Le Major de Wissman et son second voyage à travers l’Afrique équatoriale

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Le Major de Wissman et son second voyage à travers l’Afrique équatoriale
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 202-213).
LE
MAJOR DE WISSMANN
ET SON
SECOND VOYAGE A TRAVERS L'AFRIQUE EQUATORIALE

Avant de s’illustrer par les éclatans services qu’il a rendus à son gouvernement et à la colonisation allemande dans l’Afrique équatoriale, ainsi que par la vigueur toute prussienne avec laquelle il a étouffé l’insurrection des Arabes de sang mêlé répandus entre la région des grands lacs et l’Océan-Indien, M. le major de Wissmann avait été employé durant plusieurs années par l’État libre du Congo. En 1886, après avoir passé quelques semaines à Madère pour s’y remettre de ses fatigues, il fut chargé par le roi des Belges d’organiser le pays des Balubas, puis de parcourir tout l’Etat libre jusqu’à sa frontière orientale, en portant surtout son attention sur la chasse à l’homme, sur le commerce des esclaves, sur les meilleurs moyens de combattre ce fléau. Il s’acquitta le mieux qu’il put de sa double mission, et pour la seconde fois il traversa l’Afrique d’un océan à l’autre. Pendant le dernier séjour qu’il vient de faire en Allemagne, il a employé ses loisirs à raconter ses laborieuses pérégrinations des années 1886 et 1887, qui l’avaient admirablement préparé au rôle qu’il devait jouer plus tard[1].

M. de Wissmann écrit avec une précision et une rapidité de soldat. On peut signaler dans son livre quelques omissions, peut-être volontaires ; on n’y trouve jamais de longueurs. Curieux de tout, il ne dit que l’essentiel, et ses courtes descriptions sont toujours vives et intéressantes. Personne n’a mieux rendu que lui l’impression produite par le redoutable silence des forêts vierges, le sentiment de captivité qu’on y éprouve et qui donne aux sauvages qui les habitent des attitudes, des gestes et des regards de fauves en cage. Il nous raconte les violences des hippopotames solitaires, et l’ennui que causent au voyageur de petites abeilles sans aiguillon, qu’il doit se garder d’écraser sur sa joue, de crainte que l’odeur de leur miel n’attire sur lui tout un essaim. Il nous renseigne sur les fameux perroquets rouges, dont les parens et les frères sont gris, oiseaux rares, vrai jeu de la nature, qui se vendent très cher à la côte. Comme Stanley, il a rencontré dans l’épaisseur d’une forêt de mystérieux pygmées au teint jaune clair, aux beaux yeux avisés, aux lèvres rosées, armés de petits arcs et de petites flèches élégantes et empoisonnées. Ces petits êtres très défians, ayant reçu de lui des cadeaux, l’obligèrent par leurs pressantes sollicitations à accepter quelques racines de manioc, parce qu’un présent qui n’est pas payé de retour confère au donateur un pouvoir magique sur l’obligé.

Il nous parle aussi de l’effet extraordinaire, prodigieux, qu’il produisit sur des Bakubas qui lui vendaient de l’ivoire, en déroulant devant eux une pièce d’étoffe rouge. Cette couleur leur était inconnue, ils poussèrent un cri d’épouvante, se levèrent en sursaut, couvrirent leur visage de leurs mains et s’enfuirent à toutes jambes, comme s’ils avaient entendu une détonation, reçu un coup de pistolet dans les yeux. Je ne crois pas que M. de Wissmann soit gourmand, il ne faut pas l’être pour voyager chez les Baschilanges et les Batuas ; mais les curiosités culinaires l’intéressent. Il nous apprend qu’une fricassée de jeune crocodile est un mets assez délicat, et que les indigènes des bords du lac Nyassa sont très friands de moucherons, nommés coungou, qui s’abattent sur leur pays en épais tourbillons, qu’ils leur donnent la chasse, qu’ils en font une bouillie ou une friture, et qu’une tarte aux mouches est un de leurs régals favoris.

