Le Malheur d’Henriette Gérard/Chapitre 14

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Poulet-Malassis et De Broise (p. 272-289).


CHAPITRE XIV


chacun pour soi


Pierre Gérard allait tous les jours à Villevieille chez le forgeron, le menuisier et le serrurier qu’il avait chargés séparément d’exécuter les pièces de sa charrue.

Il voulait qu’elle fût prête, toute montée, en cinq ou six jours, et avant le mariage d’Henriette. Il rêvait déjà d’immenses manufactures dont il entendait retentir les cent mille marteaux.

Par ses discours enthousiastes, Pierre avait persuadé à certaines gens qu’il s’agissait d’une grande invention. Le bruit en circula à Villevieille, où M. de Gontrand s’écria : « Mais c’est l’arche de Noé que cette maison des Tournelles. Elle seule suffirait pour recommencer le monde ! »

Pierre songeait à joindre la grande industrie à la grande culture. En s’associant avec Mathéus, il eût pris des brevets d’invention et vendu des millions de charrues par le monde entier. Il avait donc de très fortes raisons pour que le mariage se fît. À sa colère de père désobéi s’alliait sa colère d’ambitieux retardé.

Aristide, quoique réjoui de bénéficier de la dot et de la part d’héritage de sa sœur, regrettait de n’être pas fille, de n’être pas Henriette, parce qu’il eût alors possédé la Charmeraye et la fortune de Mathéus.

Quant à Corbie, les Tournelles lui devinrent odieuses. Gêné, froissé, inquiet à la fois en présence de sa nièce, les galanteries de Mathéus lui étaient impossibles à supporter. Il ne paraissait guère plus chez sa belle-sœur et bougeait à peine du café de Bourgthéroin.

On lui en fit l’observation. Il répondit qu’il ne voulait pas troubler les préoccupations de madame Gérard. Celle-ci lui dit :

« C’est vous qui avez commencé ce mariage, et maintenant vous avez l’air de ne plus vous en mêler !

— Ma tâche est terminée, dit-il, vous vous y entendez mieux que moi. Dans les affaires délicates, je suis très susceptible. Les hommes sont gauches !

— C’est singulier, dit madame Gérard à Pierre, votre frère a beaucoup changé. N’aurait-il pas quelque liaison de cœur à Bourgthéroin ? À son âge, après la vie paisible qu’il a menée, cela ne m’étonnerait pas.

— Corbie n’a pas de tête du tout, répondit Pierre, c’est un enfant, il faut le laisser comme il est.

— Oh ! je saurai bien ce qu’il y a, reprit madame Gérard. Il serait curieux qu’il courût après quelque femme du village. Qu’est-ce que c’est que la maîtresse de ce café où il va ? Elle veut peut-être se faire épouser. Il faudrait y veiller.

— Ah ! ma foi, dit Pierre, qu’il fasse ce qu’il voudra. Je ne me baisserais pas pour l’empêcher de faire une bêtise ; c’est un être inutile à la société. »

D’un jour à l’autre, l’oubli et le ressouvenir, la tranquillité et l’angoisse passaient sur le cœur d’Henriette, comme le flux et le reflux sur le sable des plages.

Elle oubliait d’autant plus sensiblement maintenant qu’une situation et des événements nouveaux réveillaient en elle des idées nouvelles qui l’intéressaient et qu’elle étudiait curieusement.

Les journées de la vie de famille rétablies sur l’ancien pied de calme, de travail et de causerie, l’animation donnée aux Tournelles par les visites, la détournaient bien souvent, malgré elle, de penser à Émile.

Les êtres intelligents ont des ressources de distraction contre la douleur. En deux heures, il est vrai, ils souffrent plus que les êtres secondaires ne souffrent en huit jours, mais en ces deux heures ils ont épuisé tout leur rendement de souffrances, et ils en sont reposés par d’autres sensations auxquelles leur esprit est ouvert.

Henriette étudiait donc ses parents et leurs amis, pour bien se définir leur sincérité, ne s’affranchissant pas encore d’un certain respect envers leur autorité. Cependant, elle projetait d’échapper à la domination qui pesait sur elle, parce qu’elle en trouvait indignes ceux qui l’exerçaient. Et il était évidemment impossible qu’elle ne discutât pas et ne mésestimât pas la vie et le caractère de son père et de sa mère. Aussi se disait-elle que, lorsqu’elle serait maîtresse de ses actions, elle les rappellerait à l’humilité.

