Le Majorat (trad. Egmont)/Ch. 7

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Chapitre VI Le Majorat Chapitre VIII



VII


À peine de retour à K...., mon grand-oncle se plaignit, plus que de coutume, du dérangement apporté à sa santé par la fatigue de ce voyage périodique. Ses attaques de goutte revinrent accompagnées d’un silence morose, auquel il ne faisait trêve que pour se livrer à de violents accès de mauvaise humeur. Un jour, je fus appelé auprès de lui en toute hâte ; il venait d’être frappé d’un coup d’apoplexie, et je le trouvai étendu raide sur son lit, tenant dans sa main une lettre chiffonnée qu’il serrait convulsivement. Je reconnus l’écriture de l’intendant de R....sitten ; mais, absorbé par ma douleur, je n’osai m’emparer de cette lettre, et la mort du vieillard me paraissait imminente. Cependant, avant l’arrivée du médecin, le pouls avait recommencé à battre, et l’énergique constitution de mon oncle triompha de cette dangereuse attaque. Le jour même, le docteur le déclara hors de danger.

L’hiver fut plus opiniâtre que jamais, et suivi d’un printemps froid et orageux, de sorte que la goutte entretenue par l’intempérie de la saison, plutôt que l’accident en question, retint pendant longtemps mon grand-oncle sur le lit de douleur. Il résolut en cette conjoncture de se débarrasser absolument des affaires, et il renonça à son emploi de justicier en faveur de personnes étrangères ; je perdais ainsi tout espoir de revoir jamais le château de R....sitten.

Le vieillard ne souffrait pas d’autres soins que les miens, et ce n’est qu’avec moi qu’il consentait à s’entretenir et à se dérider ; mais jamais dans ces heures de sérénité où il oubliait ses souffrances, quoiqu’il ne se fit pas faute de m’adresser mille railleries suivant sa coutume, quoiqu’il racontât même des histoires de chasse, à propos desquelles je m’attendais à chaque instant à le voir réitérer ses plaisanteries sur la fameuse aventure du loup que j’avais abattu, jamais il ne parla de notre séjour à R....sitten, et, comme on le concevra aisément, certaine timidité naturelle m’empêchait d’engager directement la conversation sur ce sujet. D’ailleurs mes tristes soucies et les soins assidus que je consacrais à mon grand-oncle m’avaient fait placer le portrait de Séraphine tout au fond de la scène de mon cœur.

En même temps que la maladie du vieillard allait en diminuant, je sentais se réveiller plus vivant le souvenir de cet instant de bonheur dans la chambre de la baronne, instant précieux qui m’apparaissait tel qu’une étoile radieuse éclipsée à jamais pour moi ! Une circonstance inattendue vint renouveler toutes mes douleurs passées, et me glacer d’un frisson mortel, ainsi que l’aurait fait quelque apparition du monde invisible. En ouvrant un jour un portefeuille dont je m’étais servi à R....sitten, il tomba du milieu des feuillets un ruban blanc, dont l’extrémité nouait une boucle de cheveux noirs que je reconnus à l’instant même pour ceux de Séraphine !

Mais en examinant le ruban de plus près, j’aperçois distinctement l’empreinte d’une goutte de sang ! — Peut-être que, dans ce moment d’aveugle délire auquel je m’étais livré le dernier jour, mademoiselle Adelheid m’avait adroitement mis ce doux souvenir entre les mains : mais pourquoi cette tache de sang, à laquelle je devais attacher quelque pressentiment terrible ? pourquoi ce gage en quelque sorte trop pastoral, en souvenir affligeant d’une passion qui aurait pu avoir de si tragiques résultats !

C’était ce ruban blanc que j’avais senti voltiger comme avec enjouement sur mon épaule, la première fois que j’avais approché de Séraphine, et qui maintenant m’apparaissait, dans ma sombre tristesse, comme un présage de mort ! — Non, jeune homme ! oh ! garde-toi de jouer avec l’arme dont tu ne peux calculer le danger !


Enfin les orages du printemps avaient cédé à l’influence ardente de l’été, et le mois de juillet fut signalé par une chaleur non moins excessive que le froid qui l’avait précédé. Mon grand-oncle reprit ses forces à vue d’œil, et il alla s’installer, suivant son habitude, dans une maison avec jardin, qu’il possédait dans le faubourg.

Un soir, le temps était serein et la température tiède, nous étions assis tous les deux sous un berceau de jasmins parfumés ; mon grand-oncle était plus gai que de coutume, et ce jour-là, sa propension naturelle à l’ironie et à la satire avait fait place à une humeur douce et pleine d’aménité. « Cousin, me dit-il, je ne sais comment cela se fait, mais aujourd’hui je me sens pénétré comme par une impression électrique, d’un bien-être tout particulier, et tel que je n’en ai ressenti depuis bien des années. Je crois que c’est le présage de ma fin prochaine. » Je tâchai de le dissuader de ce sombre pressentiment. « Laissons cela, cousin ! me dit-il, restons encore ici, je veux profiter de ces instants pour m’acquitter, avant de mourir, d’une dette que j’ai contractée envers toi. — Dis-moi, te souviens-tu de l’automne dernier passé à R....sitten ?… »

Cette question du vieillard me frappa comme un coup de foudre ; mais avant que je pusse lui répondre, il reprit : « Le ciel a voulu que tu y fusses amené avec des circonstances particulières, et que, malgré toi, tu fusses initié aux plus intimes secrets de la famille. Le temps est venu de t’en apprendre davantage. Nous avons parlé bien souvent de ces choses que l’on pressent, pour ainsi dire, bien plutôt qu’on ne les conçoit. La nature, comme on le dit communément, n’offre-t-elle pas, dans le cycle varié des saisons, le tableau symbolique de la vie humaine ? Mais moi j’interprète cet emblème d’une façon toute particulière. On voit se fondre les brouillards du printemps et se dissiper les vapeurs de l’été ; ce n’est qu’à travers le pur éther de l’automne que se dessine nettement la perspective du paysage. Pour l’homme aussi, c’est à l’approche du sombre hiver des ans qu’une perception plus parfaite s’allie en lui à l’énergie de la volonté. Alors il nous est permis d’entrevoir en quelque sorte la terre promise où la mort doit nous faire aborder. — C’est ainsi qu’à présent s’éclaircit à mes yeux la destinée fatale de cette famille à laquelle m’attachent des liens plus forts que ceux même de la parenté. Tout cela se manifeste clairement à mon esprit, et la vérité se déroule devant moi complète et vivante ; mais ce que je vois, aucune langue humaine, pas plus que la mienne, ne serait capable de l’exprimer par des paroles. Écoute donc, mon fils, comme une histoire remarquable ce que je puis te raconter, et reconnais combien les relations mystérieuses auxquelles tu t’étais imprudemment mêlé, quoique la Providence t’y conviât peut-être, auraient pu te devenir funestes ! Mais… cela est passé ! »

Le récit que le vieillard me fit ensuite touchant le majorat de la famille de R*** est fixé si profondément dans ma mémoire, que je puis le rapporter ici presque dans les mêmes termes. — Mon grand-oncle y parlait de lui-même à la troisième personne.


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