Mais si intéressans que soient les récits du major de Wissmann, si précieux que soient les renseignemens qu’il nous fournit sur les forêts vierges et sur les hommes, les singes, les oiseaux et les abeilles qu’on y trouve, son livre est moins un journal de voyage qu’un mémoire apologétique. Il avait, si je ne me trompe, deux intentions en l’écrivant. Et tout d’abord il tenait sans doute à se justifier de certaines inculpations graves, à prouver que certains reproches d’inhumanité qu’on lui adressait étaient mal. fondés. On l’accusait d’avoir pris, en 1887, des indigènes-sur les bords du Lulua, de les avoir arrachés à leurs familles pour les emmener jusqu’à l’île de Kavala et de les y avoir abandonnés à leurs seules ressources. Ces imputations ont été reproduites par M. le capitaine Trivier, qui a eu le glorieux bonheur de traverser, en 1889, toute l’Afrique équatoriale, sans autre escorte que deux laptots sénégalais et sans tuer personne en chemin. « N’eût été la mission française de Kibanga, au nord du lac Tanganyka, nous dit-il, les malheureux indigènes qu’avait emmenés M. de Wissmann mouraient de faim ou étaient réduits en esclavage. » Il est bon de connaître ce que dit le major allemand à sa décharge ou plutôt l’explication qu’il donne de sa conduite.

Pour gagner la frontière orientale de l’immense état du Congo et pousser jusqu’aux premiers postes occupés par les négriers arabes, il avait emmené de Luluaburg 4 lieutenans, 15 soldats, 42 porteurs de la côte, 38 esclaves balubas rachetés, 250 porteurs baschilanges, auxquels s’adjoignirent 3 chefs indigènes, avec une escorte de 500 hommes et de 100 femmes. La caravane, armée de 500 fusils, était forte d’à peu près 900 têtes ; et, comme le dit M. de Wissmann, c’est une entreprise fort ardue que de nourrir 900 bouches dans la solitude des forêts, dans des savanes, dans des bas-fonds marécageux ou dans des pays ravagés et dépeuplés par la chasse aux esclaves. Tels sont les inconvéniens, souvent signalés, de ce genre d’expéditions. On tend à un but noblement philanthropique, et on commence par infliger de cruelles souffrances aux indigènes dont on rêve d’améliorer le sort. La troupe affamée de M. de Wissmann ne pouvait subsister qu’en rançonnant les villages ; on volait, on brigandait. Il exécuta d’abord quelques pillards, il finit par fermer les yeux. Peut-on empêcher des hommes qui meurent de faim de prendre leur nourriture où ils la trouvent ? Et quelle nourriture ! « Je suis persuadé, nous dit-il, que depuis le passage du Sankurru, c’est-à-dire depuis six semaines, nos gens n’avaient pas mangé d’autre viande que des chenilles et des sauterelles. »

A la disette, à l’épuisement, vint s’ajouter la petite vérole. La caravane offrait un spectacle navrant ; on avait dû enterrer quelques Baschilanges morts d’inanition. « Je ne pus prendre sur moi, nous dit encore M. de Wissmann, de m’opposer au pillage des champs. On mangeait tout, même ce qui n’était pas mûr, même les tiges vertes du mil, qui ont un léger goût sucré. Triste tableau que celui de notre campement ! Un ciel grisâtre, nos gens gris de froid et de faim, un avenir encore plus gris. » En approchant du pays des négriers, il passa sa petite armée en revue et constata que dans telle famille qui, au départ, comptait huit têtes, il n’y avait que trois survivans. Toutefois, les chefs indigènes ne demandaient point à s’en aller ; ils auraient eu honte de retourner au Lulua sans avoir vu Nyangoué, la grande ville arabe. M. de Wissmann tria son monde, établit un camp pour ses invalides, et, les laissant en arrière, il se dirigea sur Nyangoué avec une escorte de deux cents hommes. Or, un grave incident s’était passé tout récemment. Les Arabes du sultan Tippo-Tib, sous la conduite d’un de ses neveux, avaient fait une incursion à main armée dans l’état du Congo. Ils avaient pris d’assaut la station belge des Falls de Stanley ; un blanc s’était fait tuer, trois s’étaient enfuis, et les bâtimens avaient été incendiés. Comme on craignait des représailles, Tippo-Tib avait envoyé aux Falls plusieurs centaines de ses guerriers pour y attendre de pied ferme les blancs, lesquels, n’étant pas en force, n’avaient point paru. C’étaient là de fâcheuses nouvelles. M. de Wissmann arrivait avec le drapeau congolais, que les Arabes venaient d’insulter impunément. Dans l’état déplorable où se trouvait sa caravane, il ne pouvait songer à livrer bataille : pas un de ses Baschilanges n’aurait revu sa patrie.

