Le Malheur d’Henriette Gérard/Chapitre 05

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Poulet-Malassis et De Broise (p. 67-89).


CHAPITRE V


la guerre des vieillards contre les jeunes gens


En mer, quand le ciel est très pur, les capitaines qui commandent les navires aperçoivent tout à coup un petit point noir à l’horizon, que les passagers insoucieux ou inexpérimentés ne voient jamais. Ce point noir fait frémir les marins ; bientôt il grandit et se change en tache, la tache devient un nuage, puis un troupeau de nuages pareils à des béliers noirs et courant avec fureur ; les nuages prennent tout le ciel, secouent des éclairs comme des torches, et crèvent en ouragans impitoyables qui jettent navires et gens au fond de la mer. Un pareil petit point noir naissait à l’horizon, au loin des deux jeunes gens.

On était un lundi. Émile annonça à Henriette qu’il ne reviendrait que le vendredi. Il avait l’intention de faire faire son portrait par un jeune peintre d’assez de talent qui habitait la ville. Une centaine de francs d’économies (il ne dépensait rien dans cette province) avaient été destinés par lui à payer ce travail que le peintre exécutait rapidement.

Le vendredi, le temps fut très beau. Le ciel était d’un bleu vigoureux ; les ombres de la matinée, courtes, dures et très noires, maintenaient encore la fraîcheur de la rosée sur les herbes et dessinaient les massifs d’arbres en lignes nettes et comme coupantes. Toutes les mouches de la création criaient autour des fleurs, dont l’odeur était dans toute sa puissance. À force de soleil, l’herbe ne paraissait plus être verte, mais jaune. Dans les allées, sur le sable safrané et gai à voir, des barbots habillés en marquis venaient à chaque instant faire une promenade. Les lointains disparaissaient à la fois dans la lumière et dans l’ombre, et se partageaient en deux grandes bandes, l’une claire, l’autre sombre. L’herbe montait assez haut dans les prés, ainsi que le blé dans les champs, semés ensemble de fleurs joyeuses, telles que les coquelicots, les soucis, les marguerites. Au coin d’un champ, les maçons construisaient une maison en chantant ; de gros oiseaux quittaient les bois et y rentraient à toute minute. Les paysans étaient courbés ça et là, sans craindre la sueur ; les jupons rouges des femmes avaient l’air de grosses pivoines.

Et à la même heure à peu près, Pierre Gérard inspectait son monde. Émile marchait sur la route des Tournelles, et la pensée d’Henriette ne pouvait cependant l’empêcher de s’intéresser à ce qu’il y avait des deux côtés du chemin. Aristide et Perrin faisaient une balançoire au fond du parc, Aristide méditant le meilleur moyen de se retirer de son bout de planche juste pour bien faire tomber son ami. Le curé Doulinet posait un tableau dans son église, dont il examinait amoureusement les embellissements. Henriette, à sa fenêtre, regardait vers la route de Villevieille comme si ses yeux eussent percé les arbres du bois et reconnu Émile, à une demi-lieue de distance. Madame Gérard travaillait, dans son salon, à une tapisserie qu’elle destinait à sa loterie. L’oncle Corbie songeait, sur la porte du petit café de Bourgthéroin, à sa nièce.

Enfin la cuisine des Tournelles était très animée ; les fourneaux allumés faisaient un bruit du diable ; de petits tas de carottes, de salades, de pommes de terre, attendaient paisiblement qu’on les mît dans la casserole. Les belles casseroles reluisaient au milieu de pots gris à ceinture bleue et de marmites qu’on aurait dites frottées au caramel, et on ne voyait qu’aller et venir les gros bras rouges de la cuisinière, qui ressemblaient à deux homards d’une étrange activité.

Le président s’était senti en verve le matin et avait rempli plusieurs feuillets d’une écriture aiguë et heurtée. Il venait d’achever quelques esquisses, et il relisait à haute voix, refaisant les lettres douteuses, mettant les points sur les i, les virgules à leur place. Sa manie était d’écrire le portrait des gens qu’il connaissait. Il les affublait d’un nom grec et méditait de les mettre dans un livre qui serait intitulé : Nouveaux Caractères de Labruyère, ou Les Loisirs d’un magistrat.

Le premier portrait était celui du curé.

« Théopompe est bien un homme de sa caste. Quand il entre, il regarde autour de lui avec méfiance, comme s’il redoutait d’être surveillé. Quand il parle, c’est à voix basse, comme pour ne pas réveiller un écouteur invisible.

« Il est insinuant, il approuve chacun, il flatte, et c’est à peu près pour arriver à demander une aumône.

« Théopompe est tout miel. Sa complaisance est infatigable. Qui n’aimerait un si charmant homme ? Malheureusement, pourquoi Théopompe a-t-il des intérêts mondains comme nous tous, et pourquoi n’a-t-il pas la sincérité de l’avouer ? Il n’y a que les êtres malfaisants qui se cachent. Il tient, d’un ordre célèbre, le mystère. Sa douceur est feinte. Ses mouvements sont ceux d’une araignée qui fait sa toile : il cherche à envelopper… Sa figure est fausse, elle paraît aimable. Son caractère est pire, il paraît bon.

« Il n’y a qu’un vrai fourbe qui puisse si naturellement remplir le rôle d’un fourbe. Il joue une comédie pateline pour se rendre insondable, mais il ne trompe que les esprits superficiels et prévenus. Théopompe se trahit auprès des gens sincères et observateurs. Une odeur de tricherie s’exhale de sa personne. Il le sait. Quand il a reconnu un adversaire pénétrant, son œil se trouble, sa voix s’aigrit et expire. Il redevient lui-même, peureux et méchant à la fois. Le vrai lutte avec le contraint sur sa physionomie et le rend un objet de dégoût.