On la forçait à se replier beaucoup en dedans, à prendre la mesure de son intelligence, de sa fermeté, de sa volonté, qu’elle sentait se développer. Comme on lui présentait toujours et violemment l’idée du mariage, Henriette ne pouvait s’empêcher, par moments, de calculer ou prévoir ce qu’elle devait faire, si elle se mariait ; d’admettre la possibilité de son union avec Mathéus et de préparer une règle de conduite envers lui.

Ces méditations s’envolaient ensuite comme des nuages gris devant le soleil, lorsque l’image d’Émile se levait tout à coup. Puis, à leur tour, l’espérance, la lumière, le brillant, disparaissaient, et la tristesse, les larmes, un silence que rien ne pouvait briser, venaient s’emparer des premières ou des dernières heures de la journée.

De son côté, Mathéus était fort agité. Il aimait Henriette avec une convoitise trop égoïste, pour qu’il eût jamais le bon sens ou la générosité de ne plus la persécuter et de renoncer à elle. Néanmoins, il ne savait « sur quel pied danser », se voyant tantôt bien, tantôt mal accueilli. Mathéus ne venait pas tous les jours, retenu par ses conciliabules avec madame Baudouin, qui lui recommandait bien de faire le bonheur d’Henriette. Dans son absorption, il n’imaginait même pas de pénétrer l’histoire d’Émile. Quelquefois le président se trouvait avec lui chez la grosse femme, et la conversation roulait exclusivement sur les moyens d’être agréable à Henriette par des cadeaux, des noces pompeuses, une vie splendide.

Mathéus, à ce sujet, consultait tout le monde, surtout le curé.

« C’est un bien excellent homme, disait la grosse Baudouin : Henriette est bien tombée.

— Il ne songe qu’aux babioles, répondait le président, mais peut-être est-ce de la finesse. »

Corbie ne voyait plus Mathéus, dont la joie et les espérances lui déplaisaient. Mathéus n’y fit pas attention.

Le vieillard s’ingéniait à montrer son bon goût. Tous les jours Henriette recevait de sa part un bouquet de fleurs rares achetées au chef-lieu du département chez un pépiniériste célèbre. Ces fleurs arrivaient tantôt dans des corbeilles de paille fine, tantôt dans de petites jardinières ou boîtes en bois sculpté, en marqueterie, en porcelaine, de façon à fournir Henriette, ensuite, de boites à ouvrage, de vide-poches, de cassettes, lorsque les fleurs seraient passées. Chaque présent coûtait au moins cent francs à Mathéus.

« Vois-tu, disait madame Gérard à Henriette, comme l’homme de Paris se révèle ! »

Henriette était flattée et contrariée de ces recherches aimables, et flottait indécise sur l’accueil qu’elle ferait à Mathéus, à sa première réapparition, éprouvant toujours un remords à être brusque, violente, sarcastique, envers cette grande ombre humble, soumise, prévenante.

Mathéus reparut le 4 juin, pour la troisième fois seulement depuis le 28 mai, pliant les épaules comme un homme qui va être battu. Henriette lui accorda un demi-sourire, et le vieillard se redressa : un souffle de la bouche d’Henriette le courbait ou le relevait.

Mathéus s’écria : « Ah : vous n’êtes pas froide et triste aujourd’hui ! J’aime tant à vous voir un peu…

— Aimable, n’est-ce pas ? » dit Henriette. Cependant elle eût préféré lui répondre : « Si vous ne reveniez plus, je ne serais jamais froide et triste. » Mais elle n’était pas disposée à lutter.

« Aimable ! dit Mathéus, c’est moi qui dois regretter de ne pas l’être…

— Vous m’avez envoyé de très belles fleurs, interrompit la jeune fille.

— Elles vous ont plu ? demanda-t-il avec vivacité.

— M. Mathéus a tant de goût ! » dit madame Gérard, toujours en garde comme un surveillant de prisonniers.

« Puis-je espérer, dit Mathéus à Henriette, que vous comptiez venir à la Charmeraye ? »

Henriette trouva que le vieux homme redevenait tracassier, et répondit d’un ton bien différent : « Demandez à ma mère, cela la regarde, je n’ai pas de volonté pour ces choses-là. »

Mathéus, effrayé, se tourna vers madame Gérard.

« Certainement nous irons, dit celle-ci, c’est convenu. »

Mathéus regarda Henriette dont le visage n’exprimait ni oui ni non.

Madame Gérard eut l’idée de laisser Mathéus s’en tirer un peu tout seul, espérant qu’une explication entre sa fille et lui amènerait peut-être un bon résultat, et sachant qu’en tout cas les affaires n’en seraient point gâtées : car, si elles avaient dû l’être, elles l’auraient été déjà cent fois.