Pour surcroît de malheur, Tippo-Tib, qu’il connaissait de vieille date, était alors à la côte. Son représentant à Nyangoué était son fils Zefu. Ce prince, au teint et au cœur noirs, abusa de ses avantages : « On nous soumit à un interrogatoire en règle. Ces demi-sauvages trouvaient nos réponses bizarres et nous riaient bruyamment au nez. On lit venir mon serviteur sankurru et, en notre présence, on lui demanda si nos déclarations étaient des vérités ou des mensonges, procédé grossier, provocant, insolite, pour qui connaît la cérémonieuse politesse habituelle aux Arabes. Quoi qu’il m’en coûtât, je m’enveloppai dans un calme d’airain, et nos juges d’instruction baissèrent peu à peu le ton. Mais révoltante fut l’insolence de Zefu. Il se donna le plaisir de nous raconter l’affaire des Falls et de déclarer que nous autres Européens n’étions que des femmes. »

M. de Wissmann reconnut bientôt qu’on était résolu à l’empêcher de rejoindre le gros de sa troupe. La seule concession que le noir Zefu consentit à lui faire fut d’autoriser le lieutenant belge Le Marinel à ramener les Baschilanges dans leur pays. Ils endurèrent, pendant leur retraite, d’indicibles souffrances. Le lieutenant écrivait, dans un rapport daté du 10 mai 1887 : « Je me tais sur la longue liste des victimes, elle est énorme. » Quant à M. de Wissmann, il lui fut enjoint de se diriger vers le rivage de l’Océan-Indien, et il se décida à gagner le Zambèze et Quilimane, en passant par les lacs Tanganyka et Nyassa et en descendant le cours du Chirè. Il partit, accompagné seulement de dix porteurs d’Angola et de vingt esclaves qu’il avait achetés aux Balubas et qui, nous dit-il, ne voulurent pas se séparer de lui. Ce fut lui qui, peu après, se sépara de ses compagnons : « Mes Balubas, en arrivant au lac Tanganyka, se trouvèrent, pour la plupart, incapables d’aller plus loin. J’aurais pu en emmener quelques-uns, mais je me fis une conscience de les séparer de leurs frères. Je les laissai dans l’île de Kavala, sous la garde de la mission anglaise. Ils y étaient en sûreté contre toute violence de la part des Arabes, et il ne tenait qu’à eux de gagner leur vie en travaillant pour les missionnaires. J’achetai pour eux un village abandonné et la plantation attenante. Je leur laissai 14 fusils, 12 chèvres, beaucoup de poules, du sel, des pioches, des haches, un peu de vaisselle… À Kavala, la terre est assez bonne, le lac est très poissonneux ; la rive, qu’on peut atteindre avec de petits canots, est riche en gibier. Je pouvais poursuivre ma route sans inquiétude sur l’avenir de mes gens. »

À la vérité, leur avenir était moins assuré que ne le pensait le major. La mission anglaise, craignant que les habitans ne les missent en servitude, jugea plus prudent de les expédier à Kibanga, au nord du lac, en les plaçant sous la protection plus efficace des pères blancs. Il faut accorder à M. de Wissmann le bénéfice des circonstances atténuantes. Ce fut sans doute bien à regret qu’il renonça au périlleux honneur de remmener ses hommes où il les avait pris, de reconduire sur les bords du Lulua tout son corps expéditionnaire. Plus d’une fois, au cours de son récit, il a rendu témoignage à l’étonnante faculté d’endurance des Balubas, et plus encore à la douceur, à la résignation des Baschilanges, à l’entier dévoûment avec lequel ils l’avaient servi. Depuis longtemps déjà, ces pauvres gens croyaient voir revivre en lui un de leurs anciens chefs, Kabassu-Babu, et ils lui en avaient donné le nom. Dans les mauvaises heures, quand les mères épuisées gémissaient de ne pouvoir plus allaiter leurs nourrissons, ils s’écriaient : « Ne nous plaignons pas ; Kabassu-Babu ne nous abandonnera jamais ; il nous tirera d’affaire, il nous conduira dans un endroit où nous pourrons manger. » Il a dû en coûter beaucoup à Kabassu-Babu de tromper, malgré lui, une confiance si touchante et si naïve.