« Ces êtres à l’échine souple sont dangereux. Ils sont organisés élastiquement pour passer par tous les trous. Théopompe a fait des vœux. Cependant, lorsqu’il est avec des femmes, il s’en approche bien près. Le traître ne fait pas de bruit en marchant ; il sourit, se courbe, et le voilà plus près encore. Ses lèvres remuent à peine, un son presque imperceptible s’en échappe, et il se penche poliment pour qu’on puisse l’entendre, il est plus près encore. Il est bien fait et si doux ! »

Le portrait continuait avec des variantes nombreuses et infinies. La dernière phrase montrait la blessure du président. Il était inquiet et jaloux. Tous les contes de La Fontaine et de Boccace tournoyaient dans sa tête et le tracassaient. Parfois des colères le soulevaient tout entier contre le malheureux abbé. Alors le portrait devenait noir et cruel comme un tableau espagnol. Il arrivait souvent à M. de Neuville, en revenant des Tournelles, de griffonner rageusement de nouveaux paragraphes, où le curé était mis sur le gril comme saint Laurent. Cela donnait une littérature dantesque. Mais le lendemain l’homme de goût rejetait ces attaques dépourvues de mesure et rentrait dans le sentier de l’étude fine et achevée.

M. de Neuville avait aussi travaillé à dessiner Pierre Gérard et en avait fait une sorte de panégyrique.

« Triptolème a de l’imagination, de la finesse, de la singularité, mais aussi beaucoup de rondeur et de franchise qui sont dans tous ses gestes. Qu’il s’asseie se lève, cause, travaille ou dorme, l’homme fort, sensé et respectable, se sent dans toutes ses attitudes comme dans ses discours. Triptolème est proche parent de Cérès, c’est presque le demi-dieu de la charrue. Passionné pour le travail agricole, il éventre la terre avec furie. Sagement matérialiste, son œuvre compte pour la prospérité publique. Convaincu de l’utilité de sa vie, il dédaigne peut-être un peu trop les fruits de l’esprit pour ceux de la terre ; mais c’est une erreur de la passion. Il ne discute pas, il énonce sa pensée dans un langage imagé autant que juste, et ses idées, fortement appuyées sur les faits matériels, triomphent par leur seule évidence. Son commerce est sûr, son esprit indulgent. Il est bon et doux, quoique sévère. Sa rigidité s’étend surtout à ce qui est utile et pratique. Le reste, il en décline la compétence avec une abnégation et une modestie étonnantes qui prouvent la vigueur paisible de son être. »

Tout cela avait une sous-tournure d’épigramme. Le disert président faisait patte de velours à son ami Pierre. Peut-être, au fond, sentait-il réellement un grand besoin de le voir en beau, afin qu’ils en fussent relevés tous les deux.

Un troisième papier, intitulé Uranie, restait en blanc ; mais un quatrième contenait une véritable ode à Henriette.

« Céphise est parée de toutes les grâces de la jeunesse. Les fées bienveillantes ont entouré son berceau, lui prodiguant à l’envi leurs dons précieux. Un charme inimaginable réside en sa personne. La pudeur, la modestie, la beauté, l’enjouement, la douce malice, forment son cortège. Cette aimable jeune fille, dont les neuf sœurs eussent fait leur compagne, possède une incomparable harmonie dans tous ses mouvements. Sa démarche est d’une légèreté divine, son rire a le timbre du pur cristal, sa voix est une douceur suave, son regard une fontaine limpide. Son esprit surpasse peut-être sa beauté et sa bonté surpasse son esprit. Jamais femme n’a été pétrie de plus d’attraits pour faire le bonheur d’un honnête homme. »

L’honnête homme était peut-être le président lui-même ! À trente ou trente-cinq ans, M. de Neuville eût été encore assez spirituel pour ne point écrire de ces choses-là. Mais chez la plupart des hommes, il se fait des ravages effrayants entre trente-cinq et quarante-cinq ans. À cet âge, commence pour beaucoup de gens une sorte d’hiver qui détruit tout ce qu’ils ont d’intelligent.

À onze heures, le curé et le président arrivèrent pour déjeuner aux Tournelles. Henriette se plaignit d’un mal de tête violent, et annonça qu’elle allait se promener dans le parc au lieu de rester à table. On était habitué à ses prétendues maladies, on la laissa sortir sans s’étonner. Corbie aurait voulu la suivre aussitôt, mais il manquait d’un prétexte ; il ne sut rien inventer et fut obligé de rester à ce repas, qu’il troubla par ses agitations extraordinaires. IL semblait qu’un lutin se fût introduit dans les bras et les jambes du pauvre oncle. Ses coudes accrochaient les bouteilles et les renversaient, ses mains tremblantes laissaient pencher les plats et couler les sauces sur son gilet ; il avalait de travers, se mordait la langue, donnait des coups de pied sous la table à ses voisins, et stupéfiait tout le monde par cette conduite de personnage de la pantomime.

En arrivant vers la muraille, Henriette s’aperçut qu’on l’avait garnie de tessons de verre, comme pour empêcher les escalades ; elle eut peur qu’Émile ne se blessât, et elle essaya de débarrasser de ces verres dangereux au moins une petite partie du mur, en jetant des cailloux et des branches cassées.

