Le Mannequin d’osier/III

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Calmann-Lévy (p. 59-71).


III


Chassé par le vent du nord sur le sol dur et blanc, avec les feuilles mortes, M. Bergeret traversa le Mail entre les ormes dépouillés, et gravit la côte Duroc. Il frappait du pied la chaussée aux pavés inégaux. Laissant à sa droite la forge du maréchal et la façade de la laiterie sur laquelle deux vaches étaient peintes en rouge, à sa gauche les longs murs bas des maraîchers, il allait vers le ciel humble et fumeux, qui d’une barrière violette fermait l’horizon. Ayant, dans la matinée, préparé sa dixième et dernière leçon sur le huitième livre de l’Énéide, il repassait machinalement dans sa tête les particularités de métrique et de grammaire qui avaient occupé son attention et, réglant la cadence de sa pensée sur celle de son pas, il se répétait à lui-même, à intervalles égaux, ces paroles mesurées : Patrio vocat agmina sistro Mais parfois son esprit curieux et divers s’échappait en aperçus critiques d’une grande liberté. La rhétorique militaire de ce huitième livre l’assommait et il trouvait ridicule qu’Énée reçût de Vénus un bouclier dont les reliefs représentaient les scènes de l’histoire romaine jusqu’à la bataille d’Actium, et la fuite de Cléopâtre. Patrio vocat agmina sistro. Parvenu au chemin des Bergères qui domine la côte Duroc, il songea, devant le cabaret couleur lie de vin, déserté, clos, moisi, du père Maillard, que ces Romains, à l’étude desquels il consacrait sa vie, étaient terribles d’emphase et de médiocrité. Par le progrès de l’âge et du goût, il n’estimait plus guère que Catulle et Pétrone. Mais il lui fallait bien tondre le pré où il était attaché. Patrio vocat agmina sistro. Virgile et Properce veulent-ils nous faire croire, se dit-il, que le sistre, dont le son grêle accompagnait les danses frénétiques et pieuses des prêtres, était aussi la musique des marins et des soldats égyptiens ? Cela ne se conçoit pas.

En descendant le chemin des Bergères, sur le versant opposé à la côte Duroc, il sentit tout à coup la douceur de l’air. Là, le chemin s’abaisse entre des parois de calcaire où s’attachent laborieusement les racines des petits chênes. À l’abri du vent, sous le soleil de décembre, qui dans le ciel penchait, pauvre et sans rayons, M. Bergeret murmura plus doucement : Patrio vocat agmina sistro. Sans doute Cléopâtre a fui d’Actium vers l’Égypte, mais elle a fui à travers la flotte d’Octave et d’Agrippa qui tentait de lui fermer le passage.

Et, gagné par l’aménité de l’air et du jour, M. Bergeret s’assit au bord du chemin, sur une des pierres qui, tirées jadis de la montagne, se couvraient lentement d’une mousse noire. Il voyait à travers les membrures fines des arbres le ciel lilas taché de fumées et goûtait une paisible tristesse à mener ainsi ses songeries dans la solitude.

Antoine et Cléopâtre, pensait-il, n’avaient qu’un intérêt, en attaquant les liburnes d’Agrippa qui les bloquaient, celui de s’ouvrir un passage. C’est précisément à quoi réussit Cléopâtre, qui débloqua ses soixante vaisseaux. Et M. Bergeret, en son chemin creux, se donnait la gloire innocente de décider du sort du monde, dans les eaux illustres d’Acarnanie. Mais en regardant à trois pas devant lui, il vit un vieillard assis, à l’autre bord du sentier, sur un tas de feuilles mortes. C’était une figure sauvage qui se distinguait à peine des choses environnantes. Son visage, sa barbe et ses haillons avaient les teintes de la pierre et des feuilles. Il raclait lentement un morceau de bois avec une vieille lame amincie par des années de meule.

— Bonjour, monsieur, dit le vieil homme. Le soleil est mignon. Et ce qu’il y a de bon, je vais vous dire, c’est qu’il ne pleuvra pas.