J’ai dit que M. de Wissmann avait eu sans doute une double intention en écrivant son livre. Selon toute apparence, il a voulu s’excuser d’avoir abandonné en 1887 ses compagnons de route et ses soldats. Il a voulu aussi justifier la haine implacable qu’il porte aux Arabes, les terribles rigueurs qu’il a exercées contre eux depuis qu’il est au service de son pays et celles qu’il ne manquera pas d’exercer encore, dès qu’il sera de nouveau en activité. On croyait qu’il ne retournerait pas en Afrique. Il avait eu, comme on sait, de vifs démêlés avec Émin-Pacha et aussi avec le baron de Soden, nommé depuis peu gouverneur-général des possessions allemandes dans l’Afrique orientale. Tout, paraît-il, s’est arrangé. L’intrépide et guerroyant major consent à servir sous les ordres de M. de Soden en qualité de commissaire impérial, et soit qu’on le charge d’administrer le territoire adjacent au lac Tanganyka ou de conduire une campagne du côté du Victoria-Nyanza, on peut compter qu’avant peu les Arabes entendront parler sa poudre.

Sans contredit, ces Arabes de sang mêlé sont un peuple peu sympathique. Les métis ont souvent tous les défauts des deux races croisées dont ils proviennent, ils en ont plus rarement les qualités. On sait que les musulmans n’ont point de préjugés de race ni aucune répugnance à s’allier avec les nègres, qu’ils prennent volontiers leurs femmes parmi les indigènes de l’intérieur de l’Afrique. C’est leur supériorité sur nous et l’une des raisons qui expliquent la puissance irrésistible de leur propagande, l’étonnante facilité avec laquelle ils envahissent le continent noir. Ce ne fut guère qu’en 1871 que les Arabes, partis de la côte orientale, atteignirent le Tanganyka. En 1886, ils avaient pris possession des Falls. A la suite de l’incident tragique qui causa de si graves ennuis au major de Wissmann, le gouvernement belge, loin de songer à des représailles, fit offrir à Tippo-Tib le poste de gouverneur des Falls et un traitement de 9,000 francs ; il aimait mieux l’avoir pour fonctionnaire que pour ennemi. Quoique gouverneur de la station, Tippo-Tibcontinua de résider à Kassongo, dans le Manyéma, c’est-à-dire dans le pays situé entre le Congo et le lac Tanganyka. Le capitaine Trivier nous représente ce métis d’Arabe et de négresse comme un homme de belle prestance, d’une taille au-dessus de la moyenne, au front fuyant, à la barbe grisonnante, au nez épaté. « Son pouvoir, dit-il, ne s’appuie pas sur des forces très considérables. Le maître du centre africain, sultan, banquier, marchand, traitant, chasseur d’ivoire et acheteur d’hommes, n’a guère sous son influence que 3,000 ou 4,000 Arabes du Zanguebar ; mais cette poignée d’hommes a, pour dominer les centaines de mille indigènes qui tremblent à son approche, deux choses avec lesquelles on accomplit des prodiges : la discipline d’abord, puis la direction d’un chef né pour le commandement. C’est le défaut d’entente, les stupides guerres intestines et l’absence de toute direction d’ensemble qui mettent les noirs à la merci d’une bande d’aventuriers musulmans[2]. » Le musulman est impérialiste, il a acquis depuis longtemps la notion de l’État ; le noir ne l’a pas, et c’est sa misère.

Tippo-Tib est l’homme sans la permission duquel on ne peut pénétrer en Afrique, le redoutable guichetier à qui ont eu affaire Livingstone, Cameron, Stanley. Le capitaine Trivier n’a eu qu’à se louer de lui. Il déclare que si le sultan ne l’avait couvert de sa protection, il n’eût pas fait dix lieues sans être pillé par les indigènes. Un contrat fut passé en vertu duquel Tippo-Tib s’engageait à faire conduire l’officier français à Zanzibar et à le nourrir pendant toute la route, lui, son compagnon de voyage et ses deux laptots : « Grâce aux recommandations qu’il avait adressées en ma faveur à ses nombreux amis, j’ai reçu partout un accueil des plus empressés… Tel est l’homme que certaines nations cherchent à faire passer en Europe pour le fauteur de tous les désordres qui se commettent dans l’Afrique centrale et comme l’ennemi juré de tous les blancs ! Je n’ai rien fait pour obtenir les bonnes grâces du puissant chef arabe ; je lui ai tout simplement proposé une affaire ; en bon commerçant et après discussion, il l’a acceptée, et il a eu à cœur de remplir ses engagemens jusqu’au bout. »