Ce qui fut assez comique, c’est qu’Émile, qui venait d’arriver de l’autre côté, en ce même moment, recevait sur la tête toutes ces pierres et toutes ces branches, sans pouvoir comprendre ce que cela signifiait, se demandant ce que voulait dire l’emploi de cette espèce d’artillerie, et si elle était dirigée contre lui. Au bout d’un certain temps, après être resté coi pour ne pas fixer les doutes de son ennemi, il devina qu’on cherchait à faire tomber le verre qu’il avait remarqué avec une certaine inquiétude. Ce n’était donc pas un ennemi. Il toussa pour parlementer avec la place, et aussitôt Henriette cria à demi-voix « Est-ce-vous ? »

Émile grimpa, et, afin de ne pas inquiéter Henriette en manœuvrant devant elle au milieu des tessons de bouteille, il sauta par-dessus le mur d’un seul élan, au risque de se tuer.

La jeune fille ne se rendit pas compte du danger qu’il courait ; mais elle eut, malgré son sens assez élevé, une sorte de petite satisfaction de vanité à voir la vigueur et la légèreté de monsieur son amoureux.

« Depuis quand donc a-t-on mis du verre ? dit Émile, qui pensait que le retour serait plus difficile.

— Je ne sais pas, dit Henriette, je ne m’en suis aperçue qu’aujourd’hui. Vous devriez m’aider à l’ôter, vous qui êtes plus grand.

— Mais, dit Émile, est-ce que ce serait votre oncle qui l’aurait fait mettre ? Il faut bien qu’on se soit douté de quelque chose.

— On ne parle de rien, les figures ne sont pas changées… Je serais très étonnée que qui que ce soit fût sur la trace.

— On s’est cependant bien aperçu qu’on passait par-dessus le mur…

— Peut-être est-ce le jardinier ; je ne sais pas du tout comment cela s’est fait, » dit Henriette.

Des soupçons entrèrent subitement dans l’esprit d’Émile.

« On veut vous marier ! dit-il brusquement.

— Je vous assure que non, Émile…

— J’ai rêvé cette nuit qu’on vous mariait…

— Je vous assure bien encore une fois qu’on n’y songe pas…

— Des jeunes gens riches, ajouta-t-il, remportent si facilement l’avantage sur ceux qui ne le sont pas !

— Oh soyez bien tranquille, Émile : comme c’est moi qu’on doit marier, dit-elle en souriant, on ne me mariera qu’avec celui que je voudrai épouser.

— Vous serez seule contre quatre ou cinq personnes qui vous obséderont, qui vous tromperont…

— Nous n’avez donc pas confiance en moi, Émile ?

— Si ; mais pourquoi a-t-on mis ce verre ?… C’est certainement contre moi.

— C’est le jardinier qui aura cru qu’il venait des voleurs de fruits. »

Émile avait une vague idée qu’Henriette ne disait pas la vérité, et, quoiqu’ayant grande envie de lui donner son portrait, il s’en retenait, serrant la boîte entre ses doigts, afin de ne pas être agréable à quelqu’un qui semblait lui cacher ce qui se passait.

Henriette fut tout émue de son visage sérieux, presque malveillant.

« Pourquoi donc n’avez-vous pas confiance en moi, dites, Émile ? s’écria-t-elle.

— Non, répondit-il, il y a quelque chose dans l’air ; vous ne me dites pas tout.

— Mais alors, reprit-elle, c’est donc vous qui savez quelque mauvaise nouvelle ?… Vous m’inquiétez beaucoup.

— Mais non ! les mauvaises nouvelles ne peuvent pas venir de mon côté.

— Mais qu’avez-vous donc ? Vous êtes changé ; vous avez l’air d’être fâché contre moi. Je ne pensais pas aux ennuis de cette espèce ; je vais être toute troublée à présent. Vous avez donc entendu dire qu’on voulait me marier ?

— Non, c’est une idée que je me fais.

– Mais qu’est-il arrivé ? Oh ! comme je suis tourmentée ! Pourquoi n’allez-vous pas trouver ma mère le plus tôt possible.

— C’est inutile…

— Mais, mon Dieu, vous ce voulez donc plus de moi ? » s’écria Henriette avec un naïf chagrin.

Émile était mécontent et ne se sentait pas en disposition de dire une seule bonne parole.

« Est-il seulement bien sûr que vous vouliez de moi ? reprit-il.

— Oh ! qu’avez-vous donc ? s’écria Henriette, je ne vous ai pas encore vu comme cela. Je vous supplie, je vous presse depuis quinze jours d’aller chez ma mère, je me tourmente de ne pas vous voir, je pleure, je suis toute changée, je ne pense qu’à vous, et voilà ce que vous avez à me dire ! Ah ! vous ne savez pas ce qui se passe en moi ! Émile, il faut qu’on ait confiance en moi, je ne puis pas supporter le doute. Vous m’avez blessée. »

Émile fut rappelé à lui par le ton un peu sec et hautain d’Henriette. Il n’était pas fâché de la contrarier et de lui faire peur, parce qu’alors elle devenait plus tendre, plus expansive pour l’apaiser ; mais cette fois il rencontra un orgueil et une irritation inattendus, et il éprouva une sorte de terreur d’avoir allumé ces sentiments avec une phrase qu’il avait laissée tomber comme une étincelle.

« Ainsi il n’y a rien de nouveau ? reprit-il d’une voix affectueuse.

— Mais puisque je vous ai dit que non, répondit Henriette avec émotion.

— Il y a des jours où je pense que vous devriez partir avec moi, ajouta Émile pensif.

— Je ne vous comprends pas, répliqua Henriette. Pourquoi ne voulez-vous pas aller chez ma mère ? car je vois à présent que vous ne voulez pas y aller.

— Eh bien, c’est vrai, dit Émile, je suis sûr que je serais refusé.

— Quelqu’un vous aura persuadé, on vous aura mis cela dans la tête…

— Non, dit Émile, c’est ma mère.

— Ah ! elle ne m’aime pas alors, votre mère… !

— Oh ! elle ne vous connaît pas. Mais voyons, est-ce qu’il ne vous paraît pas évident que la vôtre m’éconduira ?