« Il fait beau, dit-elle, si nous faisions un tour dans le jardin ? »

Ils sortirent. Madame Gérard dit à Mathéus de donner le bras à Henriette, et elle les laissa prendre le devant. Elle se tint en arrière, coupant des roses ôtant les herbes, et les regarda aller. La grande taille de Mathéus avait de l’élégance et une fausse jeunesse. Henriette était svelte, légère.

« Eh ! se disait madame Gérard, il a l’air d’avoir trente cinq ans ! De quoi se plaindrait-elle ? Nos maris n’ont jamais eu cette bonne tournure »

« Ô Mademoiselle, dit Mathéus à Henriette après avoir parlé du beau temps, voilà l’un des grands bonheurs que vous doive !

— Lequel donc ? » demanda-t-elle, feignant de ne pas comprendre.

Par malheur, la promenade la rapprochait du massif d’Émile, ainsi qu’elle appelait l’endroit des anciens rendez-vous et la jeune fille sentit sourdre la haine dans sa poitrine. En même temps elle avait peur, sans savoir pourquoi.

« Le bonheur d’appuyer votre bras sur le mien, de vous parler de bien près, sans que vos yeux soient menaçants. Vous avez été bien méchante envers moi, sans vous douter, peut-être, que vous me faisiez beaucoup de mal. Voulez-vous que je vous avoue une chose qui vous paraîtra ridicule ? j’en ai pleuré comme un enfant. »

Henriette éprouvait toujours cette singulière sensation de crainte, de faiblesse et d’indignation. Il lui semblait que cet homme ne la lâcherait plus, l’ayant ainsi prise par le bras. Chaque jour la persévérance de ses adversaires gagnait du terrain, et elle en perdait courage. Aurait-elle cru, cinq ou six jours auparavant, qu’elle donnerait jamais le bras à Mathéus ? Et cependant elle venait de le faire à peu près de son plein gré. Elle fut saisie de remords et de terreur, s’imaginant Émile caché dans le massif et qui la voyait avec le vieillard ; elle avait envie de demander grâce à celui-ci.

« Ah ! si vous pouviez me connaître ! continua Mathéus. Mais le voudriez-vous seulement ! Pour m’apprécier, il ne vous faut qu’un peu plus de bonté envers un être qui vous chérit mieux que qui que ce soit ! »

« Et Émile ! » se disait la jeune fille.

« Vous êtes trop sceptique, reprit le vieillard, qui, de son côté, n’osait la regarder, craignant de retrouver un visage hautain et cruel. Me croirez-vous, ajouta-t-il, si je vous dis l’admiration et le respect que j’ai pour vous ? On ne peut vous aimer davantage. Enfin, reprit-il, vous pensez donc devoir être très malheureuse avec moi, uniquement parce que je vous aime ? Mais, je vous le jure, vous ne le serez pas. »

La naïveté passionnée du vieillard inquiétait Henriette et la froissait.

« Et, dit encore Mathéus, je vous sais un esprit élevé, une intelligence supérieure, aussi je serai joyeux si vous voulez bien vous servir de moi comme d’un ministre. Ma plus grande fierté est d’être votre mari pour me soumettre à vos volontés. Personne ne vous sera aussi dévoué ; je me remets entre vos mains comme une chose qui vous appartient.

Henriette tenta un dernier effort pour ne pas montrer son tourment, et répondit ironiquement :

« Il n’est pourtant pas encore sûr que nous fassions affaire ensemble. »

Cette tête de vieillard masqué en jeune homme lui causait du malaise.

Mathéus reprit :

« Je n’ai qu’à m’incliner devant votre désir, mais pensez que je vous aime assez pour résister à toutes les blessures que vous me ferez, et que, quoi qu’il arrive, je serai toujours là, à vos ordres ! Comment vous démontrerai-je donc que je ne vous veux point de mal et que vous ne devez point me traiter en ennemi ? »

Une idée déraisonnable entra dans l’esprit d’Henriette à ce mot.

« Un ennemi ! pensa-t-elle ; ah ! si je pouvais en faire réellement un ami ! »

Il fallait qu’elle fût bien troublée et amollie de son énergie et de son sens ordinaires pour se figurer qu’elle fléchirait l’inexorable Mathéus.

« Eh bien, dit-elle, si vous étiez généreux, si vous aviez la… pitié d’un ami !… »

La voix lui manqua ; elle se laissait aller à la faiblesse et ne se maîtrisait plus.