M. Bergeret reconnut Pied-d’Alouette, le chemineau que le juge d’instruction, M. Roquincourt, avait impliqué, bien à tort, dans l’affaire de la maison de la reine Marguerite, et qu’il avait gardé six mois en prison dans l’espoir vague de découvrir des charges inattendues contre ce vagabond, ou dans la pensée que l’arrestation paraîtrait mieux justifiée par cela seul qu’elle serait maintenue plus longtemps, ou seulement par rancune contre un innocent qui avait trompé la justice. M. Bergeret, qui éprouvait de la sympathie pour les misérables, répondit par de bonnes paroles aux bonnes paroles de Pied-d’Alouette.

— Bonjour, mon ami, lui dit-il, je vois que vous connaissez les bons endroits. Cette côte est tiède et bien abritée.

Pied-d’Alouette, après un moment de silence, répondit :

— Je connais des endroits meilleurs. Mais ils sont éloignés. Il ne faut pas avoir peur de marcher. Le pied est bon. Le soulier n’est pas bon. Mais je ne peux pas mettre des bons souliers, parce que j’y suis pas accoutumé. Quand on m’en donne des bons, je les ouvre.

Et, soulevant son pied de dessus les feuilles sèches, il montra l’orteil passant entortillé de linges à travers les fentes du cuir.

Il se tut et recommença de polir le morceau de bois dur.

M. Bergeret retourna bientôt à ses pensées.

Pallentem morte futura. Les liburnes d’Agrippa ne purent arrêter au passage l’Antoniade aux voiles de pourpre. Cette fois du moins la colombe échappait au vautour.

Mais Pied-d’Alouette parla et dit :

— Ils m’ont pris mon couteau.

— Qui cela ?

Le chemineau, levant le bras, tourna la main du côté de la ville et ne fit point d’autre réponse. Cependant il suivait le cours de sa lente pensée, car un peu de temps après il dit :

— Ils ne me l’ont pas rendu.

Et il demeura grave, muet, impuissant à exprimer les idées qui roulaient dans son âme obscure. Son couteau était avec sa pipe le seul bien qu’il eût au monde. C’est avec son couteau qu’il coupait le pain dur et la couenne de lard qu’on lui donnait à la porte des fermes, la nourriture à laquelle ses gencives sans dents ne pouvaient pas mordre ; c’est avec son couteau qu’il hachait les bouts de cigares pour en bourrer sa pipe ; c’est avec son couteau qu’il grattait les fruits pourris et qu’il parvenait à extraire des tas d’ordures des choses bonnes à manger. C’est avec son couteau qu’il se taillait des bâtons de voyage et qu’il coupait des branches pour se faire un lit de feuilles, la nuit dans les bois. C’est avec son couteau qu’il sculptait dans l’écorce des chênes des bateaux pour les petits garçons et, dans le bois blanc, des poupées pour les petites filles. C’est avec son couteau qu’il exerçait tous les arts de la vie, les plus nécessaires comme les plus subtils, et qu’affamé sans cesse et parfois ingénieux il pourvoyait à ses besoins et construisait avec des roseaux de délicates fontaines que les messieurs de la ville trouvaient jolies.

Car cet homme, qui ne voulait pas travailler, exerçait toutes sortes de métiers. À sa sortie de prison, il n’avait pu se faire rendre son couteau, gardé au greffe. Et il avait repris sa route, désarmé, démuni, plus faible qu’un enfant, misérable par le monde. Il en avait pleuré. De petites larmes brûlaient, sans couler, ses yeux sanglants. Puis le courage lui était revenu, et, sortant de la ville, il avait trouvé une vieille lame au coin d’une borne. Maintenant, il y mettait ingénieusement un bon manche de hêtre, taillé par lui dans le bois des Bergères.

L’idée de son couteau lui fit venir l’idée de sa pipe. Il dit :

— Ils ne m’ont pas pris ma pipe.