Leurs impressions personnelles, le souvenir du bien et du mal qu’on leur a fait influent beaucoup sur l’idée que les voyageurs se font des sultans. Les services que M. Trivier a reçus de Tippo-Tib l’ont rendu peut-être trop indulgent pour les procédés des Arabes. D’autre part, les humiliations qu’il avait subies à Nyangoué ont sûrement prédisposé M. de Wissmann à regarder les musulmans comme la peste de l’Afrique. Il leur en veut beaucoup, et malheureusement quelques-uns de ses griefs ne sont que trop fondés. Il reconnaît que Tippo-Tib, en sa qualité d’homme intelligent, qui a des vues, est moins brutal dans ses façons d’agir, moins féroce dans ses exécutions que les esclaves dont il fait ses gouverneurs et auxquels il confie le commandement de ses soldats. Ces gouverneurs de bas lignage sont une race détestable. Leur office est de lever des tributs sur les populations qui reconnaissent la suzeraineté des Arabes, d’y prendre des hommes pour les incorporer à leurs troupes et de châtier toute peuplade qui guerroie contre ses voisins sans leur permission. Ils choisissent parmi leurs esclaves ou les hommes de la côte des préfets, qu’ils placent auprès des grands chefs, et ces préfets, à leur tour, installent dans chaque village des sous-préfets qui leur servent d’espions.

Un éléphant est-il tué, une défense appartient à Tippo-Tib, l’autre lui doit être vendue, et c’est Tippo-Tib qui fixe le prix. La perception des impôts est un système de pillage arbitraire. Grands et petits employés, chacun demande ce qu’il veut, et du haut en bas de la hiérarchie on prend, on escroque, on pressure, on extorque. Comment se fait-il que les indigènes n’émigrent pas, que certains districts ne soient pas entièrement dépeuplés ? L’Arabe est avisé, il a de la politique : il a soin d’octroyer un régime de faveur à quelques chefs influens, de leur laisser un certain pouvoir, de se les attacher par des cadeaux, et ses amis deviennent les ennemis les plus acharnés de ses victimes.

L’Arabe aspire à accaparer tout le commerce de l’ivoire ; mais à mesure que se répand l’usage des armes à feu, l’éléphant devient plus rare, et c’est désormais dans le trafic des esclaves que se font les gros bénéfices. La loi musulmane interdit de réduire en servitude un croyant ; aussi les Arabes du Manyéma sont des convertisseurs peu zélés : le jour où toute l’Afrique saurait lire le Coran, l’abolitionnisme aurait gagné sa cause, et les musulmans auraient tari par leur propagande la source de leurs revenus. Le plus souvent, les Arabes ne razzient pas eux-mêmes ; ils se servent d’intermédiaires, et ils achètent. Ils choisissent pour fournisseur le chef de quelque peuplade indigène, pillarde et féroce, et c’est le noir qui livre ses frères noirs à l’étranger.

Sur la côte occidentale du lac Nyassa se trouvent deux grands établissemens de négriers et de traitans. Ils ont conclu un traité avec l’homicide peuplade des Wawembas, qui ont pour principe que plus un homme a commis d’assassinats, plus il a de droits à l’estime publique. Les Wawembas ne réduisent en captivité que les femmes et les enfans ; ils massacrent les pères et les maris et leur coupent la tête. Ils conduisent leurs captifs aux Arabes du Nyassa, qui leur donnent en retour des fusils, de la poudre, des étoffes et des perles. Quand il traversa le bassin du Chambèse, qui est le plus grand affluent oriental du lac Banguéola, M. de Wissmann vit partout des maisons incendiées, des champs dévastés, des crânes alignés le long des routes. Quelques villages étaient encore habités ; comme les Wawembas sont des vautours nocturnes et fondent sur leur proie avant le premier blanchissement de l’aube, les femmes et les enfans s’en allaient dormir dans la forêt et ne rentraient dans leurs cases qu’au matin. Quelques-uns de ces villages palissades avaient été construits dans l’épaisseur des fourrés les plus sombres, et M. de Wissmann pensa à l’autruche, qu’on accuse à tort d’enfouir sa tête dans le sable pour n’être pas vue. Ces malheureux avaient beau se cacher, le chasseur réussissait toujours à les joindre ; eux-mêmes ne le voyaient pas venir, et, toujours surpris, leurs palissades ne leur servaient de rien.

