « Il faut que je mette une carte à ma femme et une au patron. » Sa joie lui donnait faim ; il commençait à comprendre le plaisir de M. John Pipe sur ce vieux bateau qui n’avait plus de qualités guerrières, mais où l’on pouvait manger paisiblement et longuement. Il jeta les yeux sur le menu : il ne comprit rien.

Mais à peine eut-il avalé un simple œuf sur le plat que le marin serveur, sur le menu en question, lui désigna deux lignes.

Il ne saisissait toujours rien ; il dit : « Bon. C’est parfait ! », rougit, puis, devant l’air égaré du marin, il reprit les trois seuls mots anglais qu’il connaissait : « Yes » et « Very well ». Le marin demeurait toujours. Il fallut l’aide de M. John Pipe. Ce dernier, aimablement, expliqua qu’on ne demandait pas à Barbet une acceptation, mais un choix : l’Angleterre vivait sous un régime de restrictions. Aussi après les œufs le menu du Commodore, même quand M. Elphinston déjeunait, était ainsi arrêté : un seul plat : gigot de pré-salé dans une sauce à la menthe, ou tarte aux groseilles à maquereaux.

— Je… je veux de la tarte, balbutia Barbet, saisi par cette liberté d’esprit qui sacrifie les invités à ce qui semble raisonnable.

Il est vrai qu’entre deux plats, les Anglais choisissent toujours le plus substantiel. Barbet fut seul a manger de la tarte. Et le Commodore en eut tant de surprise qu’il dit avec bonne grâce :

— Ce était toujours les Français qui résistent le plus…

Barbet se mit à causer avec son voisin l’officier.

Grand jeune homme blond, plein de douceur dans le visage, il se prêtait à dire tout ce que Barbet voulait. Il venait de naviguer vingt-deux mois dans la Méditerranée orientale et il n’était rentré en Angleterre que parce que le destroyer sur lequel il commandait avait été coulé : déplorable accident de marine ; abordage avec un autre navire anglais.

— Oh ! dit Barbet, vous avez dû avoir une grande peine ?

— Yes.

— Au moins vous êtes-vous sauvé facilement ?

— Yes, yes ! Quand il sombrait, nous étions transportés sur un autre.

— Je vois ça, fit Barbet. Spectacle tragique (une fois de plus il guettait l’article à faire) ; ça devait être poignant… Vous pleuriez tous ?…

— Yes.

— La nuit tombait ?

— Yes.

— Je vois… avec, des lueurs tragiques dans le ciel.

— Oh ! yes.

— Monsieur, vous ne sauriez croire à quel point vos détails m’émeuvent, dit Barbet. J’écris dans un grand quotidien de Paris. J’ai fait là des campagnes retentissantes, dont, peut-être, vous avez entendu parler.

— Yes.

— C’est moi qui, quelques mois avant la guerre, visitant les forts de l’Est…

M. John Pipe se pencha vers Barbet.

— Mongsieur Bâbette, je crois mongsieur Elphinston, Ministre au Ravitaillement, il veut dire quelque chose.

Barbet regarda le Ministre. Le visage de ce dernier était transformé. Il était fort rouge, et, papillotant des yeux, paraissait bien ému. Depuis dix minutes, ne pouvant parler avec ce journaliste, car il ne connaissait pas un mot de français, il tentait du moins d’être aimable et bon, lui passant le sel, le sucre, le vin, le pain, et chaque fois il souriait ; mais maintenant que le repas touchait à sa fin, il voulait plus et mieux. Il se leva, il regarda fixement Barbet : ses yeux s’embrumèrent d’émotion. Il boutonna sa redingote pour sembler plus correct et pour que ses paroles eussent un air officiel ; puis, ouvrant grand la bouche, comme s’il craignait d’être mal compris, — guindé, maladroit, follement troublé et bien touchant, levant son verre, fixant des yeux Barbet, important journaliste, il dit avec un fort accent et d’une voix qui tremblait comme toute sa grande personne :

— Vi… Vive Verdun !

C’était tout ce qu’il savait, tout ce qu’il pouvait dire dans la langue de son invité.

Puis il se rassit tout d’une pièce ; et il respira fort, regardant toujours Barbet.

Et Barbet alors se leva, mais brusquement, fougueusement, passionné, cabotin et le bras droit tendu vers le Ministre, il jeta au plafond le cri de :

— Vive l’Angleterre !

Il lança un coup d’œil à M. Elphinston ; puis par peur de n’avoir pas été compris, il recommença :

— England for ever !