Et il tira d’un sac de laine qu’il portait contre sa poitrine une sorte de dé noir et gluant, un fourneau de pipe sans apparence de tuyau.

— Mon pauvre ami, lui dit M. Bergeret, vous n’avez pas l’air d’un grand criminel. Comment vous faites-vous mettre en prison si souvent ?

Pied-d’Alouette n’avait pas l’habitude du dialogue. Il ne savait pas du tout soutenir une conversation. Et, bien qu’il eût une manière d’intelligence assez profonde, il ne comprenait pas tout de suite le sens des paroles qu’on lui adressait. C’est l’exercice qui lui faisait défaut. Il ne répondit pas d’abord à M. Bergeret qui se mit à tracer du bout de sa canne des lignes dans la poussière blanche du chemin. Mais Pied-d’Alouette dit enfin :

— Je ne fais pas les choses mauvaises. Alors je suis puni pour d’autres choses.

Et la conversation s’enchaîna sans trop de ruptures.

— Vous voulez dire qu’on vous met en prison pour des actions innocentes ?

— Je sais ceux qui font les choses mauvaises. Mais je me ferais tort en parlant.

— Vous fréquentez les vagabonds et les malfaiteurs ?

— Vous voulez me faire parler. Connaissez-vous monsieur le juge Roquincourt ?

— Je le connais un peu. Il est sévère, n’est-ce pas ?

— Monsieur le juge Roquincourt, il parle bien. J’ai entendu personne qui parle si bien et si vite. On n’a pas le temps de comprendre. On peut pas répondre. Il y a personne qui parle seulement la moitié aussi bien.

— Il vous a tenu au secret pendant de longs mois et vous ne lui gardez pas rancune. Quel exemple obscur de clémence et de magnanimité !

Pied-d’Alouette se remit à polir son manche de couteau. À mesure que l’ouvrage avançait, il se rassérénait et retrouvait la paix de l’esprit. Tout à coup il demanda :

— Connaissez-vous le nommé Corbon ?

— Qui cela, Corbon ?

C’était trop difficile à expliquer. Pied-d’Alouette fit un geste vague, embrassant un quart de l’horizon. Cependant il avait l’esprit occupé de celui qu’il venait de nommer, car il répéta :

— Corbon.

— Pied-d’Alouette, demanda M. Bergeret, on dit que vous êtes un vagabond d’une espèce singulière, et que, manquant de tout, vous ne volez jamais rien. Pourtant vous vivez avec des malfaiteurs. Vous connaissez des assassins.

Pied-d’Alouette répondit :

— Il y en a qui ont une idée et d’autres qui ont une autre idée. Moi, si j’avais l’idée de mal faire, je creuserais un trou sous un arbre de la côte Duroc, je mettrais mon couteau au fond du trou et je pilerais la terre dessus avec mes pieds. Ceux qui ont l’idée de mal faire, c’est le couteau qui les conduit. Et c’est la fierté aussi qui les conduit. Moi, tout jeune, j’ai perdu la fierté, parce que les hommes me tournaient en raillerie, et les filles, et les enfants, dans les pays.

— Et n’avez-vous jamais eu de pensées violentes et mauvaises ?

— Autrefois, à l’encontre des femmes que je voyais allant seules dans les chemins, pour l’idée que j’en avais. Mais c’est fini.

— Et cela ne vous revient plus ?

— Des fois.

— Pied-d’Alouette, vous aimez la liberté, vous êtes libre. Vous vivez sans travailler. Vous êtes heureux.

— Il y en a qui sont heureux. Mais pas moi.

— Où sont-ils, les heureux ?

— Dans les fermes.

M. Bergeret se leva, mit une pièce de dix sous dans la main de Pied-d’Alouette, et dit :

— Vous pensez, Pied-d’Alouette, que le bonheur est sous un toit, au coin d’une cheminée et dans un lit de plume. Je vous croyais plus de sagesse.