— Non… dit Henriette sans beaucoup d’assurance.

– D’après la manière dont vous m’avez parlé de son caractère, cependant !…

— Que compteriez-vous donc faire alors ? »

Émile baissa la tête, réfléchit, et, ne trouvant aucune voie à rendre, il répondit avec dépit et en souriant de lui-même à la fois :

« Y aller… vous avez raison… il faut au moins savoir à quoi s’en tenir.

— Comme vous êtes irrésolu ! » ne put s’empêcher de dire Henriette.

Ce mot châtiait cruellement Émile : ce fut un de ceux qu’il n’oublia pas. Il savait maintenant qu’un des mauvais coins de son caractère était connu de la jeune fille.

« Peut-être moins qu’on ne croit, s’écria-t-il ; seulement je pense qu’il y a du bon sens à s’arrêter devant l’impossible.

— Enfin réfléchissez, » répondit Henriette, voulant adoucir par condescendance le breuvage amer qu’elle venait de lui verser.

Émile employait maintenant tous les arguments de sa mère qu’il avait tant combattus ; madame Germain eût été étonnée de ce changement de front, et les nouvelles évolutions de son fils lui eussent paru incompréhensibles. Le jeune homme songea à faire venir dans l’esprit de son amie des idées moins défavorables, et il présenta le précieux portrait, qui fut reçu avec transports. Henriette regretta de n’avoir pas pensé de son côté à lui faire un cadeau ; elle se plaignit aussi que le portrait fût trop grand pour pouvoir être porté au cou, mais elle ne fut pas insensible à la bonne exécution de la peinture. La petite toile absorba alors toutes les pensées, et il ne se passa plus rien d’intéressant. Émile partit.

Henriette revint vers la maison, réfléchissant au caractère du jeune homme et ne ressentant pas le même enthousiasme pour lui, éprouvant une sorte de profond ennui de se retrouver seule, désirant qu’il fût là et entrevoyant des défauts dans la nature d’Émile ; mais prête à l’aimer parce qu’il l’aimait.

Elle était tellement préoccupée qu’elle n’avait pas pris ses précautions contre son oncle, et ne put éviter qu’il vînt à elle.

Corbie marchait à grands pas et ses lèvres tremblaient. Sa nièce n’entendit pas ce qu’il dit d’abord, parce que sa voix était presque inarticulée. Henriette le contempla, et, soit qu’elle ne l’eût jamais bien regardé, soit que le personnage, sous l’empire d’une vive sensation, fût plus fortement accentué, elle se rendit compte pour la première fois de l’aspect de Corbie Gérard, petit, trapu, habillé de gris et secouant une grosse tête bouffie, rouge, noire et grise, éclairée par des yeux rusés, méchants et vides en même temps ; une pensée bouffonnement sérieuse la tourmenta : « Mon oncle est trop court, » se dit-elle en l’examinant.

« Eh bien ! comment vous trouvez-vous, Henriette ? » dit-il.

Elle ne répondit pas. Corbie n’eut pas l’air de vouloir continuer ; il la regardait, puis détournait les yeux, puis les ramenait, et des gouttes de sueur rendaient son front tout brillant.

Au bout d’un instant il ouvrit la bouche, mais il s’arrêta : le gros homme n’avait pas encore trouvé ce qu’il voulait dire ; enfin il le trouva et reprit :

« Je ne sais si on a voulu me flatter, ou si on m’a dit la vérité, mais ils ont prétendu à table que j’avais l’air d’un homme de trente-huit ans. »

Henriette, tout imprégnée de la vue des vingt ans d’Émile, trouvait que son oncle paraissait en avoir plus de soixante ; cependant elle répondit :

« Vous êtes bien conservé !

— Bien conservé s’écria Corbie en faisant une demi-grimace ; un homme de trente-huit ans est jeune. En avoir l’apparence, c’est en avoir l’âge.

— Oui, dit Henriette, mais il y a une différence d’idées.

— Entre nous ? demanda Corbie qui se croyait déjà compris.

— Entre nous ? qui ? dit Henriette.

— Eh bien que vouliez-vous dire ? s’écria Corbie.

— Je veux dire que, quoiqu’il puisse être agréable de ne paraître avoir que trente-huit ans, on n’en a pas moins les idées d’un homme de cinquante.

— Je suis peut-être encore plus jeune de ce côté-là.

— Je ne le nie pas, mon oncle, dit Henriette qui commençait à être ennuyée.

— Où se voit la jeunesse ? dit Corbie : si c’est aux yeux et aux jambes, comme je le lisais hier au soir, j’ai de bons yeux et je marche bien.

— Je le vois bien, répondit la jeune fille.

— C’est dans le cœur, ajouta l’oncle, et dans l’esprit qu’on est jeune !

— Et pas autrement, certes, » dit Henriette en se moquant.

Corbie la regarda bien un peu de travers, et il répéta comme un écho :

« Certes ! »

Henriette pressait le portrait d’Émile dans son corsage avec son bras, elle aurait donné des millions pour être débarrassée de l’oncle.

« Je me suis étudié, dit Corbie. J’aime les oiseaux, les fleurs, les chiens…

— Et les papillons ? dit Henriette agacée.

— Les papillons aussi. »

Henriette crut que son oncle avait de l’esprit et qu’il faisait une farce. Elle le regarda ; il avait l’air très grave. Corbie prit ce regard pour un encouragement et poursuivit :

« Ce sont ces goûts-là qui me démontrent que je suis jeune. C’est le côté gracieux de l’homme !

— Ah ! répondit Henriette étonnée de ces phrases.