Tous les voyageurs sérieux qui ont séjourné dans l’Afrique centrale conviennent qu’une fois achetés et reçus dans l’intérieur d’une famille musulmane ou fétichiste, les esclaves sont traités avec douceur. Comme le dit M. le capitaine Binger dans un petit livre fort instructif, ils vivent sous le même toit que leurs maîtres, sont nourris et vêtus comme eux, se marient, et leurs enfans, qui sont de la famille, ne peuvent être vendus. Se sont-ils convertis à l’islamisme, il leur est aisé de se faire affranchir, et souvent ils ne le désirent pas, tant leur sort leur paraît supportable. « Ces esclaves, dit M. Binger, ne sont pas plus malheureux que beaucoup de gens qui vivent autour de nous et que nous ne voulons pas voir. »

Ce qui est horrible dans la destinée du noir capturé, c’est le temps qui s’écoule entre le jour où il a été pris et celui où il est vendu à un maître sédentaire. La plupart ne trouvent pas tout de suite un acquéreur, et les négriers leur font faire quelquefois des mois entiers de voyage ; ce voyage est un long supplice. Nus, exposés à toutes les intempéries, ils marchent en file indienne, retenus par la même corde, qui leur passe autour du cou, fournissant des étapes de trente ou quarante kilomètres, par une pluie diluviale ou sous un soleil de feu, à travers des pays que la guerre a dévastés. Malheur à celui qui, n’en pouvant plus, se laisse tomber sur place ! On aura bientôt fait de

[3] l’expédier d’un coup de fusil. En approchant du lac Tanganyka, M. de Wissmann rencontra une de ces chaînes lamentables. « On ne saurait se figurer, dit-il, dans quel pitoyable état se trouvait cette marchandise humaine. Il y avait là plusieurs centaines de captifs aux jambes et aux bras décharnés, au ventre ridé et rentrant, au regard éteint, à la tête pendante. » Chaque soir, pour toute pitance, on distribuait à chacun une poignée de maïs ou de mil. Las, exténués, n’ayant plus même la force de broyer ou de piler le grain, ils se contentaient de le délayer dans de l’eau chaude ou de le rôtir, et ils l’avalaient précipitamment pour étourdir leur grosse faim.

En s’établissant dans le Zanguebar, les Allemands ont porté un rude coup aux Arabes, à qui ils ont coupé leurs communications avec la mer des Indes ; ils détiennent à l’heure qu’il est les routes que suivaient les convois de captifs ; libre à eux d’occuper les ports de Lindi, de Kilva, de Mikindani où se faisaient les grandes ventes et les embarquemens, et on ne saurait trop s’en féliciter. Mais cela ne suffit pas à M. de Wissmann. Il ne sera content que le jour où l’arabisme aura été « radicalement extirpé, mit Stumpf und Stiel. » — « Beaucoup a été fait, dit-il ; mais les bases d’opération des traitans, Tabora, Udjiji, Nyangoué sont toujours des marchés d’esclaves ; Tippo-Tib n’est pas mort ; le furibond Muini Muharra et d’autres chasseurs d’hommes continuent de traquer des indigènes qui ne connaissent d’autres armes que l’arc et la lance… Avant que ces lignes soient sous les yeux du lecteur, je me serai remis à l’ouvrage ; l’Afrique équatoriale délivrée de la peste de l’arabisme, tel est désormais le but de ma vie. » On peut l’en croire, il fera tout pour mener à bonne fin une guerre d’extermination, dont il se dissimule peut-être les dangers ; tout paraît facile aux grands désirs et aux grandes haines. Reste à savoir si M. de Soden ne jugera pas à propos de tenir en bride le zèle intempérant de son commissaire et de prévenir des complications, qui pourraient avoir de coûteuses conséquences.

M. de Wissmann paraît croire qu’extirper l’Arabe, c’est abolir l’esclavage, et pourtant dans plusieurs endroits de son livre, il semble s’être appliqué malgré lui à prouver le contraire. Les Arabes ont importé dans l’Afrique centrale la culture du riz, ils n’y ont pas importé l’esclavage, ils l’y ont trouvé comme une institution depuis longtemps consacrée et lugubrement florissante : marchands madrés, retors, sans entrailles et sans scrupule, ils ont mis à profit cette plaie sociale, ils s’en font un revenu. M. de Wissmann nous apprend lui-même que chez des peuplades qui n’ont aucun commerce avec eux, toute marchandise venue du dehors se paie en captifs. Il nous apprend aussi que des traitans noirs de la côte occidentale, d’Angola et de Benguéla, accompagnés de porteurs recrutés dans le Bihé, font des tournées dans la région où les armes à feu sont encore inconnues, passent des contrats avec les chefs et reçoivent d’eux livraison de tant de kilos de bois d’ébène, après quoi ils conduisent leurs captifs dans les tribus des Bakubas, où ils les échangent contre de l’ivoire. Ces Bakubas n’achètent d’esclaves mâles que pour les égorger dans les cérémonies des funérailles ; plus le défunt était considéré, plus sont nombreux les serviteurs qui doivent lui tenir compagnie dans son tombeau. On retrouve dans le Dahomey les mêmes coutumes, les mêmes mœurs. C’est une croyance générale en Afrique que par des enchantemens, par des opérations magiques, un homme peut se métamorphoser en léopard, en crocodile, en rhinocéros. Ce n’est pas une métamorphose : en se faisant crocodile, un Bakuba se rend justice, il montre au monde son vrai visage. Mais à quoi se réduit la responsabilité des Arabes dans cette affaire ? Ils n’ont rien inventé, ils exploitent.