Cette fois M. Elphinston s’inclina. En sorte que Barbet se crut autorisé à continuer en français :

— En saluant Verdun, monsieur le Ministre, c’est toute l’Armée française que vous honorez. En son nom je vous remercie. Nos chers poilus, avec qui je me suis entretenu tant de fois, méritent toutes les admirations. Mais les entendre louer par des alliés loyaux et puissants, c’est pour moi une émotion double et durable. Je redirai à ceux des nôtres qui souffrent héroïquement dans la boue et sous les obus, ce que j’ai eu la joie d’entendre sur la terre sacrée de la noble Angleterre, et je sens ainsi — car j’ai toujours eu la fierté de mon métier de journaliste, — que mon modeste voyage sera pourtant l’occasion d’une amitié plus fervente entre nos deux grands pays !

Quand Barbet eut terminé, le Ministre du Ravitaillement qui, hélas ! n’avait rien saisi, s’inclina une fois de plus. Le Commodore se curait les dents ; il fit un sifflement approbateur de sa langue, appuyée sur ses grosses molaires ; M. John Pipe avait un sourire attendri ; et tous les marins serveurs, debout, raides, semblaient vraiment impressionnés.

Cette apostrophe patriotique de Barbet, c’était l’achèvement de la visite a Harwich. Barbet se sépara des marins, enchanté d’eux parce qu’il s’était senti lui-même éloquent et admiré. À l’heure du départ, le soleil inondait de ses rayons le ciel, la mer et la terre. Tous les vaisseaux de la marine britannique brillaient en rade ; de la joie et de l’espérance flottaient sur toutes choses. Et Barbet, aux côtés du Commodore, répétait avec un front plissé comme un penseur :

— C’est beau… C’est admirable !…

Enfin, une auto attendait ces messieurs ; il fallut se séparer.

Barbet, tête nue, dit encore :

— Mon commandant, je n’ai plus de mots…

Puis l’auto prit la route de Londres.

Dans l’auto, Barbet se carra avantageusement aux côtés de M. John Pipe, comme il faisait avec James sur le front, et d’une voix admirative, il demanda :

— Qu’est-ce que vous pensez de ce ministre-là ?

Dix idées lui affluaient à la cervelle : « Quelle volonté dans les yeux ! Quelle simplicité dans le cœur ! Comme il représente bien l’Angleterre !… »

Mais avant qu’il eût le temps de les exprimer, M. John Pipe, qui se sentait lucide et heureux, répondit doucement :

— Oh ! il est bien aimable !

— N’est-ce pas ?

— Et surtout il est bien bête…

— Hein ?

— On difficilement peut être député et rester civilisé…

Hum !… Barbet se détourna. Et il ne dit plus rien, mais, rageusement, il pensait :

— C’est décidément lui qui est idiot, ce pauvre bonhomme ! Des boutades, toujours, pour tout ! Quel fantoche !

Puis, il rumina encore :

— Ça doit être un faux Anglais.

Il lui demanda :

— Monsieur John Pipe, vous êtes natif de quel pays ?

— De Irlande, mongsieur Bâbette.

— Ah ! Voilà…

L’Irlande : lutte avec l’Angleterre. Les vrais Anglais ne sont pas sur ce modèle. Un vrai Anglais c’est un monsieur fort, solide, flegmatique et précis. Seulement cette exception confirmait la règle… et Barbet redevint aimable. Il parla avec admiration du Commodore et des restrictions de son menu ; il admira l’esprit d’indépendance britannique et répéta encore : « England for ever ! » Mais il avait un creux : la tarte ne l’avait pas nourri pour la journée. Au bout d’une heure d’auto, il demanda si l’on ne pourrait pas prendre le thé. M. John Pipe de répondre :

— Oh ! yes, dans un beau paysage.

Et sur le bord de la tamise, en un endroit médiocre d’ailleurs, car le printemps commençant n’y avait encore mis que des bourgeons, sans feuilles, M. John Pipe fit arrêter, descendit, et devint élégiaque.

Son imagination, en ces premiers jours de mai, lui faisait voir les rives de la Tamise telles qu’elles seraient aux derniers jours de juin. Il évoquait la fraîcheur de l’air, la douceur de l’eau, l’intimité de ces lieux où, par un chaud après-midi, on entend des bruits charmants et familiers : chant d’un oiseau qui aime, le vent dans les roseaux, une rame qui s’égoutte. Et il dit à Barbet :

— N’est-ce pas, c’est beau ?

Malheureusement, une jeune bonne blonde, avec des joues enluminées, accorte en son tablier à volants, apporta dans une corbeille deux petits carrés de mie chichement mesurés, et il est vrai qu’elle fit un sourire, mais tout de suite elle dit :

— Un, messieurs !

Un seul ? Alors, ensemble, avec une précipitation bien humaine, M. John Pipe et Barbet tendirent la main, pensant chacun prendre le plus gros ; mais la bonne prit un air penché pour dire :

— Ils sont pesés…

Ils digérèrent sans peine ce goûter frugal. La soirée était fine et transparente ; ils se sentaient légers comme elle ; mais ils avaient du plaisir à être des gens de vertu.