– J’aime d’un autre côté les aventures, le mouvement, les récits de bataille, les romans terribles, voilà la part de la fougue. Je suis facile à vivre, je n’ai pas de manies, c’est là une chose importante. Toujours de bonne humeur ! vous avez bien dû le voir.

— Personne n’est toujours de bonne humeur, dit Henriette.

— Oh ! répliqua Corbie, je suis toujours gai. Quel homme peut revendiquer des qualités, des facultés, ou enfin des propriétés, des manières d’être, plus intrinsèquement jeunes ?

— Vous ne portez pas de perruque ? » demanda Henriette d’un air sérieux ; elle était enchantée de se venger de l’ennui par un peu d’impertinence.

Corbie montra de la défiance sur sa physionomie, et dit avec assez d’à propos :

« Ajoutez à mon caractère que je ne fais pas de malices, d’épigrammes. Je suis un homme bon, pratique, observateur, rêveur…

— Mais, dit Henriette, pourquoi venez-vous perdre ce panégyrique au fond d’un bois. C’est au bal, devant les jeunes personnes, et monté sur une chaise, qu’il faudrait dire cela. »

Corbie répondit :

« J’aime beaucoup votre esprit, ma chère Henriette. Ainsi, vous croyez donc qu’un pareil caractère ne m’éloigne pas trop d’une imagination de jeune fille.

— C’est selon la jeune fille, dit Henriette ; mais vous voulez donc vous marier ?

— Justement.

— Et depuis quand ?

— Oui, dit Corbie qui se troublait de nouveau.

— Que vous a-t-on dit à table ?

— Je n’en ai pas parlé.

— Qu’est-ce que j’y peux donc !

— Avant tout, je voulais vous consulter.

— Ma mère serait plus en état que moi de vous conseiller. »

Corbie lui prit galamment la main et dit :

« Vous me connaissez, vous m’avez toujours témoigné de l’affection. J’ai 4,000 livres de rente. Cela ne sortira pas de la famille. Nous vivrons tous ensemble ; vous comprenez que je devais vous consulter la première.

Henriette était abasourdie et ne savait pas si elle comprenait ; elle restait comme hébétée en face de son oncle.

« Il fallait bien vous le dire comme cela, reprit Corbie ; me voulez-vous pour votre mari ?

— Moi ! » s’écria Henriette, comme si elle eût marché sur un crapaud.

Corbie commençait à se décontenancer.

« Une jeune fille de dix-huit ans avec un homme de cinquante-cinq ans, un oncle ! » ajouta Henriette, qui avait envie de se sauver et qui semblait se trouver en présence d’une énormité inimaginable.

« C’est impossible ! dit-elle vivement ; vous n’avez seulement pas osé en parler à mon père et à ma mère.

— Pas osé ! marmotta Corbie, qui reprit, pareil à un homme qui étrangle : Vous refusez… Henriette… ainsi !…

— Vous n’avez pas parlé sérieusement ! » répondit-elle en haussant les épaules.

Corbie devint tout rouge, il serra les lèvres, mit la main sur le bras de sa nièce et dit : « Oui, c’était une plaisanterie ; » puis il s’éloigna assez vite.

Henriette crut à une farce bizarre dont elle ne pouvait comprendre l’intention, et cinq minutes après elle ne pensait plus à son oncle.

La jeune fille rentra au salon, heureuse d’avoir ce portrait sur son cœur sans que personne s’en doutât.

Sa mère, M. de Neuville le curé et Aristide écrivaient les numéros sur les billets de loterie.

« Ah ! voilà mademoiselle « la Perle », s’écria Aristide.

— Comment es-tu ? » dit madame Gérard.

Henriette craignit qu’on ne lui fît faire aussi des billets de loterie.

« Toujours un peu souffrante, » répondit-elle.

« Voyons, dit Aristide, remuons-nous tous : des tisanes ! bassinons le lit ! Allons, monsieur l’abbé ! allons, monsieur de Neuville !

— Je remonte dans ma chambre, dit Henriette.

– Redescendras-tu pour dîner ? demanda madame Gérard.

— Oui, j’essayerai. »

Quand elle fut partie, les quatre autres remirent le nez sur les petits carrés de papiers, parlant de temps en temps sans cesser leur tâche.

« Gagnera-t-on le procès ? dit le curé.

— Pourquoi pas ? reprit brusquement le président.

— L’organisation de la justice est bien remarquable, » répliqua M. Doulinet sans aucune malice.

Le président se blessa de cette phrase, où il vit une ironie.

« Certes, mon cher monsieur l’abbé Euphorbe Doulinet, répondit-il les organisations laïques ont au moins un bon côté, sans prétendre à l’infaillibilité des institutions ecclésiastiques, et malgré des allures plus modestes…

— Nierez-vous que le tribunal de Dieu ne soit plus auguste que le tribunal de Villevieille ? s’écria le curé en rougissant de son courage.

— Avec des phrases, on va loin, reprit M. de Neuville. Je vous conterai, moi, des histoires augustes et édifiantes sur vos confrères… »

Madame Gérard s’amusait de ces escarmouches, mais elle mettait du savoir-vivre à les arrêter.

« À propos Messieurs, dit madame Gérard, avez-vous reçu une nouvelle invitation de madame Baudouin ?

— Oui, Madame.

— Vous savez que je ne suis pas invitée !

— Puisque vous n’êtes pas en relations avec elle, dit avec embarras M. de Neuville.

– Je ne sais, dit madame Gérard, s’il n’y aurait pourtant pas bonne grâce et fermeté d’esprit à résister aux influences un peu vulgaires de la richesse ; madame Baudouin est une femme sans esprit et qui s’est conduite sottement envers moi…

— Mon Dieu, dit le président, je n’y suis allé qu’une fois, et je n’y remettrai pas les pieds.