« Vous ne vous joindriez pas aux autres… »

Elle se mit tout à coup à pleurer, et continua, entrecoupant ses paroles de larmes :

« Pour me déchirer… puisque vous savez bien… »

Alors Henriette s’arrêta brusquement, honteuse de son émotion et de ses supplications. Elle fit un effort et essuya ses pleurs.

« Oh ! s’écria Mathéus bouleversé, ne pleurez pas ! Ne pleurez pas, vous me feriez pleurer aussi ! Je n’ai pas voulu vous causer de chagrin. Ne le laissez point croire à votre mère, je ne me le pardonnerais jamais. Que puis-je donc vous dire ? Je suis navré : je ne toucherai jamais votre cœur. Comment m’y prendre, quelle éloquence employer, si la simple, la profonde vérité ne réussit pas ? J’ai su autrefois tromper bien des femmes par des mensonges. Aujourd’hui je ne mens pas et je ce convaincs plus. Ah ! que vous disent donc les jeunes gens ?

— Tenez laissez-moi maintenant, rentrons ; dit durement Henriette.

— Et j’ai pourtant la certitude de vous rendre heureuse, s’écria de nouveau Mathéus. Que faut-il pour vous persuader ? Venez à la Charmeraye ; laissez-moi faire ; voyez, touchez, que sais-je ?

— Attendons ma mère, » dit Henriette sans répondre.

Elle l’arrêta et madame Gérard les rejoignit.

Celle-ci vit bien que quelques mailles de son filet venaient de se briser et qu’il fallait les raccommoder. Le mécontentement s’installa au coin de ses lèvres qui se serrèrent. Henriette et Mathéus se turent ou ne parlèrent que des roses. Madame Gérard aurait voulu tenir une tarière pour percer en eux et savoir quel mal nouveau s’était déclaré.

Henriette se retira avant la fin de la promenade, et sa mère ne chercha pas à l’en empêcher, afin de rester seule avec Mathéus et de le questionner.

« Qu’y a-t-il eu ? » lui demanda-t-elle.

Mathéus répondit :

« Je ne conçois pas Henriette ! Elle ne se rend pas compte de mes intentions, car elle prétend que je la persécute et m’accuse de ne pas être généreux !

— Henriette, reprit madame Gérard, est pleine de qualités. Vous la verrez à l’épreuve, quand vous serez mariés. Elle est encore sous le coup des ébranlements nerveux que lui ont donnés des études artistiques trop ardentes. Elle ne sait ce qu’elle veut, s’inquiète, cherche, rêve. Ces sensations-là s’éteignent toujours dans le mariage, dont elles ne sont qu’une sollicitation. Henriette l’ignore. Elle l’apprendra. Elle se méprend sur la vraie direction de ses sentiments : c’est l’affaire de peu de temps.

— Je m’explique maintenant, dit Mathéus, ses tristesses, ses changements. Me voilà rassuré. »

Henriette perdait une partie de sa force à chacun des assauts qu’elle soutenait. Sa fermeté se remplaçait par l’aigreur et la violence. Elle se méprisa d’ailleurs d’avoir pleuré et s’irrita de ce qu’elle appelait sa démoralisation. Ses nerfs étaient excités, sa tête lui faisait mal. Ses yeux, secs, fatigués, rougis la brûlaient. Elle songea qu’elle s’était humiliée inutilement, elle si inflexible, et un sentiment aigu d’agression contre tout le monde lui donnait une sorte de fièvre. Elle ne pouvait rester en place et avait envie de redescendre pour jeter quelque insulte cruelle à Mathéus, dont la nature mesquine la révoltait. Elle ne se consolait pas d’avoir imploré ce vieil être ridicule et aveuglé.

Tandis qu’Henriette marchait agitée dans sa chambre, Aristide entra tout grave. Il s’arrêta d’abord assez gêné, les bras pendants.

« Que veux-tu ? demanda Henriette, d’un ton équivalent à un coup de fouet soudain.

— Je viens te parler raison, » dit Aristide d’une voix et d’une allure grossières.

Ayant vu rentrer sa sœur, il avait jugé à propos de lui faire la morale ce jour-là. Il se sentait en verve. La bienveillance de madame Vieuxnoir avait affranchi ce garçon et le rendait hardi comme un coq.