M. le capitaine Binger a, le premier, traité la douloureuse question de l’esclavage africain avec autant de philosophie que d’humanité. Il a le droit d’en parler ; il a acquis son expérience par un dur labeur et couru de grands risques. S’il ne condamne pas en principe l’emploi de la force, il le juge dangereux quelquefois et toujours insuffisant. Il pense que si, par des mesures de rigueur, on peut supprimer complètement la traite sur mer, il n’en va pas de même sur le continent, qu’il faudrait des bases d’opération multiples, des centres de ravitaillement partout, des colonnes toujours en nombre et toujours en mouvement, des millions et des millions à dépenser ; que les expéditions à l’intérieur seraient funestes ou inefficaces, qu’on se verrait dans la nécessité de vaincre sans cesse, de n’être jamais malheureux, qu’il suffirait d’un échec pour provoquer le massacre général des Européens ; que les troupes seraient bientôt décimées par la fièvre, par la maladie, par l’excès des fatigues, que, sans pouvoir joindre un insaisissable ennemi, elles se fondraient dans leurs campagnes, et que, pour vivre dans le pays de la faim, elles en seraient réduites à ravager, à piller. Et qu’est-ce qu’une philanthropie qui égorge et qui pille ?

Comme les pommiers portent des pommes, certains états de société enfantent fatalement l’esclavage. Une torpeur d’esprit qui produit l’endurcissement de l’âme, une insécurité qui, déconcertant tous les calculs, détourne des longs efforts et de toute application suivie, l’habitude de se tenir prêt, de s’attendre à tout, la destinée humaine considérée comme un jeu de pur hasard, où les gagnans ont tous les droits, où les perdans n’ont pas même celui de se plaindre, une agriculture dans l’enfance, la terre payant mal les soins qu’on lui donne, le travail méprisé parce qu’il n’est pas rémunérateur et rendu rebutant par la grossièreté de l’outillage, la main-d’œuvre si défectueuse qu’il faut répartir entre dix ouvriers la besogne d’un seul, voilà bien des raisons pour que les demi-sauvages de l’Afrique tropicale regardent l’esclave comme un objet de première nécessité. Leurs seules passions sont une paresse de ruminant et une vanité puérile. Pourraient-ils les contenter s’ils n’avaient à leur service des outils vivans sur lesquels ils se reposent de tout et qui ne réclament aucun salaire ? Plus ils en ont, plus ils s’estiment et sont à la fois heureux de leur oisiveté et fiers de leur bonheur.

Ajoutez à tout cela des chefs qui sont des tyrans et qui n’ont pas de budget. Il leur faut une armée, des officiers pour la commander, de la poudre, des balles, un train de maison qui impose à leur peuple ; ils sont tenus aussi de récompenser les services qu’on leur rend. Les richesses naturelles de leur pays leur sont de peu de ressource ; faute de voies de communication, les débouchés leur manquent. Le captif est le seul capital dont ils puissent disposer à leur guise, et c’est aussi le seul présent dont on leur sache gré. Ils savent qu’ils obtiendront tout de leurs guerriers en leur donnant des hommes ou en leur fournissant l’occasion d’en prendre. Une bonne razzia procurera au maître et à ses féaux la seule marchandise dont ils sentent le prix ; une moitié sera pour lui, l’autre pour eux. Ce n’est pas en tuant des Arabes qu’on extirpera radicalement l’esclavage ; c’est en créant aux noirs de l’Afrique de nouvelles conditions d’existence sociale. Comme le dit M. Binger, l’abolitionisme est une œuvre de longue patience : « Chaque voie de communication terrestre ou fluviale, chaque tronçon de chemin de fer sera un coup porté à la traite. En développant le commerce, nous augmenterons le bien-être des indigènes, les chefs pourront écouler leurs produits, se créer un budget, et ils n’auront plus besoin de vivre de rapines. Les marchands de captifs trouveront plus de bénéfice à vendre autre chose. Le propriétaire d’esclaves, avec les méthodes de culture que nous lui enseignerons, verra que par son propre travail, il produit plus qu’en utilisant des esclaves. » L’Afrique n’a vu trop souvent dans l’Européen qu’un brigand à la face pâle, plus raffiné, mais aussi cruel que les autres. Puisse-t-elle un jour nous regarder à la fois comme de bons gendarmes et comme des défricheurs de terres et d’âmes incultes !