— Moi, je n’y suis jamais allé, dit avec un air de triomphe le curé, qui espérait gagner un mérite aux yeux de madame Gérard.

— Cette femme et le curé de Saint-Louis ont été odieusement ridicules, reprit madame Gérard. Je ne sais pas ce qu’elle a cru, mais je compte qu’elle s’en mordra les doigts. Je leur ai montré que je ne suis pas une provinciale, et ils apprendront qu’il y a des personnes envers qui il est dangereux de commettre des impertinences.

— Madame Baudouin semble s’en repentir, dit M. de Neuville.

— Vous avez toujours eu un faible pour ces étalages qu’elle a faits.

— Oh ! dit M. de Neuville, vous pensez bien que je lui sais trop mauvais gré de ses procédés à votre égard.

— Je sais que vous avez mis de la tiédeur à vous déclarer contre elle. Si cette femme était persuadée de votre intention de n’y point aller, pourquoi vous inviterait-elle ?

— Mais, dit le président embarrassé, je ne puis être responsable de son manque de tact. Vous ne me ferez pas l’injure de douter que vos ennemis ne soient pas les miens. »

Le curé trouva que M. de Neuville était bien inconvenant, ou montrait du moins bien du sans-façon, en exprimant si clairement son alliance avec madame Gérard. Il en fut mis mal à son aise et rougit, dans sa naïveté, faisant intérieurement des réflexions pudiques.

« C’est égal, reprit madame Gérard, ni faiblesses, ni transactions ! Si mes amis voulaient bien me témoigner un peu de dévouement, on verrait bien vite la déroute de cette grosse marchande de modes, vulgaire et mal élevée. Je la ferais repentir de ses grands airs et de ses malheureuses prétentions de guerre.

— Les billets sont finis, dit Aristide, qu’enchantait l’idée de couper la conversation de sa mère.

— Alors, reprit madame Gérard, monsieur le curé se chargera de ceux-ci, et vous, monsieur de Neuville, de ceux-là. »

Elle leur en donna un gros paquet à chacun.

La Justice et la Religion firent une mine assez piteuse et semblèrent peser dans leurs mains le poids de tous les ennuis, de toutes les démarches qu’allait leur coûter le placement des carrés de papier.

« Demain, ajouta madame Gérard, mon cher de Neuville, vous n’oublierez pas de passer chez le marchand de papiers pour la tenture de la salle à manger, et vous demanderez au sous-préfet la salle des ventes pour exposer nos lots. »

Quelquefois, et par mégarde, malgré son adresse, madame Gérard donnait de telles commissions au président devant son mari. Alors Pierre ressentait une joie railleuse, et ne manquait pas de prier le pauvre Moreau de faire aussi quelques courses pour lui. M. de Neuville, quoique bronzé sur bien des petites choses de délicatesse, ne supportait ces vexations que dans l’espoir fort vague qu’un coup de sang emporterait Pierre un matin et que madame Gérard pourrait devenir présidente.

Madame Gérard se leva pour aller chercher une broderie dans la chambre voisine.

M. Doulinet et M. de Neuville demeurèrent ensemble avec Aristide. Le curé et le président ne s’aimaient pas. Le second se plaisait toujours à taquiner l’autre. Le curé baissa le nez et tapota sur la table du bout des doigts, tandis que le président le considérait d’un air superbe. En même temps. Aristide, garçon d’un esprit singulier, contemplait tour à tour leurs profils avec un œil de dessinateur, en murmurant entre ses dents un petit air sur ces paroles : « C’est l’abbé le plus laid, laid, laid ! »

Madame Gérard rentra et se mit à parler de magnétisme, dont elle avait la prétention de s’occuper.

Or, le président aurait désiré, ce jour-là, rester seul avec son amie. Je ne sais quelle tendresse et quel renouveau de printemps s’emparaient de son cœur ; mais il voyait avec fureur l’éternel curé enraciné sur sa chaise, ou cloué par les pieds sur le plancher. Le curé avait en effet le défaut de ce plus s’en aller, une fois installé quelque part.

M. de Neuville essaya de désigner des yeux, à madame Gérard, le doux abbé Euphorbe, afin qu’elle le renvoyât ; mais elle ne comprit point.

« Le magnétisme, dit-elle, peut m’ouvrir une vie nouvelle ; il faut continuer nos essais.

— Madame, interrompit le curé, je vous demanderai la permission de ne plus assister aux séances. Il y a défense de Monseigneur.

— Ainsi vous croyez que le démon est en madame Gérard, dit le président en ricanant.

— Je me soumets à l’ordre.

— L’indépendance du rabat ! marmotta le président, qui ne voulait rien pardonner à l’ennemi de son bonheur.

— Monsieur le curé, s’écria madame Gérard pour arrêter les hostilités, je vous enverrai le tableau bientôt ; c’est un Subleyras authentique !

— Madame, je me fais une fête d’égayer un peu les yeux de mes paroissiens, grâce à vos bontés.

— M. de Neuville écrira un de ces jours au maire de Severs pour ces panneaux sculptés à sujets de sainteté dont je vous ai parlé.

— Avec deux lampes, dit le curé d’un ton résigné, l’église commencera à se vêtir.

– Je m’en occuperai », répliqua madame Gérard.

Le président, exaspéré qu’on voulût toujours l’employer à la chasse des panneaux de bois à sujets de sainteté, pour le compte du curé, n’y tint plus.

« À propos de panneaux, monsieur l’abbé Euphorbe, s’écria-t-il, avez-vous su celui dans lequel est si drôlement tombé votre confrère le curé Minaquet ?

– Non, dit faiblement le curé, pressentant des désagréments.