La double part d’héritage qui devait lui revenir si Henriette se mariait dansait devant lui toute la journée avec de petits grelots et des paillettes, et il trouvait que la question ne se tranchait pas assez vite. Aristide espérait donc obtenir son argent d’Henriette par la finesse de ses raisonnements, ainsi qu’une fraternelle et menteuse tendresse qu’il lui montrerait. Ses projets de douceur furent dérangés par l’accueil de sa sœur.

Quand il eut répondu qu’il venait parler raison, Henriette éclata d’un rire violent, railleur, prolongé, capable d’exaspérer le bois ou la pierre.

« Ah c’est trop fort ! s’écria-t-elle ; lui aussi !

— Oui, oui, reprit Aristide s’avançant furieux ; tu as beau me regarder comme un imbécile, tout le monde n’est pas comme toi.

— Après cela, interrompit Henriette, tu veux peut-être me conter que tu es brouillé avec Perrin, que ton cheval boite, que Jean s’est battu avec la cuisinière…

— Tu sais bien de quoi je veux parler, dit Aristide en étendant le doigt vers elle.

— Je ne sais point tes affaires moi, ni ce qui peut t’obliger à parler raison.

— Ce sont les affaires de la famille

— Ne t’en fatigue pas la tête, mon cher ami. Va t’amuser. Assez de gens intelligents en causent avec moi sans que les…

— Oh ! cria Aristide, toujours la montrant au doigt, tu en causeras avec moi ! Je ne me laisse plus prendre à tes airs. Je sais ce que je suis, et de nous deux c’est moi qui ai le droit de parler le plus haut.

— Mon cher ami, répliqua Henriette, dédaigneuse et moqueuse, parler haut ici, il faut que je le permette. Mais dans le corridor ou dans le parc, tu pourras parler aussi haut que tu voudras

— Et moi je te dis, s’écria Aristide, que les belles phrases c’était bon autrefois ; mais maintenant qu’on t’a coupé les ailes, c’est fini !

— Comment ? qu’on m’a coupé les ailes ! dit Henriette avec colère.

— Oui, je m’entends. Est-ce que tu voudrais faire croire que tu es encore vertueuse ?

— Monsieur Aristide, répliqua Henriette, dont l’irritation croissait, est-ce de vous-même que vous m’apportez vos sottes impertinences, ou bien vous a-t-on envoyé ? Vous savez bien que je ne reçois chez moi que qui bon me semble.

— M. Émile, par exemple, dit Aristide, riant à son tour avec brutalité.

— Je vais sonner pour envoyer chercher mon père ou ma mère ! reprit Henriette, qui perdait le sang-froid et l’assurance devant l’insolence de son frère.

— Oh ! répliqua-t-il, monsieur Aristide ne craint rien de mademoiselle Henriette. Ton père et ta mère sont aussi à moi et n’ont rien à me reprocher. Moi j’aurais honte à ta place !

— Continue, mon cher ami, dit Henriette, dominée par la dure façon dont elle était traitée, continue jusqu’à ce que tu n’aies plus d’haleine. Je verrai ce que tu es capable de jeter de grossièretés en une seule fois. »

Elle prit un livre et essaya de lire mais la tête lui tournait. Elle aurait voulu saisir son frère à la gorge, ou lui répondre par des brutalités plus grandes que les siennes. Dans ses pieds, dans ses mains, dans ses lèvres, couraient des crispations, et ses regards inquiétaient Aristide, lorsque parfois elle les jetait sur lui.

« Oui, reprit Aristide, animé par le sentiment de la victoire, tu devrais être modeste et même rester cachée. Pas du tout, tu fais la princesse avec tout le monde, et surtout avec ton père et ta mère. Est-ce que tu crois qu’on ne te connaît pas, malgré ta mine de chattemite ? Est-ce qu’on ne sait pas que tu es une égoïste, sans cœur, que tu ne cherches qu’à te poser comme les actrices. Ton seul plaisir, c’est d’empêcher ce qui pourrait nous être avantageux. Tu as une jolie réputation dans le pays, va, et tu nous as mis dans de beaux draps !

« Il y a longtemps que je vois ton jeu. Tu as toujours voulu nous faire du mal. On trouve à te marier, à réparer ta faute. Un brave homme veut de toi ! Il y en a tant pour qui tu n’aurais été que du rebut et qui t’auraient laissée là en apprenant tes farces. Enfin, tout le monde aurait gagné à ton mariage ! Nous nous serions arrangés pour ce qui me revenait, puisque tu aurais été immensément riche, sans l’avoir mérité du reste : car il y a bien des pauvres filles honnêtes à qui ta chance devrait plutôt arriver.