Comme ils rentraient dans Londres, M. John Pipe fit voir à Barbet une maison avec cette pancarte sur la porte : « Ici les habitants ont modéré leur appétit dans un intérêt patriotique et ont adopté les restrictions que conseille le Gouvernement. » C’était une maison heureuse de servir d’exemple. Les Anglais, citoyens libres de bien faire, sont toujours émus d’avoir bien fait et ils aiment que cela soit signalé, pourvu que la formule reste simple et sans emphase, avec un rien d’humour dans la tournure, qui marque de la finesse et de la tenue.

Barbet se sentait une faim terrible, il dit :

— C’est beau de se restreindre… Mais nous avons fait plus que notre devoir. Nous méritons aussi notre pancarte. Ce soir enfin allons-nous manger ?

M. John Pipe, souriant, répondit :

— Je veux vous mener dans une restaurant où vous devez trouver un garçon compatriote, yes.

— Ah ? D’où donc ?

— De Montmartre, oh ! oh !

L’annonce était exacte. Le garçon de Montmartre avait le pur accent traînard de Paris, et il substituait à l’impeccable raisonnement londonien les à peu près de sa bohémienne cervelle de la Butte.

— Garçon, demanda Barbet, lorsqu’on est de Pantruche — j’en suis — est-ce qu’on n’a droit ici qu’à un morceau de pain ?

— Un kilo, si monsieur veut. Et je salue bien monsieur de Paris, répondit le garçon, clignant de l’œil.

— Je suis un vieux journaliste, mon ami, dit Barbet. Vous avez dû lire cent fois ma prose. Vous ne vous rappelez pas une série d’articles qui ont fait du potin : « Défendez-vous, vous n’êtes pas défendus ! »

— N’êtes pas défendus… ça ne m’étonnerait pas que je me rappelle, dit le garçon.

— Bravo ! fit Barbet… Et la viande, on n’a droit qu’à un plat ?

— Pour monsieur de Paris, dix-huit plats, répondit le garçon, clignant l’autre œil.

— Quant aux vins…

— La cave !

— Et les liqueurs ?

Là, le garçon de Montmartre eut un sourire farce.

— Ces messieurs n’ont plus que cinq minutes. Il est neuf heures moins cinq : les liqueurs, ça finit à neuf heures.

— Alors, fit Barbet, ce sera pour une autre fois.

— Mais, reprit béatement le garçon de Montmartre, baissant les yeux comme une coquette et parlant bas, les poings sur la table, monsieur a jusqu’à neuf heures et demie pour les boire.

M. John Pipe, quoique consciencieux Anglais, était trop enclin à la fantaisie pour ne pas être ravi de la plaisante roublardise de cet homme, et, mangeant le potage, il dit à Barbet :

— Tout le monde, chez vous, il sait causer. Ces simples serviteurs qui connaissent point le grammaire, ils avaient l’esprit comme du feu ! Les mots ils sortent et ils pétillent ! Oh ! j’aime le France !… Dans le France, même les gensses bêtes ils sont intelligents.

Barbet approuva avec pompe et oublia presque l’Angleterre, les Anglais, leur hospitalité, son voyage. Il était fier surtout, en cette fin de journée, d’appartenir à un peuple bavard, qui joue si facilement avec les idées et les phrases. Il s’aimait bien, ce soir-là, Barbet, et de ce fait il trouvait plus de charme à M. John Pipe. Aussi, eut-il une déception quand, au sortir du restaurant, ce dernier lui annonça en rougissant :

— Demain je serai bien au regret, mais il sera impossible pour vous accompagner.

— Comment, dit Barbet, vous avez, des affaires pressées ?

— Yes.

— Quel malheur !

— Donc, dit M. John Pipe, toujours rouge comme s’il faisait un mensonge, je vous délivre le feuille… le feuille que l’État-Major il envoie… vous lirez… c’est pour le camp… moi je pourrais pas visiter.

Alors, Barbet comprit : ce satané bonhomme était incapable, même d’avance, de surmonter l’ennui que, même de loin, lui inspiraient des soldats, de la discipline et des exercices. Barbet prit la feuille et lut ceci :


« Demain le Général P…, du camp de A…, recevra avec bien du plaisir M. le journaliste français Barbet, ainsi que M. le Résident du Maroc Si Hadj ben el Haouri (Zut, s’interrompit Barbet, encore ce sauvage !). Le Major O… ira à la rencontre de ces messieurs et se tiendra à neuf heures pour les attendre, à un kilomètre à l’ouest de la gare, au sud du camp. »

Barbet relut deux fuis ; puis, M. John Pipe dit gentiment :

— Je vous souhaite bonne journée… C’était peut-être une brave major, mais je pourrais pas m’intéresser… Car, déjà, ce kilomètre à l’ouest, ce… était trop militaire… et… vraiment trop bête !

Et il avait cessé de rougir. Il était devenu très affirmatif. Il tendit à Barbet une main affectueuse ; puis il disparut.