— C’était un bel homme, occupé surtout de ses paroissiennes, et, parmi ses paroissiennes, d’une charbonnière encore fort blanche ; une commère comme il en faudrait davantage pour les abbés Minaquet »

Ce tour léger fit frémir le curé.

« Est-ce une histoire de cour d’assises ? demanda-t-il en jetant un regard de détresse à madame Gérard.

— C’est une histoire de l’espèce grasse, dit M. de Neuville ; la comédie salée n’existe plus que chez les gens d’église.

— Moi, je crois à la moralité des gens de loi, dit l’abbé ; mais c’est peut-être par charité.

— Eh bien, ayez la charité d’écouter mon histoire, reprit le président, mon cher monsieur l’abbé Euphorbe Doulinet.

— Monsieur le président Moreau de Neuville, répondit le curé, fâché de la façon ironique dont l’autre étalait toujours son nom et son titre, croit systématiquement à la calomnie. Les robes de loi ont les manches plus larges que les nôtres.

— Eh bien ?

— On peut y cacher aussi… dit le curé intimidé. Nous n’avons pas fait de vœux. L’abbé Minaquet avait fait vœu de chasteté, et pourtant on l’a retrouvé dans le sac à charbon, et fort court vêtu, sans compter les coups de bâton du charbonnier et les plaisanteries de la charbonnière. Tout votre diocèse a la renommée des prélats joyeux…

— Vous êtes mieux instruit que moi, interrompit le curé ; j’ignorais toutes ces belles choses.

— Moi, je n’y crois pas, dit madame Gérard intervenant enfin ; la religion est si belle, qu’elle force à s’élever le caractère de ses desservants.

— C’est cela même l s’écria le curé, ranimé comme Wellington par l’arrivée de Blücher à Waterloo.

— Vous avez encore fait un mariage hier, dit madame Gérard pour les séparer.

— Oui, Madame, deux jeunes gens charmants.

— Henriette a vingt ans, reprit-elle pensivement.

— Voilà une ravissante enfant ! » s’écria le président.

Madame Gérard le regarda fixement.

« On est bien heureuse d’être mère, quand on a des enfants comme mademoiselle Henriette et M. Aristide », dit le curé, reconnaissant et aimable.

Aristide grogna tout bas : « Ah oui ! la princesse Parfaite ! les voilà qui vont commencer. »

« Je ne suis pas contente de ma fille », dit madame Gérard.

Aristide se mit à rire.

« Pourquoi ris-tu comme un sot ? » demanda la mère, contrariée d’être interrompue.

Aristide resta tout coi, et madame Gérard continua : « Elle a un caractère altier et ne veut pas se plier aux exigences de la vie. Il faut pourtant à une femme une certaine souplesse, une dextérité d’esprit, qui lui permettent d’être le grand lien dans les relations du monde. C’est un art, il est vrai, difficile.

— Et que vous possédez si bien, dit M. de Neuville.

— Oh ! oui, appuya le curé, madame Gérard a tant d’esprit ! »

Le président haussa les épaules et soupira.

« Henriette, dit madame Gérard, manque d’esprit ! »

Le rire d’Aristide s’éleva de nouveau.

« Tais-toi, ou laisse-nous », s’écria la mère qui se croyait critiquée par son fils, tandis qu’au contraire c’était la joie de la sympathie d’opinions qui débordait en lui.

— Oh ! dit le président, Henriette possède tout : amabilité, talents…

— C’est vrai ! dit le curé.

— Je lui voudrais des qualités plus sérieuses, reprit madame Gérard.

— Ce serait préférable, ajouta le curé, heureux de faire la cour à tout le monde.

— Ah ! dit tristement madame Gérard, la cire ne se pétrit pas toujours au gré de la main.

— C’est bien vrai ! ne manqua pas de lancer le curé.

— On ne peut toujours réussir à couler le moule où on veut jeter sa propre expérience, sa raison.

— Ah ! dit le curé, oui, si on le pouvait !

— Henriette, répliqua madame Gérard, est acerbe et a trop de prétentions ! »

Un rire étouffé, comprimé, mais qu’on sentait plein de bonheur, recommença vers le coin où se tenait Aristide. Madame Gérard allait se fâcher, lorsque le président reprit vivement :

« L’œil sévère d’une mère trouve des défauts à sa fille, mais nous, nous ne lui en voyons point.

— Oh ! certainement », dit le curé.

L’éloge des perfections de la fille faisait éclater aussi celles de la mère aux yeux du président.

« Le curé s’en ira, que diable ! » se dit-il ; et, s’adressant brusquement à celui-ci :

« Vous êtes lié avec l’abbé Poireau ?

— Un peu », répondit l’autre, défiant.

Madame Gérard, stupéfaite qu’on lui changeât sa conversation, fixait des yeux terribles sur M. de Neuville.

« C’était un voleur, dit M. de Neuville tout absorbé par son entreprise ; vous savez ce qui lui est arrivé ?

— Je n’aime pas à médire du prochain, répliqua le curé, prenant enfin son chapeau.

— C’était un voleur et un gourmand », répéta impitoyablement le président, joyeux de réussir.

Le curé se leva.

« Puisqu’il était votre ami, la chose vous paraîtra plus piquante, continua M. de Neuville.

— Mais non, je n’y trouve aucun intérêt.

— C’est l’histoire de la cloche à melons où il s’est pris le pied en allant voler des fruits chez son voisin.

— Ça me rappelle, dit Aristide, ce que j’ai fait à Perrin.

— Pourquoi as-tu pris cet idiot pour ami ? » demanda madame Gérard.

Aristide, ravi, rit encore aux éclats et répondit : « Il n’y a pas un garçon plus bête. L’autre jour, je l’ai jeté la tête la première dans le tonneau du potager.

— Ç’a dû lui être agréable !