« La Providence est pour nous, de permettre que ça puisse se terminer si bien. Mais toi, tu trouves plaisant d’essayer de faire manquer nos espérances. Tu te soucies bien que ta famille profite d’une si bonne occasion d’être plus heureuse ! Ah ! bon, le curé disait une fois que ma mère t’avait donné les meilleures leçons. Tu les a bien suivies ! C’est encourageant ! »

Henriette se demanda si elle n’assénerait pas un coup de son livre à Aristide, pour le contraindre à se taire ; mais Aristide ayant terminé son discours et voyant que sa sœur paraissait lire sans l’écouter, lui fit sauter le livre des mains par un coup furieux qu’il y appliqua et s’écria de sa plus grosse voix : « M’entends-tu ? »

La jeune fille se dressa si rapidement et sa figure se contracta tellement, qu’Aristide recula, croyant qu’elle allait le tuer.

Elle hésita une seconde, puis, le saisissant par le bras, l’entraîna jusqu’à la porte en criant d’un ton que son exaspération rendait rauque : « Sortez ! sortez ! Je vous défends de jamais me parler ! »

Aristide dégagea son bras, mais, intimidé, il ouvrit et sortit. Dans le corridor, il retrouva de la rage d’avoir été chassé, et revint donner un énorme coup de poing dans la porte, ne pouvant se venger sur un objet qui fût plus proche.

Henriette reparut sur le seuil de sa chambre, et Aristide se sauva.

Jamais la jeune fille n’avait entendu de reproches si crûment brutaux, et, pour comble de contrariété, ils étaient mêlés de vérités. Elle descendit comme une flèche, à l’heure du dîner, pour prendre une revanche terrible et les maltraiter tous.

Pierre avait annoncé à Mathéus sa grande nouvelle de la charrue. Il était joyeux et disposé à fêter le jour de cet événement par un gai dîner. Mais son désir fut entravé par la violence d’Henriette.

Aristide regardait sournoisement sa sœur, cherchant quelque malice méchante contre elle. Mathéus avait la figure longue. Madame Gérard montrait une affliction résignée. Elle avait imaginé le système de l’affliction à outrance pour agir sur sa fille.

Le vieillard, assis selon l’habitude auprès d’Henriette, désolé qu’elle semblât ignorer qu’il se tînt à son côté, et remarquant qu’elle lançait quelques mots ironiques contre les mangeurs et le manger, sujet lancé en avant par Pierre, Mathéus dit à la jeune fille : « Vous voilà encore dans votre état nerveux ; ayez confiance dans l’avenir, calmez-vous, ne cherchez pas à vous tourmenter…

— Je cherche, dit-elle d’une voix vibrante, nette, qui fit tressaillir tout le monde, je cherche des gens de cœur et d’intelligence, et j’ai le chagrin de n’en pas trouver. »

Madame Gérard se renversa en arrière et ferma les yeux, ainsi qu’une personne qui souffre horriblement. On cessa de manger. Aristide rougit plus que s’il avait reçu un soufflet. Pierre regarda sa femme, puis sa fille, puis le président, puis Mathéus, que l’impertinence pouvait, après tout, seul concerner.

Le vieillard comprit que la foudre allait gronder, et il essaya de la détourner ; il répondit à voix basse : « Vous êtes vraiment sans pitié ; pourquoi toujours être acharnée contre moi ?

— Parce que vous êtes peut-être le plus faux de tous, » répliqua Henriette.

Elle eut la compassion de prononcer assez bas ces dernières paroles.

« Oh ! me juger ainsi ! dit-il consterné, effaré.

— Eh bien ! j’ai été trop loin ! reprit-elle ; mais croyez-vous donc, ajouta-t-elle tout haut, que je sois sur des roses ! »

Son accent était ironique, plein de bravade et d’amertume. On se tut ; personne ne releva le gant. Le bruit des fourchettes et des assiettes résonna seul. Les têtes se courbaient vers la nappe.

Enfin, madame Gérard, plus virile, rendit la vie à toute la table par des dissertations culinaires.

Henriette était satisfaite et excitée par ce premier succès. Après le dîner, dans le salon, le curé vint lui dire : « Mademoiselle, eh bien ! le chagrin de vos parents ne vous touche pas ? Une personne accomplie ne devrait semer que la concorde et le bonheur autour d’elle.

— Combien donc gagnez-vous à mon mariage ? » demanda Henriette, le frappant en pleine poitrine ; car le curé comptait bien un peu sur madame Mathéus pour enrichir sa fabrique, et madame Gérard lui avait promis de beaux présents pour le jour des noces.