Les maladies morales ne sont jamais guéries que par des remèdes moraux. Ce que peut sur le tempérament et les mœurs d’un peuple une seule habitude changée, M. de Wissmann nous en fournit un exemple fort curieux, très frappant, qui mérite d’être médité. Les Baschilanges, chez qui il avait recruté la majeure partie de ses porteurs, sont une peuplade à cheval sur le Lulua, affluent du Kassaï. Ils se divisent en plusieurs tribus, auxquelles on avait donné divers surnoms, selon qu’on les comparait aux termites blancs, à des chiens qui mordent ou à des moustiques buveurs de sang. Célèbres pour leur sauvagerie et leur férocité, les Baschilanges étaient toujours en guerre avec leurs voisins ou entre eux, comme le prouvent les nombreuses cicatrices qu’on découvre sur la poitrine tatouée de leurs vieillards. Tout étranger était tenu par eux pour un ennemi ; toute industrie, tout commerce leur était inconnu. C’est aujourd’hui l’un des peuples les plus agriculteurs et les plus industrieux de cette région de l’Afrique. Ils ont adopté la culture du riz, poussé très loin l’élève du bétail, supprimé de nombreux abus, tels que l’épreuve judiciaire du poison, brûlé leurs fétiches, aboli la peine de mort. Ils sont en état de réparer eux-mêmes leurs fusils, ils se construisent des cases de torchis qui ont bon air ; ils fabriquent de bonnes étoffes sur des modèles de choix. On ne les reconnaît plus.

Comment s’est opérée leur surprenante transformation ? Il y a vingt-cinq ans, sous l’influence d’un chef entreprenant et avisé, se forma chez eux une confrérie religieuse de fumeurs de hachisch. Les Bena Riamba, ou fils du chanvre, firent de la propagande ; d’année en année, le nombre de leurs adhérens grossit ; la fumée de leur pipe ayant adouci leur humeur, ils commercèrent entre eux, firent des lois, se constituèrent en parti du progrès et des réformes. En vain le parti conservateur, réfractaire à toute innovation, essaya de leur tenir tête, il en fut réduit à émigrer ; dans la colonie qu’il fonda, la férocité est encore une vertu, et il n’y a pas d’autre industrie que la guerre. Quand Rabelais écrivait son magnifique éloge de l’herbe pantagruelion, quand il la glorifiait en rappelant « que moyennant icelle, sont les nations que Nature semblait tenir absconses, imperméables et inconnues, à nous venues, nous à elles ; que par icelle Boréas a vu le manoir d’Auster, Auster a visité Zéphire, » il ne se doutait pas qu’un jour le chanvre ajouterait à tous ses titres d’honneur celui d’avoir transformé le caractère d’une peuplade africaine.

Assurément il est des moyens d’apprivoiser un peuple plus nobles que le hachisch. Mais le chef qui en introduisit l’usage chez les Baschilanges, ce Numa Pompilius des bords du Lulua, était, comme tous les grands législateurs, un profond psychologue : il savait que pour changer les mœurs des hommes, il faut changer leur âme, c’est-à-dire leur manière de concevoir la vie et de comprendre le bonheur. C’est la méthode que devront appliquer en Afrique les puissances européennes, en joignant à une généreuse philanthropie beaucoup de circonspection et de prudence. « Le continent noir, me disait un célèbre explorateur, est l’endroit du monde où l’enchaînement des causes et des effets est le plus mystérieux, où les méprises sont le plus faciles et le plus dangereuses, où il y a le plus de distance entre une bonne intention et un heureux résultat, où l’on voit le plus souvent le mal naître du bien et quelquefois aussi le bien naître du mal. »


G. VALBERT.

  1. Meine zweite Durchquerung Æquatorial-Afrikas, vom Congo zum Zambesi, während der Jahre 1886 und 1887, von Hermann von Wissmann. Frankfurt an der Oder. Trowitsch und Sohn, 1891.
  2. Mon Voyage au continent noir, par E. Trivier. Paris, 1891 ; Firmin Didot.
  3. Esclavage, islamisme et christianisme, par le capitaine Binger. Paris, 1891.