— Lui ? oh ! c’est un bon garçon. On peut lui faire tout ce qu’on veut. Cet imbécile-là, je lui avais fait croire qu’au-dessous de l’eau on voyait le portrait de la femme qu’on épouserait, juste au-dessous de son portrait à soi ! et qu’il fallait seulement entrer la tête sous l’eau et bien regarder. Il se défiait bien ; mais quand il s’est penché, je l’ai poussé et il entré jusqu’au fond. Quand je l’ai retiré, il était si drôle ! Nous nous faisions un fameux bon sang avec Jean et la cuisinière.

— Tu as une manière de parler triviale ! dit madame Gérard.

— Je parle comme tout le monde », répliqua Aristide très choqué.

Puis, n’ayant pas trouvé beaucoup d’enthousiasme au récit de ses farces, et craignant d’autres attaques contre son langage, Aristide s’en alla en grognant. Le curé profita de son départ pour fuir également. Dès qu’ils furent dehors, madame Gérard dit à son ami :

« Vous tourmentez toujours ce pauvre curé !

— Il est insupportable de le trouver toujours fourré ici !

— Mais c’est qu’apparemment cela me convient.

— Il y a cependant des moments… où il est de trop, chère amie, dit le président en se levant pour se rapprocher. Pouvais-je dire devant lui combien vous m’apparaissez toujours charmante, toujours jeune ? Vous ne m’accordez que bien rarement de causer seul avec vous, maintenant. »

Madame Gérard se regarda à la dérobée dans une glace, se vit bonne mine, le teint animé, elle comprit l’émotion de M. de Neuville.

« Mon cher Charles, répondit-elle, c’est justement pour nous sauvegarder contre nous-mêmes, pour nous rappeler à la sagesse de notre âge, que j’aime à ce que M. Doulinet soit avec et entre nous. Le temps est venu de faire de sérieuses réflexions, et ses conseils, son appui, sont excellents. Je craindrais mes remords, sans lui.

— Ah ! ma chère Caroline, s’écria M. de Neuville, si vous pouviez vous voir avec mes yeux, vous ressentiriez ce que j’éprouve. Je me reportais tout à l’heure à cinq ou six ans en arrière, aux mêmes jours : c’est un souvenir si émouvant, et il se joint si étroitement aux sensations douces que donne ce délicieux temps d’aujourd’hui ! Ah ! ma chère amie, tout cela éveille mes regrets sur ce qui se passe en vous. Je vous assure que ce m’est un chagrin mortel de vous voir vous acheminer froidement vers ce… sérieux, cette sagesse, comme vous dites, sans vous soucier des tristes impressions que je…

— Vous serez toujours faible, dit madame Gérard ; il faut cependant songer à réparer nos torts. Pierre a été si généreux !

— Oh ! dit M. de Neuville, laissez-moi pour la dernière fois effleurer ces chères lèvres qui depuis longtemps ne s’approchent plus des miennes ! »

— Un gros pas lourd se fit entendre dans le corridor. M. de Neuville et madame Gérard tressaillirent et s’écartèrent vivement l’un de l’autre.

« Vous voyez bien que ce n’est pas raisonnable, » dit-elle à demi-voix.

L’oncle Corbie entra assez tragiquement et sans se douter des malheurs qui avaient failli arriver. Les autres crurent, à son air sombre, qu’il soupçonnait la vérité ; mais comme ils le dédaignaient, ils reprirent leur tranquillité très promptement.

« Eh bien ! Corbie, dit M. de Neuville d’un ton assez dégagé, quelle longue promenade vous avez faite !

— J’ai été voir les blés, répondit celui-ci : ils sont superbes. »

Il s’assit en s’essuyant le front et ne dit plus rien.

« Il fait très chaud pour la saison, reprit madame Gérard ; je voudrais que le procès fût bientôt décidé pour qu’on pût utiliser la reprise.

— Ah ! oui, dit Corbie distrait.

— Quand je pense, ajouta madame Gérard, que Pierre ne se souciait pas de ce procès et que mon beau-frère était neutre et sans opinion, selon son habitude !

— Oh ! neutre, s’écria Corbie, ma belle-sœur sait trop bien ce qu’il faut faire pour que je ne sois pas de son avis en tout.

— Vous êtes rebelle quelquefois !…

— Corbie a une singulière nature, » dit le président.

L’oncle fut profondément remué, parce qu’il compta qu’on allait lui ouvrir quelques horizons nouveaux sur sa propre personne.

« Oui, répéta le président, une nature simple, droite, et cependant défiante, parce que vous avez la tête vive et prompte à s’égarer, ce qui explique vos défiances.

— Je ne me trompe pas déjà si souvent, dit Corbie que son aventure avec Henriette n’aurait pas dû rendre si affirmatif.

— Non, certes, vous avez du bon sens, Corbie ; mais luttez contre vos passions.

— Mon beau-frère est surtout un homme naturel, » dit madame Gérard.

Corbie sourit d’abord de plaisir de s’entendre appeler homme naturel et passionné, mais cela lui rappela aussitôt qu’Henriette l’avait méconnu, et sa figure redevint soucieuse.

« Il faut bien, se dit-il, qu’elle ait de la mauvaise volonté ! Cette petite fille-là n’est que malice ! »

« Vous avez l’air triste, reprit madame Gérard.

— Moi ? pas du tout… Où est Aristide ?

— Aux chiens !

— Je vais y aller. »

En effet, Corbie ne s’épanouissait très librement qu’entre Aristide et Perrin. Il n’aimait pas à rester longtemps avec des personnes qui lui paraissaient trop spirituelles.

Des visites survinrent et sauvèrent ainsi définitivement madame Gérard et son ami du naufrage.