Henriette lui épargna l’embarras de se défendre en s’en allant d’un autre côté. Le pauvre curé semblait avoir le front plié sous un casque de plomb, il ne le relevait plus.

Du reste, en le frappant, Henriette avait atteint tout le monde.

Le président, qui n’avait pas entendu ce qui venait d’être dit, se présenta à son tour à la curée.

« Je vois au visage de l’abbé et de M. Mathéus, dit-il à la jeune fille, qu’ils n’ont pas eu à écouter des choses fort agréables. Ne tombez donc pas dans ces travers. Avez-vous l’intention de braver votre mère qui…

— Vous êtes le juge-commissaire de ma mère, riposta Henriette, et vous avez tout à fait ici une autorité de président. Le tribunal est partout où vous êtes…

— Vous recevez bien l’amitié ! interrompit-il, froissé.

— Et pourquoi non ? Les Caractères, dit-elle, faisant allusion aux écrits de M. de Neuville, exigent un esprit juste et non un esprit-juge.

— Et pourtant, répliqua le président avec un sourire de travers, je juge que les jeunes personnes n’ont pas l’esprit juste quand elles prétendent à la méchanceté et au sarcasme ! »

Henriette se laissa alors emporter à lui répondre : « Je me trompais : ce n’est pas l’autorité d’un président, c’est l’autorité d’un père que vous avez dans cette maison. »

Heureusement nul autre que lui n’entendit leur entretien. Il la quitta aussitôt.

Pierre demandait des explications sur ces troubles à sa femme, qui ne lui en donna pas. Le curé se réfugia près d’eux. Mathéus était muet. Cloué sur le canapé, il tenait les yeux fixés à terre, cherchant en quoi il était l’homme le plus faux de tous.

Henriette allait à droite et à gauche, feuilletant les livres, ouvrant le piano, dérangeant des chaises pour donner aliment à son agitation. Aristide ne manqua pas de tenter de lui prendre les doigts sous le couvercle du piano.

Le président, tout ému, vint s’asseoir tout à coup près de Mathéus, et d’une lèvre tremblante lui dit : « Cette jeune fille est vraiment charmante, surtout ce soir.

— Mais oui, répondit naïvement le vieillard. Oh ! qu’elle me donne le moyen de la convaincre ! Qu’elle ne s’y refuse pas !

— Vous aurez la meilleure femme du monde !

— Il n’y a qu’un malentendu entre nous, soupira Mathéus.

— Elle est douce, aimable ! » reprit le président en se levant et en pirouettant furieusement.

Aristide chantonnait derrière Henriette : « On te mariera, tra, la, la, la ; » mais effrayé de ce qu’elle se retournait vers lui, il s’enfuit dans la salle à manger.

Madame Gérard, étendue en mater dolorosa, semblait ne vouloir se mêler de rien. Pierre était tout désorienté. Le silence envahit le salon. Henriette, appuyée sur la cheminée, considérait sans le voir le cadran de la pendule, et sa main battait une marche sur le marbre.

Madame Gérard proposa un trente-et-un d’une voix affaiblie. Le curé refusa d’y prendre part, et le président, qui avait à passer son dépit, lui dit : « Vous ne nous croyez donc pas honnêtes gens ?

— Dieu m’en préserve ! » répondit le curé, trouvant fâcheux de tomber des mains d’Henriette aux griffes de M. de Neuville.

— Eh ! vous ne serez pas damné, dit le président ; les prêtres veulent toujours jouer le rôle d’un reproche.

— Oh ! monsieur Moreau de Neuville, pas plus que les juges ne veulent toujours faire arrêter quelqu’un.

— Bien répondu, monsieur l’abbé, dit Pierre ; allons, je vous ferai un piquet. Laissez-vous séduire. »

Les autres regardèrent la partie en silence.

Ce calme apaisa peu à peu les indignations d’Henriette, qui jouissait d’ailleurs de ses triomphes.

La tristesse de Mathéus, qui à chaque instant levait timidement les yeux sur elle, la désarma aussi.

« Pourquoi être si dure avec lui ? réfléchit-elle, il est bon au fond. »

Mathéus ayant vu à son visage qu’elle s’adoucissait, s’enhardit à la rejoindre.

« Quand je suis malheureuse, lui dit-elle, je dis beaucoup de choses vives que je ne pense plus un instant après. Puisque vous m’aimez, il faut me le pardonner.

Ah ! combien je donnerais, s’écria-t-il, pour ne jamais vous entendre dire que vous êtes malheureuse ! »

Henriette crut que le vieillard allait la fatiguer de nouveau de ses déclarations.

« Il recommencera toujours, » pensa-t-elle, et elle le quitta.

Mathéus revint vers madame Gérard.

« On a donc bien tourmenté Henriette ? » demanda-t-il.

Madame Gérard secoua la tête et parut devenir si sombre que le curé lui en fit l’observation.

« Hélas ! dit-elle, il est pénible de voir qu’on fait des rêves de bonheur et de paix intérieure si faciles à réaliser et qui cependant ne se réalisent point. — C’est une expiation ! »

Pierre laissa échapper une grimace que, seul, le président surprit au passage.

M. de Neuville constatait avec souci que l’ancien et agréable train de la maison était bien changé.

Quant à Mathéus, madame Gérard n’avait plus besoin d’excuser ou de justifier la conduite d’Henriette envers lui : le vieillard s’acharnait de lui-même sans qu’il fût nécessaire de l’aiguillonner.

En partant ensemble ce soir-là, le président et le curé, ayant parlé d’Henriette, finirent par se donner le bras, pour la première fois de la vie, réunis contre l’ennemi commun qui les avait blessés tous deux.

Pierre dit à sa femme en se moquant : « Ça va bien ! ah ! ça va bien !

— Eh bien, oui, dit-elle, il sera superbe d’en venir à bout. Cette lutte ne me déplaît pas. »

Le curé avoua au président qu’il ne se souciait guère plus de se frotter à Henriette, dont l’abord était si fâcheux. Sa confidence réveilla la malignité de M. de Neuville, endormie par les malheurs de la soirée. Il conseilla vivement au prêtre de ne pas renoncer à sa mission, et le détermina à se sacrifier pour ramener la fille de madame Gérard au bien.

Henriette commençait à apparaître à sa famille comme une espèce de loup ou de sanglier.

Cependant la jeune fille jugeait qu’elle avait encore échoué.

Elle n’avait point dit ce qu’elle aurait voulu dire, ni produit l’effet qu’elle attendait.

« Il faut, pensait-elle, qu’ils soient de bonne foi pour mettre tant de ténacité à me résister. »

Henriette craignait d’être dans le faux. Après avoir attaqué tout le monde, après avoir déclaré qu’elle supposait un motif intéressé sous tous les avis qu’on lui donnait, elle ne savait si elle ne s’était pas trompée et n’avait pas calomnié. « Si j’eusse été sûre de toutes ces vilenies, se disait-elle, je ne les aurais point dénoncées. À quoi bon ? N’ai-je point accusé au hasard ? Que je pleure, que je les insulte ou que je me taise, ils ne tiennent compte de rien. Je m’épuise et ils restent aussi forts qu’auparavant. C’est donc qu’ils ont la conviction du bon droit, et moi je ne l’ai pas ! Ils sont sûrs de me marier, ils le proclament et, tous les jours, ils font une brèche dans ma résolution. Ah ! je n’ai plus qu’un moyen, c’est de faire l’inerte jusqu’au dernier moment. Ils me croiront ralliée à leur projet, ils se relâcheront de leur vigilance, me laisseront reprendre des forces, et, quand le jour sera venu, ils faibliront devant ma volonté qui se relèvera et qu’ils auront cru anéantir.

Plus troublée, plus agitée qu’Émile, la jeune fille souffrait cependant bien moins que lui, parce qu’elle agissait, combattait et employait à se débattre toutes ses ressources d’intelligence, d’énergie et de colère.

Émile, au contraire, était désespéré et tombé dans une sorte de prostration. Des idées funestes l’environnaient opiniâtrement. Il ne voyait plus juste ni sain. Tous les raisonnements de madame Germain s’émoussaient contre le morne dégoût qu’il avait pris pour lui-même, et qui, la maladie aidant, le transforma en une ombre maigre, pâle, errante.

Émile ne savait où se mettre. Partout le chagrin et le découragement rongeaient son sein. Rien ne le soulageait souvenirs, rêves, ni lectures, ni sommeil, ni soleil. Auparavant encore il cachait sa maladie morale à sa mère ; maintenant il n’en avait plus le courage. Il sortait peu, ne marchait presque plus, toujours assis, courbé, la tête pliée sur la poitrine, continuellement fatigué de migraines, de fièvres. Sa convalescence le désorganisa plus que sa maladie.

Une chose le soutenait cependant : de loin en loin, il lui prenait un spasme de vigueur illusoire, pendant lequel il revenait à ses plans d’enlever Henriette et de tout briser. Mais agir !